H-i-s-p-a-n-i-s-m-e.
Pour les fins de
cette section, un hispanisme est simplement un mot français
employé dans un sens espagnol. Mais dans l'ensemble de ce
travail, l'hispanisme ne se réduit pas aux hispanismes
(lexicaux)
J'ai beaucoup de chance, parce que le
dictionnaire courant de tous
les francophones du monde, le Petit Larousse, définit
de façon très approximative cette notion.
« Hispanisme : locution propre à la langue
espagnole ». Bien sûr, nous savons tous que ce
n'est pas tout à fait cela en français. En
réalité, ce que nous dit le Petit Larousse,
qui a un peu peur des mots, c'est qu'un hispanisme est un
gallicisme pour l'espagnol ! D'ailleurs, le Petit
Robert dit la même chose.
Je vous refais donc correctement la
définition du Petit
Larousse ou du Petit Robert :
Hispanisme n. m. (latin
hispanus, dérivé d'Hispania, Hispanie,
d'où hispanique : cf. DHLF). I. Emploi grammatical
français (ou plus précisément en
français) emprunté, calqué ou
décalqué de l'espagnol (par analogie avec anglicisme,
germanisme, italianisme, etc.); reproduction en français de
tournures espagnoles; fautes que les hispanophones font
communément en français. Exemple : avec
l'arrivée de nombreux réfugiés politiques du
Chili et d'Amérique centrale, il y a vingt ans, l'hispanisme
[= l'étude de l'espagnol et des cultures hispaniques] s'est
beaucoup répandu au Québec : ce sens
très courant d'hispanismo n'existe pas en français,
c'est un hispanisme. — II. (Espagnol hispanismo, mais ce
n'est pas un hispanisme !, équivalent de gallicisme en
français) idiotisme, tournure propre à la langue
espagnole, notamment par comparaison avec les autres langues
romanes. Quelques exemples (puisque toute la grammaire espagnole
risque d'y passer) : la dérivation -azo ou -ada pour
désigner le « coup de la chose », la
distinction des auxiliaires tener et haber, les compositions avec
les semi-auxiliaires volver a, hay que ou tener que, l'expression
privilégiée des formes qui seraient en
français « impersonnelles » ou
« passives », voilà autant de traits de
langue d'esprit espagnol. Hispanisme lexical : el bozo,
car ce n'est pas par hasard, ¡ hombre !, que ce
trait de masculinité soit au dictionnaire de l'espagnol.
Enfin, de manière plus générale encore,
l'hispanisme désigne les traits particuliers des
littératures et des cultures de langue espagnole.
Le mot a donc deux sens en français,
avec plusieurs emplois.
Mais en réalité, c'est la réalité
linguistique, on passe insensiblement du sens second au sens
premier. Vous vous imaginez bien que ce sont ses hispanismes
qu'un hispanophone devra pourchasser durant de nombreuses
années pour faire des phrases françaises qui ne
seront pas trop surprenantes pour un francophone, mais que ce sera
toujours beaucoup plus long et difficile pour les « faux
amis », c'est-à-dire les mots et tournures qui
n'ont pas toujours les mêmes sens dans les deux langues,
contrairement à ce que laisse croire leur forme identique
(les correspondants). Mais il en restera toujours quelque chose.
C'est (par détournement de citation) le
« colimaçon monstrueux de
l'idiotisme ».
On trouvera donc ici la liste
des vocables des Chants de Maldoror qui sont employés
dans
des sens
qu'ils ont en espagnol mais pas en français (et assez
souvent, plus ou moins). Pour chacun
d'entre eux, sauf indication contraire, je donne tous leurs
contextes. Chaque fois qu'un vocable a de nombreuses occurrences et
plusieurs emplois de sens hispanique, j'analyse d'abord ces emplois
en évaluant leur degré de conformité avec le
ou les sens du mot en espagnol, citant chacun de ces contextes
auxquels on peut se reporter par ailleurs. En effet, de ce point
de
vue, ce fichier, qui pourra bien servir de dictionnaire
d'hispanismes, est surtout un instrument de travail permettant
d'étudier ou, simplement, de lire au mieux la lettre du
texte. Et je ne répéterai jamais assez qu'il ne
s'agit de « traduire » aucun de ces vocables,
mais bien de comprendre et d'apprécier le texte, comme d'en
évaluer l'impact linguistique et surtout d'en estimer la
valeur poétique et littéraire.
Après cette évaluation des
degrés de l'hispanisme, j'énumère tous les
emplois du vocable qui correspondent à l'usage du
français (sauf dans les cas de vocables de haute
fréquence qui n'ont que quelques rares contextes de sens
hispanique — et, dans ce cas, je l'indique).
Comme mon travail consistait à trouver
ces hispanismes,
on pourrait croire que j'aie eu tendance à en proposer
quelques-uns qui n'en sont pas, d'autant que le sens des mots a
évolué depuis 1870, en français comme en
espagnol. Toutefois, on verra vite que la très grande
majorité d'entre
eux sont incontestables et l'expérience montre depuis trente
ans que les mots à soustraire de ce relevé seront
peu nombreux en regard de ceux qu'il faudra y ajouter. Et
voilà l'avantage d'un travail interactif : très
peu de corrections en ce sens m'ont été
proposées par mes collaborateurs et l'édition
interractive sera en cours durant encore de nombreuses
années. Si des corrections, soustractions ou additions
s'imposent, elles sont les bienvenues !
Cela dit, s'il faut connaître
l'espagnol pour interpréter correctement le texte des
oeuvres d'Isidore Ducasse,
il est bien évident que cela ne suffit pas. Non seulement il
faut aussi connaître un peu son français, mais,
s'agissant d'Isidore Ducasse, un petit peu d'humour et beaucoup
d'esprit critique ne peuvent nuire. Comme il le disait souvent
à Dazet, « ¡ vamos a
ver ! ». L'autre comprenait « on va voir
ce qu'on va voir ! », et il n'avait pas tort. Il
faut dire qu'il avait un regard de soie. ¡ Vamos a
ver !
