La genèse d'une oeuvre d'art
décrit le processus qui
conduit un
projet de sa source à sa réalisation. Sauf si le
projet avorte,
bien
entendu. Mais même dans le cas d'une oeuvre
inachevée, la
genèse est l'étude de la production
avortée.
La genèse d'une oeuvre
littéraire peut s'appuyer sur
trois
groupes
de « documents », dont le premier, de ce point
de vue, est
le
produit lui-même, le second, ses sources, et le
troisième, les
traces
de sa rédaction et les informations sur sa composition. Ce
sont, plus
concrètement : le texte et ses états (des
manuscrits aux
éditions, les palimpsestes), ses sources (des influences aux
citations,
parmi les diverses formes d'intertextualité) et, entre les
sources et
la
réalisation, les pièces du dossier de genèse,
des
avant-textes
aux brouillons, c'est-à-dire les sous-produits de la
rédaction,
avec
toutes les informations que nous pouvons avoir sur sa
composition.
S'il était possible de diviser
rigoureusement en trois
parties les
études de genèse en fonction de ces trois sources
documentaires,
on
s'en tiendrait ici à cette troisième partie,
l'étude de
la
composition et de la rédaction, l'écriture, le
travail
d'écriture (Bourdieu). Chose certaine, on imaginera
sans peine
deux
autres bibliographies comme celle-ci, pour la compléter,
l'étude
et
la critique des sources d'une part, la philologie de l'autre
(édition,
établissement des textes, étude de leurs
réécritures),
telles qu'elles s'appliquent à la genèse des oeuvres
littéraires.
Méthodologie. Si l'on accorde que les
études de
sources et
l'édition sont à elles seules des sciences
littéraires
dont
la génétique n'est qu'un aspect de leur pratique, si
l'on
accorde que
le troisième et dernier groupe de documents
génétiques
que
l'on vient de situer est bien souvent inexistant ou rassemble
généralement des pièces aléatoires,
partielles,
informelles, voire insignifiantes (et c'est le plus
fréquent, surtout
en
regard de l'étude des sources et des états du texte,
qui ont une
portée bien plus importante), alors on ne sera pas trop
surpris de n'en
trouver actuellement aucun manuel, peu d'exposés
théoriques et
aucune
bibliographie comme celle qu'on trouvera ici.
Il est probable que cette question
méthodologique explique
le fait que
des
Éléments de critique génétique,
ceux
d'Almuth
Grésillon, proposant de « Lire les manuscrits
modernes », c'est-à-dire la phraséologie de
l'Institut,
aient pu prendre aussi aisément la place de l'ouvrage
historique et
scientifique qui nous manque. Cela dit, un certain nombre
d'exposés
encadrent de quelques bilans les innombrables pratiques de la
génétique. Ce sont ceux-ci.
1903 ALBALAT,
Antoine, le
Travail
du
style enseigné par les corrections manuscrites des grands
écrivains, Paris, Armand Colin, réimp. 1927,
312 p.
Recueil d'études de genèse
où l'exposé
méthodologique prend la forme d'un art d'écrire,
comme on le
voit
à son titre. J'en présente le contenu à la
section
suivante : Antoine Albalat,
1903.
1922 MORIZE,
André,
« Chronology in literary history », Problems
and
methods
of literary history, New York, Biblio and Tannen,
rééd.
1966,
p. 132-156.
En particulier sur l'ordre des pièces
du dossier de
genèse et
des
versions imprimées.
1923 RUDLER,
Gustave,
« Critique
de sources » et « Critique de
genèse »,
les Techniques de la critique et de l'histoire
littéraires en
littérature française moderne, Oxford University
Press,
puis
Paris et Genève, Ressources, réimp. Slatkine, 1979,
p. 117-139
et
140-158. Bibliographie, p. 158.
De par son caractère pédagogique
même, ce
manuel prouve
qu'à sa date les études de genèse font
déjà
partie de l'arsenal courant des diverses méthodes de
l'analyse
littéraire.
1924 AUDIAT, Pierre,
la
Biographie de
l'oeuvre littéraire, esquisse d'une méthode,
Paris,
Champion,
279 p.
Le plus grand mérite de l'essai de
Pierre Audiat, qui
paraît
à
peu près en même temps que le manuel de Rudler, est de
s'ouvrir
sur
un panorama historique qui situe la « genèse des
oeuvres » (p. 1-37, plus particulièrement
32-34), avec
la
« psychologie des styles » (p. 34-37),
celle de
Thibaudet
notamment, au confluent de pratiques fort diverses de l'analyse
littéraire.
