TdM


Guy Laflèche, Université de Montréal

TGdM

  • Prologues
  1. Le texte imprimé et le texte électronique
  2. L'« ÎLE » des simoniaques,un bel exemple
  3. Le copyright et le droit d'auteur, CONTRE !
  4. Historique des sites littéraires sur la toile
  5. Droit de reproduction sur la toile, POUR !
  6. La bibliothèque électronique de Google, POUR !
IMEC / Laflèche
Ref. Cabinet Pierrat (Paris)

Droits de reproduction sur la toile
(copyrights sur le Web)
dans les sites personnels sur les oeuvres littéraires

L'« ÎLE » des simoniaques, un bel exemple

CÉTUQ = Centre d'études québécoises (Université de Montréal)
CRELIC = Centre de recherche en littérature québécoise (Laval)
CRILCQ = Centre de recherche interuniversitaire
 sur la littérature et la culture québécoises
ÎLE = Infocentre littéraire des écrivains
UNEQ = Union des écrivains du Québec

L'« ÎLE » des simoniaques

        Commençons par un peu d'économie de droit canonique pour illustrer que tout a son prix, même ce qui est gratuit. L'Église catholique romaine gère depuis le tout début de notre ère le trésor infini des mérites du Christ, de la Vierge et de tous les saints. Ce sont les « indulgences » ou les remises de peines qui s'appliquent aux fautes de ceux qui ont péché (et ont été pardonnés), donc en pratique à tous les hommes qui ne sont pas des saints, ce qui en fait beaucoup. Mais comme les indulgences constituent une réserve infinie, cela ne devrait pas créer de problème. Toutefois, les papes les gèrent avec une remarquable parcimonie, s'agissant de choses saintes et sacrées (sans compter que l'on perd au moindre péché tout ce qu'on avait réussi à mettre en banque). De là vient qu'elles ont beaucoup de valeur et qu'on aura souvent réussi à en faire commerce. Il suffit en effet de restreindre l'accès à un bien libre pour que de gratuit il ait son prix, même dans les cas comme celui-ci où il est hors de prix. Il faut renvoyer sur ce sujet à l'exposé fondamental d'Eusebius Amort (De origine indulgentiarum, 1735).

        Abordons maintenant un des grands jubilés de l'informatique appliquant la Doctrine telle qu'interprétée et contrôlée par les simoniaques réformés (souvent désignés à tort du mot populaire et argotique de Simonacs) de l'Union des écrivains du Québec (UNEQ), corroborée et légitimée par les chercheurs du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), réforme moderne des règles de l'indulgentiarum doctrina (section « droit d'auteur », chapitre « droit divin », livre « casuistique »), appliquées au for externe de la conscience littéraire du Québec avec imprimatur et nihil obstat de la Bibliothèque Nationale elle-même, la vente du virtuel par internet. J'espère que c'est clair.

        Il faut dire que ce n'est pas simple, s'agissant de l'« ÎLE ». Le mystère de l'incarnation des indulgences est une simple règle de trois, comme celui de la Sainte Trinité d'ailleurs, en comparaison de l'incompréhensible commerce des électrons sous le nom de « droit d'auteur ». Voilà pourtant le mystère qu'il faudrait percer. On n'y arrivera pas, mais peu importe, car les mystères sont là pour rester et en faire le tour n'est déjà pas si mal.