S'absenter = s'éloigner, s'en aller, partir
(ausentarse).
3.3 (P 1869, p. 157: 8) Tremdall a
touché la main pour la dernière fois, à celui
qui s'absente volontairement, toujours fuyant devant lui,
toujours l'image de l'homme le poursuivant.
En français, le verbe a un sens
très restreint, celui
de s'éloigner momentanément; en espagnol, il a des
emplois beaucoup plus variés, d'autant qu'il n'est pas
nécessairement pronominal (Garnier et Clave). En emploi
transitif, il signifie faire disparaître, de sorte que le
pronominal l'exprime aussi (disparaître). Dans le contexte,
Maldoror ne s'absente évidemment pas, puisqu'il fuit, et
c'est le dictionnaire de l'Académie qui exprime le mieux
l'hispanisme qu'on trouve ici au sens pronominal : separarse
de una persona o lugar, y especialmente de la población en
que se reside (quitter une personne ou un lieu et
spécialement la ville où l'on habite).
Les quatre autres emplois de la famille du
vocable sont conformes aux sens français :
1.12 (P 1869, p. 49: 16) En tout
cas, nul n'est absent de sa maison, et se garde de laisser
la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs.
3.5 (P 1869, p. 178: 27) Ame
royale, livrée, dans un moment d'oubli, au crabe de la
débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au
requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale
absente, et au colimaçon monstrueux de
l'idiotisme !
6.8 (P 1869, p. 320: 27) Remarquez
la main de la Providence là où l'on était
tenté de la trouver absente, et faites votre profit
du miracle dont je vais vous parler.
6.9 (P 1869, p. 323: 23) [Les
chiens] ... il suffit que leur maître reste quelques jours
absent du logis, pour qu'ils se mettent à faire
entendre des hurlements qui, véritablement, sont
pénibles à supporter.
Acculer, s'acculer = se rassembler + se reculer en
s'adossant les uns sur les autres (acularse : sans
correspondant en français); en espagnol, on accule un
cheval, un camion; il s'agit d'une action concrète. En
français, on ne connaît qu'un sens abstrait à
ce verbe : on accule un opposant, on
est acculé à la défaite, à la
faillite.
2.13 (P 1869, p. 120: 28) [sur le
navire qui va couler :] Chacun s'enveloppe dans le manteau de
la résignation, et remet son sort entre les mains de Dieu.
On s'accule comme un troupeau de moutons.
Curieusement, aucun traducteur ne donne
littéralement le verbe acularse. Cela donne : se
agrupan (Gómez), se apretujan (Pellegrini, Méndez),
se atropellan (Saad), retroceden (Serrat, Alonso), se acorralan
(Álvarez) et se juntan (Pariente). Ce
« désaccord » signifie en
général qu'il ne s'agit pas d'un hispanisme. Cela ne
fait pourtant pas de doute ici.
Acte = événement (acto).
5.6 (P 1869, p. 266: 8) Il dit
qu'il s'étonne beaucoup de ce que l'on verse ainsi tant de
pleurs, pour un acte d'une telle insignifiance. Textuel.
— Ce qui pourrait s'exprimer très simplement d'un
pronom indéfini, pour quelque chose d'aussi insignifiant.
Il s'agit, en français, d'une
légère
incorrection, car la mort n'est pas un acte, une action, mais un
événement. Dans ce contexte, acto convient en
castillan. En revanche, lorsqu'on lit, dans deux traductions
(Serrat et Alonso), en un acto de tanta insignificancia,
alors un contresens est possible, car le vocable peut très
bien désigner la cérémonie en cours (et la
cérémonie mortuaire, avec l'apparition du mot mort).
Mais si tel peut bien être le cas, ce quiproquo ne se trouve
nullement dans le texte des Chants
Le vocable est employé encore 15 fois,
toujours de la manière la plus régulière en
français (dont les actes de justice, l'acte impur, nos
pensées et nos actes, etc.).
Actuel = « actuellement ». Pur
hispanisme où l'adjectif ne peut se rendre en
français que par l'adverbe ou un complément
circonstanciel.
2.6 (P 1869, p. 78: 17) Voilà
où je voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles
bases est fondée la société actuelle =
la société est fondée actuellement.
6.2 (P 1869, p. 286: 18) Mais,
affirmer exactement l'endroit actuel que remplissent de
terreur les exploits de ce poétique Rocambole, est un
travail au-dessus des forces possibles de mon épaisse
ratiocination = l'endroit où il se trouve maintenant
et que ses exploits remplissent de terreur...
Au moment actuel = à l'heure actuelle, pour l'heure,
à ce moment (en el momento actual).
5.6 (P 1869, p. 262: 17) ... [le
vaisseau] ne craint pas le
phénomène de l'enfoncement; car, au moment
actuel, les tempêtes et les écueils ne se font pas
remarquer...
Le castillan dit aussi, comme en
français, en la hora actual
et Ducasse l'emploie une fois :
3.5 (P 1869, p. 165: 15) La mousse
recouvrait ce corps de logis, qui, sans doute, avait
été un couvent et servait, à l'heure
actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure de
toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui
entraient, l'intérieur de leur vagin, en échange d'un
peu d'or.
Cette nuit actuelle = cette nuit même, la nuit qui
vient (esta misma noche).
5.7 (P 1869, p. 270: 9) Il
espère que cette nuit actuelle (espérez avec
lui !) verra la dernière représentation de la
succion immense... — Si Ducasse ne peut contrôler la
postposition de l'adjectif même employé avec un
substantif (ce qu'il écrit toutefois cinq fois : ton
exemple même, la vérité même, etc.), il
se débrouille ici avec l'adjectif adverbial actuel (qui
conviendrait en castillan).
On lit pourtant, parmi ces cinq exemples :
2.15 (P 1869, p. 138: 7) ... un
triple crime, que je devais
commettre le jour même... — Si le jour
actuel ne conviendrait pas, en revanche, cette nuit
même serait ici la formulation attendue (si l'on pouvait
réécrire le texte !).
