El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition critique interactive
des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse

sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 10 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

 
 
 
20

 
 

25
P. 33


 
5
 


 
10
 
 


15




20
 

 

25


 
P. 34


 
5
 



10

 

 
15

 


20

 
 

25

 

P. 35

 
 
5
 
 

 
10

      On ne me verra pas, à mon heure dernière (j'écris
ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres (1). Je
veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse (a),
ou debout sur la montagne... les yeux en
haut, non : je sais que mon anéantissement sera
complet (2). D'ailleurs, je n'aurais pas de grâce à espérer.
Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire*i ?
J'avais dit que personne n'entrât (3). Qui que vous
soyez, éloignez-vous; mais, si vous croyez apercevoir
quelque marque de douleur ou de crainte sur mon
visage d'hyène (j'use de cette comparaison, quoique
l'hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à
voir), soyez détrompé : qu'il s'approche*s (b). Nous
sommes dans une nuit d'hiver (4), alors que les éléments
s'entrechoquent de toutes parts, que l'homme
a peur, et que l'adolescent médite quelque crime sur
un de ses amis, s'il est ce que je fus dans ma
jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs
attristent l'humanité*v, depuis que le vent, l'humanité*v
existent (c), quelques moments avant l'agonie dernière*i,
me porte sur les os de ses ailes*e, à travers le monde,
impatient de ma mort (5). Je jouirai encore, en secret,
des exemples nombreux de la méchanceté humaine
(un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses
frères). L'aigle, le corbeau, l'immortel (d) pélican, le
canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant
de froid, me verront passer à la lueur des
éclairs, spectre horrible et content. Ils ne sauront ce
que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l'oeil gros du
crapaud (e), le tigre, l'éléphant; dans la mer, la baleine,
le requin, le marteau, l'informe raie, la dent du
phoque polaire, se demanderont quelle est cette dérogation
à la loi de la nature. L'homme, tremblant,
collera son front contre la terre, au milieu de ses
gémissements. « Oui, je vous surpasse tous par ma
cruauté innée, cruauté qu'il n'a pas dépendu de moi
d'effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez
devant moi dans cette prosternation ? ou bien,
est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène
nouveau, comme une comète effrayante, l'espace
ensanglanté (f) ? (Il me tombe une pluie de sang de mon
vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse
l'ouragan devant soi). Ne craignez rien, enfants, je
ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m'avez
fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai
fait, pour qu'il soit volontaire. Vous autres, vous
avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne,
pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses.
Nécessairement, nous avons dû nous rencontrer,
dans cette similitude de caractère; le choc qui en est
résulté nous a été réciproquement fatal (6) ». Alors, les
hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant
courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant
le cou comme l'escargot. Tout à coup, leur visage
brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions,
grimacera de telle manière que les loups
auront peur. Ils se dresseront à la fois*s comme un
ressort immense (g). Quelles imprécations ! quels déchirements
de voix ! Ils m'ont reconnu (h). Voilà que les
animaux de la terre se réunissent*i aux hommes, font
entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine
réciproque; les deux haines sont tournées contre
l'ennemi commun, moi (6); on se rapproche par un
assentiment universel. Vents, qui me soutenez,
élevez-moi plus haut; je crains la perfidie. Oui,
disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une
fois de plus, des conséquences des passions, complètement
satisfait... Je te remercie, ô rhinolophe, de
m'avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi,
dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer
à cheval (i) (7) : je m'aperçois, en effet, que ce n'était malheureusement
qu'une maladie passagère, et je me
sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent
que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de
sang qui se trouve dans mon corps (8) : pourquoi cette
hypothèse n'est-elle pas la réalité !


1. Variantes

      Signalons d'abord deux coquilles typographiques insignifiantes des premières éditions, puis une variante graphique de la troisième édition, d'ailleurs effacée ici par l'uniformisation et la modernisation de la graphie :

a) 32: 18  B 1868  prêtre Je veux mourir > prêtre. Je veux mourir [le point manque]
b) 32: 22  P 1868  ... complet, D'ailleurs
c) 33: 6  P 1868, B 1869  s'entrechoquent > s'entre-choquent

      Il se confirme, on le sait maintenant, que l'édition de Bordeaux suit généralement l'édition princeps dans ses moindres détails typographiques. On ne trouve d'ailleurs qu'une seule variante propre à cette édition dans la présente strophe (15).