        L'ÎLE, aujourd'hui. « ÎLE » est l'acronyme d'« Infocentre littéraire des écrivains ». Quel épouvantable charabia. On s'attend à trouver un centre informatique ou virtuel des écrivains et/ou sur les écrivains, voire sur la littérature ! Avec cette désignation, l'ambiguïté paraît volontaire : si l'objectif du moins est de ne pas dire de quoi il s'agit, c'est réussi. Ce centre électronique (1), constitué d'une base de données offerte sur la toile, est situé à Montréal et consacré aux écrivains québécois (par l'association des écrivains québécois, comme on le découvrira plus loin). Il propose actuellement près d'un millier d'entrées, de fiches ou de fichiers. En pratique, à partir d'un index, par ordre alphabétique ou autrement (genres, chronologie, etc.), on peut accéder au fichier de chacun des écrivains, fichier qui comprend sa photographie et une notice biographique signée (600 de ces notices sont de Katia Stockman). Plusieurs de ces fichiers sont en cours d'élaboration, mais la majorité d'entre eux donnent la liste des oeuvres de l'écrivain (par ordre chronologique ou alphabétique, au choix), avec parfois quelques lectures enregistrées. Dans 275 cas, les chercheurs peuvent y trouver la bibliographie des articles de presse ainsi que des études sur l'auteur et ses oeuvres (ce qu'on désigne du point de vue des écrivains sous le nom de « dossier de presse »); plus encore, le centre contient les textes de ces articles, ce qui correspond à un fonds d'archives évalué à 100 000 pages. Disons tout de suite, puisque c'est un des problèmes principaux qui va nous occuper, qu'il faut s'abonner pour avoir accès à ces textes ou payer à la pièce pour les consulter. Voilà donc une « base de données » appartenant à l'ÎLE, l'Infocentre littéraire des écrivains (québécois).

        Cet organisme n'a aucun statut juridique ni même de statuts (pluriels), aucun texte qui en définisse la nature et les fonctions, sauf ses textes publicitaires maladroitement recopiés de demandes de subvention, avec grand état de sa « phase II » succédant à sa « phase I ». Bref, ce n'est pas un organisme. On le désigne souvent en bon français sous le nom de Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise. De quoi s'agit-il donc ? Au sens strict, d'un comité de l'UNEQ, l'Union des écrivains québécois, ou plutôt, en style bigenre propre à ces écrivains-là, l'Union des écrivaines et des écrivains québécois(e)s. Ce comité d'organisation (il y en a cinq, voués au Conseil d'administration) « définit les politiques et les orientations de l'Infocentre littéraire des écrivains » (2). Tous les comités de l'UNEQ dépendent du Conseil d'administration, le président de l'association en fait partie d'office et tous leurs membres (à l'exception des fonctionnaires de l'UNEQ qui n'y ont pas droit de vote) doivent aussi être membres de l'UNEQ. Or, les membres du comité de l'ÎLE sont actuellement Micheline Cambron, directrice du CÉTUQ, Guy Champagne, directeur du CRELIQ, et Robert Laliberté, directeur de l'AIEQ, de même que Pierre Lavoie et Ginette Major, directeur et directrice adjointe du secrétariat de l'UNEQ. Katia Stockman est désignée, au secrétariat de l'UNEQ, comme « responsable » de l'ÎLE, mais il faut entendre qu'elle en est la « secrétaire responsable » (elle n'a pas droit de vote au comité). Aucun des trois dirigeants de centres et d'association n'est membre de l'UNEQ (ce qui paraît illégal) — et il faut constater que ces trois directeurs sont en minorité en regard des trois autres membres (3) de l'UNEQ, puisque le président détient forcément le vote prépondérant. Aucun responsable n'est désigné : c'est donc de facto le président de l'UNEQ, soit Bruno Roy.

        D'ailleurs, rien de mieux que la géographie physique pour situer les choses : l'adresse postale de l'ÎLE est le 3492 de l'avenue Laval à Montréal. Il s'agit de la Maison des écrivains, les bureaux de l'UNEQ.

        L'ÎLE, sa naissance. L'ÎLE a été lancé en grandes pompes le 4 mai 1998. Le projet avait été entrepris en 1995. À ce moment, en effet, deux centres de documentation se sont associés à l'UNEQ pour mettre en place la base de données, le Centre d'études québécoises de l'Université de Montréal (le CÉTUQ) et le Centre de recherche en littérature québécoise de l'Université Laval (le CRELIQ). Ces deux centres de documentation et de recherche existent depuis longtemps, le premier ayant été fondé en 1964 par Réginald Hamel et relancé par Léopold LeBlanc en 1975, le second a été mis en place par Maurice Lemire en 1981 à partir des archives du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec entrepris en 1971. C'est le second qui est le plus riche, ayant accumulé de très nombreuses et importantes subventions de fonctionnement depuis sa fondation (4). Ce sont les dossiers de ces deux centres qui constituent aujourd'hui pour l'essentiel la documentation de recherche de l'ÎLE, le reste venant tout bonnement des propres membres de l'UNEQ, ce qui revient à dire que la documentation constituée par et pour la recherche universitaire depuis 25 ou 30 ans vient de passer aux mains d'une corporation ou d'un syndicat dont l'objectif est de faire la promotion des intérêts de ses membres. Mais restons-en pour l'instant aux faits qu'il est toutefois difficile de faire taire tant ils parlent d'eux-mêmes.