Adieu = au revoir; un adieu = un salut; dire
adieu = dire boujour,
saluer (adiós). En français, dans le style
grandiloquent de l'épopée, l'adieu paraît
très naturel. Il faudrait pourtant en créditer dans
les Chants ce que la formule a de très courant en espagnol
(très simple synonyme d'hasta luego, soit à tout de
suite, à tout à l'heure, à bientôt, au
revoir).
1.14 (P 1869, p. 57: 14)
Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m'as lu.
2.7 (P 1869, p. 82: 17) Si
l'entretien se prolonge, il devient
inquiet, tourne les yeux vers les quatre points de l'horizon, comme
pour chercher à fuir la présence d'un ennemi
invisible qui s'approche, fait de la main un adieu brusque,
s'éloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et
disparaît dans la forêt.
3.3 (P 1869, p. 161: 25, 25, 2 occ.)
Où portes-tu tes sandales ? Où t'en vas-tu,
hésitant comme un somnambule, au-dessus d'un toit ? Que
ta destinée perverse s'accomplisse ! Maldoror,
adieu ! Adieu, jusqu'à
l'éternité, où nous ne nous retrouverons pas
ensemble ! ». — Bien entendu, l'apostrophe est
tout à fait conforme ici au sens du mot en français
dans la première occurrence (comme on en verra de nombreux
exemples ci-dessous), mais c'est adios qui résonne dans la
seconde, soit un « au revoir » où...
l'on ne se reverra pas ! Adieu, jusqu'à
l'éternité est un très évident
hispanisme, amalgamant deux concepts contradictoires en
français.
6.5 (P 1869, p. 304: 19) Et quel mal
y aurait-il après tout,
je vous le demande à vous-même, à ce que je
vous dise adieu tout en passant [= que je vous salue],
lorsque
après-demain, qu'il pleuve ou non, cinq heures auront
sonné ?
6.6 (P 1869, p. 308: 4)
Adieu, guerrier illustre; ton
courage dans le malheur inspire de l'estime à ton ennemi le
plus acharné; mais Maldoror te retrouvera bientôt pour
te disputer la proie qui s'appelle Mervyn. — Dans cette
occurrences très particulière, il faut je crois
conserver les deux sens. D'abord la signification très
ordinaire des constextes qui suivent. Maldoror fait ses adieux au
Créateur; c'est la fin de l'épopée. Mais
ensuite, on a aussi le sens « familier »
(pourtant ici grandiloquent) que le vocable ne peut avoir en
français. C'est à peu près, salut ! je te
salue,
guerrier illustre...
Mais tout au contraire, adios peut
correspondre aussi exactement à l'adieu du français
et Ducasse l'emploie très souvent en ce sens, soit au
pluriel, soit encore en le qualifiant même
d'« adieu suprême ». Voici un exemple
des deux cas :
1.9 (P 1869, p. 32: 10) Par
conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer
et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux vagues
de cristal... [...] Je te salue, vieil
océan !
2.11 (P 1869, p. 110: 24) Quel
regard ! Tout ce que l'humanité a pensé depuis
soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les
siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant
de choses se dirent-ils, dans cet adieu
suprême !
— Voici les autres occurrences de même sens :
1.7 (P 1869, p. 16: 25, 26 et 27)
[Elle] : Tu es bon. Adieu, toi qui m'as
aimée ! ». Moi, à elle :
« Adieu ! Encore une fois :
adieu ! Je t'aimerai toujours !... Dès
aujourd'hui, j'abandonne la vertu ».
1.13 (P 1869, p. 56: 15)
Adieu donc; n'espère plus retrouver le crapaud sur
ton passage.
2.7 (P 1869, p. 86: 25)
Adieu, hermaphrodite ! Chaque jour, je ne manquerai pas
de prier le ciel pour toi...
3.2 (P 1869, p. 153: 16) Je ne
devais pas longtemps jouir de sa présence; le temps
s'approchait, où elle devait, d'une manière
inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la
vie...
4.4 (P 1869, p. 205: 19)
Adieu, je ne te retarderai pas
davantage...
4.7 (P 1869, p. 226: 8) ... tels
furent la dernière
démonstration et le suprême adieu...
5.4 (P 1869, p. 253: 21) ... et
leurs adieux suprêmes
me confirmèrent leur croyance...
5.4 (P 1869, p. 254: 12) Si tes
yeux sont enfin dessillés,
juge toi-même quelles ont été les
conséquences de ta conduite. Adieu ! je m'en
vais respirer la brise des falaises...
Adolescent = muchacho (cf. garçon); jeune adolescent
= joven.
Le vocable a vingt-trois (23) occurrences dans
les Chants et
adolescence se trouve une fois. Il existe une strophe où
l'emploi du vocable est manifestement fautif en français,
celle de l'omnibus (2.4) qu'un enfant (niño) poursuit en
vain. Tous les passagers sont manifestement des adultes. Mais il
se trouve un jeune homme (joven) qui a pitié du
pauvre enfant et qui proteste intérieurement, ne pouvant
intervenir en sa faveur. Or, il est désigné ensuite
deux fois comme un adolescent, ce qui ne peut convenir. Le
vocable correspond manifestement à muchacho,
« jeune adulte », sans correspondant en
français. Voici ces trois contextes :
2.4 (P 1869, p. 70: 15) Seul, un
jeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu
de ces personnages de pierre paraît ressentir de la
pitié pour le malheur[eux].
2.4 (P 1869, p. 71: 2) Cependant,
une larme brûlante a roulé sur la joue de cet
adolescent, qui vient de blasphémer.
2.4 (P 1869, p. 71: 11)
L'adolescent se lève, dans un mouvement
d'indignation, et
veut se retirer, pour ne pas participer, même
involontairement, à une mauvaise action.