1) 32: 17  P 1868, B 1869   On ne me verra pas à mon heure dernière (...) entouré de prêtres. > On ne me verra pas, à mon heure dernière (...), entouré de prêtres.
2) 32: 18  P 1868, B 1869   (j'écris ceci étant sur mon lit de mort) > (j'écris ceci sur mon lit de mort)
3) 32: 19  P 1868, B 1869   Je veux mourir bercé par la vague > Je veux mourir, bercé par la vague
4) 33: 23  P 1868, B 1869   mais si vous croyez apercevoir > mais, si vous croyez apercevoir
5) 33: 21  P 1868, B 1869   Sur la terre [...] l'éléphant, — dans la mer > Sur la terre [...] l'éléphant; dans la mer
6) 33: 23  P 1868, B 1869   quel est cette dérogation > quelle est cette dérogation

7) 33: 28  P 1868, B 1869   Est-ce pour cela que > Est-ce pour ce motif que

      Pour ce motif : il est difficile de comprendre pourquoi l'hispanisme est ajouté à la troisième édition. Peut-être par hypercorrection ? « pour cela » (por eso, c'est pour ça que) pouvant être senti comme une tournure familière.

8) 34: 1  P 1868, B 1869   ou bien est-ce parce que > ou bien, est-ce parce que
9) 34: 4  P 1868, B 1869   (Car il me tombe une pluie de sang [...] > (Il me tombe une pluie de sang [...]
10) 34: 10  P 1868, B 1869   moi dans la mienne > moi, dans la mienne
11) 34: 12  P 1868, B 1869   Nécessairement nous avons dû > Nécessairement, nous avons dû
12) 34: 12  P 1868, B 1869   nous avons dû nous rencontrer dans cette similitude de caractère > nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère
13) 34: 14  P 1868, B 1869   Alors les hommes > Alors, les hommes
14) 34: 17  P 1868, B 1869   Tout à coup leur visage > Tout à coup, leur visage

15) 34: 27  P 1868   dissentiment > assentiment

      Lapsus de l'édition princeps. C'est la seule variante significative de la seconde édition dans cette strophe, qui reproduit pourtant la faute d'accord évidente en (6). On peut donc être assuré qu'elle est de la main de Ducasse (et non de l'éditeur ou d'un typographe de Bordeaux) et qu'elle se trouve reportée sur l'exemplaire de la première édition qui servira de manuscrit à la dernière.

16) 35: 3  P 1868, B 1869  satisfait.... tranquille.... > satisfait... [pour tranquille...., cf. (17)]

      Les points de suspension sont au nombre de quatre. Ce trait de typographie serait insignifiant s'il n'illustrait la remarquable fidélité de l'édition de Bordeaux à la lettre, points et virgules comprises ! de l'édition originale. Plus encore, en tête de la strophe, les points de suspension sont au nombre de trois, comme dans l'original : montagne... (32: 20).

17) 35: 3  P 1868, B 1869   Qu'on écarte cet ange de consolation qui me couvre de ses ailes bleues (9). Va-t-en, Dazet [B 1869 Dazet > D...], que j'expire tranquille.... > Je te remercie, ô rhinolophe, de m'avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval :

      C'est la deuxième occurrence du nom de Dazet dans l'édition princeps, apparu abruptement au début du chant précédent. Dans les deux cas, la marque littéraire est nette : la première occurrence était liée à Byron, on s'en souviendra, cf. strophe 1.9, n. (27); celle-ci, à Milton. L'« ange de consolation » évoque assez clairement la mythologie du Paradis perdu. Cf. n. (9).     La réécriture Dazet > rhinolophe correspond évidemment à la première, Dazet > poulpe, avec leurs compléments respectifs. Genèse : il est clair que ces réécritures se font à la lumière des chants suivants. La première est datée comme figure de style (la transformation du « regard de soie »), la seconde comme réalisation du collage (qui commence avec les « beaux comme ») de cadavres exquis — cf. n. (i) —, mais également comme trait de littérature populaire, le vampirisme — n. (8).