Il s'agit manifestement d'une méthode d'analyse
correspondant à
un
objet, mais nullement d'une théorie, bien entendu,
exactement comme les
études stylistiques, narratives ou thématiques, qui
s'exercent
dans
le cadre des diverses théories de l'analyse
littéraire.
Or, justement, toute la pratique de la
méthode par Pierre
Audiat
développe une théorie qui lui est propre.
Laquelle ?
Oui, nulle autre que celle de la « critique
génétique
des
manuscrits modernes », la CGMM. Il ne manque en fait
à
Pierre
Audiat que d'ignorer... un demi-siècle d'études
textuelles, la
mise
en place du structuralisme, et de ne pas savoir faire la
différence
entre
un brouillon et un manuscrit, pour être le premier adepte de
la CGMM.
« ...Ainsi le terme d'embryologique marquerait
assez bien
son
sujet, mais la méthode ainsi définie aurait l'air
d'être
constituée autour d'une métaphore. Et sans doute on
pourrait
se
borner à l'appeler génétique, mais
c'est
précisément la manière de reconstituer la
genèse
qui
doit caractériser la méthode »
(p. 55). Cela
dit, il
est
impossible de le considérer comme le père de la CGMM
et on ne
saurait
porter cette accusation cruelle, car il eut fallu en plus que
Pierre Audiat
ignorât son propre ouvrage et l'ensemble des travaux de
genèse
qu'il
présente et qu'il prolonge.
En revanche, le formalisme avec lequel se
présente cette
théorie
en
fait un véritable manuel des études
génétiques,
le
second que nous possédions après celui d'Antoine
Albalat (1903).
On
y trouvera sans peine l'ensemble des questions essentielles sur la
rédaction
et sur les divers types de créations littéraires,
dans une
formulation qui est déjà la nôtre, chaque fois
du moins que les questions à l'étude
n'échappent pas à la linguistique ou à
l'étude textuelle, à
supposer
qu'elles
relèvent alors de la psychologie de la création,
voire de
la
biographie.
Autrement, bien entendu, nous étudions encore aujourd'hui
les bouts de
papier, les brouillons, les manuscrits et les éditions d'un
texte pour
faire
la genèse de l'oeuvre. Une conjugaison d'histoire et de
biographie,
avec
les méthodes de la sociologie et de la psychologie.
En voici le théorème que Pierre
Audiat déduit
des quatre
principes nous conduisant de la vie mentale de l'auteur aux
impulsions et
intentions du créateur : « La biographie de
l'oeuvre
littéraire nécessite l'utilisation de deux
méthodes
complémentaires : histoire et psychologie. L'emploi de
l'histoire
ou
de la psychologie seule n'est valable que dans les cas
extrêmes entre
lesquels se place toute la gamme des cas normaux »
(p. 49).
Il faut dire que Pierre Audiat est vraiment
bien informé.
La
troisième partie de son ouvrage, qui porte sur la
genèse du
style,
repose sur une très juste compréhension du Cours
de
linguistique
générale du « linguiste
suisse » dont
les
concepts s'étaient imposés récemment !
Et en effet,
le
structuralisme de Ferdinand de Saussure est au coeur de l'analyse
stylistique
de
Pierre Audiat, ce qui, en 1924, est tout de même remarquable.
On
pourrait
avoir tendance aujourd'hui à briser la dynamique de son
essai en
appuyant
la rhétorique de sa construction en trois parties :
« La
recherche de l'idée génératrice »
(inventio), « La reconstitution du plan et ses
illusions » (dispositio) et
« L'invention du
style et
ses problèmes » (elocutio). Pourtant,
l'ouvrage n'a
pas
trois sujets. C'est au contraire un modèle de la
genèse
théorique de l'oeuvre littéraire qui se
présente sous la
forme
d'un panorama des études qui lui ont été
consacrées
à ce moment et les projections que Pierre Audiat peut en
proposer.
C'est
la radiographie de la création, le processus et son
oeuvre.
Et
Pierre Audiat de l'étudier en trois phases, la lancée
du
processus
qui vise le lecteur, la création (dans les deux sens du mot,
le projet
et
son produit, avec tous leurs sous-produits documentaires), celle
d'un auteur
pour
un lecteur, et finalement la réception du projet d'un auteur
qui n'est
autre
que sa re-création, par le lecteur, dans la forme la plus
immédiate
de l'oeuvre, son style. Cette sémiologie de la
communication
artistique,
pour les besoins de l'exposé, se caractérise dont en
trois
phases
qu'on doit étudier dans toutes les parties ou pour mieux
dire toute
l'histoire du processus : la germination, la composition et
la
rédaction, plus concrètement trois histoires, celle
des
idées
et des sentiments générateurs de l'oeuvre, celle de
sa
planification
et celle de son style. Mais en réalité, c'est trois
fois la
même histoire, la genèse de l'oeuvre.