Avant de poursuivre, l'analyse lexicale de
l'hispanisme est nécessaire. Muchacho. Le vocable peut
désigner un enfant et ce sera l'expression de la gentillesse
à son égard (surtout si l'on parle de lui, en sa
présence, à un tiers). Mais en son sens courant (et
je dirais au sens strict), il désigne soit un grand
adolescent, soit un jeune adulte. Et en ce sens, selon ces trois
contextes, il s'agit d'un synonyme d'adolescente (adolescent,
évidemment) et joven (jeune, jeune homme). Il suit que,
dans le contexte qui vient d'être présenté,
dans la strophe 2.4, adolescent, qui ne convient pas du tout en
français, est un hispanisme lexical. D'ailleurs, à
deux exceptions
près (Álverez et Pariente), tous les traducteurs en
castillan reprennent le vocable.
On trouve quelques rares occurrences du
vocable qui conviennent parfaitement aussi bien en français
qu'en castillan. C'est le cas évident de la strophe 2.7 qui
désigne l'hermaphrodite comme un adolescent, ce qui n'est
pas trop approprié en français ! — mais ne
pose aucun problème en castillan, où adolescente ne
distingue pas les deux genres.
Or, dans la majorité des cas, si le
vocable peut être parfaitement correct en français, il
est surprenant, car il s'agit d'une tournure de culture hispanique.
Le cas typique, voire caricatural, est celui d'¡ hombre !. Non seulement les
classes, titres et rangs n'ont pas les mêmes sens en
français et en espagnol, mais surtout la désignation
des individus par ces attributs n'y joue pas le même
rôle. Et à ce niveau, les attitudes sont tellement
différentes qu'il ne s'agit plus simplement d'hispanismes ou
de gallicismes, mais proprement de cultures d'expressions
française et espagnole. On se doute que la lecture correcte
des mots adolescent, jeune et jeune adolescent, jeune homme, jeune
fille et petite fille, etc., a un impact considérable sur
la compréhension correcte des Chants.
Affirmer = dire, confirmer, assurer (afirmar). Afirmar, en
plus du sens correspondant au français affirmer,
« soutenir une affirmation », a le sens concret
de « rendre ferme » et, par extension,
d'assurer.
6.2 (P 1869, p. 286: 17) Aujourd'hui
il est à Madrid; demain
il sera à Saint-Pétersbourg; hier il se trouvait
à Pékin. Mais, affirmer exactement l'endroit
actuel que remplissent de terreur les exploits de ce
poétique Rocambole, est un travail au-dessus des forces
possibles de mon épaisse ratiocination.
Voir le gallicisme affermir.
Agonies (au pluriel) = râles, râlements du
mourant (estertor, las últimos estertores). Estar a las
últimos estertores = être à l'article de la
mort, à l'agonie (Saturne). — Comme on le voit, cet
hispanisme est exclusivement sémantique, agonie et
agonía étant de parfait correspondants.
o2.13 (P 1869, p. 122: 5) Il venait
de m'être donné d'être témoin des
agonies de mort de plusieurs de mes semblables.
3.2 (P 1869, p. 155: 5) Maldoror
[...] entendait les agonies de la douleur, et
s'étonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne
pas être encore morte. — L'hispanisme, ici
évident (on n'entend des râles, mais pas des agonies)
se trouve
consigné dans la réécriture de Carlos R.
Méndez : Maldoror oía los estertores de
dolor y se asombraba de que la víctima se resistiense
todavía, de que fuese tan dura de morir.
En revanche, les deux autres occurrences,
produit de l'hispanisme, sont d'incontestables réussites en
français. Ce ne sont pas des
« hispanismes » !
3.3 (P 1869, p. 161: 5) ... tu
chancelles, sans desserrer le bec,
à côté du dragon, qui meurt dans d'effroyables
agonies.
3.5 (P 1869, p. 173: 10) En effet,
le jeune homme ne devait pas survivre à ce supplice,
exercé sur lui par une main divine, et ses agonies se
terminèrent pendant les chants des nonnes...
Aux aguets = le guet, être au guet, faire le guet (al
acecho, être aux aguets).
5.7 (P 1869, p. 276: 3) Nous
longeâmes le bas des
fortifications externes, comme des chacals nocturnes; nous
évitâmes la rencontre des sentinelles aux
aguets; et nous parvînmes à nous
éloigner...
Bien entendu, les sentinelles, ici, ne sont
pas aux aguets, mais au guet ou font le guet, comme c'est leur
fonction. L'incorrection est doublée d'un hispanisme. En
français, aguets s'emploie au pluriel et se distingue du
guet (singulier), beaucoup moins fréquent (ce sont les
expressions énumérées ci-dessus). Le
castillan ne connaît que le singulier acecho, dans les deux
contextes. L'hispanophone court-circuite donc les deux acceptions,
employant le mot au sens qu'il a en castillan, mais
l'écrivant « en français »,
c'est-à-dire
au pluriel, comme il l'a d'ailleurs déjà
employé correctement (au sens d'al acecho,
singulier) à la strophe 2.15.
2.15 (P 1869, p. 134: 21-23) Ils se
changèrent en
vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se
cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux
aguets le jour, aux aguets la nuit.
Aileron = petite aile, ailette. L'hispanisme ici, à
vrai dire, ne tient pas au lexique, mais à la morphologie.
En effet, les diminutifs s'emploient beaucoup plus
systématiquement en espagnol qu'en français, de sorte
qu'on devrait comprendre d'abord dans le sens premier et ensuite
seulement le sens second d'aileron, lorsqu'il désigne l'une
des trois petites ailes (ou plumes) qui équilibrent un
projectile (une flèche, par exemple).
4.1 (P 1869, p. 184: 17) Je compare
le bourdonnement de leurs ailes
métalliques, au choc incessant des glaçons,
précipités les uns contre les autres, pendant la
débâcle des mers polaires. Mais, si je
considère la conduite de celui auquel la providence donna le
trône sur cette terre, les trois ailerons de ma
douleur font entendre un plus grand murmure !
Amant de = amoureux de (amante). On trouve exactement la
même distribution entre les sens d'amant (amante) et
d'amoureux (enamorado) pour les substantifs français ou
espagnols désignant les rapports amoureux des couples. En
revanche, le sens premier d'amante (qui aime quelque chose) se dit
amoureux en français : c'est l'amoureux de la musique,
de la mer ou de la campagne et non leur
« amant ». On trouve trois fois cet hispanisme
dans les Chants.