18) 35: 6  P 1868, B 1869   Mais ce n'était malheureusement qu'une maladie passagère > je m'aperçois, en effet, que ce n'était malheureusement qu'une maladie passagère

    L'édition princeps, reprise telle quelle l'année suivante, formait un tout très nettement marqué par la clausule qu'on retrouvera à la strophe 4.6 : malheureusement, ce cauchemar n'était qu'un rêve, soulignant nettement l'unité de la strophe — l'agonie se révélant une maladie passagère.

19) 35: 9  P 1869 Addition : Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la réalité !

    Genèse. La réécriture correspondant aux variantes 17 et 19, à la faveur de la transformation de Dazet en rhinolophe, a deux effets différents. Le premier est de développer la thématique et le bestiaire des Chants, comme au début de la strophe précédente, le second est de faire apparaître pour la première fois dans les chants la mythologie du vampire, comme si Byron et Milton, qui inspiraient cette strophe, avaient été des romanciers populaires. Peut-on en déduire que cette réécriture et donc la refonte du Chant premier suit la rédaction du sixième et dernier chant, parodie du roman populaire ? Sur cette question, voir encore la n. (7) — « Vampire », le mot apparaissait pourtant dès l'origine à la strophe suivante, 1.11, mais pas avant.


2. Commentaires linguistiques

(a) Tempétueux était déjà vieilli au XVIIIe siècle; il est rare, recherché et littéraire.     En revanche, même si cela n'en fait pas à proprement parler un hispanisme ici, tempestuoso (anc. tempestoso) est d'usage très courant en castillan : qui annonce, produit ou résulte de la tempête. En français, c'est le mot orageux qui a ce sens.

(b) La rupture de construction due à la morphologie castillane, « qu'il s'approche » a un très net effet de transition, à tel point qu'on peut comprendre non seulement « approchez-vous », mais plus précisément « qu'il s'approche, le lecteur, approchez-vous donc, dans ce cas, pour lire, entendre ou voir ceci, ce qui suit ». Alors s'ouvre l'épisode central de la strophe.

(c) « Depuis que le vent, l'humanité existent » est une construction vraiment surprenante; on s'attendrait plutôt à la suppression des articles et non de la conjonction de coordination : « depuis que vent et humanité existent ».

(d) Pourquoi le pélican est-il qualifié d'immortel ? Dans les trois énumérations d'animaux, ceux de l'eau, de l'air et de la terre, tous les autres adjectifs sont ou bien déterminatifs (sauvage, polaire) ou bien convenus (la grue est voyageuse, la raie informe, etc.). Je n'ai toutefois trouvé nulle part l'association du pélican à l'immortalité.

(e) À remarquer la rythmique produite par l'inversion du gros oeil, qui donne : l'oeil gros/ du crapaud, [l(oe)y(e)gro/ dycrapo]. L'oeil du crapaud et la dent du phoque : voilà une nouvelle réalisation de la figure de style artiste, le tête-à-queue qui a produit, par exemple, le spectaculaire syntagme décrivant les os des ailes pour signifier les ailes osseuses*e. Cette fois, le nom et son complément sont inversés, mais celui-ci au lieu de changer de catégorie grammaticale prend la forme d'un nom singulier qu'il est difficile de rendre au sens propre : le crapaud aux gros yeux, certainement, mais le phoque aux grosses et fortes dents ?

(f) On peut croire que c'est encore une figure de style artiste : le ciel ensanglanté serait le ciel rouge, rougi par les éclairs. Or, la figure dont la première fonction est de « concrétiser l'abstrait » (le rouge > le ciel ensanglanté > le sang) est ensuite narrativisée par la parenthèse qui suit : c'est une « pluie de sang » qui tombe du corps immense de Maldoror, comparable à un nuage orageux). Il ne s'agit pas, bien entendu, d'expliquer le texte, parfaitement clair ici, mais de tenter d'en évaluer les mécanismes de création. Dans ce cas, c'est la figure de style caractérisée à la note précédente qui produit un fragment de l'histoire, une image de la vision ou de l'apparition. C'est le « travail du style ».

