Le plus fascinant, certainement, dans le
phénomène de la CGMM, est le silence critique
correspondant. Les sottises dont est tissée la
phraséologie de l'école de l'ITEM, celles que j'ai
mises ici en ordre alphébique à la suite de mon
compte rendu du manuel d'Almuth Grésillon,
étaient-elles
si évidentes qu'il ne valait pas la peine de les
dénoncer ? Pas du tout, étant donné tous
les professeurs et chercheurs qui ont fait carrière en
CGMM.
Il faut plutôt y voir le contraire ou
plus
précisément la contradictoire. C'est vrai que les
spécialistes des études scientifiques de
genèse ont tout simplement méprisé l'ineptie,
comme on le verra ici à quelques « silences
critiques » assez percutants (c'est le cas et tout
à l'honneur de l'Année balzacienne, par
exemple). Mais c'est également vrai que les adeptes et
théoriciens de la pseudo-science ont réussi, par leur
phraséologie même, à terroriser les Lettres
françaises et à imposer une crédibilité
de papier (ce sont leurs « publications »,
notamment d'« actes de colloques » et autres
« recueils » de CGMM), grâce aux fonds
publics qu'ils ont su habilement utiliser à leur profit.
Il va sans dire qu'on ne fait pas pour rien
des travaux de CGMM : c'est très payant. Faites
simplement une petite addition des colloques regroupant entre eux
les adeptes de la
pseudo-science et vous pourrez estimer ce que cela peut
représenter en subventions et en salaires qui n'ont pas
été versés à tous ceux qui alors
faisaient des travaux scientifiques. À cela s'ajoute le
fait que l'ITEM est une institution de la République
française, ce qui n'est pas rien. C'est même le plus
grand exploit de la CGMM, puisque l'un ne va pas sans
l'autre : la CGMM est la phraséologie qui permet la
naissance de l'ITEM et c'est l'ITEM qui produit et développe
la CGMM. Il faut dire que toutes les sectes fonctionnent de cette
manière, notamment celles qui produisent des
pseudo-sciences.
Mais ce n'est pas suffisant pour expliquer le
silence de la critique envers la CGMM. Le caractère
policier de la secte l'explique aussi. Autobiographie : je
suis bien placé pour savoir qu'en 1997, lorsque j'ai
entrepris ma critique de la CGMM, j'étais persuadé
que tout le monde à l'ITEM voudrait me rencontrer et que ses
théoriciens ne manqueraient pas de prendre contact avec
moi.
Je comprends maintenant ma
naïveté. Comme toute
pseudo-science, les adeptes de la CGMM auront ignoré
soigneusement les critiques de ceux qu'ils n'étaient pas
capables de faire taire et n'auront jamais répliqué
qu'aux détracteurs qu'ils ne pouvaient pas ignorer, comme
cela a été le cas de Laurent Jenny — et la
preuve en
est que Pierre-Marc de Biasi a répliqué
(grossièrement) à sa critique sommaire dans le
Monde, mais jamais à l'article substantiel qui s'y
trouvait résumé.
Voici donc quelques voix du silence critique
sur la CGMM.
1987 TADIÉ,
Jean-Yves,
« la Critique génétique »,
plus haut
dans les exposés théoriques sur la
génétique.
Le simple fait de situer la CGMM en
perspective historique, hors de
toute
forme de
« génétique
téléologique »
(celle
qui conduit forcément à l'Institut pour l'Institut)
a
été senti comme une virulente critique de
l'École.
1988 Graham
Falconer,
« Où en sont les études
génétiques littéraires ? »,
Texte (Toronto), no 7, p. 267-286;
« Genèse et spécialisation »,
Sur la génétique
textuelle,
éd. David G. Bevan et Peter Michaël Wetherill,
Amsterdam et
Atlanta
(Géorgie), Rodopi (coll. « Faux
titre »), 1990, 206 p., p. 187-205; et
« La critique génétique : un retour
à l'histoire ? », Romantic Review,
vol. 86, no 3 (1995), p. 429-436.