1.9 (P 1869, p. 23: 27)
[Océan] tu rappelles au souvenir de tes amants, sans
qu'on s'en rende toujours compte, les rudes commencements de
l'homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le
quitte plus. Je te salue, vieil océan !
4.7 (P 1869, p. 220: 14) ... le
sentiment si pénible que
comprendront facilement les psychologistes et les amants de
la prudence
5.3 (P 1869, p. 245: 1) N'est-ce
pas qu'un homme, amant
d'un pareil martyre, ne se trouverait pas dans l'univers
entier ?
Les Amazones = l'Amazone (el Amazonas, río Amazonas).
Pur
hispanisme. En français, le fleuve s'est longtemps
désigné
par la traduction littérale du portugais et de l'espagnol,
la
« rivière » des Amazones. Au TLF, on en
trouve 12
occurrences de 1658 à 1796. « Fleuve »
des Amazones,
le nom se trouve 6 fois au XIXe siècle. Mais, justement, au
XIXe
siècle, le nom français du fleuve est, comme
aujourd'hui, l'Amazone
(on le trouve chez Bernardin de Saint-Pierre, Hugo, les Goncourt ou
Tarde). On ne
trouve jamais en Français la désignation du fleuve
comme le nomme ici
Ducasse, les Amazones, s'agissant d'une formulation
ibérique. À
remarquer que plusieurs régions ou provinces du
Pérou, de la
Colombie, du Vénézuéla et du Brésil se
nomment
Amazonas.
5.5 (P 1869, p. 259: 21) Ils
viennent des bords
des Amazones, ils traversent les vallées qu'arrose le
Gange, ils
abandonnent le lichen polaire, pour accomplir de longs voyages
à ma
recherche
Ans, années = âge (a sus años, à
son âge);
d'où ses premières années = son enfance
(sus primeros
años).
1.3 (P 1869, p. 8: 2)
J'établirai dans
quelques lignes
comment Maldoror fut
bon pendant ses premières années, où il
vécut
heureux; c'est fait.
2.12 (P 1869, p. 117: 4) Mes
années
ne sont pas
nombreuses, et,
cependant... — On dit, tengo 20 años, d'où, no
tengo muchos
años (littéralement, je n'ai pas beaucoup
d'années, soit, je
ne suis pas âgé ou je suis jeune, comme on voudra).
2.13 (P 1869, p. 124: 25)
Aujourd'hui que les
années
pèsent
sur mon corps... — L'âge.
3.1 (P 1869, p. 146: 6) ... il
remarque que mes paroles sortent
difficilement de
ma bouche amaigrie, et que les années de mon propre
printemps ont
passé, tristes et glaciales, comme un rêve... —
Années
de mon printemps = l'âge de mon printemps = le printemps de
mon âge.
6.4 (P 1869, p. 293: 23) Appuyant
le poignet sur les bras du
fauteuil, il
s'éloigne de son siège ordinaire, et s'avance, avec
inquiétude, quoique affaibli par les ans, vers le
corps immobile de
son premier-né.
Angle = coin (esquina).
5.7 (P 1869, p. 268: 5 et 270: 15) ... une vieille
araignée de la grande espèce sort lentement sa
tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des
intersections des angles de la chambre.
6.10 (P 1869, p. 330: 10) Il saisit
vivement, avec ses mains, une
longue guirlande d'immortelles, qui réunit deux
angles consécutifs de la base, contre laquelle il
cogne son front.
Angle, esquina, est mis pour coin.
Évidemment, intersection
n'a aucun sens dans ce contexte, car on comprend que les
intersections des murs donnent les quatre coins de la chambre.
Sauf à comprendre littéralement l'hispanisme, car
l'esquina est vraiment un « croisement »,
contrairement à son équivalent français. Un
coin est le résultat du croisement.
Il suit que la proposition suivante pourrait
devoir être interprétée en ce sens :
5.3 (P 1869, p. 246: 9) ... sachez
que le cauchemar qui se cache
dans les angles phosphoriques de l'ombre...
Anneau = chaînon, maillon (eslabón).
Étendre ses anneaux = se continuer, se
perpétuer (eslabonar,
« enchaîner »). Il s'agit d'abord d'un
hispanisme au sens grammatical, eslabón étant
« traduit » par anneau (anillo); mais il
s'agit surtout d'un hispanisme au sens strict, car eslabón
joue souvent sur son étymologie dans ses sens
figurés, soit esclavón, esclavo (esclave). Comme on
le voit, la faute cache en réalité une riche figure
de style qui transparaît aussitôt dans sa traduction
castillane : étendra ses maillons = continuera de
« mettre en esclavage ».
2.9 (P 1869, p. 96: 9) ... tant que
l'homme méconnaîtra
son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y
mêlant du mépris, ton règne sera assuré
sur l'univers, et ta dynastie étendra ses anneaux de
siècle en siècle.
Par prudence, il faut toutefois ajouter que
l'abdomen du pou est composé de huit anneaux. Comme il
s'agit de la partie la plus importante de son corps ou de son
corset, alors cela pourrait le désigner, le pou, de sorte
que l'expression pourrait signifier, mais en un tout autre sens,
« se survivre ». Peu probable.
Antique = ancien (antiguo).
2.10 (P 1869, p. 101: 13) Aux
époques
antiques et
dans les temps
modernes, plus d'une grande imagination humaine vit son
génie,
épouvanté, à la contemplation de vos figures
symboliques...
4.2 (P 1869, p. 189: 13) Je
n'invente rien : les livres
antiques ont
raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire
et honteux
dépouillement de la noblesse humaine.
Comparer :
4.1 (P 1869, p. 184: 4) Le temple
antique de Denderah est
situé
à une heure et demie de la rive gauche du Nil.