        Après la mise en place du projet par l'UNEQ, le CRELIQ et le CÉTUQ, l'Association internationale des études québécoises (AIÉQ) s'est jointe à l'Infocentre. Puis ce fut le tour de la Bibliothèque Nationale du Québec qui, pour l'essentiel, offre sa banque de textes numérisés des auteurs du XIXe siècle en page d'accueil. En retour, et l'ÎLE est gagnant sur tous les tableaux, le sigle de la BNQ se trouve en page d'accueil de tous les fichiers de chacun des auteurs, en tête de ses bibliographies. Les faits parlent encore déjà d'eux-mêmes : c'est une caution inespérée pour l'ÎLE, pour l'UNEQ et surtout pour chacun de ses cotisants.

        La physique du virtuel. La page d'accueil de l'ÎLE identifie les principaux organismes qui ont financé le projet : le Fond de l'autoroute de l'information (FAI) du Ministère de la culture et des communications du Gouvernement du Québec, le Conseil des arts du Canada et Patrimoine canadien, toujours du Gouvernement du Canada. Les montants de ces subventions directes constituent un total de près d'un million de dollars, du moins si l'on ajoute l'augmentation des subventions que l'UNEQ a pu obtenir pour le projet, comme l'augmentation de la subvention annuelle du Conseil des arts de la Communauté urbaine de Montréal. Mais cela ne compte pas la part importante que les centres de recherche de Montréal et de Québec ont prise sur leur propre budget (soit plus de 50.000 $ par année, dont 40.000 du CRELIQ de Québec), puisque ce sont eux qui ont géré le transfert de leurs fonds de documentation dans le centre de l'UNEQ, « partenariat » (5) qui a permis à l'UNEQ d'obtenir ses subventions ou celles destinées directement au projet.

        Plusieurs compagnies privées sont impliquées depuis le début, de la conception à la réalisation, et cela à plusieurs étapes du projet. Les plus importantes de ces compagnies ont mis en place la commercialisation et la plus étonnante entreprise a été celle de la promotion. Mais la commercialisation et la promotion sont liées. Commençons par examiner la réalisation du jubilé informatique, avant de nous occuper de la vente des indulgences...

        Du strict point de vue informatique et électronique, le projet commence avec la fusion des dossiers des centres de documentation de Québec et de Montréal. Prenons par exemple les deux dossiers sur Hubert Aquin. Au fil des ans et lors de diverses campagnes de cueillette, on a rassemblé à Québec et à Montréal, outre ses oeuvres bien entendu, copie des articles de presse et de revue sur lui et sur elles, tandis qu'on a collectionné les ouvrages collectifs et les essais sur son oeuvre. Pour produire le dossier informatique, il faut réunir les informations complémentaire des deux fichiers, y ajouter les données des bibliothèques, pour produire la bibliographie des oeuvres d'Aquin et sur lui et numériser tous les articles de presse et de revue (ce qu'on fait faire par des compagnies spécialisées). Documentation d'un côté, saisie et traitement informatiques de l'autre, ces opérations peuvent être réalisées de plusieurs façons, avec plus ou moins de précisions, mais elles sont simples, mécaniques et automatiques. La mise en place électronique du centre suit et n'est pas non plus difficile à réaliser : il suffit de mettre en forme les informations saisies et de rédiger les notices bibliographiques, insérer le tout dans une base de données qui sera gérée dans un site internet. Cela fait, l'ÎLE est en place. Il suffit aujourd'hui de s'y brancher et d'avoir accès aux documents qu'on y trouve pour voir qu'il s'agit d'une très simple réussite. Mais les problèmes et les questions ont déjà commencé, on le devine sans peine, à se poser.

