L A   B R O U I L L O N N O L O G I E

TdM


Guy Laflèche, Université de Montréal

TGdM

Laflèche Grésillon Biasi Cerquiglini Goldin BIBLIOGRAPHIES

Critique de la CGMM
Quelques voix du silence critique


      Le plus fascinant, certainement, dans le phénomène de la CGMM, est le silence critique correspondant. Les sottises dont est tissée la phraséologie de l'école de l'ITEM, celles que j'ai mises ici en ordre alphébique à la suite de mon compte rendu du manuel d'Almuth Grésillon, étaient-elles si évidentes qu'il ne valait pas la peine de les dénoncer ? Pas du tout, étant donné tous les professeurs et chercheurs qui ont fait carrière en CGMM.

      Il faut plutôt y voir le contraire ou plus précisément la contradictoire. C'est vrai que les spécialistes des études scientifiques de genèse ont tout simplement méprisé l'ineptie, comme on le verra ici à quelques « silences critiques » assez percutants (c'est le cas et tout à l'honneur de l'Année balzacienne, par exemple). Mais c'est également vrai que les adeptes et théoriciens de la pseudo-science ont réussi, par leur phraséologie même, à terroriser les Lettres françaises et à imposer une crédibilité de papier (ce sont leurs « publications », notamment d'« actes de colloques » et autres « recueils » de CGMM), grâce aux fonds publics qu'ils ont su habilement utiliser à leur profit.

      Il va sans dire qu'on ne fait pas pour rien des travaux de CGMM : c'est très payant. Faites simplement une petite addition des colloques regroupant entre eux les adeptes de la pseudo-science et vous pourrez estimer ce que cela peut représenter en subventions et en salaires qui n'ont pas été versés à tous ceux qui alors faisaient des travaux scientifiques. À cela s'ajoute le fait que l'ITEM est une institution de la République française, ce qui n'est pas rien. C'est même le plus grand exploit de la CGMM, puisque l'un ne va pas sans l'autre : la CGMM est la phraséologie qui permet la naissance de l'ITEM et c'est l'ITEM qui produit et développe la CGMM. Il faut dire que toutes les sectes fonctionnent de cette manière, notamment celles qui produisent des pseudo-sciences.

      Mais ce n'est pas suffisant pour expliquer le silence de la critique envers la CGMM. Le caractère policier de la secte l'explique aussi. Autobiographie : je suis bien placé pour savoir qu'en 1997, lorsque j'ai entrepris ma critique de la CGMM, j'étais persuadé que tout le monde à l'ITEM voudrait me rencontrer et que ses théoriciens ne manqueraient pas de prendre contact avec moi.

      Je comprends maintenant ma naïveté. Comme toute pseudo-science, les adeptes de la CGMM auront ignoré soigneusement les critiques de ceux qu'ils n'étaient pas capables de faire taire et n'auront jamais répliqué qu'aux détracteurs qu'ils ne pouvaient pas ignorer, comme cela a été le cas de Laurent Jenny — et la preuve en est que Pierre-Marc de Biasi a répliqué (grossièrement) à sa critique sommaire dans le Monde, mais jamais à l'article substantiel qui s'y trouvait résumé.

      Voici donc quelques voix du silence critique sur la CGMM.

1987 TADIÉ, Jean-Yves, « la Critique génétique », plus haut dans les exposés théoriques sur la génétique.

      Le simple fait de situer la CGMM en perspective historique, hors de toute forme de « génétique téléologique » (celle qui conduit forcément à l'Institut pour l'Institut) a été senti comme une virulente critique de l'École.

1988  Graham Falconer, « Où en sont les études génétiques littéraires ? », Texte (Toronto), no 7, p. 267-286; « Genèse et spécialisation », Sur la génétique textuelle, éd. David G. Bevan et Peter Michaël Wetherill, Amsterdam et Atlanta (Géorgie), Rodopi (coll. « Faux titre »), 1990, 206 p., p. 187-205; et « La critique génétique : un retour à l'histoire ? », Romantic Review, vol. 86, no 3 (1995), p. 429-436.