(g) La comparaison, comme un ressort, s'interpréterait facilement, si l'on pouvait la considérer en elle-même. Mais comme le ressort est « immense », il faut évidemment la prendre pour une métonymie abrupte : les hommes étant comme « mus par » un ressort gigantesque. En revanche, à la fois*s, dans cette même phrase, est un hispanisme pour tous à la fois. D'où le caractère elliptique et saccadé de la phrase qui claque autant que son sens.

(h) La narration de l'épisode central, qui était jusqu'ici au futur, va passer au présent, par l'intermédiaire de cet accompli, mais pour deux phrases seulement, car l'impératif, l'exhortatif prendra tout de suite la relève pour achever habilement la vision fantastique sur le retour à la situation initiale, à la réalité, voire au réveil dans la troisième édition.

(i) On trouve ici, à la troisième édition du Chant 1, le premier collage de type cadavre exquis des Chants de Maldoror (ce seront les célèbres « beau comme »). À cette occasion, je voudrais citer exceptionnellement l'analyse des deux auteurs ayant les premiers identifié le phénomène. D'abord Maurice Viroux, dans l'ultime note de son article : « Dada composait des oeuvres en découpant des articles de journaux : précurseur là encore, Lautréamont a utilisé des découpures d'Encyclopédie » (Viroux, p. 642). Ensuite Marguerite Bonnet, qui ouvre sa conclusion avec cet exemple : « La minutie descriptive, qui se retrouve dans certains des emprunts à l'histoire naturelle — qu'il s'agisse du rhinolophe dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval [...] —, ajoute à la bizarrerie de cet univers ».     Après avoir évoqué l'effet comparable du gros plan cinématographique, elle ajoute : « On ne peut s'empêcher de penser ici aux collages surréalistes, tant en raison du procédé que de l'effet obtenu » (Bonnet, p. 621-622).

    Il faut insister sur le fait que ces collages, qui sont par nature, dans la plupart des cas, d'évidentes citations, n'ont aucun rapport avec des « plagiats », mot qu'utilisera Isidore Ducasse à un tout autre propos dans les Poésies.


3. Notes

(1) Comme les commentateurs l'ont reconnu depuis au moins Marcel Jean et Arpad Mezei (1947, p. 55), on trouve clairement ici la situation du troisième et dernier acte de Manfred de Byron. Deux fois déjà le portrait de Lautréamont ou de Maldoror s'est fait à la lumière de ce drame. C'était respectivement le « Mais, moi, j'existe encore » de la strophe 1.6 et le « Pourtant, je sens que je respire ! » de la strophe 1.8 (cf. respectivement les notes (2) et (5) de ces strophes). Or, dans la présente strophe 1.10, jamais le texte de Byron n'est cité ou même évoqué. Plus encore, si l'on peut dire, la thématique ou la mentalité du drame est reprise et développée, tandis que la pensée ou la philosophie du poète anglais est reformulée et contredite, développements et reformulations qui se font à la lumière du Paradis perdu de Milton. Voyons cela en trois points.

    Les éléments thématiques repris du drame de George Gordon Byron sont extrêmement nombreux, alors que manifestement Ducasse n'en a pas le texte sous les yeux ou n'en reproduit pas le moindre fragment, voire la moindre expression (dans aucune de ses traductions françaises). C'est d'abord la situation narrative, l'agonie et la mort de Manfred, alors qu'un prêtre, l'abbé de Saint-Maurice, tente par deux fois de sauver son âme. Voici les principaux des très nombreux thèmes retenus (cités dans la traduction de Laroche (vol. 3), celle qu'a lue Ducasse, jusqu'à preuve du contraire). « Dernière heure » (p. 36) et non l'inversion « heure dernière ». Thèmes concrets : « un nuage » (p. 32), « nuages sinistres » (34), « le vent » (p. 32), la montagne (le drame se situe dans les montagnes neigeuses des hautes Alpes (passim), spectre (34). Bestiaire : « comme un loup » (p. 31), chiens (33), hiboux (33), « oiseaux de la nuit à la voix discordante » (33).