        Je ne sais pas s'il faut parler de scandale, mais je trouve scandaleux que les centres universitaires de Montréal et de Québec aient tranquillement accepté que l'association des écrivains pompent leurs fonds et en prennent, à toutes fins utiles, le contrôle, dans la perspective corporatiste qui est forcément la sienne. L'Union des écrivains québécois est une association ou un syndicat qui n'a rien à voir avec la recherche et l'enseignement universitaires. Ces fonds documentaires correspondent, toutes proportions gardées, bien sûr, au trésor des mérites géré par l'Église. Comme professeur d'université, c'est-à-dire comme chercheur et comme enseignant, je dois expliquer que ce trésor est en effet une fortune et qu'il nous appartient. Les dossiers du centre de l'Université de Montréal n'ont pas de prix et s'il me fallait les mettre aux enchères, la mise initiale devrait être à mon avis de dix millions de dollars. C'est la moindre des choses, s'agissant d'un centre de documentation créé il y a maintenant près d'un demi-siècle avec des fonds publics et appartenant aux étudiants et chercheurs de l'université qui l'a hébergé sur plus d'une génération. On doit estimer à pas moins de 25 millions de dollars la valeur du CÉTUQ. Il est inconcevable que les données de ces deux centres ne soient pas informatisées par eux et pour eux, de sorte que ce patrimoine universitaire puisse profiter au mieux d'une diffusion électronique entièrement au service de la recherche et de l'enseignement. Au lieu de cela, voilà que ces données paraissent la chose d'une corporation qui pourrait maintenant pouvoir en revendiquer la possession et qui subordonne l'utilisation de ces données universitaires aux intérêts corporatifs de ses cotisants. Si ce n'est pas un scandale, cela le deviendra vite dans le cas où la situation ne serait pas rapidement corrigée.

        L'ÎLE, le commerce. Bref, la corporation des écrivains prend possession d'un trésor inestimable, en obtenant les subventions qui permettent de le souffler (6), grâce à l'inconscience de ceux qui devraient en principe être chargés de le protéger et de le faire fructifier. Le coup de maître réalisé, l'objectif de l'UNEQ est alors de le commercialiser. L'affaire (c'est le mot juste) sera « pensée » avec l'aide de compagnies privées. D'un côté on s'approprie un trésor qui n'a pas de prix et de l'autre il faut le monnayer — et finalement on le vendra à ceux à qui on l'a pris. Génial ! L'ÎLE sera donc un site payant. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, l'UNEQ impose que les droits d'auteur... notamment de ses propres auteurs, leur soient versés pour consultation. La théorie, la pratique. En théorie, ce sont les écrivains qui ont le plus de chance d'avoir été les auteurs des textes traitant des autres auteurs. C'est logique. En pratique, c'est Copibec qui gère ces droits-là, la Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction. Or, Copibec est une créature de l'association, dans la mesure où l'UNEQ et l'ANEL (c'est-à-dire les auteurs et les éditeurs agréés du Québec) ont le contrôle total de l'organisme qui gère les droits de reproduction des auteurs et des éditeurs de livres et de revues, nommant ensemble six des dix administrateurs de l'organisme extrêmement efficace. Ce n'est jamais trop difficile de bien s'entendre avec soi-même. Je ne connais pas les résultats de l'entente conclue avec Copibec, mais on peut être sûr qu'elle est « juste », c'est-à-dire assez profitable aux « auteurs ». L'ÎLE doit aussi s'entendre avec les principaux journaux du Québec (essentiellement le Devoir, la Presse et le Soleil) : dans ce cas-là, il s'agit d'obtenir le contraire, c'est-à-dire la gratuité. Je ne connais pas non plus l'entente qui lie l'ÎLE aux journaux, mais j'imagine que les droits financiers ne doivent pas être très élevés, s'il n'y a pas exonération. Chose certaine, voilà le « droit d'auteur » qui passe de la vente des livres, des revues et des journaux à leur consultation en bibliothèque ou centre de recherche et, de là, ce « droit d'auteur pour consultation » passe à la consultation électronique des documents informatisés. Voilà quelque chose de tordu qui n'a l'air de scandaliser personne...

        Bref, il s'agit maintenant de vendre le trésor des indulgences à l'occasion de la grande jubilation informatique. Le trésor que les étudiants et les chercheurs de l'Université de Montréal consultaient gratuitement depuis trente ans, on va réussir à le leur vendre, comme aux autres. On commence par établir les tarifs des indulgences partielles : il faut payer de un à neuf dollars pour consulter un document, selon sa longueur (de moins de 300 mots à plus de 3.000 mots) ou encore acheter un forfait de 100 ou 200 $ qui permet de consulter de 300 à 600 documents. Indulgences plénières : les tarifs sont annuels et le nombre de consultation illimité. Pour une école primaire, il en coûte 200 $ par année, pour une grande université 1.800 $. En pratique, il en coûte 200 $ par année à l'UNEQ, ce qui correspond au tarif d'une société sans but lucratif, mais il en coûte 600 $ au Centre d'études québécoises et 1.800 $ à l'Université de Montréal ! Je crois qu'il faut en effet ici un point d'exclamation et même des points de suspension...

        Toutefois, ces dernières années, les abonnés de l'ÎLE étaient tout bonnement l'UNEQ, le CRELIQ, le CÉTUQ, l'Université Laval et l'Université de Montréal, de même que l'Université de Victoria (oublions quelque quatre ou cinq particuliers qui ont vite compris qu'ils gaspillaient leur argent). C'est peut-être bien peu, mais ce n'est pas faute de promotion. Qui dit commercialisation dit publicité. L'ÎLE a donc investi une partie importante de ses subventions dans sa promotion, notamment dans la production d'un vidéo réalisé par une compagnie professionnelle qui a été distribué à près de 1.500 exemplaires, de même que dans l'impression de matériel publicitaire (dépliants, bulletins, signets, affiches, etc.) — à une époque où personne ne pouvait avoir accès gratuitement aux simples bibliographies des auteurs ! Tout cela tient à la logique du commerce. Jamais en trente ans le Centre d'étude québécoise de l'Université de Montréal n'avait dépensé cinq cents à faire sa publicité. Si le CÉTUQ et le CRELIQ avaient eux-mêmes géré pour leurs membres et le public, comme c'est leur fonction, leur centre virtuel, jamais il ne serait venu à l'idée de personne de gaspiller de l'argent pour en faire la promotion publicitaire, son développement faisant de lui-même sa « publicité ». En tout cas, cet « investissement » n'a rien rapporté. Cela dit, tout indique que l'ÎLE a un bel avenir commercial devant lui s'il continue d'échapper aux chercheurs.

        Et c'est bien le cas actuellement. Nulle part on n'indique comment ont été choisis les auteurs retenus. C'est pourtant la moindre des choses dans le cas d'une base de données consacrée aux écrivains québécois. Qu'est-ce donc qu'un écrivain québécois, voire un écrivain ? N'y en a-t-il pas des dizaines nés de la dernière pluie de subventions éditoriales qui ne publieront jamais plus de deux ou trois livres sans aucun intérêt ? Et depuis quelle date les retient-on ? Évidemment, les spécialistes des deux centres peuvent répondre pour leurs fonds, mais comme ces questions ne sont posées nulle part sur l'ÎLE, on voit immédiatement que ce centre n'en est pas un de recherche. C'est au contraire un centre de promotion corporatif. On peut poser une question toute simple : d'où sortent donc ces fichiers d'« auteurs jeunesses » qui ne correspondaient à aucun dépouillement des centres de recherche, mais se retrouvent comme par magie sur l'ÎLE ?

        Mais il y a des questions plus importantes encore à poser : comment l'ÎLE peut-il être considéré comme un « service » de l'UNEQ, comme l'indique la page d'accueil de l'association des écrivains, et comment l'insertion dans la banque de l'ÎLE peut-elle être considérée comme un « privilège » des cotisants de l'UNEQ ? Prenons au hasard le cas de l'ethnologue Rémi Savard, qui est membre de l'association et a donc de ce fait le « privilège » de figurer sur l'ÎLE comme un écrivain québécois. Je choisis à dessein un auteur de haut calibre (car je ne me permettrais pas de mettre en cause de jeunes cotisants de l'UNEQ, qui tentent naturellement d'investir dans leur carrière...). Pourtant Rémi Savard compte parmi plusieurs dizaines d'autres essayistes talentueux de sa génération et je serais bien aise de le voir retenu sur l'ÎLE si les critères étaient rigoureux et explicites et non corporatifs. Certes, il existe une procédure qui permet à n'importe quel quidam de soumettre son dossier à l'évaluation des responsables de l'ÎLE, comme si un auteur pouvait demander au CÉTUQ d'ouvrir un dossier sur lui. Ou plutôt, ce qui est hallucinant, voici ce qu'on lit sur le site de l'association : « Tout écrivain canadien [sic] qui souhaiterait avoir sa propre fiche dans l'ÎLE, peut soumettre sa candidature auprès de l'UNEQ...(7) ». On lit bien : de l'UNEQ ! Mais oublions les juges et experts ici en patent conflit d'intérêts. On comprend que cette sorte de droit d'« élection » ou d'« appel », comme on voudra, découle de son contraire qui est inacceptable, le fait que l'inscription au titre d'écrivain québécois soit un privilège des membres de l'UNEQ, avec l'approbation explicite des centres universitaires de littérature québécoise de Montréal et de Québec, le tout estampillé du sigle de la Bibliothèque Nationale du Québec. C'est l'appellation contrôlée : on ne peut être un « écrivain québécois » plus conforme.

        Que faire maintenant de l'ÎLE ? À ce que je peux en juger, je ne vois dans cette situation inacceptable ni malveillance ni incompétence, mais d'évidentes improvisations administratives, sous la pressions des entreprises privées profitant de l'aventure électronique. Il faut toutefois réagir d'urgence. D'abord l'ÎLE doit redevenir la propriété exclusive du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (le CRILCQ regroupant aujourd'hui le CÉTUQ et le CRELIQ). Ensuite, si l'UNEQ veut rester un partenaire de l'ÎLE (mais pourquoi donc ?), ses membres doivent dans ce cas y être traités à part et comme tels. Enfin, et c'est ce qui nous importe ici, l'ÎLE doit renégocier ses ententes de droits d'auteur de telle sorte que sa consultation soit gratuite. On n'a pas le droit de vendre les indulgences qui viennent de trésors publics, particulièrement les travaux d'auxiliaires étudiants et les efforts de nombreux chercheurs depuis plusieurs décennies; on n'a pas le droit de tirer profit d'un centre de recherche virtuel dont le droit d'entrée est contradictoire avec sa mission de recherche et d'enseignement, et qui doit s'ouvrir le plus largement possible au public; on n'a pas le droit de faire le jeu de compagnies privées spécialisées dans la vente de ce qui n'a pas de prix et appartient à la communauté.

        Voilà posée toute la question du droit d'auteur des oeuvres et critiques littéraires sur la toile. Il ne fait pas de doute qu'un individu, une entreprise privée ou une corporation comme l'UNEQ a le droit le plus strict de mettre en place un site internet dont l'entrée est payante et de vendre ce qui lui appartient. Cela ne prête pas à discussion. Le problème commence avec la vocation d'organismes publics, comme les universités, les bibliothèques et les centres de recherche, lorsqu'ils se mettent en frais (c'est bien le cas de le dire) de vendre du virtuel, surtout s'il s'agit de gérer des textes ou des documents qui ne leur appartiennent pas et sur lesquels ils doivent payer et faire payer des droits pour des tiers. Une bibliothèque, un centre de recherche littéraire n'est pas un commerce.

        Et ce n'est pas tout : qui a dit que les dossiers mis en place depuis des décennies par les centres de littérature ne leur appartiennent pas ? Il n'était jamais venu à l'esprit de personne de faire payer un droit de consultation des dossiers du CÉTUQ au coût de un à neuf dollars pour chacun de ces articles, selon la longueur du texte... Pourquoi donc cette absurdité (s'agissant de consultation) s'impose-t-elle tout à coup sur la toile pour le même dossier ? De par la simonie des vendeurs du Temple. Il n'y a aucune raison pour que le Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise ne se développe pas dans l'intérêt de la littérature et de ses auteurs, des professeurs et des étudiants, comme du grand public, tout le contraire de la corporation qui utilise la littérature québécoise dans l'intérêt de ses cotisants. Il faut obtenir s'il y a lieu l'exonération des droits des journaux, des revues littéraires et des auteurs pour tous les documents versés aux dossiers des écrivains sur l'ÎLE ou s'en tenir au strict droit de citation dans les cas de refus. Il suffisait de décrire la situation actuelle pour montrer qu'elle est inacceptable et ce n'est pas parce qu'on a réussi à la mettre en place et qu'elle est maintenant utile aux chercheurs de l'Université de Montréal, par exemple, qu'elle doive être tolérée.