      Trois fois, mais particulièrement dans les deux premiers articles, Graham Falconer fait le point sur les études génétiques dans un bilan critique chaque fois des plus pertinents. Le généticien aurait dû être d'autant mieux écouté qu'il considère la CGMM comme l'héritière d'une longue tradition (qu'elle méconnaît) et lui accorde généreusement d'importants acquis (qu'on ne partagera pas ici) : la déstabilisation du « texte définitif » (du moins dans le domaine de l'édition), la mise en cause des intentions et de l'« autorité » de l'auteur dans son travail d'éditeur, la reconnaissance renouvelée des éditions génétiques ou le développement de l'édition des documents de cet ordre dans les éditions critiques, avec l'ébranlement de quelques mythes en face de quelques autres dont vit la CGMM, à commencer par la poursuite de la bonne vieille tradition des études de « l'homme et l'oeuvre »...

      Ses critiques (il va sans dire « constructives ») peuvent se résumer en trois points. La première critique est percutante : il est faux de dire que la CGMM est un retour à l'histoire, malheureusement. Les adeptes de la CGMM qui l'affirment confondent l'histoire et la diachronie. Bien au contraire, Graham Falconer préconise l'étude historique des avant-textes et en donne l'exemple lui-même dans le dernier des trois articles cités ici. Le second point peut être considéré comme la thèse principale des deux premiers articles : la CGMM est une affaire de spécialistes (auxquels il trouve un « certain esprit de chapelle ») et, plus grave, le domaine ou le carrefour de ces études (qui ne constituent nullement une méthode) n'a encore donné lieu à aucun impact notable dans l'ensemble du champ des études littéraires. Même les travaux généraux d'histoire littéraire n'ont jamais à tenir compte de leurs études depuis trente ans. Enfin, on s'en doute, Graham Falconer montre de facto combien la CGMM donne l'impression de découvrir la lune, après un siècle de développement des études de genèse et le savant de faire justement une genèse de la genèse littéraire, depuis les poètes romantiques (allemands) jusqu'au Cimetière marin, l'oeuvre par définition inachevée.

      En réalité, Graham Falconer est très généreux pour ce qu'il appelle d'abord la « nouvelle génétique », mais il faut dire que ses éloges et parfois même ses critiques portent souvent à faux précisément parce qu'il ne comprend pas la nature véritable de la CGMM. Certes, on le verra (cf. en 1990), il dénonce explicitement les outrances d'un Pierre-Marc de Biasi, mais un esprit aussi cultivé que lui ne peut comprendre que la CGMM soit dans son principe, en théorie, la négation même des études de genèse !

1989  Michel Crouzet, éditorial de la revue Mesure, no 1, p. 12-13.

      Je ne connais pas encore ce texte, ni Mesure. Mais je suppose que la critique de Michel Crouzet n'est pas trop dure, car c'est Almuth Grésillon qui la donne en exemple (dans l'Esprit créateur en 2001), avec celle de Jean-Yves Tadié (1998) dans le Débat auquel aurait répondu Louis Hay. Pas un mot d'A. Grésillon, évidemment, sur les critiques radicales de Jenny (1996) et de Laflèche (1997). Comme la porte-parole de la CGMM choisit ses critiques, ce sera intéressant de voir pourquoi elle a choisi Crouzet, ne pouvant évidemment ignorer Tadié — et le Débat.

1990  P. M. Wetherill, « Aux origines culturelles de la génétique », Sur la génétique textuelle, éd. David G. Bevan et Peter Michaël Wetherill, Amsterdam et Atlanta (Géorgie), Rodopi (coll. « Faux titre »), 206 p., p. 19-32.