5.4 (P 1869, p. 253: 15) Tu
pourrais éveiller ma jeune
épouse et mon
fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plomb qui
longent les
fondements de l'antique château. — Ancien, sens
métaphorique, comme dans l'extrait suivant.
6.5 (P 1869, p. 300: 14) Le soir,
la famille s'est réunie
dans la salle
à manger, décorée de portraits
antiques.
S'apercevoir = s'arrêter à, s'occuper de
(reparar). La tournure est courante dans, reparar en pelillos,
s'arrêter à des riens.
6.8 (P 1869, p. 319: 12) ... il te
recevra comme un fils égaré, et ne s'apercevra
point de l'énorme quantité de culpabilité que
tu as [...] amoncelée sur ton coeur.
Bien entendu, l'hispanisme produit un
contresens comique en français, car, comme chacun sait, Dieu
est omniscient. Ducasse écrit tout simplement, en espagnol
dans le texte, que Dieu ne lui tiendra pas rigueur de sa
très lourde culpabilité. Ángel Pariente est
le seul traducteur à ne pas reconduire le contresens, tandis
que Manuel Serrat Crespo y va d'une lourde reformulation correcte
(Dieu ne tiendra absolument pas compte de) et Carlos Méndez
d'une paraphrase psychologisante, également correcte, Dieu
« hará la vista gorda » (fermera les
yeux, fera semblant de rien, Saturne).
Aplatissement = aplatissement + écrasement
(aplastamiento). Dans le contexte, aucun des deux synonymes ne
convient tout à fait en français, sans être
inadéquat, d'où le très léger
flottement sémantique : Maldoror est aplati sur
le granit de la falaise, mais aussi écrasé
contre elle par la marée. En espagnol, aplastamiento
convient parfaitement aux deux contextes (aplastrar un sombrero o
un tomate, aplatir un chapeau ou écraser une tomate,
Saturne).
4.6 (P 1869, p. 213: 27) Je
m'étais endormi sur la falaise.
[...] Maintenant que j'ai repassé dans ma mémoire
les diverses phases de cet aplatissement épouvantable
contre le ventre du granit, pendant lequel la marée, sans
que je m'en aperçusse, passa, deux fois, sur ce
mélange irréductible de matière morte et de
chair vivante.
Aplomb = sérénité (aplomo).
4.3 (P 1869, p. 195: 15) ... je ne
crus pas d'abord que ces deux femmes appartinssent à mon
espèce. Elles riaient avec un aplomb tellement
égoïste, et leurs traits inspiraient tant de
répugnance [que je ne les croyais pas de la race
humaine].
Le vocable n'a qu'un sens figuré en
français, qui ne
convient pas ici, l'« assurance », la parfaite
« confiance » en soi; le spectre des
significations est beaucoup plus vaste en espagnol :
« gravidad, serenidad, circonspección »
(Planeta). C'est la sérénité qu'exprime ici
l'hispanisme. La traduction italienne de Margoni est toutefois la
plus juste analyse du vocable dans le contexte :
désinvolture.
S'appliquer jusqu'à = se rendre jusqu'à
(llegar
hasta).
4.3 (P 1869, p. 196: 23) ... les
lames de métal, au lieu de glisser à la surface
[...], s'appliquaient grâce au goudron, jusqu'à
l'intérieur des chairs, marquées par des sillons
aussi creux que l'empêchement des os pouvait raisonnablement
le permettre.
On trouve douze occurrences du vocable dans
les Chants, dont trois
dans la présente strophe. Une seule ne convient pas, alors
même que son sens est concret et paraît d'abord une
dérive, en français comme en espagnol : les
deux femmes appliquent bien du goudron sur le corps du
supplicié; mais, grâce à ce goudron, les
« lames de métal » des deux fouets sont
censé « s'appliquer jusqu'à
l'intérieur des chairs ». C'est un hispanisme qui
explique cette occurrence, soit « llegaban hasta el
interior de las carnes » (Serrat, Alonso). Mais il est
possible que, dans ce cas très particulier, l'hispanophone
ait également en tête un jeu de mot très
simple, variant la voyelle de la syllabe non accentuée du
vocable, llegar/llagar, blesser la chair, faire des plaies.
Approche = venue, rapprochement (aproximación).
Approche
s'emploie bien en français dans des sens voisins (comme
aproximación et acercamiento en espagnol), mais pas pour
désigner abstraitement le contraire de
l'éloignement.
3.5 (P 1869, p. 180: 8) ... la
marée montante, avec ses embruns et son approche
dangereuse, lui raconteront qu'ils n'ignorent pas son
passé...
5.7 (P 1869, p. 277: 12) Il n'y
avait pas de temps à perdre,
et c'est ce que tu compris; craignant de ne pas parvenir à
tes fins, car l'approche d'un secours inespéré
avait doublé ma puissance musculaire...
Approuver = accepter (aprobar).
2.13 (P 1869, p. 118: 11) Il
fallait quelqu'un qui approuvât mon
caractère; il fallait quelqu'un qui eût les
mêmes idées
que moi.
Approuver et aprobar peuvent être
synonymes au sens
d'être d'accord
avec qqun, appuyer les opinions ou la conduite de qqun, sens qu'on
trouve ci-dessous,
dans les deux autres occurrences du vocable dans les Chants. Mais
même s'il est recevable, ce n'est pas le sens qui convient
ici dans le
contexte, surtout en regard de la dernière phrase de la
strophe, mais bien
le sens premier d'aprobar, être accepté, être
reçu
à la suite d'un examen, par exemple. Aprobar, signifie
alors accepter ou
consentir, mais sans être nécessairement d'accord; ou
encore
être d'accord avec qqun, mais sans avoir à le
manifester.
Approuver = manifester son accord :
5.4 (P 1869, p. 251: 2) Dissipe tes
injurieux soupçons, si
tu ne veux pas
que je t'accuse à mon tour, et que je ne porte contre toi
une
récrimination qui serait certainement
approuvée par le
jugement du serpentaire reptilivore.
6.7 (P 1869, p. 314: 4) L'auditeur
approuve dans son
intérieur ce
nouvel exemple apporté à l'appui de ses
dégoûtantes
théories.