Trois fois, mais particulièrement dans
les deux premiers
articles, Graham Falconer fait le point sur les études
génétiques dans un bilan critique chaque fois des
plus pertinents. Le généticien aurait dû
être d'autant mieux écouté qu'il
considère la CGMM comme l'héritière d'une
longue tradition (qu'elle méconnaît) et lui accorde
généreusement d'importants acquis (qu'on ne partagera
pas ici) : la déstabilisation du « texte
définitif » (du moins dans le domaine de
l'édition), la mise en cause des intentions et de
l'« autorité » de l'auteur dans son
travail d'éditeur, la reconnaissance
renouvelée des
éditions génétiques ou le développement
de l'édition des documents de cet ordre dans les
éditions critiques, avec l'ébranlement de quelques
mythes en face de quelques autres dont vit la CGMM, à
commencer par la poursuite de la bonne vieille tradition des
études de « l'homme et l'oeuvre »...
Ses critiques (il va sans dire
« constructives ») peuvent se résumer en
trois points. La première critique est percutante :
il est faux de dire que la CGMM est un retour à l'histoire,
malheureusement. Les adeptes de la CGMM qui l'affirment
confondent l'histoire et la diachronie. Bien au contraire, Graham
Falconer préconise l'étude
historique des avant-textes et en donne
l'exemple lui-même dans le dernier des
trois articles cités ici. Le second point peut être
considéré comme la thèse principale des deux
premiers articles : la CGMM est une affaire de
spécialistes (auxquels il trouve un « certain
esprit de chapelle ») et, plus grave, le domaine ou le
carrefour de ces études (qui ne constituent nullement une
méthode) n'a encore donné lieu à aucun impact
notable dans l'ensemble du champ des études
littéraires. Même les travaux généraux
d'histoire littéraire n'ont jamais à tenir compte de
leurs études depuis trente ans. Enfin, on s'en doute,
Graham Falconer montre de facto combien la CGMM donne
l'impression de découvrir la lune, après un
siècle de développement des études de
genèse et le savant de faire justement une genèse de
la genèse littéraire, depuis les poètes
romantiques (allemands) jusqu'au Cimetière marin,
l'oeuvre
par définition inachevée.
En réalité, Graham Falconer est
très
généreux pour ce qu'il appelle d'abord la
« nouvelle génétique », mais il
faut dire que ses éloges et parfois même ses critiques
portent souvent à faux précisément parce qu'il
ne comprend pas la nature véritable de la CGMM. Certes, on
le
verra (cf. en
1990), il dénonce explicitement les outrances d'un
Pierre-Marc de Biasi, mais un esprit aussi cultivé que lui
ne peut comprendre que la CGMM soit dans son principe, en
théorie, la négation même des études de
genèse !
1989 Michel Crouzet,
éditorial de
la revue
Mesure, no 1, p. 12-13.
Je ne connais pas encore ce texte, ni
Mesure. Mais je
suppose que la
critique de Michel Crouzet n'est pas trop dure, car c'est Almuth
Grésillon qui la donne en exemple (dans l'Esprit
créateur
en 2001), avec celle de Jean-Yves Tadié (1998) dans le
Débat auquel aurait répondu Louis Hay. Pas un
mot d'A.
Grésillon, évidemment, sur les critiques radicales de
Jenny
(1996) et de Laflèche (1997). Comme la porte-parole de la
CGMM choisit
ses critiques, ce sera intéressant de voir pourquoi elle a
choisi
Crouzet, ne pouvant évidemment ignorer Tadié —
et
le
Débat.
1990 P. M.
Wetherill, « Aux
origines culturelles de la génétique »,
Sur la génétique
textuelle,
éd. David G. Bevan et Peter Michaël Wetherill,
Amsterdam et
Atlanta
(Géorgie), Rodopi (coll. « Faux
titre »), 206 p., p. 19-32.
Pour « débloquer la
génétique », l'auteur propose tout
simplement une suite de notes qui, petit à petit, montrent
que les méthodes de « recherche », de
planification, de rédaction, de récitation et de
correction des auteurs étudiés par la CGMM sont
précisément liées aux programmes scolaires.