    La pensée philosophique de Byron est purement et simplement contredite, on le verra clairement. Mais l'important est qu'elle soit « développée » : la catéchisme chrétien est complètement absent de cette strophe alors qu'il domine le drame de Byron, sous la forme d'une pensée spiritualiste caractéristique du poète anglais : c'est l'apparition de démons ou d'esprits infernaux disputant son âme au pauvre abbé de Saint-Maurice. Ni les uns ni les autres ne l'emporteront :     « Vieillard ! dit Manfred au prêtre, il n'est pas si difficile de mourir (Manfred expire) » (36). Cela dit, il ne fait pas de doute que l'âme est immortelle, évidemment, et c'est précisément là le drame de Manfred, pensée qui était justement reprise dans les strophes précédentes (1.6 et 1.8) des Chants, pour être abruptement contredite ici. « On ne me verra pas entouré de prêtre » : critique radicale adressée à Byron. Lautréamont, Maldoror ne laisserait aucun prêtre s'approcher de lui au moment de son agonie. Manfred congédie d'abord l'abbé de Saint-Maurice, puis meurt dans ses bras à la seconde entrevue.

    Troisième point, deuxième source, le Paradis perdu. On y reviendra, à l'ouverture du deuxième mouvement de la strophe, directement inspiré de Milton. Mais dès la première phrase de la strophe, on voit que le ton n'est pas celui de Byron, mais de Milton. C'est « Satan » qui parle. Ou plutôt, Maldoror, c'est Manfred qui parle comme Satan, le « grand ennemi ».

(2) On ne me verra pas sur mon lit de mort, suppliant, les yeux au ciel, non, car « je sais que mon anéantissement sera complet ». Reprise (byronnienne) : et d'ailleurs, je n'aurais aucune grâce à espérer. Byron, un demi-siècle avant Ducasse, jouait de l'ambiguïté. Voici la dernière réplique du drame; elle est du prêtre : « Il est parti ! — son âme a pris congé de la terre, pour aller où ? je tremble d'y penser; mais il est parti » (37). Il fait peu de doute, évidemment, que Manfred ne soit aux enfers chrétiens, sinon au Ciel que son calvaire doit manifestement lui mériter, aux yeux du lecteur supposé par le drame. Voilà ce que les Chants de Maldoror reformulent tout au long de trois strophes (1.6, 1.8 et 1.11) : pas de comédie, pas de survie. — Il est évident que cette pensée rationaliste athée de l'auteur, certainement (telle qu'elle affleure ici), contredit toute la pensée religieuse des Chants de Maldoror. Mais comme on va le voir à l'instant, cette logique s'explique par la thématique du Paradis perdu (disons tout de suite qu'il s'agit d'un paradoxe : Satan est évidemment immortel, de sorte que sa « mort » ne saurait être que son (impossible) anéantissement).

(3) Manfred de Byron : « Il est seul, et ne peut recevoir personne en ce moment. — L'abbé : je prends sur moi la responsabilité de ma faute, si c'en est une; mais il faut que je le voie. — Herman : Vous l'avez déjà vu ce soir. — L'abbé : Herman, je te l'ordonne, frappe, et annonce au comte mon approche. — Herman : nous n'osons pas. — L'abbé : Je vais donc m'annoncer moi-même » (p. 32).

(4) « ... qu'il s'approche. Nous sommes dans une nuit d'hiver... ». Première forme du redoublement ou de l'emboîtement de la situation narrative, assez nette pour qu'on puisse y distinguer deux personnages. C'est d'abord le narrateur, Lautréamont, qui rédige sur son lit de mort, à l'agonie; ce sera maintenant Maldoror qui viendra survoler les animaux et les hommes criant de haine après sa mort. Dans la dernière édition (et dans la dernière édition seulement), le narrateur est réveillé par le rhinolophe, de sorte que l'épisode central apparaît retrospectivement comme un rêve. — À remarquer la confusion du narrateur et du personnage que je viens artificiellement de distinguer : au contraire, le narrateur des Chants prend ici la place de son personnage.