Arranger = ranger (arreglar).
1.11 (P 1869, p. 40: 19) Remets tes
armes quotidiennes dans l'armoire protectrice, pendant que, de mon
côté, j'arrange mes affaires.
L'hispanisme (arranger pour ranger) est
d'autant plus évident
qu'arranger ses affaires est une expression de la langue courante
qui désigne la préparation intellectuelle par la mise
en ordre ! Arreglar sus cosas = ranger ses affaires;
arranger ses affaires = arreglar sus asuntos.
Arriver = venir (llegar).
S'agissant d'indiquer les déplacements,
le français
et l'espagnol connaissent à peu près le même
système de quatre vocables fondamentaux, soit aller/ir et
venir, arriver/llegar et partir. En plus, dans les deux langues,
arriver ou llegar est le vocable qui s'applique de façon
abstraite aux déplacements, c'est le plus fréquent et
qui s'emploie dans de nombreux contextes comme synonyme des trois
autres. Or, comme il s'agit d'un système à peu
près identique, il est forcément délicat
de trouver les contextes propres à chaque emploi. En
pratique, la difficulté est de savoir quand llegar ne peut
pas traduire l'idée d'arriver. D'où les occurrences
suivantes
où l'emploi d'arriver est soit évidemment fautif,
soit problématique.
1.6 (P 1869, p. 13: 11) ... tu te
précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant
d'arriver à son secours. — Mis pour venir
à son secours, l'emploi est tout à fait correct en
français, s'expliquant par un changement de point de vue,
avec une nuance familière et surtout une connotation de la
rapidité.
1.10 (P 1869, p. 35: 9) Le
rhinolophe : Les uns disent que tu arrivais [= venais] vers
moi pour me
sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps
1.13 (P 1869, p. 53: 7) Prends
garde, la nuit s'approche, et tu es là depuis le matin. Que
dira ta famille, avec ta petite soeur, de te voir si tard
arriver ? — A verte llegar tan tarde, ne
paraît pas familier aux traducteurs qui donnent tous cette
version pour le français, de te voir revenir si
tard.
2.3 (P 1869, p. 66: 11) Le
Tout-Puissant :
Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier,
sa vue perçante me voit arriver [= venir] de
loin : il prend un chemin de traverse, afin de
[m'éviter].
3.3 (P 1869, p. 158: 14) Il lui a
dit : « Je
t'attendais, et toi
aussi. L'heure est arrivée; me voilà.
[...] » — Expression familière en
français pour, l'heure est venue.
3.5
(P 1869, p. 177: 11) Nonnes, retournez dans vos caveaux; la
nuit n'est pas encore complètement arrivée; ce
n'est que le crépuscule du soir... — même
remarque.
4.6 (P 1869, p. 213: 13) Mais
arrivons [= venons-en] tout
de suite au rêve, afin que les impatients, affamés de
ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir...
Arriver pour parvenir à destination est
d'emploi familier
dans les deux premières propositions affirmatives
suivantes :
5.7 (P 1869, p. 270: 19)
Hélas ! nous sommes
maintenant arrivés [= rendus] dans le réel,
quant à ce qui regarde la tarentule...
6.3 (P 1869, p. 292: 13)
Arrivé [= rendu, parvenu]
sur la grande artère, il tourne à droite et traverse
le boulevard Poissonnière et le boulevard
Bonne-Nouvelle.
6.8 (P 1869, p. 320: 22)
Arrivé en vue du lac, il le
voit peuplé de cygnes. — Peut-être pour des
raisons phonétiques, peut-être parce qu'il n'est pas
rendu encore au lac, cet emploi paraît plus attendu que les
deux précédents.
Aspect = vue (aspecto). En castillan, les deux mots sont
beaucoup plus proches qu'en français, de sorte que Garnier
devait consacrer près d'une demi-colonne à les
distinguer. Et souvent ils ne se distinguent pas du tout, comme
dans l'expression « au premier aspect » (al, a
primer aspecto = a primera vista, Academia). En ce sens, le mot
est fort proche du français spectacle, dans son sens le plus
neutre.
1.6 (P 1869, p. 12: 6) Puis, tout
à coup, au moment où il s'y attend le moins,
d'enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon
qu'il ne meure pas; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard
l'aspect de ses misères.
1.7 (P 1869, p. 15: 15) Une vaste
lumière couleur de sang, à l'aspect de
laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras
tombèrent inertes, se répandit dans les airs
jusqu'à l'horizon.
1.9 (P 1869, p. 23: 23) ... tu es un
immense bleu, appliqué sur le corps de la terre :
j'aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect
[dès le premier abord], un souffle prolongé de
tristesse, qu'on croirait être le murmure de ta brise suave,
passe, en laissant des ineffaçables traces, sur l'âme
profondément ébranlée..
2.15 (P 1869, p. 132: 23) ... la
nature
entière, et les
légions solitaires de poulpes, devenues mornes à
l'aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables.
3.1 (P 1869, p. 142: 5) Pendant ce
temps, le voyageur,
arrêté contre l'aspect d'une cataracte, s'il
relève le visage, verra, dans le lointain, un être
humain, emporté vers la cave de l'enfer par une guirlande de
camélias vivants !
3.3 (P 1869, p. 159: 16) Il est par
terre, il ne pourra pas se
relever. L'aspect de toutes ces blessures béantes
m'enivre.
Bien entendu, le mot se trouve
également dans les sens
communs du français et de l'espagnol :
1.9 (P 1869, p. 32: 13) ... je sens
que le moment est venu de revenir parmi les hommes, à
l'aspect brutal...
2.12 (P 1869, p. 117: 21) Je ne
désire pas te montrer la
haine que je te porte et que je couve avec amour, comme une fille
chérie; car, il vaut mieux la cacher à tes yeux et
prendre seulement, devant toi, l'aspect d'un censeur
sévère, chargé de contrôler tes actes
impurs.
