Par « correspondant »,
j'entends
désigner soit le même mot dans les deux langues
(dormir, par exemple) ou un mot de même forme (alliance et
alianza), généralement de même origine latine,
avec des significations plus ou moins rapprochées. Je
répète cela avec des exemples plus simples :
muraille et muralla sont des correspondants, mur et pared des
équivalents. Mais ce
qui nous intéresse ici, c'est ce dernier cas,
celui
où on ne trouve pas en castillan le signifiant
correspondant (assoupir), mais seulement des équivalents
(adormecer). Alors, ces vocables
peuvent être employés de façon
plus ou moins inattendue, avec des sens qui doivent correspondre
à des mots espagnols que le bilingue a en tête
lorsqu'il les utilise.
La plupart du temps, il s'agit du brouillage
que nous
produisons tous lorsqu'on ne trouve pas le mot juste. Sauf que
cela est forcément plus fréquent, naturel,
justifié pour le parfait bilingue de petite enfance, et
durant les quelques décennies qu'il mettra à parfaire
sa ou ses deux langues d'usage. Au fil des vingt-deux
entrées qui suivent, on ne sera pas surpris de trouver
quelques incorrections (damné, développement,
rendormir), mais le plus souvent ce sont des emplois curieux et
surprenants peut-être, mais tout à fait recevables en
français. En fait, il faut les étudier de près
pour voir ce qu'ils « représentent »
souvent : les significations de mots français
qu'Isidore Ducasse ne connaît pas. Le meilleur exemple en
est le tout simple adjectif, ballant, les bras ballants.
Le cas complémentaire de ces emplois
sera
évidemment celui des Mots espagnols sans
correspondant en français.
Accroupi = réfugié, caché;
s'accroupir = se retirer, se blottir.
En espagnol, le verbe accroupir n'a pas de
correspondant et son
synonyme est ponerse en cuclillas (de clueco, couveur, clueca,
couveuse), qui se traduirait par se mettre en position de poule
couveuse. Je ne sais pas si l'expression peut prendre un sens
second aussi défavorable qu'en français, et si
Ducasse l'emploie très nettement en rapport avec le discours
du maître-époux vis-à-vis de son
esclave-épouse (ironique, sarcastique, du ton du
mélodrame) : s'accroupir = s'écraser. Sinon, il
s'agirait plutôt (comme je le crois) d'une erreur tenant au
niveau de langue. Les traducteurs espagnols rendent le verbe par
acurrucarse, se cacher, se réfugier, se blottir, qui
rappelle les sonorités du mot français. Ducasse
pouvait donc l'avoir lui aussi à l'esprit.
1: 8 (P 1869, p. 21: 15) ...
regardant
fixement l'espace plein de ténèbres, accroupi
vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir
qui m'enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes
mains...
Dès ce premier exemple, le sens de
réfugié,
caché, blotti (vers le fond de la caverne) ne fait aucun
doute, pour la bonne raison que le personnage, dans les lignes
suivantes, n'est pas accroupi, mais bien debout à
s'étourdir sur sa paillasse.
1.9 (P. 1869, p. 25: 18) En
descendant du grand au petit, chaque
homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort
rarement pour visiter son semblable accroupi pareillement
dans une autre tanière.
6.4 (P 1869, p. 294: 13) Femme,
ôte-toi de là, et va
t'accroupir dans un coin; tes yeux m'attendrissent, et tu
ferais mieux de refermer le conduit de tes glandes lacrymales.
Aussi, peut-être :
6.7 (P 1869, p. 311: 24) Pendant ce
temps, les trois Marguerite,
quand elles s'aperçurent que tout espoir allait être
perdu, se prirent par la main, d'un commun accord, et la
chaîne vivante alla s'accroupir, après avoir
repoussé à quelques pas un baril de graisse,
derrière l'escalier, à côté du chenil de
notre chienne.
Affermir(se). Le vocable est pris pour
affirmer ! (afirmar(se)). En effet, le castillan ne
connaît pas le doublet affirmer/affermir, de même
origine latine. Toutefois, le second vocable est rare au sens
concret et Ducasse qui l'emploie deux fois, l'écrit d'abord
au sens abstrait. Aucun des deux emplois toutefois n'est fautif,
mais, amenés par le vocable castillan, ils sont très
surprenants en français, ce que sentent bien les traducteurs
qui, on va le voir, le
« réécrivent », alors qu'afirmar
conviendrait très bien.
5.5 (P 1869, p. 258: 21) Mes
paroles ne sont pas les réminiscences d'un rêve, et
j'aurai trop de souvenirs à débrouiller, si
l'obligation m'était imposée de faire passer devant
vos yeux les événements qui pourraient
affermir [= confirmer, renforcer] de leur
témoignage la véracité de ma douloureuse
affirmation.
6.7 (P 1869, p. 309: 14) ... il
aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la
gymnastique titubante avec un banc sur lequel il s'efforce de
s'affermir [= se (re)tenir], en accomplissant des
miracles de force et d'adresse.
Il ne fait pas de doute que le vocable, rare
et recherché
dans ce contexte, vient à l'esprit de Ducasse,
précisément parce que son équivalent, afirmar,
comporte les deux sens du doublet français. La
variété des traductions, puisque seul Méndez
le rend par afirmarse, montre que ce n'est pas le vocable
attendu... en français ! Sostenerse (Gómez,
Serrat, Pellegrini), mantenerse (Pariente) et consolidarse
(Alonso), pour se tenir ou se maintenir sur le banc.
Voir l'hispanisme correspondant, affirmer.
Alliage = alliance. Le doublet alliage/alliance
correspond à deux mots de forme différente,
aleación et alianza : d'où la confusion
créant l'image inattendue en français.
3.5 (P 1869, p. 171: 1)
J'étais obligé d'être le spectateur de ce
déhanchement inouï; d'assister à
l'alliage forcé de ces deux êtres, dont un
abîme incommensurable séparait les natures
diverses...
On ne trouve pas d'autre occurrence d'alliage,
mais une d'alliance
toutefois :
5.1 (P 1869, p. 233: 23) ... il ne
serait pas impossible que tu
eusses signé un traité d'alliance avec
l'obstination...
Anonyme = sans nom (sans correspondant en espagnol),
inqualifiable (incalificable). Le mot ne vient qu'une seule fois
dans les Chants et la traduction italienne d'Ivos Margoni donne
cette ingénieuse interprétation :
inabíssati
sotto terra, o stimmata senza nome... Toufefois, anonyme
pourrait aussi correspondre à sans nom, innommé,
caché, sans identité : en effet, les stigmates
du Christ ou les sigmates ignominieux affichent clairement leur
sens, puisque ce sont précisément des signes; en
revanche, le stigmate en question ici est au contraire anonyme;
mais en ce sens encore, sans nom serait plus attendu en
français.
5.3 (P 1869, p. 247: 24)
Abîme-toi sous terre, ô
anonyme stigmate, et ne reparais plus devant mon indignation
hagarde. Ma subjectivité et le Créateur, c'est trop
pour un cerveau.
Arpenter = déambuler à grands pas. Arpenter
n'a pas de correspondant en espagnol. À plus forte raison
l'expression qu'on trouve ici, expression qui est contradictoire
avec le contexte (arpenter la cours signifie s'y promener de long
en large, alors que de toute évidence Mervyn la traverse
rapidement).
6.4 (P 1869, p. 293: 3) Il tire le
bouton de cuivre, et le portail
de l'hôtel moderne tourne sur ses gonds. Il arpente la
cour, parsemée de sable fin, et franchit les huit
degrés du perron.
Être en arrêt devant = découvrir +
signaler + dénoncer.
2.15 (P 1869, p. 134: 25) [Des
vipères]. Ces cris, devenus
rampants, et
doués d'anneaux innombrables, avec une tête petite et
aplatie, des
yeux perfides, ont juré d'être en arrêt
devant
l'innocence humaine...
Si les traducteurs ont tellement de
difficulté avec
cette tournure, c'est que le chien d'arrêt, celui qui se met
en arrêt
devant le gibier, ne se désigne pas par son attitude (le
fait de
s'arrêter), mais par l'acte de désigner ou de pointer,
dans leurs
langues. En castillan, c'est le perro de muestra, la muestra del
perro. En plus,
Ducasse l'applique à la vipère au sens
métaphorique, celui de
désigner, de dénoncer l'innocence des hommes,
de sorte que
l'expression, très originale, demande réflexion avant
d'être
comprise.
Assoupir = endormir (adormecer, adormilarse, adormitarse);
assoupissement = sommeil (sueño), sommeil
profond (sopor).
2.7 (P 1869, p. 81: 9) Là,
dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite,
profondément assoupi sur le gazon, mouillé de
ses pleurs.
2.7 (P 1869, p. 84: 9) La phrase est
répétée au milieu de la strophe.
Comme en français assoupi signifie
légèrement endormi et que les synonymes
approchés ne manquent pas en espagnol, on peut supposer que
cet emploi sert simplement à éviter la
rencontre : dort... profondément endormi. On
remarquera pourtant que le mot revient encore une fois, dans un
contexte où il semble bien qu'il est encore mis pour endormi
(les bras paralysés) :
3.1 (P 1869, p. 149: 5) Je t'ai
attendu longtemps, fils aimé de l'océan; et mes bras
assoupis ont engagé un vain combat avec Celui qui
s'était introduit dans le vestibule de ma maison...
À remarquer toutefois que tous les synonymes
espagnols sont construits sur la racine
« dormir ». Voici les emplois
d'assoupissement, souvent pris dans un sens très proche de
celui qu'on trouve ici :
2.8 (P 1869, p. 87: 13) ... un
assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots magiques,
comme d'un voile qui tamise la lumière du jour, la puissance
active de mes sens et les forces vivaces de mon imagination.
3.4 (P 1869, p. 162: 10) Engourdi
par un assoupissement pesant, broyé contre les
cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever.
Ses forces l'avaient abandonné, et il gisait, là,
faible comme le ver de terre, impassible comme l'écorce.
4.6 (P 1869, p. 213: 7) [À
la suite d'un naufrage, un survivant erre longtemps sur un radeau
avant d'être enfin secouru]. ... je crois que ce
naufragé devinera mieux encore à quel degré
fut porté l'assoupissement de mes sens. Le
magnétisme et le chloroforme, quand ils s'en donnent la
peine, savent quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies
léthargiques.
Contrairement aux deux contextes
précédents, l'emploi
détourné du vocable français ne peut ici
passer inaperçu. En revanche, il pourrait s'agir d'un effet
secondaire de l'hispanisme. En effet, l'espagnol sopor
s'emploie couramment au sens métaphorique d'assoupissement,
mais son sens premier est médical (le seul qu'il peut avoir
en français) et désigne comme en latin le sommeil
profond qui précède le coma, ce que décrit
précisément ici notre hispanophone, cherchant
probablement vainement le mot français correspondant,
courant en français (ce serait simplement
évanouissement, pour léthargie, letargo, qu'il
reformule savamment à la phrase suivante).
Le vocable est employé une
dernière fois, très correctement :
6.4 (P 1869, p. 295: 18) La
mère de Mervyn utilise son
flacon d'essence de térébenthine dans quelques
circonstances, par exemple, dit-elle, « lorsque la
lecture d'une narration émouvante, consignée dans les
annales britanniques de la chevaleresque histoire de nos
ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les
tourbières de l'assoupissement ».
Ballant, de l'ancien français
balier,
« ballotter, s'agiter », est un gallicisme sans
correspondant
ni équivalent en castillan. S'il faut le traduire, on
utilise pendiente ou
colgante (Saturne), qui ne rendent qu'une partie de la
signification de l'adjectif.
Ce qui produit, dans trois occurrences des Chants, un hispanisme au
second
degré, pendant. Le
phénomène est
significatif du bilinguisme d'Isidore Ducasse, le parfait bilingue
qui pense
d'abord en espagnol avant d'écrire en français. Et
dans ce cas
particulier, il « se traduit » ballant (non pas
le mot qu'il
ne connaît pas, mais la notion), pendiente, pour
formuler sa
traduction en français, pendant. Il suit donc, bien
sûr, que
l'expression courante, les bras ballants, ne fait pas partie de son
vocabulaire
français (ni même la notion). C'est ce qui est
évident avec
ses innombrables hispanismes, dans de nombreuses approximations
également,
mais c'est surtout la face cachée de sa connaissance du
français,
soit de très nombreux vocables, comme ballant, qu'il ne
connaît pas.
Et cela devait certainement être aussi le cas de son
castillan.
3.4 (P 1869, p. 164: 10) Alors, le
Dieu souverain, réveillé, enfin,
par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put; en
chancelant, alla
s'asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux
testicules du
poitrinaire... — La comparaison est amenée
précisément
par l'ignorance du mot français.
6.4 (P 1869, p. 294: 25) Les
frères, les mains pendantes, restent
muets...
6.7 (P 1869, p. 309: 1) ... il est
retombé
lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquette
lui cachant la
moitié de la figure, et les jambes battant le gravier...
Battre la semelle = battre sa sandale. On bat la semelle
pour réchauffer le pied et, au sens plus large, on marche
pour se réchauffer, voire on marche tout court. C'est
l'expression qui paraît adaptée dans le contexte
suivant.
2.5 (P 1869, p. 73: 27) ... le jeune
homme mystérieux qui battait péniblement, de
sa sandale lourde, le pavé des carrefours
tortueux.
Blasé = insensible, imperméable (à la
souffrance des autres).
C'est la seule fois avant le chant 6 que
l'expression « pour ainsi dire » est
utilisée par Ducasse et, en effet, le mot blasé ne
peut pas avoir ici son sens habituel, s'appliquant
précisément au fait d'être ou ne pas être
insensible (et non indifférent) à la
douleur. En effet, la phrase suivante n'est pas ironique,
« juge toi-même si je
souffre ! »;
tandis que la phrase qui suit celle-ci ouvre un nouveau
développement : « mais [toi] tu me fais
peur »; cette peur étant sans rapport avec la
« souffrance » ou la sensibilité
à la souffrance en cause ici.
3.3 (P 1869, p. 161: 15)
Malgré que je sois, pour ainsi
dire, blasé sur la souffrance, le dernier coup
que tu as porté au dragon n'a pas manqué de se faire
sentir en moi. Juge toi-même si je souffre ! Mais tu me
fais peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s'enfuit.
Sur lui...
Chevet = oreiller. Le correspondant cabecera, et plus
encore cabecero, désigne concrètement la tête
de lit ou du lit et ce qui s'y trouve et n'a pas les sens abstraits
du français. En revanche, il a de nombreux autres sens (la
place d'honneur à la table ou dans une pièce, la
pièce privilégiée d'un appartement, etc.).
Le vocable est employé deux fois au
sens d'oreiller (ce
qui se trouve au chevet du lit). Le mot désigne
étymologiquement en
français la tête de/du lit et, par métonymie,
le lit, dans
l'expression, au chevet de (posté à la tête du
lit). Il est
naturel qu'on puisse imaginer que le mot signifie
concrètement ce qu'on
trouve à la tête du lit, l'oreiller ou le traversin.
En fait, c'est
l'occurrence de la strophe 4.1 qui explicite le sens de
l'occurrence en 2.15, qui
autrement pourrait désigner le lit.
2.15 (P 1869, p. 134: 6) Alors, son
chevet
est broyé par les secousses de son corps, accablé
sous le poids de
l'insomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs vagues
de la nuit.
4.1 (P 1869, p. 184: 24) ...
accoudé sur le chevet
de mon lit,
pendant que les dentelures d'un horizon aride et morne
s'élèvent en
vigueur sur le fond de mon âme, je m'absorbe dans les
rêves de la
compassion et je rougis pour l'homme !
Désigne la tête de lit :
3.5 (P 1869, p. 168: 17) ... la
racine [du
cheveux] reposant sur un tapis et la pointe adossée au
chevet [du lit].
Emplois au sens courant de la locution
prépositive au
chevet de (=
auprès du lit) :
1.11 (P 1869, p. 38: 17) ... des
spectres s'assoient
au chevet de son lit...
— Fabuleux emploi métaphorique de même
sens :
2.9 (P 1869, p. 98: 23) ... une
légion
d'êtres inconnus perce les pores des murs, et apporte la
terreur au chevet
du sommeil.
Emploi explétif incorrect de la
locution :
5.2 (P 1869, p. 237: 20) ... quand
tu entameras des discussions
philosophiques
avec l'agonie sur le bord de ton chevet... et
peut-être même
à la fin de cette strophe.
Damné = condamné. Damné et
condamné se disent condenato. D'où certainement,
l'hypercorrection du bilingue : devenu damné =
condamné.
3.5 (P 1869, p. 173: 27) ... cette
chambre est devenue damnée, depuis qu'il s'y est
introduit; personne n'y entre...
Démonstration = manifestation (manifestación)
d'un sentiment : pour démonstration d'amitié
(manifestación de amistad), expression qui se trouve en 2:
13, P 1869, p. 128: 13. Mais voici d'abord le
contexte qui nous occupe ici :
4.7 (P 1869, p. 226: 8) Il avait agi
ainsi pour me faire plaisir.
Je rejetai l'instrument révélateur contre
l'escarpement à pic; il bondit de roche en roche, et ses
fragments épars, ce sont les vagues qui les
reçurent : tels furent la dernière
démonstration [d'amitié] et le suprême
adieu, par [= pour] lesquels, je m'inclinai, comme dans un
rêve, devant une noble et infortunée
intelligence !
Dans ce contexte, il me semble qu'on
attendrait apparition;
mais démonstration ne saurait avoir ce sens ni en
français, ni en espagnol. Toutefois, en français, on
démontre ses sentiments, l'amitié par exemple, ce qui
est bien le cas ici. Mais on voit que cette interprétation
(soit l'emploi absolu d'un des sens du mot démonstration qui
n'existe pas en espagnol) repose sur un hispanisme, celui de par =
pour, devant lequel. Or, les traductions espagnoles reprennent
littéralement por = con (con los que me incliné,
Álvarez, Serrat : avec lesquels je m'inclinai); cette
lecture
littérale suppose que la démonstration et l'adieu, le
pronom tels, renvoient aux derniers gestes posés par
Maldoror (le fait de regarder disparaître l'amphibie à
l'horizon avec sa longue-vue, puis de l'échapper et de la
briser). Cette lecture littérale repose sur un contresens
qui tient à l'hispanisme par = pour (por), très
fréquent dans les Chants. Il me semble qu'il faut au
contraire comprendre que Maldoror s'incline devant la
démonstration (d'amitié) de l'amphibie pour lui et
son suprême adieu.
Développement = événement. Suites,
conséquences : on dit bien qu'une affaire a connu des
développements. Mais on ne trouve dans le contexte suivant
aucune idée de déroulement (desarrollo), de sorte que
le mot, qui n'a aucun correspondant en espagnol, prend simplement
le sens d'événement :
5.2 (P 1869, p. 242: 5) Il
paraît que tu as oublié
certains développements étranges des temps
passés; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon
frère. Cette femme nous a trahis, l'un après
l'autre.
Emboîter le pas = suivre pas à pas, de
près et docilement. Pisarle a unos los talones (Saturne)
correspond plutôt à suivre les traces de.
2.5 (P 1869, p. 73: 9) Une fois,
cette jeune fille me précéda dans la rue, et
emboîta le pas devant moi. Si j'allais vite pour la
dépasser, elle courait presque pour maintenir la distance
égale...
5.2 (P 1869, p. 237: 22) Le
scarabée était
arrivé au bas du tertre. J'avais emboîté
mon pas sur ses traces, et j'étais encore à une
grande distance du lieu de la scène... — Je lui avais
emboîté le pas + je marchais sur ses traces.
Fienter. Parce que l'action (ou la chose, la fiente)
s'applique le plus souvent aux oiseaux, elle est surprenante ici
par son caractère duratif ! Pourtant, elle est tout
à fait appropriée dans le contexte syntaxique (qui
précise : « pendant trois jours »)
et narratif (la fable et ses animaux). Ducasse a choisi un verbe
sans correspondant en espagnol, pourtant tout aussi riche que le
français en la matière : entre
déféquer (defecar) et chier (cagar).
3.4 (P 1869, p. 164: 2) L'homme, qui
passait, s'arrêta devant
le Créateur méconnu; et, aux applaudissements du
morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours,
sur son visage auguste !
Figure. Voir Mesure, faire bonne
mesure.
Ineffaçable = indélébile (imborrable).
Doublé de l'inversion, l'emploi du mot au sens
littéraire convient tout à fait aux deux premiers
contextes; il est plus curieux dans les deux derniers;
extrêmement surprenant au Chant 4 (4: 4) :
1.9 (P 1869, p. 23: 25 [Vieil
océan]. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle
prolongé de tristesse, qu'on croirait être le murmure
de ta brise suave, passe, en laissant des
ineffaçables traces, sur l'âme
profondément ébranlée...
2.5 (P 1869, p. 76: 13) Ils
s'arracheront sans trêve des
lambeaux et des lambeaux de chair; mais, la goutte de sang reste
ineffaçable, à la même place, et
brillera comme un diamant.
2.12 (P 1869, p. 116: 23) Elle vient
de te révéler la
totalité de mes pensées, et j'espère que ta
prudence applaudira facilement au bon sens dont elles gardent
l'ineffaçable empreinte.
4.4 (P 1869, p. 206: 6) Ô
père infortuné,
prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse,
l'échafaud ineffaçable (= inoubliable ?) qui
tranchera la
tête d'un criminel précoce, et la douleur qui te
montrera le chemin qui conduit à la tombe.
5.2 (P 1869, p. 243: 13) D'ailleurs
elle est morte; et le
scarabée lui a fait subir un châtiment
d'ineffaçable empreinte, malgré la
pitié du premier trahi.
5.5 (P 1869, p. 257: 6) Il me faut
des êtres qui me
ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit
marquée en caractères plus tranchés et
ineffaçables !
Appeler = nommer (llamar, calificar).