        Le CRILCQ dispose à partir de cette année (pour les campus de Québec et de Montréal) d'un budget annuel d'un demi-million de dollars. La partie de ce budget qui sera consacrée au centre virtuel ne doit plus être détournée ni au profit intellectuel d'aucune corporation, ni au profit financier d'auteurs et d'éditeurs, et cela par principe. Ce centre doit être exclusivement au service de la littérature et d'abord de la recherche et de l'enseignement : il a droit, au contraire, à l'aide et l'appui des auteurs et des éditeurs. Mais, dira-t-on, la littérature, c'est tout de même un peu l'oeuvre des auteurs et des éditeurs... Justement. Si ce centre (virtuel) est au service de la recherche et de l'enseignement pour lesquels il a été conçu, c'est également un merveilleux instrument de promotion des oeuvres et tout à la fois des auteurs et de la littérature. Il suit qu'il doit être accessible au plus vaste public possible — et d'aucune manière au service d'une corporation.

        Qu'en est-il alors des « droits d'auteur » sur les articles de presse et de revue ? Le principe est qu'il s'agit ici non de copie (comme dans le cas de photocopies destinées à un usage collectif), mais de consultation, de consultations individuelles, que cela se fasse sur place en bibliothèque ou sur la toile. Le bon sens le plus élémentaire répond que le coût éventuel de ces consultations, s'il s'en trouvait, ne doit pas être à la charge des utilisateurs, mais bien de l'État, comme dans le cas de la bibliothèque et des centres de recherche d'où viennent ces documents. Aux corporations des écrivains et des éditeurs de journaux et de revues de négocier s'il y a lieu ces droits avec les Gouvernements du Québec et du Canada (mais alors, quels irresponsables Séraphins dépourvus de toute conscience sociale !). D'ici là, les ententes doivent être renégociées selon les principes exposés plus haut, à l'opposé des pratiques marchandes qui contreviennent à la nature d'un centre de recherche.

* * *

        L'ÎLE est un beau cas propre à servir de prologue à un ouvrage sur le traitement des copyrights et droits d'auteurs sur la toile, car voilà une anti-fable. Non seulement un récit immoral, mais la contradiction radicale du genre. C'est l'histoire de Simon Lemage, un informaticien de chez CD-Disque, sous-traitant de Pie XIII, qui se présente au Ciel avec un ordinateur portatif dans l'intention de vendre au Père Éternel un abonnement sur les mérites infinis de son Fils. « S'ils sont infinis et s'ils sont à mon Fils, pourquoi donc paierais-je ? de s'exclamer le Bon Vieux qui ne manquait pas de logique. — Mais pour l'avenir de notre commerce et pour le respect du droit canonique, de répondre Simon ». Dieu, reconnaissant qu'il avait créé le monde, le commerce et par conséquent les lois de l'offre et de la demande, décide de souscrire un forfait annuel de 1.800 $ au nom du Ciel, plus 600 $ pour l'ordinateur personnel de son Fils. L'immoralité de l'histoire, on la connaît maintenant : tout à son prix, même ce qui est à la fois gratuit et hors de prix, d'où le proverbe « chers commerçants, sachez cacher comment commercer ». Ainsi, l'ÎLE est-il sur le point de passer aux mains d'une corporation de simoniaques.


Notes

(1) L'ÎLE : l'Infocentre littéraire des écrivains, apparemment propriété de l'UNEQ (la page d'accueil porte la note suivante à ce sujet qui nous occupera longuement plus loin : « L'ÎLE est le résultat du partenariat entre l'Uneq, le Creliq, le Cétuq, la BNQ et l'Aiéq »). Conception éditoriale de Jean-François Gauvin, responsabilité de Katia Stockman du personnel de l'UNEQ, adresse postale dans les bureaux de l'UNEQ à Montréal, dernière mise à jour le 6 novembre 2003, consulté ce jour-là :

http://www.litterature.org  >.

L'« édition » actuelle paraît dater du 17 février 2002 (qui a été longtemps la dernière date de « mise à jour »). Les mots clés susceptibles de conduire les moteurs de recherche sur le site (dans le code source), selon ses concepteurs : « <meta name="keywords" content="écrivain, littérature, québec, québécois, ile, bibliographie, biographie, littérature, uneq, creliq, cetuq, Michel Tremblay, Jacques Poulin, Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Nicole Brossard, Jacques Ferron, Gaston Miron, Jacques Godbout, Anne Hébert"> ».

(2) Toutes ces précisions se trouvaient sur le site internet de l'UNEQ consulté le 17 février 2002, le 3 juin et le 15 octobre 2003:

http://www.uneq.qc.ca/  >

à l'onglet « services », soit:

http://www.uneq.qc.ca/services/ile.html >.

      Les textes des adresses inactives de cette note et des suivantes se consultent aujourd'hui en archives sur

www.archive.org
à l'adresse www.uneq.qc.ca

      Cela est toujours le cas en juillet 2010, quoiqu'on l'affiche de manière plus discrète : voyez simplement comment il faut demander son inscription sur le site de l'Île, onglet « Mission », candidature à l'Île : c'est l'UNEQ qui gère les inscriptions.

Bref, l'ÎLE est un « service » de l'UNEQ, ce qu'on comprendra plus loin, mais c'est surtout un comité de l'association, ni plus ni moins. — Mais encore là, on ne trouve plus aujourd'hui sur le site de l'UNEQ la liste de ses comités et de leurs membres.

(3) Toutefois, si Pierre Lavoie et Ginette Major paraissaient bien, comme Katia Stockman, faire partie du personnel de l'UNEQ sans être par ailleurs membres de l'association, leur nom pourtant n'était pas entre parenthèses comme le sien pour indiquer qu'ils n'avaient pas droit de vote dans le comité :

http://www.uneq.qc.ca/apropos/comites.html >,

« Comité de l'ÎLE ».

(4) En juin 2003, les deux centres viennent d'être réunis sous le nom de Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), comme je le rappellerai plus loin.

(5) À remarquer la connotation commerciale : ce mot ne s'emploie pas en français, sauf dans le jargon de la petite entreprise. Connotation nationale aussi : on est bien à Montréal où l'UNEQ s'est trouvé des « good big partners pour sa businesss », yesss.

(6) Le mot qui conviendrait se situe entre « acquérir » et « dérober », mais à la réflexion celui-ci convient parfaitement bien pour décrire l'opération.

(7) Section du site de l'UNEQ intitulée : « Comment fait-on pour avoir sa propre fiche dans l'Infocentre littéraire des écrivains ? » :

http://www.uneq.qc.ca/services/ile.html >,

fichier en place le 3 juin 2003, citation vérifiée le 15 octobre 2003. Le même texte se trouve dans les fichiers de l'ÎLE, site déjà cité, au fichier suivant :

http://www.litterature.org/mission.asp >.

« Les écrivains qui figurent dans l'ÎLE ont été soigneusement sélectionnés par un comité d'experts ». Qui nomme les membres de ce comité et de qui relève-t-il ? Quels sont les experts qui le forment actuellement ? Non seulement on ne trouve pas un mot sur l'ÎLE à ce sujet, mais je crois savoir que ce comité n'a jamais existé. Poursuivons la citation : « Ceux-ci [les écrivains sélectionnés] ne sont pas nécessairement membres de l'UNEQ [ouf! heureusement...]. Cependant, les membres de l'Union des écrivaines et des écrivains qui ont le statut de titulaire acquièrent automatiquement le privilège d'y figurer ». Un membre titulaire est simplement l'auteur d'au moins deux livres publiés par des éditeurs agréés et qui paie sa cotisation de 125 $ par année (par opposition aux membres associés qui n'ont publié qu'un seul livre ou l'équivalent, y compris à compte d'auteur, et paient une cotisation annuelle de 100 $). S'il cesse de payer sa cotisation, l'ancien auteur perd-il ce privilège ? Poser la question illustre tout le ridicule de la situation.

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