      Pour « débloquer la génétique », l'auteur propose tout simplement une suite de notes qui, petit à petit, montrent que les méthodes de « recherche », de planification, de rédaction, de récitation et de correction des auteurs étudiés par la CGMM sont précisément liées aux programmes scolaires. Passant de la psycho-sociologie à l'histore, il explique comment ces méthodes scolaires ont évolué de Balzac à Flaubert et Zola, puis jusqu'à Proust. L'auteur a la délicatesse (cruelle) de ne jamais citer aucune des études de la CGMM qui ont toujours très activement ignoré ces questions pourtant évidentes.

1993  Jean Pierre Chopin, « Critique de la critique génétique », Bulletin des études valéryennes, vol. 20, no 64, p. 37-53.

      Une note de la rédaction (p. 36) prend la défense de l'ITEM, dont la « démarche scientifique » est « reconnue par tous », et accuse Jean Pierre Chopin de manquer de jugement (il lui manquerait « quelque doute propitiatoire sur la portée de ses jugements »).

      L'année suivante, Louis Hay fait paraître un article qui renverse ce titre, « Critiques de la critique génétique », en tête de Genesis (no 6, 1994, p. 11-23; l'article a été l'objet d'une conférence à New York en 1994, mais le no 6 a été reçu en bibliothèque au printemps 1995). Ce n'est pas un hasard. Certes, J. P. Chopin n'y est pas même nommé, mais Louis Hay prend bien soin de stigmatiser la « contre-position » du premier cahier de Critique génétique, auquel répliquait Jean Pierre Chopin, exactement comme on le faisait dans la note liminaire de la rédaction des Études valéryennes, voyant là « un des courants » de la CGMM, « parfaitement minoritaire et qui se reconnaît comme tel ». En réalité, Jean Pierre Chopin proposait une critique de fond des principes de la CGMM, telle qu'on en trouve une illustration dans le Cahier no 1 de Critique génétique.

      L'objectif de Louis Hay, à l'occasion de cette parade, est en fait de prendre la défense de l'Institut épinglé par Pierre Bourdieu dans son panorama des études littéraires en plein milieu des Règles de l'art, GENÈSE et structure du champ littéraire (Paris, Seuil, coll. « Libre Examen », 1992, 486 p., p. 276-278).

      Pour le reste, Louis Hay s'invente tout simplement des « critiques » à sa mesure plus faciles à gérer que les objections radicales de Pierre Bourdieu et de Jean Pierre Chopin. Il s'agit, dans le cas de Michel Espagne, de Graham Falconer et de Robert Melançon (il faudrait ajouter Michael Werner), de timides réserves d'évidents sympathisants devant les excès métaphoriques de l'École, ou plus simplement encore, de simples constats contestataires, dans le cas d'Antoine Compagnon, de Michel Crouzet et de Jean Molino (il faudrait ajouter aussi Roger Fayolle et André Guyau). Rien de tout cela ne porte à conséquence, pour la raison fort simple que tous ces auteurs prennent au sérieux la phraséologie absolument délirante de l'École, qui n'aurait dû normalement se mériter que sarcasmes et quolibets. Le plus critique de tous, Michael Werner, réussit à garder un imperturbable sérieux, alors même qu'il touche du doigt une à une les failles des principaux « concepts » manipulés par l'École : « Études de genèse et mythologie de l'écriture », Mythologie de l'écriture, champs critiques, éd. Jean Bessière, Presses universitaires de France et Centre d'études du roman et du romanesque de l'Université de Picardie, 1990, 195 p., p. 23-41.

      L'article de Jean Pierre Chopin est donc le seul texte consacré à la critique de la phraséologie de l'Institut avant ceux de Laurent Jenny et il ne donnera lieu à aucun débat.

1996  Laurent Jenny, « Genetic criticism and its myths », Yale French Studies, no 89, 1996, p. 9-25.

      Voir mon compte rendu de la critique de Laurent Jenny.

1996 Laurent Jenny, « Divagations généticiennes », le Monde, le Monde des livres (Paris), 20 décembre 1996, p. v (il s'agit d'un bref sommaire de l'article précédent). Réplique de Pierre-Marc de Biasi, « Les désarrois de l'herméneute », le Monde des livres, 14 février 1997, p. xii.

      Voir l'éditorial en tête des fichiers.

1997  Guy Laflèche, « Un exploit de génétique littéraire : quand le brouillon manquant de Phèdre permet de mieux comprendre Jean Racine », le Devoir (Montréal), 26-27 juillet 1997, p. D5.

      Version très légèrement abrégée de la parodie reproduite ici même.

1998  Florence Callu, « Des manuscrits anciens aux manuscrits contemporains », entretien avec Florence Callu, le Débat (Paris), no 102, p. 158-164.

      Le Débat a organisé un dossier sous un titre merveilleux : « Les archives de la littérature ». Il est fait de trois entretiens, respectivement avec la directice du département des manuscrits de la BNF, Florence Callu, avec le fondateur de l'Institut « Mémoire de l'Édition contemporaine » (l'IMEC), Olivier Corpet, et Jean-Yves Tadié qui vient alors de publier ses éditions de l'oeuvre de Proust dans « La pléiade ». L'ensemble constitue un remarquable débat, fort bien informé et fort bien mené, simplement par la juxtaposition des points de vue.

      On rendra compte plus bas de la critique de Jean-Yves Tadié. Pour commencer, il faut voir que la simple juxtaposition des entrevues de Florence Callu et d'Olivier Corpet est extrêmement significative d'une étude historique et sociologique encore à venir, mais fort bien esquissée par la directrice des Archives de la BNF et ignorée par le directeur de l'IMEC, soit l'étude critique des acquisitions par les collectionneurs et les institutions de ce que Florence Callu appelle très correctement les « papiers » des écrivains. Celle-ci en présente une chronologie extrêmement significative qui commence avec les achats des collectionneurs et les legs des auteurs pour s'organiser peu à peu en « politique d'acquisition » de la Bibliothèque Nationale et des Archives Nationales, pour ensuite dégénérer avec les « dépôts » auprès de l'IMEC où de grands éditeurs (puis des auteurs et des héritiers) font financer par l'État des archives... qu'ils continuent de contrôler.

      Évidemment, l'histoire de ces collections (qui ont plusieurs formes selon les États et les institutions) doit constituer un important chapitre préliminaire des études de genèse et assurément le tout premier volet de la critique de la CGMM de l'ITEM.

      Tandis que la collection des oeuvres d'André Breton, rue Fontaine, était dispersée, la BNF achetait le « manuscrit » (vraisemblablement le premier jet) de Voyage au bout de la nuit au coût de 1.857.445 euros en 2001 (12.184.040 francs). Il s'agit là d'un prix de collectionneur payé par l'État au service des chercheurs et des éditeurs (c'est Gallimard qui a le monopole de l'édition des romans de Louis-Ferdinand Céline). Était-il vraiment nécessaire de procéder à cet achat ? Certainement pas. Il suffisait pour l'État de proposer un tout simple marché au collectionneur : faire profiter son acquisition les services professionnels, indispensables et coûteux, de la BNF pour restaurer et relier son joyau, puis préparer une copie conforme de l'ouvrage réservée aux spécialistes, tout cela donnant au collectionneur une nouvelle valeur à l'objet de sa collection (avec le droit, évidemment rémunéré, d'avoir accès à l'original pour l'étude paléographique). Le tout représente pour l'État une économie de... 1.857.445 euros, contre un gain très important pour le collectionneur. En tout cas, voilà où en est une « politique d'acquisition » qui doit manifestement être interrogée. Pourquoi donc la BNF devrait-elle posséder le brouillon de Voyage au bout de la nuit si on ne le lui donne pas ?

1998  Guy Laflèche, le Manuscrit moderne, guide raisonné pour la présentation matérielle des dissertations et des rapports de recherche universitaires dans le domaine des études littéraires, Montréal, Guérin, 96 p., notamment « Le manuscrit système de communication », p. 11-13, et « Le manuscrit moderne », p. 28-31.

      Ces quelques pages ne se trouvent pas dans la version informatisée de ce fichier. On trouvera l'ouvrage en bibliothèque.

1998  Jean-Yves Tadié, « L'écrivain et ses archives » entretien avec J.-Y. Tadié, le Débat (Paris), no 102, p. 174-181. Louis Hay, « Le débat du Débat », le Débat, no 105, 1999, p. 188-190, avec la mise au point de Jean-Yves Tadié.

      Jean-Yves Tadié, dans son travail d'édition critique de l'oeuvre de Proust et de Sarraute a trouvé fort peu d'avantages à étudier systématiquement les brouillons du premier et peu d'inconvénients à n'avoir pas accès aux brouillons de la seconde. Il explique alors que l'étude des brouillons d'une oeuvre ne saurait conduire à autre chose qu'à l'oeuvre, du point de vue génétique, c'est le bon sens qui le dit. À son avis, l'étude des brouillons aide parfois à rétablir la lettre du texte, tandis qu'elle peut permettre de mieux saisir le sens de raccourcis stylistiques ou de formulations hermétiques. Somme toute, l'étude des brouillons d'une oeuvre a peu d'impact sur son édition et son analyse.

      Il y a pourtant des instituts du brouillon... L'IMEC est construit sur un court-circuit politique (orchestré par un gouvernement de gauche aux conceptions dignes des technocrates soviétiques) : on crée l'Institut Machin pour acheter des brouillons et faire travailler des fonctionnaires; les fonctionnaires fonctionnent; et à la fin, les écrivains écrivent des brouillons pour l'Institut Machin. Fini la finitude du texte. Cette formulation est de moi (je m'amuse), mais est-ce que Jean-Yves Tadié caricature ?

      Le coeur de l'entretien est consacré tout simplement à exposer les divers rapports que des auteurs entretiennent avec leurs brouillons. Il s'agit d'une importante contribution à la brouillonnologie. J'en propose donc un compte rendu dans mon brouillon sur le brouillon

1998  le Manuscrit littéraire : son statut, son histoire, du Moyen Âge à nos jours, éd. Luc Fraisse, Paris, ADIREL (« Travaux de littérature », no 11), 434 p.

      L'affront le plus humiliant jamais infligé à la CGMM : un silence critique plus percutant que la giffle la plus retentissante. Certes, on sait comment l'Année balzacienne a toujours ignoré avec superbe la phraséologie de l'École, mais il est difficile d'afficher plus clairement son mépris pour la « critique génétique du manuscrit moderne », que de consacrer tout un ouvrage à l'histoire et aux fonctions du MANUSCRIT LITTÉRAIRE sans jamais dire un seul mot de la CGMM ! Certes, on dira tout simplement que cela tient à la compétence des remarquables scientifiques qui ont dirigé l'ouvrage ou qui ont contribué au recueil, mais cela même constitue un jugement critique éclairé.

      À remarquer que l'ouvrage est très correctement rangé sous « Crétation littéraire » et non parmi les oeuvres de la CGMM dans la bibliographie courante d'Otto Klapp (1998, no 916).