Passant de la psycho-sociologie à l'histore, il explique
comment ces
méthodes scolaires ont évolué de Balzac
à Flaubert et Zola, puis jusqu'à Proust. L'auteur a
la délicatesse (cruelle) de ne jamais citer aucune des
études de la CGMM qui ont toujours très activement
ignoré ces questions pourtant évidentes.
1993 Jean Pierre
Chopin,
« Critique de
la
critique
génétique », Bulletin des études
valéryennes, vol. 20, no 64,
p. 37-53.
Une note de la rédaction (p. 36)
prend la
défense de
l'ITEM,
dont la
« démarche scientifique » est
« reconnue
par
tous », et accuse Jean Pierre Chopin de manquer de
jugement (il lui
manquerait « quelque doute propitiatoire sur la
portée de ses
jugements »).
L'année suivante, Louis Hay fait
paraître un article
qui renverse
ce
titre, « Critiques de la critique
génétique »,
en tête de Genesis (no 6, 1994, p. 11-23;
l'article
a
été
l'objet d'une conférence à New York en 1994, mais le
no 6
a
été reçu en bibliothèque au printemps
1995). Ce
n'est
pas un hasard. Certes, J. P. Chopin n'y est pas même
nommé,
mais
Louis Hay prend bien soin de stigmatiser la
« contre-position »
du premier cahier de Critique génétique,
auquel
répliquait
Jean Pierre Chopin, exactement comme on le faisait dans la note
liminaire de
la
rédaction des Études valéryennes,
voyant
là
« un des courants » de la CGMM,
« parfaitement
minoritaire et qui se reconnaît comme tel ». En
réalité, Jean Pierre Chopin proposait une critique de
fond des
principes de la CGMM, telle qu'on en trouve une illustration dans
le Cahier
no 1
de Critique génétique.
L'objectif de Louis Hay, à l'occasion
de cette parade, est
en fait de
prendre la défense de l'Institut épinglé par
Pierre
Bourdieu
dans son panorama des études littéraires en plein
milieu des
Règles de l'art, GENÈSE et structure du champ
littéraire
(Paris,
Seuil, coll. « Libre Examen », 1992,
486 p.,
p. 276-278).
Pour le reste, Louis Hay s'invente tout
simplement des
« critiques » à sa mesure plus faciles
à
gérer que les objections radicales de Pierre Bourdieu et de
Jean Pierre
Chopin. Il s'agit, dans le cas de Michel Espagne, de Graham
Falconer et de
Robert
Melançon (il faudrait ajouter Michael Werner), de timides
réserves
d'évidents sympathisants devant les excès
métaphoriques
de
l'École, ou plus simplement encore, de simples constats
contestataires,
dans
le cas d'Antoine Compagnon, de Michel Crouzet et de Jean Molino (il
faudrait
ajouter aussi Roger Fayolle et André Guyau). Rien de tout
cela ne
porte
à
conséquence, pour la raison fort simple que tous ces auteurs
prennent
au
sérieux la phraséologie absolument délirante
de
l'École, qui n'aurait dû normalement se mériter
que
sarcasmes
et quolibets. Le plus critique de tous, Michael Werner,
réussit
à
garder un imperturbable sérieux, alors même qu'il
touche du doigt
une
à une les failles des principaux
« concepts »
manipulés par l'École :
« Études de
genèse et mythologie de l'écriture »,
Mythologie de
l'écriture, champs critiques, éd. Jean
Bessière, Presses
universitaires de France et Centre d'études du roman et du
romanesque
de
l'Université de Picardie, 1990, 195 p.,
p. 23-41.
L'article de Jean Pierre Chopin est donc le
seul texte
consacré
à la
critique de la phraséologie de l'Institut avant ceux de
Laurent Jenny
et il
ne donnera lieu à aucun débat.
1996 Laurent Jenny,
« Genetic
criticism
and its
myths », Yale French Studies, no 89, 1996,
p. 9-25.
Voir mon
compte rendu
de la critique de Laurent Jenny.