(5) Avec ce souhait, le Paradis perdu de Milton apparaît nettement comme la seconde source d'inspiration de la strophe, redoublant le Manfred de Byron. Ici comme là, aucun recoupement textuel ne se rencontre dans la strophe, jamais la traduction de Chateaubriand n'est textuellement évoquée. Toutefois, les rapprochements sont si nombreux et si précis qu'ils ne font pas de doute. En voici les principaux. C'est d'abord la situation narrative : c'est Satan qui franchit les portes de l'enfer pour venir à la découverte des hommes sur la terre; il vient y survoler le Paradis. Justement, la description de Maldoror reproduit celle de Satan, sur deux points précis, ses ailes et son principal attribut, l'Ennemi : « Cependant l'adversaire de Dieu et de l'homme, Satan, les pensées enflammées des plus haut desseins, a mis ses ailes rapides, et vers les portes de l'Enfer explore sa route solitaire [...] : ainsi se montre au loin le vol de l'Ennemi ailé » (trad. Chateaubriand, éd. Ellrodt, p. 83-84). De même, la pensée théologique du mal développée par Satan, notamment lorsqu'il est au sommet de l'arbre de vie d'où il découvre Éden, correspond à celle de Maldoror qu'elle inspire : « remerciez celui qui m'oblige, malgré ma répugnance, à me venger sur vous qui ne m'avez fait aucun tort, de lui qui m'outragea » (p. 127). À quoi s'ajoute encore la forme narrative : le long discours que Maldoror tient aux hommes (cf. n. suivante). Bestiaire : descendu de l'arbre de vie, Satan prend la forme de nombreux animaux pour observer Adam et Ève : « Il marche autour d'eux, lion à l'oeil étincelant; il les suit comme un tigre... » (127); « Là ils le trouvèrent, tapi comme un crapaud » (138) — puis au chant 7, le récit de la création des poissons, des oiseaux et des animaux terrestres. Certes, les énumérations des espèces ne concordent nulle part, mais c'est l'essence même du bestiaire qui est en cause, le rapprochement et l'opposition des animaux et des hommes.

(6) Ce « discours », aussi bien par sa forme que son contenu, et plus bas la désignation de Maldoror comme l'« ennemi », voilà les deux traits principaux qui indiquent l'inspiration du Paradis perdu, à tel point qu'on pourrait y voir deux références explicites au poème de Milton.

(7) Rhinolophe, « dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval ». Cette addition de la troisième édition, en remplacement de la désignation de Dazet — cf. n. (9) —, est la première citation ou le premier collage de type cadavre exquis que rencontre le lecteur des Chants de Maldoror.

    Genèse. Si la citation avait été découpée dans l'Encyclopédie d'histoire naturelle de Jean-Charles Chenu — voir la strophe 1.1, n. (4) —, cela aurait permis de dater la réécriture du chant premier comme contemporaine ou postérieure au Chant 5, puisque c'est à partir de là que l'auteur l'utilisera pour réaliser ses collages d'histoire naturelle. Ce n'est pas le cas. Le Rhinolophe est décrit au volume 2 consacré aux carnassiers.     Au moment où Chenu présente le genre des rinolophiens (« nez surmonté d'une feuille »), on lit parmi les caractères généraux : « Nez surmonté de crêtes membraneuses :     la supérieure en fer de lance, placée à plat sur le bas du front, et l'inférieure présentant la disposition d'un croissant ou d'un fer à cheval, et bordant la lèvre supérieure » (vol. 2, p. 74). Non seulement cet extrait est trop éloigné de la précision de Ducasse, mais en plus l'Encyclopédie présente sept espèces de rhinolophes, dont trois européennes parmi lesquelles le rhinolophe petit fer-à-cheval et le grand fer-à-cheval. Il est donc peu probable, pratiquement impossible en fait, qu'il s'agisse de la source de notre rhinolophe. Reste à voir maintenant la Zoologie classique de Félix-Archimède Pouchet, mais il est possible qu'on n'y trouve pas non plus la source qu'on cherche, puisque Marguerite Bonnet qui cite précisément le rhinolophe comme exemple de collage ne l'y a pas trouvée. Puisque ce collage ne vient pas de Chenu et qu'on ne peut faire l'hypothèse qu'il est contemporain du Chant 5, alors l'hypothèse reste ouverte de savoir si Ducasse n'a pas corrigé son chant premier bien avant la rédaction du Chant 5. Quand ?