La seule question que Pierre Audiat ne pouvait
pas poser, n'ayant
pas
été formé à la rigueur scientifique du
structuralisme,
va de soi aujourd'hui : dans quelle mesure la genèse
fait-elle
partie
de l'oeuvre ? Or, c'est de la réponse à cette
question que
dépend la place exacte des études de genèse
dans les
études littéraires et, en effet, jamais l'auteur ne
sent le
besoin
de s'interroger sur la nature même des études de
genèse.
Pourtant, la réponse est essentiellement
« négative » : non seulement
étudier
la
genèse d'une oeuvre ne contribue nullement à
l'étude
littéraire de l'oeuvre en question, mais elle est propre
à en
fausser
complètement la description. Les intentions d'un locuteur
n'ont rien
à voir dans l'analyse linguistique de son message, sauf en
cas de
lapsus !
On dit donc que la genèse d'une oeuvre
en fait partie si
elle s'y
trouve
incluse. Ce qui revient à poser un principe fort
simple : du
point
de vue de l'analyse littéraire, la genèse d'une
oeuvre ne
s'étudie et ne peut s'étudier que dans son produit,
l'oeuvre,
jamais
dans ses sous-produits, ni à plus forte raison dans des
documents qui
lui
sont étrangers. Autrement, bien sûr, cette part de la
genèse
est
l'objet de
la génétique (et particulièrement de le
brouillonnologie), entendue comme science de la
création, de
la
composition et de la rédaction, l'étude du travail
d'écriture,
qui n'est pas ni ne saurait être une étude
littéraire.
Pierre
Audiat ne pouvait pas poser la question encore en 1924,
évidemment,
mais la
réponse se trouve pourtant dans son ouvrage.
1924 FOURNIER,
Pierre-François,
Conseils pratiques pour le classement et l'inventaire des
documents
historiques
écrits, Paris, Champion, 91 p.
1936 BOUVIER,
Émile, et
Pierre
Jourda, « la Genèse de l'oeuvre
littéraire »,
Guide de l'étudiant en littérature
française,
Paris,
Presses Universitaires de France, rééd. 1968,
232 p.,
p. 132-153. La section est à situer dans l'ensemble du
chapitre
sur
les « méthodes de l'histoire
littéraire »
:
établissement + manuscrit (p. 108-116) + chronologie +
genèse
(+
analyse des sources) + synthèse.
Depuis le manuel de Gustave Rudler (1923), il
est évident
qu'une solide
tradition orale s'est établie dans l'enseignement
supérieur.
Elle
présente la recherche et la critique de genèse parmi
les
méthodes obligées de l'analyse littéraire.
Comme on le
voit,
le manuel de Bouvier et Jourda se réédite encore en
1968, celui
de
Rudler en 1979. Entre ces deux dates, toutefois, la
génétique
sera
devenue (sauf pour les adeptes de la CGMM, bien entendu) une
méthode
traditionnelle et surtout, ce qu'elle était
déjà
pour
Pierre Audiat, une méthode relevant de l'étude
diachronique de
l'oeuvre et non de la synchronie du texte. C'est le double constat
que l'on
trouve
tout naturellement consigné dans le Dictionnaire
encyclopédique
des sciences du langage d'Oswald Ducrot et de Tzvetan
Todorov :
« ...l'objet spécifique de l'histoire
littéraire est
celle
de la variabilité de la littérature, et non la
genèse des oeuvres que d'aucuns continuent de
considérer
comme l'objet de l'histoire littéraire et qui, selon nous,
relève en
fait de la psychologie ou de la sociologie de la
création »
(Paris, Seuil, 1972, p. 188).
Cela dit, la genèse et l'histoire
littéraires se
trouvent
exactement
dans la même situation depuis la mise en place de l'analyse
structurale
du
texte littéraire : elles se sont renvoyées
à la
biographie et à l'histoire, alors même que les
biographes et les
historiens se tournent vers la psychologie et la sociologie pour
assurer la
rigueur
de leurs méthodes d'analyse. S'agissant de documents
textuels, il ne
fait
pas de doute que les littéraires sont bien placés
pour mener ces
analyses. À la condition de ne pas confondre l'analyse
structurale du
texte
littéraire et la genèse de l'oeuvre, la synchronie et
la
synchronie.