1996 Laurent Jenny, « Divagations
généticiennes », le Monde, le
Monde des
livres (Paris), 20 décembre 1996, p. v (il s'agit
d'un bref
sommaire
de l'article précédent). Réplique de
Pierre-Marc de
Biasi,
« Les désarrois de
l'herméneute », le
Monde
des livres, 14 février 1997, p. xii.
Voir l'éditorial en tête des
fichiers.
1997 Guy
Laflèche, « Un
exploit
de
génétique littéraire : quand le brouillon
manquant
de
Phèdre permet de mieux comprendre Jean
Racine »,
le
Devoir (Montréal), 26-27 juillet 1997,
p. D5.
Version très légèrement
abrégée
de la
parodie
reproduite
ici même.
1998 Florence Callu,
« Des
manuscrits anciens aux manuscrits contemporains »,
entretien avec Florence Callu, le Débat (Paris),
no 102, p. 158-164.
Le Débat a organisé un
dossier sous un titre
merveilleux : « Les archives de la
littérature ». Il est fait de trois entretiens,
respectivement avec la directice du département des
manuscrits de la BNF, Florence Callu, avec le fondateur de
l'Institut « Mémoire de l'Édition
contemporaine » (l'IMEC), Olivier Corpet, et Jean-Yves
Tadié
qui vient alors de publier ses éditions de l'oeuvre de
Proust dans « La pléiade ». L'ensemble
constitue un remarquable débat, fort bien informé et
fort bien mené, simplement par la juxtaposition des points
de vue.
On rendra compte plus bas de la critique de
Jean-Yves Tadié. Pour commencer, il faut voir que la
simple juxtaposition des entrevues de Florence Callu et d'Olivier
Corpet est extrêmement significative d'une étude
historique et sociologique encore à venir, mais fort bien
esquissée par la directrice des Archives de la BNF et
ignorée par le directeur de l'IMEC, soit l'étude
critique des acquisitions par les collectionneurs et les
institutions de ce que Florence Callu appelle très
correctement les « papiers » des
écrivains. Celle-ci en présente une chronologie
extrêmement significative qui commence avec les achats des
collectionneurs et les legs des auteurs pour s'organiser peu
à peu en « politique d'acquisition » de
la Bibliothèque Nationale et des Archives Nationales, pour
ensuite
dégénérer avec les
« dépôts » auprès de l'IMEC
où de grands éditeurs (puis des auteurs et des
héritiers) font financer par l'État des archives...
qu'ils continuent de contrôler.
Évidemment, l'histoire de ces
collections (qui ont plusieurs
formes selon les États et les institutions) doit constituer
un important chapitre préliminaire des études de
genèse et assurément le tout premier volet de la
critique de la CGMM de l'ITEM.
Tandis que la collection des oeuvres
d'André Breton, rue
Fontaine, était dispersée, la BNF achetait le
« manuscrit » (vraisemblablement le premier
jet) de Voyage au bout de la nuit au coût de 1.857.445
euros en 2001 (12.184.040 francs). Il s'agit là d'un prix
de collectionneur
payé par l'État au service des chercheurs et des
éditeurs (c'est Gallimard qui a le monopole de
l'édition des romans de Louis-Ferdinand Céline).
Était-il vraiment nécessaire de procéder
à cet achat ? Certainement pas. Il suffisait pour
l'État de proposer un tout simple marché au
collectionneur : faire profiter son acquisition les services
professionnels, indispensables et coûteux, de la BNF pour
restaurer et relier son joyau, puis préparer une copie
conforme de l'ouvrage réservée aux
spécialistes, tout cela donnant au collectionneur une
nouvelle valeur à l'objet de sa collection (avec le droit,
évidemment rémunéré, d'avoir
accès à l'original pour l'étude
paléographique). Le tout représente pour
l'État une économie de... 1.857.445
euros, contre un gain très important pour le collectionneur.
En tout cas, voilà où en est une
« politique d'acquisition » qui doit
manifestement être interrogée. Pourquoi donc la BNF
devrait-elle posséder le brouillon de Voyage au bout de
la
nuit si on ne le lui donne pas ?