(8) Le vampire que nous connaissons aujourd'hui, c'est le Dracula de Bram Stoker qui est de 1897, soit de 20 ans postérieur aux Chants de Maldoror. Il faut donc l'effort de revenir aux sources du chef-d'oeuvre de Stoker : John Polidori, the Vampyre : a tale, London, Sherwood, Neely and Jones, 1819 (oeuvre du secrétaire de Byron, reprise dans le dernier volume de ses oeuvres complètes par Amédé Pichot, Paris, Furne, 1836, après avoir inspiré vers 1820 une pièce populaire puis un roman de Charles Nodier sous le pseudonyme de Cyprien Bérard, Lord Ruthwen ou les Vampires — note de l'édition de Jean-Luc Steinmetz). L'année suivante : Pierre Carmouche, le Vampire, Paris, Barba, 1820. Dès lors, les sources folkloriques nourrissent une très vaste littérature romantique.

    C'est donc un thème de la littérature romanesque populaire qui prend place à la troisième édition — mais à la troisième édition seulement du Chant 1 — dans une épopée jusqu'ici inspirée de Dante, Milton et Byron.

(9) Dazet : « Qu'on écarte cet ange de consolation qui me couvre de ses ailes bleues ». L'association du bleu au caractère angélique se retrouvera deux fois dans les Chants, pour décrire le vêtement de Dieu dans le troisième chant, les deux adolescents vengeurs au cinquième : « Les murailles s'écartèrent pour le [Dieu] laisser passer; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa robe d'émeraude » (3.5, p. 173: 21). « Il y avait longtemps que l'araignée avait ouvert son ventre, d'où s'étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuaire du sommeil » (5.7. p. 272: 3).

    Le Ciel de Milton est peuplé d'anges, dont les vols et les ailes sont très souvent décrits. Soit par exemple Raphaël envoyé par Dieu au Paradis pour entretenir Adam et Ève, au chant 5.     Le poème décrit son vol, du Ciel à la terre. Puis le repli de ses ailes. « Pour ombrager ses membres divins il porte six ailes; la paire qui revêt chacune de ses larges épaules [...]; la paire du milieu entoure sa taille ainsi qu'une zone étoilée [...]; la dernière paire ombrage ses pieds et s'attache à ses talons en plume maillée, couleur du firmament [...] » (p. 153).


4. Faurissonneries

1.   Dans son « résumé », Robert Faurisson pose que c'est la bonté de Maldoror qui (selon lui, Maldoror) suscite la haine des hommes et des animaux. Lit-il le même texte que nous ?

2.   Le discours de Maldoror aux hommes serait constitué de « paroles apaisantes ». Lit-il le même texte que nous ?

3.   Maldoror est sujet à des hallucinations : ainsi s'expliquerait la strophe, toute la strophe et non seulement l'épisode central — ce qu'on pourrait lui concéder, à la rigueur. « Il est tout simplement dans son lit mais il se croit à son heure dernière », écrit-il. Lit-il le même texte que nous ?

4.   Lit-il, seulement ? Exclamations habituelles : « la dent (!) du phoque polaire »; l'oeil et la dent « se poseront des questions ! ».

5.   Non, il ne lit pas. « Une chauve-souris est venue le réveiller. Avec le mouvement de ses ailes. Pas n'importe quelle chauve-souris. Soyons précis et plus scientifique. Un rhinolophe. Au nez "surmonté d'une crête en forme de fer à cheval" » (p. 67-68). — Cette cascade de précisions, dérisoire dans sa dérision, trahit complètement le texte de Ducasse. Question d'intelligence, question de sensibilité. Le collage du rhinolophe n'a évidemment rien d'une précision scientifique s'appliquant à une chauve-souris (où donc a-t-il lu le mot composé ?). En ce qui concerne la superbe figure du personnage éveillé par le « mouvement des ailes » de l'animal, je ne pense pas qu'on trouve souvent une si juste concrétisation (de style artiste) de ces réveils que nous avons tous expérimentés quelquefois, réveillés par le mouvement de ses mains, de ses bras, de ses jambes...

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe