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« G a l l i c i s m e s »

      « Gallicismes ». J'entends par là, détournant le sens du mot (d'où les guillemets), les rêveries du locuteur espagnol bilingue, Isidore Ducasse, qui réfléchit en espagnol sur le français. Les mots et expressions du français auront tendance à se comprendre dans un sens plus littéral, plus immédiat et même plus radicalement français que pour le francophone (unilingue). Le meilleur exemple en sera probablement le premier mot que j'ai consigné : bleu. Mais le plus significatif, celui qui produit les images les plus saisissantes, est le deuxième que j'ai enregistré : épave.

      Si ces analyses « méta-linguistiques » ne sont pas très nombreuses (j'en compte quinze), elles sont toutes très significatives et souvent passionnantes, voire amusantes (poisson !). Sans compter que le mécanisme est à la source de très belles images (bleuir, bruissement, nu comme une pierre), de tournures stylistiques caractéristiques (s'écrier), de développements poétiques (épave, narines), voire d'une formidable création narrative (le personnage de la queue de poisson).

Arête

      Le mot se rencontre en français dans plusieurs contextes qu'on ne trouve pas regroupés en espagnol : les arêtes du poisson (espinas, proprement épines), les arêtes des objets (de bois, de pierre, de fer, etc.) travaillés ou cassés (aristas) — arête/arista correspond ici au sens spécialisé ou géométrique, soit la rencontre de deux plans —, les arêtes des montagnes (crestas), les arêtes de la figure (líneas salientes), notamment celle du nez (línea saliente de la nariz), etc. Ce sont ces quatre significations qui sont regroupées à la faveurs de trois comparaisons dans la seconde partie de la phrase suivante, celle qui suit le point-virgule :

1.8 (P 1869, p. 20: 26) Nul n'a encore vu les rides vertes de mon front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur.

      Soit :
 1) les arêtes de la figure = « les os en saillies (huesos salientes, de líneas salientes) de ma figure maigre »,
 2) « les arêtes de quelque grand poisson »,
 3) les arêtes des « rochers » (plus probablement des roches, rocas) et
 4) les arêtes des « abruptes montagnes ».

      Dès lors, non seulement il est évident qu'Isidore Ducasse entremêle diverses significations du mot « arête » pour construire la seconde partie de sa phrase, mais il est plus que probable qu'il le fasse avec son dictionnaire. Lequel ? Quel dictionnaire français antérieur à 1868 est-il susceptible d'utiliser ? Trouve-t-on un dictionnaire qui donne précisément les « os en saillies » pour les arêtes de la figure ?

      Il faut ajouter que le mot ne vient qu'une autre fois dans les Chants et dans une figure proche du collage, l'« emprunt » (cf. strophe 5.2, notes), c'est-à-dire dans un passage découpé et légèrement réécrit de l'Encyclopédie de Jean-Charles Chenu :
5.2 (P 1869, p. 238: 14) Je recherchais vaguement, dans les replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride ou glacée, j'avais déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité...

Avis, mon humble avis

      À mon humble avis, c'est tout simplement, à mon avis; c'est mon opinion. Pour un Espagnol ou un Argentin, l'humilité n'est pas trop de mise, ¡ hombre !

      Pour un Uruguayen l'expression française est pour le moins bizarre. Certes, on peut la traduire littéralement, et ce sera, a mi humilde parecer (Saturne), un gallicisme. Ducasse, qui n'est pas en reste d'ironie, peut rendre l'expression sous forme d'ironie radicale. Ce sera, en français, la mía floja opinión !

2.3 (P 1869, p. 67: 11) C'est simplement atroce; mais, seulement, d'après la faiblesse de mon opinion. — À mon humble avis = por mi floja opinion > por la flojedad de mi opinion = d'après la faiblesse de mon opinion.

4.3 (P 1869, p. 198: 6) Il est entendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timide personnalité de mon opinion. — Mon humble avis, doublé de l'opinion « personnelle », d'où la personnalité de l'opinion, car le style artiste n'a rien à son épreuve !

Opinion pour avis est un hispanisme.

Bleu

Bleu. La première caractéristique de l'Océan est de ressembler à un bleu fait sur, appliqué sur (sic, 1e et 2e éd.) la terre [un bleu est fait à la terre], comme les marques [le frottement des câbles enroulés et déroulés autour de la poitrine ?] que l'on voit au dos des mousses. Or, en espagnol, les ecchymoses ne sont pas sentis de couleur bleu, mais plutôt rouge, mauve, violet : elles sont de couleur cardinal (cárdeno) : un cardenal, un bleu. De ce point de vue, s'expliquent et le style fort tortueux de Ducasse dans ces phrases et l'imaginaire proprement linguistique difficile à saisir pour un francophone qui ne sait pas, lui, que le bleu n'est bleu et ne voit même pas sa couleur, cárdeno, l'évidente couleur du cardenal !

1.9 (P 1869, p. 23: 21) Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l'on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j'aime cette comparaison.

Bleuir

Bleuir. Il est tout à fait normal que cette entrée viennent à la suite de la précédente. Après bleu/cardenal, voici bleu/morado.

3.5 (P 1869, p. 179: 11) ... les eaux stagnantes et les humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime, à la patte sombre !...

      Il est probable qu'Aldo Pellegrini interprète correctement la création lexicale d'Isidore Ducasse, avec sa traduction, volverse morado, soit, tourner au violet. Il ne s'agit nullement d'un hispanisme et la preuve en est que tous les autres traducteurs transcrivent littéralement azular ou azulear, « bleuir » ! Morado, en effet, a de très nombreux emplois de sens second en castillan, qui ne sont nullement en cause ici. Bleu, en revanche, n'a aucun emploi qui pourrait expliquer la dérivation. Il s'agit donc d'une pure création qu'il n'est pas trop difficile d'expliquer. Sans protection, la viande ou les produits laitiers (surtout s'ils ont été cuisinés), laissés à l'abandon, moisissent. Ils prennent la couleur bleu, ils bleuissent. Or, ce serait encore plus net si l'on parlait d'un animal, d'un être vivant, en inventamt le verbe moradar; on produirait alors, en castillan, et donc « en violet », la proposition suivante : « s'étrangler à en devenir violet pour mourir ») (être meurtri, déperrir). Le « crime », « à la patte sombre », dans les eaux stagnantes où on le trouve, mugit*h (il se plaint sourdement) et bleuit (dépérit). Il s'agit d'une rêverie de l'hispanophone sur le mot « bleu » et ses dérivés, sans correspondant en espagnol et dont l'équivalent, azul, est très éloigné.

Bouche bée

Bouche bée = boquiabierto.

      Littéralement, l'adjectif signifie « la bouche ouverte », mais il correspond au français « être bouche bée ». Évidemment, cela découle de l'adjectif béant, en français, proche de béat. La question amusante, pour l'hispanophone, c'est que le verbe béer (rare et littéraire) n'a pas non plus de correspondant en castillan. Alors, être, rester bouche bée, paraît un petit diminutif de la bouche ouverte, grande, très grande ouverte !

4.7 (P 1869, p. 221: 4 - 222: 5) [Des paysans étaient « bouche bée »]. ... [ils] distendaient l'ouverture de leur bouche grandiose [...], l'envergure remarquable de ces puissantes bouches... — Soit, la [grande] ouverture de leur bouche, formulation de style artiste, si l'on veut, ce qui donne l'expression ridicule en castillan, la abertura [grandiosa] de su boca.

      L'hispanophone s'amuse de l'expression française, en caricaturant l'équivalent en espagnol, et il en fait un très long passage, proposant de mettre dans ces « cratères béants » (p. 221:21) trois cachalots, puis seulement trois petits bébés éléphants !

Bruissement

Bruissement. L'espagnol n'a pas de verbe (bruire) correspondant au substantif bruit (ruido) et bruissement doit s'y rendre par des synonymes très approximatifs. On peut croire que la rêverie de Ducasse commence avec les sens et les sons du mot sans équivalent en espagnol, car le moins qu'on puisse dire est que le bruissement n'est pas bruyant — ce n'est pas le bourdonnement, el zumbido. Manuel Serrat Crespo choisit de le traduire systématiquement par la rumeur (el rumor), tandis que Manuel Álvarez Ortega le rend par ruido (bruit) ou murmullo (murmure). Sauf dans la septième et dernière occurrence (6.7), le mot a une très forte charge poétique, représentant le son menaçant, à peine perceptible, des insectes dans la nuit, un son bien difficile à identifier, puisqu'il peut être celui des feuilles des arbres ou de la feuille de papier. C'est « l'imperceptible bruissement » (Maurice Blanchot, p. 156-158).

2.7 (P 1869, p. 85: 16) La nuit, écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de l'innocence des anges : le bruissement des insectes est moins perceptible. — Traduction : el rumor de los insectos (Serrat), el ruido (Álvarez). Tous les autres traducteurs s'en tiennent plutôt à la réalité, sachant que les insectes vrombissent (zumbar) : c'est le zumbido, le bourdonnement.

3.5 (P 1869, p. 180: 1) Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais, le bruissement des feuilles, à travers les clairières, chantera à ses oreilles la ballade du remords... — El zumbido (Gómez), el murmullo (Pellegrini, Saad, Álvarez), el rumor (Serrat, Alonso), el ruido (Pariente) de las hojas.

4.8 (P 1869, p. 229: 10) Chaque nuit. Lorsqu'un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à l'heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu'il ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu'il entend si faiblement, quoique cependant il l'entende. Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu'un jeune homme qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu'il ne sait à quoi attribuer, ainsi j'entends une voix mélodieuse qui prononce à mon oreille « Maldoror ! ». Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d'un moustique... — Rumor (Serrat), murmullo (Álvarez).

5.7 (P 1869, p. 268: 6, 10; p. 270: 17) Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de la littérature, que d'attribuer des mandibules au bruissement. [...] Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. — Rumor (Serrat), ruido (Álvarez).

6.7 (P 1869, p. 312: 17) [La plus jeune annonce la mort du serin]. Elle annonça la nouvelle à ses soeurs. Elles ne firent entendre le bruissement d'aucune plainte, d'aucun murmure. — Rumor (Serrat), ruido (Álvarez).

Écrier (s')

— Voir aussi l'hispanisme crier.

S'écrier, mis pour s'exclamer (exclamar). Nous sommes ici à la frontière de l'hispanisme et du gallicisme. Exclamar, qui a exactement le sens de son correspondant, s'exclamer, mais n'est jamais pronominal en castillan (Saturne), « correspond » alors à s'écrier, pris au sens de gritar, crier. S'écrier devient ainsi, par hypercorrection, un équivalent d'exclamar. Ce sont les Chants de Ducasse qui en font la démonstration en cinq occurrences. On n'y trouve jamais exclamer, s'exclamer, mais toujours écrier en emploi pronominal (m'écrier, s'écrier). Or, très souvent, l'expression ne convient pas, correspondant à... s'exclamer ! Et souvent au sens d'exprimer la surprise, l'étonnement, voire simplement l'expression spontanée d'une pensée inattendue. C'est ce que l'on voit bien dans les cinq occurrences suivantes.

1.7 (P 1869, p. 16: 17) Hélas ! hélas ! s'écria la belle femme nue; qu'as-tu fait ?

6.4 (P 1869, p. 297: 22) Il me prenait pour un malfaiteur, s'écrie-t-il : lui, c'est un imbécile.

6.5 (P 1869, p. 299: 22) Trois étoiles au lieu d'une signature, s'écrie Mervyn; et une tache de sang au bas de la page !

6.7 (P 1869, p. 314: 22) Je te couronne roi des intelligences, s'écrie-t-il avec une emphase préméditée...

6.8 (P 1869, p. 320: 7) Je n'ai pas encore perdu mon adresse, s'écrie-t-il; elle ne demande qu'à s'exercer...

      En revanche, dans quelques occurrences, on a l'impression contraire. S'écrier n'est pas mis pour s'exclamer (exclamar), mais simplement pour dire. On sent toutefois souvent dans ces contextes une fascination pour l'expression française, dont l'effet est alors emphatique. Il faut rappeler que s'écrier, sans correspondant en espagnol, est un syntagme très courant et très fréquent en français, particulièrement pour annoncer de simples répliques dans le roman populaire, où les personnages s'époumonent à qui mieux mieux. Isidore Ducasse l'a vite intériorisé. Toutefois, dans les contextes suivants, l'emploie paraît incorrect, même si chaque cas peut être discuté, voire justifié.

1.9 (P 1869, p. 27: 21) J'ai été en relation avec des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas de s'écrier... [dire].

4.2 (P 1869, p. 190: 2) Nature ! nature ! m'écriai-je en sanglotant, l'épervier déchire le moineau, la figue mange l'âne et le ténia dévore l'homme ! [Emploi emphatique].

4.2 (P 1869, p. 193: 23) Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m'écriai sans cesse... [je me disais, me disant sans cesse, car s'écrier ne peut pas être duratif].

4.3 (P 1869, p. 201: 25) ... je revins machinalement sur mes pas, j'entrai de nouveau dans la chaumière, et, m'adressant à leurs propriétaires naïfs, je m'écriai [je leur dis] : « Non, non... ne croyez pas que cela m'étonne ! ».

6.5 (P 1869, p. 301: 27) Le père s'écrie : « Ce n'est pas cela qui l'intéresse; lisons autre chose... ».

6.5 (P 1869, p. 302: 8) Le premier-né s'écrie : « Je vais me coucher ».

      Restent les nombreux emplois suivants, qui peuvent s'expliquer, comme ceux qui viennent d'être énumérés, mais qui ne se justifient pas aussi bien dans le contexte des Chants (n'ayant souvent aucune connotation emphatique). Bref, ce sont des emplois « très ordinaires » !
1.13 (P 1869, p. 52: 20) Le frère de la sangsue [...] s'arrête à plusieurs reprises, en ouvrant la bouche pour parler. [...] Enfin, il s'écrie : « Homme, lorsque tu rencontres un chien mort... ».
2.8 (P 1869, p. 89: 18) [Le créateur qui attrappe les hommes dans la mare sanglante pour les manger]. Quelquefois il s'écriait : « je vous ai créés; donc j'ai le droit de faire de vous ce que je veux... ».
2.15 (P 1869, p. 132: 13) ... le caillou, à l'oeil sombre, voit deux êtres passer à la lueur de l'éclair, l'un derrière l'autre; et, essuyant une furtive larme de compassion, qui coule de sa paupière glacée, il s'écrie...
3.1 (P 1869, p. 147: 5) Et moi, je m'écriai : « J'admire cette vengeance noble ».
4.7 (P 1869, p. 222: 13) Debout sur le roc, je me servis de mes mains, comme d'un porte-voix, et je m'écriai...
6.4 (P 1869, p. 297: 5) Le médecin, qu'on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et s'écrie : « La crise est passée... ».
6.8 (P 1869, p. 316: 12) Et comment réussir, s'écriait-il, pendant que les vagues grossissantes battaient son refuge temporaire, là où mon maître a vu plus d'une fois échouer sa force et son courage ?
6.10 (P 1869, p. 327: 16) Puisque, d'après vous, le moment est venu, s'écria-t-il, j'ai été reprendre l'anneau que j'avais enterré sous la pierre, et je l'ai attaché à un des bouts du câble. Voici le paquet.
6.10 (P 1869, p. 327: 28) ... il avait vu un coq fendre avec son bec un candélabre en deux, plonger tour à tour le regard dans chacune des parties, et s'écrier, en battant ses ailes d'un mouvement frénétique...

Épave

Épave, pilleur d'épaves. En espagnol, le mot pecios évoque la pieza (même étymologie), le morceau, tandis que l'épave implique plutôt l'idée d'égarement, d'objet perdu. Mais le plus important est que le mot est rare, savant, en espagnol. Pour le pilleur, qui vole, dérobe, l'espagnol le rend par saqueador, celui qui saccage, met à sac. Au sens strict : Álvarez choisit une périphrase (en 3.1); Serrat et Álvarez font de même (en 4.6).

1.13 (P 1869, p. 56: 2) De quel droit viens-tu [Maldoror] sur cette terre, pour tourner en dérision ceux qui l'habitent, épave pourrie, ballottée par le scepticisme ? Si tu ne t'y plais pas, il faut retourner dans les sphères d'où tu viens. — Podrido despojo = dépouille pourrie (Viguié, Serrat, Álvarez).

2.15 (P 1869, p. 133: 22) Voici le miracle : le cadavre reparaissait, le lendemain, sur la surface de l'océan, qui reportait au rivage cette épave de chair. — Despojo de carne (Serrat, Álvarez).

2.16 (P 1869, p. 139: 23) Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger l'humanité, injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre, en frôlant la muraille comme l'aile d'un goëland, et enfonce un poignard, dans les côtes du pilleur d'épaves célestes ! — Saqueador de ruinas celestiales, saqueador de despojos celestiales (Serrat, Álvarez).

3.1 (P 1869, p. 143: 10) Les plus vieux pilleurs d'épaves fronçaient le sourcil, d'un air grave, affirmant que... — Saqueadores de pecios, saqueadores de restos de naufragios (Serrat, Álvarez).

4.6 (P 1869, p. 213: 1) [Le naufragé sur son radeau]. ... si la lame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plus prolongées que la vie d'homme... — Como a los despojos de un naufragio, como un despojo (Serrat, Álvarez).

6.8 (P 1869, p. 319: 26) Le crabe, mortellement atteint, tombe dans l'eau. La marée porte sur le rivage l'épave flottante. — El flotante pecio, el despojo flotante (Serrat, Álvarez).

Figer

Figer. Dérivé du latin *felicum, qui a l'apparence du foie, d'où fie (foie) en picard; ce mot n'existe pas dans les autres langues romanes. Pour un hispanophone, c'est donc un mot vraiment étranger qui correspond vaguement à coagular (coaguler), hielar (geler), etc., dont on retient l'idée d'immobiliser. En revanche, du point de vue du signifiant, figer est très proche du correspondant espagnol fixer, soit fijar, plus courant qu'en français, à cause du pronominal fijarse (regarder, soit fijate = figure-toi). On peut dire que cet emploi n'est ni un hispanisme, ni un gallicisme, mais une re-création française.

4.8 (P 1869, p. 229: 19) Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. — Dans sa traduction littérale, Manuel Álvarez Ortega donne exactement le texte qu'on devrait avoir en français, soit : un clavo fijado en la pared (un clou fixé dans, sur le mur).

Narine

Narine Le mot (narina) est inconnu aussi bien de la langue courante que de la langue littéraire (il se trouve au dictionnaire de l'Académie, comme vocable spécialisé en biologie : d'où son « emploi » tout à fait approprié dans la description transcrite du Dr Chenu ! en 5.2, p. 238: 20). On utilise en ce sens le même mot que pour le nez (la nariz) qui d'ailleurs se dit très couramment au pluriel pour désigner le nez. Mais l'emploi le plus courant est une périphrase, comme les « trous du nez » du français populaire (généralement dépréciatif) : ventana nasale, orificio nasale.

      Aussi, avant de produire d'évidents hispanismes (narines mis pour nez, singulier), les narines donnent-elles lieu à deux développements (1.2 et 3.5), dont le premier est le thème principal de la strophe : le nez du lecteur, ce sont ces « narines » orgueuilleuses, larges et maigres, puis les « deux trous informes de ton museau » et finalement les « narines » proprement dites, dilatées. De la première à la seconde occurrence de la strophe 1.2 nous passons de l'hispanisme au gallicisme :

1.2 (P 1869, p. 7: 8) Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres... [...] Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d'encens...

      La fascination pour le mot français tient au fait qu'il appartient au vocabulaire concret le plus radical qui soit, désignant une partie du corps, de la figure humaine. Sans comptez le mécanisme de composition analogique nez/narines qui ne pouvait manquer de séduire le locuteur hispanophone par son indistinction même en espagnol. En tout cas il est plaisant que le « thème de la narine », dans les Chants, puisse difficilement s'expliquer par quelque grande pensée psycho-sociale... Bien au contraire, le gallicisme ne peut tenir ici qu'à un « mot », la narine, et non à son référent. Le thème n'en est pas moins une remarquable réussite, propre à illustrer l'impact poétique du mécanisme essentiellement linguistique en ce qu'il peut avoir de plus élémentaire. C'est ce que je proposerais d'appeler le « complexe de la narine » ! (pour que l'on retienne bien qu'il n'a d'explication que grammaticale).

      Il faudrait que je vous explique qu'on a dû lui dire quelquefois, et en espagnol plus qu'en français, qu'il ne fallait pas y mettre les doigts ? ¡ Narices !

Nu comme une pierre

Nu comme une pierre = nu comme un ver.

3.2 (P 1869, p. 154: 4) Il se déshabille rapidement, comme un homme qui sait ce qu'il va faire. Nu comme une pierre, il s'est jeté sur le corps de la jeune fille...

      L'expression, nu comme un ver, n'existe pas en espagnol (Saturne propose de la traduire, en cueros vivos, ce qui n'est pas moins comique). Elle n'a donc pas manqué de surprendre l'hispanophone qui, jouant sur l'assonnance, a créé une image originale, digne des Chants.

Poisson

      Étant donné l'importance du monde animal dans les Chants de Maldoror, il n'est pas surprenant qu'on y trouve une réflexion critique et une utilisation imaginaire du mot poisson en regard de ses correspondants castillans, el pez et el pescado.

      Voir d'abord le « lac aux poissons » de la strophe 2.8, cf. n. (o), puis ci-dessous, la fameuse queue de poisson ailée.

Queue de poisson

Queue de poisson. Soit le fragment suivant qui ouvre les péripéties de la dernière strophe des Chants :

6.10 (P 1869, p. 326: 8) Il y avait une queue de poisson qui remuait au fond d'un trou, à côté d'une botte éculée. Il n'était pas naturel de se demander : « Où est le poisson ? Je ne vois que la queue qui remue ». Car, puisque, précisément, l'on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, c'est qu'en réalité il n'y était pas.

      En espagnol, la logique voudrait que l'on traduise ici (comme le fait d'ailleurs Aldo Pellegrini) queue de poisson par cola de pescado; mais aucun locuteur espagnol ne cherchera alors le complément de la queue en question ! En français, oui. L'espagnol a deux mots pour désigner le poisson : pez, s'il est dans l'eau, pescado (littéralement « le pêché, ce qui a été pêché »), s'il est sorti de l'eau et en particulier pour désigner l'aliment. Les queues de poissons, dont on fait les soupes ou qu'on laisse dans son assiette, sont donc des colas de pescados.

      Et c'est bien l'une d'elles qu'on trouvera remuant au fond d'un trou à côté d'une botte éculée. Or, le français laisse ici toutes les possibilités ouvertes, de sorte qu'il peut s'agir ou bien d'une « queue de poisson » (et probablement d'une cola de pescado) ou de la « queue d'un poisson » (et probablement d'une cola de pez et bien entendu de la cola de un pez). Ramon Gómez de la Serna qui avait tout naturellement annoncé une cola de pescado à la fin de la strophe 6.5 (« La queue de poisson ne volera que pendant trois jours, c'est vrai », 305: 21), nous présente ici une cola de pez (comme Manuel Álvarez Ortera et Mamuel Serrat Crespo), dans la logique de la suite et en particulier des métamorphoses qui s'annoncent. Mais en contradiction flagrante avec le point de départ qui est un jeu sur l'imprécision du français en matière de poisson. Ce gallicisme est le point de départ de la création la plus spectaculaire des Chants : une queue de poisson ailée dont le gosier [sic] laissera échapper un cri qui rendra le dernier soupir [sic] avant de toucher terre... (6.10, p. 327: 1).

Talon

Diriger ses talons en arrière = reculer (echar hacia atrás). Il y a une part évidente d'hispanisme dans cette création. Echar sus talones hacia atrás est construit sur le modèle de echar su silla hacia atrás, reculer sa chaise, tandis que recular ou retroceder se disent également echarse atrás.

1.1 (P 1869, p. 5: 15) Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. [...] Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant...

      Mais il est clair que l'hispanisme n'a rien à voir ici avec un décalque de l'espagnol. Voilà plutôt une rêverie sur le français en espagnol : il s'agit de reculer en revenant sur ses pas mais sans tourner les talons ! En français, montrer les talons, c'est partir, s'enfuir; tourner les talons, c'est se préparer à partir ou à s'enfuir (DGLF). Allez ! montrez-moi les talons (Furetière). Les deux expressions n'ont ni équivalent ni même de correspondant en espagnol.

      En revanche, on dit, en français comme en espagnol pour retourner ou s'en retourner, retourner sur ses pas, revenir sur ses pas, volver sobre sus pasos (mais en espagnol, volver est un semi-auxiliaire qui permet l'expression de tout ce qui se refait). Aussi est-il extrêmement significatif que seul Julio Gómez de la Serna ait risqué la traduction littérale, dirige tus talones hacia atrás, alors que tous les autres traducteurs adoptent diriger ses pas vers l'arrière, l'expression de Ducasse étant manifestement sentie comme un gallicisme au sens strict (et donc intraduisible en espagnol !).

      Or, justement, la formulation d'Isidore Ducasse est à l'évidence une analyse, et une utilisation vraiment réussie d'ailleurs, des expressions françaises.

      Hispanisme, « gallicisme », par ailleurs la formule tient encore de la périphrase caractéristique du ducassien (cf. reculer).

Traîne

Traîne. La robe à traîne, c'est en espagnol la robe à queue (vestido de cola), bien qu'à l'inverse la queue de la robe se dise aussi en français, tandis que la queue-de-pie de l'habit masculin ne traîne pas, bien entendu. D'où la rêverie matérielle du locuteur espagnol dans les deux cas suivants.

5.6 (P 1869, p. 262: 8) [Le « prêtre des religions]. Au bas de son dos est attachée (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval, aux crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie de prendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au rang des animaux.

6.4 (P 1869, p. 293: 14) Sa mère, à la robe longue et traînante, s'empresse autour de lui, et l'entoure de ses bras. — C'est rigoureusement la définition de la robe à traîne, forcément longue ! La traduction espagnole met en relief le caractère comique de la formulation française ici : con un largo vestido de cola (Pelligreni, Álverez et Pariente), tandis qu'un traducteur s'amuse d'une traduction littérale, cuya cola se arrastra (Serrat).


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