1998 Guy
Laflèche, le
Manuscrit moderne,
guide
raisonné pour la présentation matérielle des
dissertations et
des rapports de recherche universitaires dans le domaine des
études
littéraires, Montréal, Guérin, 96 p.,
notamment
« Le manuscrit système de
communication »,
p. 11-13, et
« Le manuscrit moderne »,
p. 28-31.
Ces quelques pages ne se trouvent pas dans la
version
informatisée de
ce
fichier. On trouvera l'ouvrage en bibliothèque.
1998 Jean-Yves
Tadié,
« L'écrivain et ses archives » entretien
avec J.-Y.
Tadié, le Débat (Paris), no 102,
p. 174-181.
Louis Hay, « Le débat du
Débat »,
le Débat, no 105, 1999, p. 188-190, avec la
mise au
point de Jean-Yves Tadié.
Jean-Yves Tadié, dans son travail
d'édition critique
de l'oeuvre
de Proust et de Sarraute a trouvé fort peu d'avantages
à
étudier systématiquement les brouillons du premier et
peu
d'inconvénients à n'avoir pas accès aux
brouillons de la
seconde. Il explique alors que l'étude des brouillons d'une
oeuvre ne
saurait conduire à autre chose qu'à l'oeuvre, du
point de vue
génétique, c'est le bon sens qui le dit. À son
avis,
l'étude des brouillons aide parfois à rétablir
la lettre
du texte, tandis qu'elle peut permettre de mieux saisir le sens de
raccourcis
stylistiques ou de formulations hermétiques. Somme toute,
l'étude des brouillons d'une oeuvre a peu d'impact sur son
édition et son analyse.
Il y a pourtant des instituts du brouillon...
L'IMEC est construit
sur un
court-circuit politique (orchestré par un gouvernement de
gauche aux
conceptions dignes des technocrates soviétiques) : on
crée
l'Institut Machin pour acheter des brouillons et faire travailler
des
fonctionnaires; les fonctionnaires fonctionnent; et à la
fin, les
écrivains écrivent des brouillons pour l'Institut
Machin. Fini
la finitude du texte. Cette formulation est de moi (je m'amuse),
mais est-ce que Jean-Yves Tadié caricature ?
Le coeur de l'entretien est consacré
tout simplement
à exposer
les divers rapports que des auteurs entretiennent avec leurs
brouillons. Il
s'agit d'une importante contribution à
la
brouillonnologie. J'en propose donc un compte rendu dans mon
brouillon sur le brouillon
1998 le Manuscrit
littéraire : son statut, son
histoire, du Moyen Âge à nos jours, éd. Luc
Fraisse,
Paris, ADIREL
(« Travaux de littérature »,
no 11),
434 p.
L'affront le plus humiliant jamais
infligé à la
CGMM : un
silence critique
plus percutant que la giffle la plus retentissante. Certes, on
sait comment
l'Année balzacienne a toujours ignoré avec
superbe la
phraséologie de l'École, mais il est difficile
d'afficher plus
clairement son mépris pour la « critique
génétique du manuscrit moderne »,
que de consacrer tout un ouvrage à l'histoire et aux
fonctions du
MANUSCRIT
LITTÉRAIRE sans jamais dire un seul mot de la CGMM !
Certes, on
dira tout
simplement que cela tient à la compétence des
remarquables
scientifiques qui
ont dirigé l'ouvrage ou qui ont contribué au recueil,
mais cela
même constitue un jugement critique éclairé.
À remarquer que l'ouvrage est
très correctement
rangé sous « Crétation
littéraire » et non parmi les oeuvres de la CGMM
dans la bibliographie courante d'Otto Klapp (1998, no 916).