      Bernard Beugnot et Jacinthe Martel se sont chargés de la « réplique » en tentant avec élégance de noyer le poisson dans un compte rendu de Genesis (no 15, 2000, p. 180-182). À leur avis, l'ostracisme dont est malheureusement victime la CGMM dans cet ouvrage correspond tout simplement au fait que les « généticiens » soient « étrangement absents du volume » (p. 180b). Par « généticiens », il faut évidemment comprendre les tenants de la CGMM, ce qui ne manque pas de piquant lorsque l'on sait que Mesnard et Simonin, par exemple, comptent parmi les collaborateurs du recueil ! « Il faut déplorer un tel cloisonnement, comme le silence sur la bibliographie génétique » (ibid.). L'explication qu'en trouvent nos deux critiques — et il faut ici prendre une grande respiration pour ne pas être entraîné avec le poisson (ni s'esclaffer) : les éditeurs et les auteurs de cet ouvrage en seraient restés au Jean Pommier de 1922, à la « critique interne et genèse des oeuvres » (ibid.).

      En ce qui concerne le manuscrit et ses études, B. Beugnot et J. Martel frétillent à l'idée que l'expression manuscrit de travail, cet évident barbarisme de la CGMM pour désigner le brouillon en allemand dans le texte, ait été enployée dès 1608 par H. Hornschuch (p. 181c) ! On se demande bien pourquoi ils sont si heureux de cette extraordinaire trouvaille philologique, unique dans l'histoire du français avant les publications d'Almuth Grésillon... En tout cas, les voilà tout heureux de découvrir deux des trois sens fondamentaux du multiforme brouillon connu de la CGMM sous le nom de code « manuscrit moderne ». Ainsi donc, avec l'attestation de la belle expression de manuscrit de travail, voilà que (dans l'article de L'Estoile) « se trouvent confirmées les ambivalences du terme de brouillon », soit le registre et le premier jet corrigé ensuite. Bref, il aura fallu trente ans pour que la CGMM découvre le mot « brouillon », alors que son objet est précisément constitué des brouillons de Madame Bovary. Il n'est jamais trop tard...

      Encore quelques ouvrages sur le manuscrit et peut-être découvriront-ils aussi les divers sens du mot « manuscrit » et en particulier ce qu'est un « manuscrit moderne ».

2001  Brouillons d'écrivains, éd. de Marie Odile Germain et de Danièle Thibault, Paris, Bibliothèque nationale de France, 200 p. (23,5 × 30 cm).

      Encore toute une rebuffade, mais avec un doigté d'une telle diplomatie que Pierre-Marc de Biasi n'en sera même pas conscient. Il faut dire qu'on le laisse en mener large : on publie de lui exactement huit pages sur deux cents et ce sont, à proprement parler, les seules traces de la CGMM de l'ouvrage conçu, programmé et largement rédigé par les spécialistes de la BNF, surtout du département des manuscrits, avec la collaboration de nombreux chercheurs, essayistes et écrivains. La diplomatie consiste à remercier très chaleureusement les chercheurs de l'ITEM (« si proches géographiquement et intellectuellement de la BNF », p. 5, tu parles !), à enregistrer en référence les manuels d'Almuth Grésillon et de P.-M. de Biasi (dans le très simple et très juste article de Marie Odile Germain au titre fabuleux, aussi critique qu'enthousiaste, « Manuscrits en gloire ? », p. 42a, n. 1, et p. 46b, n. 3, première et dernière notes de l'article). C'est tout. On ne lit rien de plus sur la CGMM, sauf de très rares et vagues allusions qui échappent au silence critique (diplomatique) percutant. Personne ne donne ici dans la phraséologie de l'École. Les deux articles de Pierre-Marc de Biasi se trouvent donc perdus dans ce bel ouvrage. Ils sont bien, toutefois, une trace de l'idéologie de la secte dont l'auteur ne saurait évidemment se départir. Devinez-en les sujets ! Bravo, mais ce n'était pas difficile. « Brouillon, processus d'écriture et phases génétiques » (p. 122-123a). On retrouve là un sommaire de la légologique de son fameux manuel, dont en particulier les trois phases de la rédaction, la prérédaction, la rédaction et la postrédaction, elle-même constituée des phrases de l'édition, la phrase pré-éditoriale et la phrase éditoriale (la phase postéditoriale manque malencontreusement). Le second article est encore du réchauffé : c'est la belle soupe aux ratures (« Mille et une ratures », p. 145-151a).