Le lexique français a trois
équivalents, dont l'éventail de
sens est large, et qui en plus se recoupent de proche en
proche : appeller/nommer/qualifier. En plus, le synonyme qui
occupe la position médiane, nommer, subit de nombreuses
fluctuations dans l'usage, depuis le français classique. Il
en résulte une véritable symphonie de
quasi-équivalences où les trois mots peuvent
s'employer dans le même contexte avec de
légères variations de sens. Or, la
difficulté,
pour l'hispanophone, est qu'il n'a que le premier et le dernier
mots
qui correspondent approximativement aux emplois des mêmes
vocables en français. Nombrar, en effet, est
réservé à la désignation (on nomme ou
désigne quelqu'un à un poste). D'où,
naturellement les emplois d'appeler et de qualifier pour les sens
français de nommer. Mais également, plus subtil, les
expressions et les périphrases impliquant le mot
« nom », notamment :
1.6 (p. 15: 5), ne pas écrire
le nom;
1.9 (p. 28: 19), Ce quelque chose a
un nom. Ce nom
est : l'océan !;
2.9 (p. 95: 19), le pou, à ce
nom sacré;
3.2 (p. 151: 15), remercier le grand
nom de Celui qui...;
4.2 (p. 187: 2), le nom qui exprime
deux phénomènes;
5.6 (p. 266: 23), le nom de ce
cavalier;
5.7 (p. 268: 22), liqueur dont on
n'ignore pas le nom;
5.7 (p. 278: 20), dont le nom ne fut
pas prononcé;
6.3 (p. 288: 14), dont le
nom a été cité) — sans compter parole qui s'emploie pour
mot !
Voici d'abord l'expression narrative du
phénomène, l'action qu'on ne saurait nommer :
1.6 (P 1869, p. 13: 21) Adolescent,
qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu
commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom
qualifier ! [= que je ne saurais nommer, inqualifiable].
Malheureux que vous êtes !
Voici maintenant, les emplois d'appeller au
sens de nommer.
1.5 (P 1869, p. 9: 20) Ils
appellent les motifs de leurs actions : la gloire.
1.6 (P 1869, p. 15: 2) On
t'appellera bon, et les couronnes de laurier et les
médailles d'or cacheront tes pieds nus, épars sur la
grande tombe, à la figure vieille.
1.7 (P 1869, p. 16: 4) Pendant ce
temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi,
à elle, avec une figure triste [...]. Celle-ci
s'appelle « Prostitution ».
2.4 (P 1869, p. 70: 24) Le coude
appuyé sur ses genoux et la tête entre ses mains, il
se demande, stupéfait, si c'est là vraiment ce qu'on
appelle « la charité
humaine ».
2.15 (P 1869, p. 134: 3) Des yeux
vengeurs, que la science
ignorante appelle
« météores », répandent
une flamme livide, passent en roulant sur eux-mêmes, et
articulent des paroles de mystère... qu'il
comprend !
4.6 (P 1869, p. 214: 24) [Le tout
puissant] prit, un jour, le
mirifique plaisir de faire habiter une planète par des
êtres singuliers et microscopiques, qu'on appelle
« humains », et dont la matière
ressemble à celle du corail vermeil.
5.5 (P 1869, p. 257: 15) c'est
à tort que l'on me suppose
vampire, puisqu'on appelle ainsi des morts qui sortent de
leur tombeau; or, moi, je suis un vivant.
Dans les contextes suivants, l'emploi du mot
n'est pas inattendu en
français.
1.13 (P 1869, p. 53: 16) En fixant
ses yeux monstrueux, mon corps tremble; c'est la première
fois, depuis que j'ai sucé les sèches mamelles de
ce qu'on appelle une mère.
4.2 (P 1869, p. 191: 9)
J'appelle grimace dans les oiseaux
ce qui porte le même nom dans l'humanité !
L'emploi du vocable ne porte pas à
discussion dans les deux
cas suivants.
4.8 (P 1869, p. 227: 7) Oui, oui,
j'ai déjà dit
comment il s'appelle [Falmer]... je ne veux pas
épeler de nouveau ces six lettres, non, non.
4.8 (P 1869, p. 228: 8) Oui, oui,
j'ai déjà dit
comment il s'appelle [Falmer].
6.6 (P 1869, p. 308: 7) Maldoror te
retrouvera bientôt pour
te disputer la proie qui s'appelle Mervyn.
Appeler (llamar) au sens de (tenter de) faire
venir, se trouve une
fois :
3.4 (P 1869, p. 163: 5) Attends un
peu, et tu vas voir, si
j'appelle le kakatoès, au bec crochu.