Toutefois, comme l'illustrent bien ces guides
et ces manuels
d'études
littéraires, l'enseignement universitaire dans notre
domaine, comme
dans
tout autre, est aussi traditionnel que pragmatique. Les
étudiants sont
aujourd'hui encore initiés aux histoires littéraires
comme aux
travaux de genèse, même si on doit maintenant leur
expliquer que
ce
sont là travaux (littéraires) d'historiens et de
biographes.
Il est
tout de même curieux que les spécialistes de la CGMM
n'aient
apparemment reçu ni l'enseignement traditionnel, ni sa
critique.
1942 WELLEK,
René, et
Austin
Warren, Theory of literature, troisième éd.,
San Diego
et New York, Harcourt Brace, 1956, 1970 : « The
extrinsic
approach to the study of literature »
(l'« approche
externe »),
chap. 8, « literature and psychology »,
p. 81-93.
Les auteurs situent remarquablement bien, au
coeur de la
psychologie de la
création, les micro-techniques des écrivains et leurs
produits
(avant-textes, brouillons, manuscrits, éditions
révisées).
Mieux, ils définissent très précisément
la
brouillonnologie en regard des études de genèse
(citant le
travail
de Feuillerat sur Proust et les essais de K. Shapiro et R.
Arnheim). Non
seulement
« on surestime certainement la pertinence critique de la
plupart de
ces
renseignements, surtout toutes les anecdotes sur les habitudes des
écrivains », mais selon eux il faut
également
comprendre
que la brouillonnologie est de peu de secours dans
l'évaluation des
oeuvres
en regard des autres sciences de la littérature :
« Cependant, si l'on examine les brouillons, les
déchets, les
passages écartés, les coupures, d'un esprit plus
serein, la
conclusion est que, en définitive, il ne sont pas
nécessaires
pour
comprendre l'ouvrage fini, ni pour le juger » (trad.
J.-P. Audigier
et
J. Gattégno, Paris, Seuil, 1971, p. 121-122). Plus
encore : on
fera
tout
aussi bien, sinon mieux, avec un peu d'imagination, en inventant
des variantes
aux
oeuvres à l'étude (c'est la
« méthode des
commutations » de Bernard Dupriez), ce qu'ils illustrent
avec
l'Ode
au Rossignol de Keats (sur le modèle de J.-H. Smith).
1949 DAIN, Alain,
les
Manuscrits,
Paris, Les Belles Lettres, réimp. 1964, 197 p.,
troisième
édition révisée par Jean Irigoin, 1975,
224 p.
Il ne sera pas mauvais de retenir ce manuel
essentiel à
l'étude
de
nos brouillons et manuscrits, qu'ils soient l'objet de la
génétique
ou de la brouillonnologie.
1955 POMMIER, Jean,
Créations
en littérature : Racine, Chateaubriand, Michelet,
Balzac, Musset, Flaubert, Mallarmé, Paris, Hachette,
94 p.
Les adeptes de la CGMM auraient bien fait de
méditer ce petit ouvrage, avant de lire ceux qu'on trouvera
cités à la bibliographie suivante (1923 et suiv.). Il s'agit d'un modeste
recueil des sommaires du contenu de ses cours, que le professeur au
Collège de France a résumés chaque
année (depuis 1946). Le résultat est
éblouissant. Le titre de son cours était
« Histoire des Créations littéraires en
France ». Mais nous voilà, dira-t-on, en pleine
CGMM ! Bien sûr que non. Jean Pommier n'est pas un
halluciné prenant des brouillons pour des manuscrits
(modernes !). D'abord, son point de départ est
constitué d'une analyse pertinente des textes
littéraires, ensuite d'une pratique très rigoureuse
de la genèse des oeuvres, et enfin, d'une
appréhension des concepts fondamentaux de la...
brouillonnologie ! Nous sommes ici dans les
« vieilles et respectables » études
génétiques, selon l'expression savoureuse des
disciples de la secte.
L'étude des variantes des
pré-éditions
des romans de Balzac est vraiment passionnante,
parce qu'elle ouvrait la voie aux travaux des plus
compétents de l'Année balzacienne. Mais je
voudrais citer ici ce petit chef-d'oeuvre de brouillonnologie du
roman de Flaubert qui sert souvent d'illustration dans le
présent ouvrage :
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