Bernard Beugnot et Jacinthe Martel se sont
chargés de la
« réplique » en tentant avec
élégance
de noyer le poisson dans un compte rendu de Genesis
(no 15, 2000,
p. 180-182). À leur avis, l'ostracisme dont est
malheureusement
victime la CGMM dans cet ouvrage correspond tout simplement au fait
que les
« généticiens » soient
« étrangement absents du volume »
(p. 180b). Par
« généticiens », il faut
évidemment
comprendre les tenants de la CGMM, ce qui ne manque pas de piquant
lorsque
l'on sait que Mesnard et Simonin, par exemple, comptent parmi les
collaborateurs du recueil ! « Il faut
déplorer un tel
cloisonnement, comme le silence sur la bibliographie
génétique » (ibid.). L'explication
qu'en
trouvent nos deux critiques — et il faut ici prendre une
grande
respiration
pour ne pas être entraîné avec le poisson (ni
s'esclaffer) : les éditeurs et les auteurs de cet
ouvrage en
seraient restés au Jean Pommier de 1922, à la
« critique interne et genèse des
oeuvres »
(ibid.).
En ce qui concerne le manuscrit et ses
études,
B. Beugnot et
J. Martel frétillent à l'idée que
l'expression
manuscrit de travail, cet évident barbarisme de la
CGMM pour
désigner le brouillon en allemand dans le texte, ait
été
enployée dès 1608 par H. Hornschuch
(p. 181c) ! On se
demande bien pourquoi ils sont si heureux de cette extraordinaire
trouvaille
philologique, unique dans l'histoire du français avant les
publications
d'Almuth Grésillon... En tout cas, les voilà tout
heureux de
découvrir deux des trois sens fondamentaux du multiforme
brouillon
connu de la CGMM sous le nom de code « manuscrit
moderne ». Ainsi donc, avec l'attestation de la belle
expression
de manuscrit de travail, voilà que (dans l'article de
L'Estoile)
« se trouvent confirmées les ambivalences du terme
de
brouillon », soit le registre et le premier jet
corrigé ensuite. Bref, il aura fallu trente ans pour que
la CGMM découvre le mot
« brouillon », alors que son objet est
précisément constitué des brouillons de
Madame
Bovary. Il n'est jamais trop tard...
Encore quelques ouvrages sur le manuscrit et
peut-être
découvriront-ils aussi les divers sens du mot
« manuscrit » et en particulier ce qu'est un
« manuscrit moderne ».
2001 Brouillons
d'écrivains, éd. de Marie Odile Germain et de
Danièle Thibault, Paris, Bibliothèque nationale de
France,
200 p. (23,5 × 30 cm).
Encore toute une rebuffade, mais avec un
doigté d'une telle diplomatie que Pierre-Marc de Biasi n'en
sera même pas conscient. Il faut dire qu'on le laisse en
mener large : on publie de lui exactement huit pages sur deux
cents et ce sont, à proprement parler, les seules traces de
la CGMM de l'ouvrage conçu, programmé et largement
rédigé par les spécialistes de la BNF, surtout
du département des manuscrits, avec la collaboration de
nombreux chercheurs, essayistes et écrivains. La diplomatie
consiste à remercier très chaleureusement les
chercheurs de l'ITEM (« si proches
géographiquement et intellectuellement de la
BNF », p. 5, tu parles !), à enregistrer
en référence les manuels d'Almuth Grésillon et
de P.-M. de Biasi (dans le très simple et très juste
article de Marie Odile Germain au titre fabuleux, aussi critique
qu'enthousiaste, « Manuscrits en
gloire ? », p. 42a, n. 1, et p. 46b,
n. 3, première et dernière notes de l'article).
C'est tout. On ne lit rien de plus sur la CGMM, sauf de
très rares et vagues allusions qui échappent au
silence critique (diplomatique) percutant. Personne ne donne ici
dans la phraséologie de l'École. Les
deux articles de Pierre-Marc de Biasi se trouvent donc perdus dans
ce bel ouvrage. Ils sont bien, toutefois, une trace de
l'idéologie de la secte dont l'auteur ne saurait
évidemment se
départir. Devinez-en les sujets ! Bravo, mais ce
n'était pas difficile. « Brouillon, processus
d'écriture et phases génétiques »
(p. 122-123a). On retrouve là un sommaire de la
légologique de son
fameux manuel, dont en particulier les trois phases de la
rédaction, la prérédaction, la
rédaction et la postrédaction, elle-même
constituée des phrases de l'édition, la phrase
pré-éditoriale et la phrase éditoriale (la
phase postéditoriale manque malencontreusement). Le second
article est encore du réchauffé : c'est la
belle soupe aux ratures (« Mille et une
ratures », p. 145-151a).