À perte de vue. La locution n'existe pas en espagnol
où elle se traduit bien entendu aisément (hasta
perderse de vista = jusqu'à (se) perdre de vue). Son
synonyme est simplement très loin, très
éloigné. Et l'expression peut s'employer
métaphoriquement, comme on le voit dans le troisième
des extraits qui suivent (1.11). Toutefois, dans le dernier emploi
(5.7), son utilisation est curieuse en français pour la
raison que l'expression ne s'applique pas au discontinu (elle
implique au contraire la perspective, l'éloignement, la
durée) et qu'elle suppose un point de vue (on se sauve
à perte de vue, mais on n'y arrive pas ou on n'y est pas
vu !).
1.1 (P 1869, p. 6: 3) ... ou,
plutôt, comme un angle à perte de vue de grues
frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole
puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues,
vers un point déterminé de l'horizon...
Dans cette première occurrence,
l'ambiguïté
tient non à l'expression, mais à la syntaxe :
est-ce que l'angle se trouve à perte de vue ou est-ce que
les côtés du triangle virtuel se perdent à
l'horizon ? Est-ce que la volée de grues est loin ou
longue ? Julio Gómez de la Serna l'avait située
hasta donde alcanza la vista, donc en la
lejanía (Álvarez), mais Aldo Pellegrini a
précisé, voire corrigé, extendido hasta
donde alcanza la vista, donc perdiéndose en el
horizonte (Serrat, quoique Manuel Serrat Crespo reproduise dans une
certaine mesure l'ambiguïté de l'original).
Or, il est probable qu'Isidore Ducasse n'ait
voulu exprimer ni l'un
ni l'autre des deux sens découlant de cette
ambiguïté (un angle de grues très loin ou
très long), mais un trait descriptif que précisent
les encyclopédies et que le poète exprimera
indirectement à la fin, en comparant les ailes de la grue
à celles du moineau, à savoir que l'angle se situe
très haut, à perte de vue : « Grulla,
ave de paso, que vuela muy alto... » (Garnier,
« Grue, oiseau de passage, qui vole très
haut... »).
1.8 (P 1869, p. 19: 27) Les animaux
sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part au repas de
chair, s'enfuient à perte de vue, tremblants.
1.11 (P 1869, p. 40: 3) Quand, au
matin, le soleil montrera ses rayons resplendissants et que
l'alouette joyeuse emportera, avec elle, son cri, à perte
de vue, dans les airs, tu pourras rester encore au lit,
jusqu'à ce que cela te fatigue.
5.7 (P 1869, p. 273: 16) En cet
instant, tes membres vigoureux
étaient à perte de vue, et
s'éloignaient encore, rapides comme une sonde qu'on laisse
filer.
Redormir. Littré précise que le mot n'est pas
au dictionnaire de l'Académie et le DGLF ne l'enregistre
pas. Le mot courant en français est (se) rendormir,
dérivé de (s') endormir (rendormir se rencontre une
fois, en 5.7, p. 279: 11). S'il
fallait distinguer redormir et rendormir, ce
qui serait tout à fait conforme à l'emploi qu'en fait
Ducasse, on pourrait dire qu'ils correspondent respectivement
à dormir de nuevo et volver a dormir. D'où
peut-être l'hypercorrection du bilingue qui n'a pas retenu
l'expression française dormir à nouveau, qui serait
la plus attendue dans ce contexte :
3.2 (P 1869, p. 156: 6) Le
sacrificateur s'aperçoit que la
jeune fille, poulet vidé, est morte depuis longtemps; il
cesse la persévérance croissante de ses ravages, et
laisse le cadavre redormir à l'ombre du platane.
Songer = remarquer (reparar, se acordar, traduisent Serrat
et Álvarez). Ou simplement : voir.
3.5 (P 1869, p. 168: 23) Il s'est
levé de ce lit, où je suis appuyé, il a
peigné sa chevelure parfumée et n'a pas
songé qu'auparavant j'étais tombé
à terre.
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