      Il faut évidemment savoir  l-i-r-e  le titre de l'exposition et de son catalogue, BROUILLONS d'écrivains, et savoir qu'il est produit par le département des MANUSCRITS de la BNF. Or, si vous êtes attentifs, vous verrez que le syntagme « manuscrit moderne » est toujours une métonymie pour désigner les manuscrits des écrivains modernes (ce sont d'ailleurs les deux sections du département des manuscrits). Jamais, absolument jamais, il ne désigne une sorte de manuscrit, comme le fait systématiquement la CGMM (qui porte si bien son nom), c'est-à-dire... des brouillons ! Ici, un brouillon s'appelle un brouillon et un manuscrit, un manuscrit.

      L'ouvrage est par ailleurs le parfait contrepoison de la CGMM, une véritable introduction à la brouillonnologie. Et d'abord une présentation systématique, à partir de leurs brouillons et des autres pièces avant-textuelles, des méthodes de rédaction de Victor Hugo, Gustave Flaubert, Émile Zola, Marcel Proust, Jean-Paul Sartre, Georges Perec et de très nombreux autres, présentations toujours rigoureuses. Bien sûr, on peut opposer les écrivains qui improvisent leur rédaction sans aucun plan à ceux qui planifient longuement l'oeuvre à venir, ceux qui travaillent avec une importante documentation préalable aux autres, dont on peut imaginer mille sources d'inspiration. Mais en réalité, et c'est là l'essentiel, aucun des trente écrivains présentés dans l'ouvrage ne rédige comme un des autres. Un exemple élémentaire ? Constater que Zola et Flaubert rédigent tous les deux à partir de plans et de scénarios, voilà une généralisation qui ne présente absolument aucun intérêt, tant la planification et la rédaction des deux romanciers sont sans commune mesure. Bref, le principe premier de la brouillonnologie est que chacun rédige à sa manière.

      Et la preuve s'en trouve dans l'exposé des écrivains à ce sujet. Parmi de nombreux témoignages, le sommaire du recueil de l'exposition (tenue du 27 février au 24 juin 2001) sur l'internet est vraiment pertinent sur ce point,

expositions.bnf.fr/brouillons

Il oppose deux exposés aussi simples que beaux, vrais, s'agissant de deux incarnations opposées de la rédaction parmi des milliers d'histoires possibles de l'écriture personnelle : « Brouillons et rituels d'écrivains » (p. 54-58), de François Bon, et « Fait à la main » (p. 187-188), de Pierre Michon.

2005  Dominique Nancy, « La Brouillonnologie, vous connaissez ? », entretien avec Guy Laflèche, Forum (journal de l'Université de Montréal), 17 octobre 2005, p. 5. Courrier du lecteur : Robert Melançon et Michel Pierssens, « Critique génétique : des propos injurieux », Forum, 7 novembre 2005, p. 7. Guy Laflèche, « Crime de lèse-majesté ? », Forum, 21 novembre 2005, p. 9.

      Ces textes se consultent sur www.iForum.umontreal.ca.

      La réplique des adeptes de la CGMM à l'Université de Montréal, car il s'en trouve, est injurieuse à mon endroit, ce qui est le moindre de mes soucis, car je comprends que mes collègues Robert Melançon et Michel Pierssens ne sont pas très habiles, question polémique, et sont évidemment totalement dépourvus du sens de l'humour sur cette question, comme il sied aux adeptes de la secte, si je puis continuer à m'amuser... En revanche, cette polémique aura été l'occasion d'en venir à l'essentiel : « la critique génétique du manuscrit moderne (CGMM) est une pseudo-science élaborée par l'Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) de la République francaise » (Guy Laflèche, Forum, 21 novembre 2005, p. 9).


Début —— Tdm —— TGdM