Il faut évidemment
savoir l-i-r-e le titre de l'exposition et de son
catalogue, BROUILLONS d'écrivains, et savoir qu'il
est produit par le département des MANUSCRITS de la BNF.
Or, si vous êtes attentifs, vous verrez que le syntagme
« manuscrit moderne » est toujours une
métonymie pour désigner les manuscrits des
écrivains modernes (ce sont d'ailleurs les deux sections du
département des manuscrits). Jamais, absolument jamais, il
ne désigne une sorte de manuscrit, comme le fait
systématiquement la CGMM (qui porte si bien son nom),
c'est-à-dire... des brouillons ! Ici, un brouillon
s'appelle un brouillon et un manuscrit, un manuscrit.
L'ouvrage est par ailleurs le parfait
contrepoison de la CGMM, une véritable introduction à
la brouillonnologie. Et d'abord une présentation
systématique, à partir de leurs brouillons et des
autres
pièces avant-textuelles, des méthodes de
rédaction de Victor Hugo, Gustave Flaubert, Émile
Zola, Marcel Proust, Jean-Paul Sartre, Georges Perec et de
très nombreux autres, présentations toujours
rigoureuses. Bien sûr, on peut opposer les écrivains
qui
improvisent leur rédaction sans aucun plan à ceux qui
planifient longuement l'oeuvre à venir, ceux qui travaillent
avec une importante documentation préalable aux autres, dont
on peut imaginer mille sources d'inspiration. Mais en
réalité, et c'est là l'essentiel, aucun des
trente écrivains présentés dans l'ouvrage ne
rédige comme un des autres. Un exemple
élémentaire ? Constater que Zola et Flaubert
rédigent tous les deux à partir de plans et de
scénarios, voilà une généralisation qui
ne présente absolument aucun intérêt, tant
la planification et la rédaction des deux romanciers sont
sans
commune mesure. Bref, le principe premier de la brouillonnologie
est que chacun rédige à sa manière.
Et la preuve s'en trouve dans l'exposé
des écrivains à ce sujet. Parmi de nombreux
témoignages, le sommaire du recueil de l'exposition (tenue
du 27 février au 24 juin 2001) sur
l'internet est vraiment pertinent sur ce point,
expositions.bnf.fr/brouillons
Il oppose deux exposés aussi simples que beaux, vrais,
s'agissant de deux incarnations opposées de la
rédaction parmi des milliers d'histoires possibles de
l'écriture personnelle : « Brouillons et
rituels d'écrivains » (p. 54-58), de
François Bon, et « Fait à la
main » (p. 187-188), de Pierre Michon.
2005 Dominique
Nancy, « La
Brouillonnologie, vous connaissez ? », entretien
avec Guy Laflèche, Forum (journal de
l'Université de Montréal), 17 octobre 2005,
p. 5. Courrier du lecteur :
Robert Melançon et Michel Pierssens, « Critique
génétique : des propos injurieux »,
Forum, 7 novembre 2005, p. 7. Guy Laflèche,
« Crime de
lèse-majesté ? », Forum, 21
novembre 2005, p. 9.
Ces textes se consultent sur
www.iForum.umontreal.ca.
La réplique des adeptes de la CGMM
à
l'Université de Montréal, car il s'en trouve, est
injurieuse à mon endroit, ce qui est le moindre de mes
soucis, car je comprends que mes collègues Robert
Melançon et Michel Pierssens ne sont pas très
habiles, question polémique, et sont évidemment
totalement dépourvus du sens de l'humour sur cette question,
comme il sied aux adeptes de la secte, si je puis continuer
à m'amuser... En revanche, cette polémique aura
été l'occasion d'en venir à l'essentiel :
« la critique génétique du manuscrit
moderne (CGMM) est une pseudo-science élaborée par
l'Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) de la
République francaise » (Guy Laflèche,
Forum, 21 novembre 2005, p. 9).
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