3.5 (P 1869, p. 169: 14) Il est
certain qu'il se sentait heureux
de dormir avec une telle épouse d'une nuit. La femme,
étonnée de l'aspect majestueux de cet
hôte, semblait éprouver des voluptés
incomparables, lui embrassait le cou avec
frénésie.
5.6 (P 1869, p. 264: 13) ...
l'impossible et inoubliable
aspect d'un hibou...
Au-dessus de = sur (encima de; par exemple, encima de la
mesa = sur la table).
1.8 (P 1869, p. 18: 11) [Les chiens]
se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un
enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre
au-dessus d'un toit, soit comme une femme qui va
enfanter...
3.3 (P 1869, p. 161: 23) Où
t'en vas-tu, hésitant
comme un somnambule, au-dessus d'un toit ?
Autrui, d'autrui = des autres (ajeno).
Ducasse écrit « des
autres », comme on
le dit à peu près de même en espagnol (de lo
demás) :
1.5 (10: 6),
1.12 (47: 28),
2.4 (71: 11),
3.4 (163: 4),
6.8 (317: 13).
Mais deux fois, l'hispanisme lui
échappe, bien qu'il en supprime la première
occurrence, avec toute la proposition, à la troisième
édition du premier chant (1.5). L'occurrence qui reste,
s'il s'agit d'un évident hispanisme, est
d'interprétation plus difficile (cf. viande d'autrui).
1.5 (P 1868, p. 5: 31, B 1896, p. 32:
30; cf. P 1869, p. 9: 19/20, variante (a) J'ai vu, pendant toute
ma
vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules
étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir
leurs semblables, mettre l'or d'autrui dans la poche et
pervertir les âmes par tous les moyens.
4.5 (P 1869, p. 206: 24) Toute une
série d'oiseaux rapaces,
amateurs de la viande d'autrui et défenseurs de
l'utilité de la poursuite, beaux comme...
Avec avantage = avantageusement (con ventaja).
Avantageusement : de façon avantageuse, favorablement
(Petit Larousse); ventajosamente : con ventaja
(Garnier).
2.15 (P 1869, p. 136: 9) J'ai
enseigné aux hommes les armes avec lesquelles on peut la
combattre avec avantage.
4.2 (P 1869, p. 193: 12) Dans ses
combats surnaturels, il attaquera l'homme et le Créateur,
avec avantage, comme quand l'espadon enfonce son
épée dans le ventre de la baleine...
Avertir = conseiller de, engager à (advertir).
3.1 (P 1869, p. 145: 18) Que se
disent deux coeurs qui
s'aiment ? Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je
l'avertis de serrer davantage son manteau autour de lui, et
lui me fait observer que mon cheval s'éloigne trop du
sien...
5.6 (P 1869, p. 266: 15) [le
prêtre:] ... il aurait
renoncé à son mandat, pour ne pas augmenter la
légitime douleur des nombreux parents et amis du
défunt; mais, une secrète voix l'avertit de
leur donner quelques consolations, qui ne seront pas inutiles...
Cette seconde occurrence est plus proche du
seul sens que le verbe
peut avoir en français et qui consiste à
prévenir, à donner un avis, un avertissement dont on
espère un effet. Avertir et avertissement se trouvent
souvent dans les Chants en ce sens commun au français et
à l'espagnol. Toutefois, dans deux autres cas, le vocable
prend encore un autre sens du mot en espagnol. Si le second est
proche des emplois possibles en
français, le premier est un très net
hispanisme:
Avertir = informer, signaler, faire observer (advertir).
4.7 (P 1869, p. 217: 24) Mais, je
t'avertis que tu n'as pas
besoin de m'adresser la parole, si ton dessein audacieux est de
faire naître en moi l'amitié et la
vénération que je sentis pour toi, dès que je
te vis...
6.10 (P 1869, p. 329: 3) ... ne
perdez pas de vue ce fou, la
tête surmontée d'un vase de nuit, qui pousse, devant
lui, la main armée d'un bâton, celui que vous auriez
de la peine à reconnaître, si je ne prenais soin de
vous avertir, et de rappeler à votre oreille le mot
qui se prononce Mervyn.
Bague enchantée = anneau magique (sortija encantada).
La bague est ce qui se passe au doigt et qui
est souvent
orné de pierres précieuses (comme c'est le cas ici du
rubis); mais l'anneau a un sens beaucoup plus abstrait et c'est
lui qu'on emploie aux sens symboliques en français, tandis
qu'anillo désigne plutôt
l'« objet », sans plus, comme bague, justement.
Or, le castillan a un mot très significatif pour
désigner l'objet symbolique et c'est sortija (sur
sortilegio, sortilège; sortílego, qui devine le sort,
sorcier; le tout construit sur suerte, le sort). Cela dit, si
bague enchantée provient de sortija encantada ou de anillo
encantado, ce n'en est pas moins une expression bien
française et digne de l'anneau magique des contes de
fées, d'autant qu'elle est inattendue.
1.11 (P 1869, p. 40: 15) Je te
donnerai une bague enchantée; quand tu en retourneras
le rubis, tu seras invisible, comme les princes, dans les contes de
fées.
Baiser = embrasser (besar).
Même si l'on trouve très souvent
embrasser en ce sens
dans les Chants,
je crois que dans le passage suivant c'est le mot qui conviendrait
parce que
l'action est trop concrète pour avoir son sens
cérémonieux,
d'autant que l'expression n'est ni ironique ni parodique. On peut
donc y voir un
tout simple hispanisme, d'autant que l'expression aurait alors la
charge
émotive et sensuelle attendue dans ce contexte.
5.5 (P 1869, p. 255: 19) [Ô
pédérastes]. Je
baise votre
visage, je baise votre poitrine, je baise, avec mes
lèvres
suaves, les diverses parties de votre corps harmonieux et
parfumé.
Comparer, au sens protocolaire :
2.9 (P 1869, p. 95: 19) ...
baisant
universellement les
chaînes de
leur esclavage, tous les peuples s'agenouillent ensemble sur le
parvis
auguste...
2.9 (P 1869, p. 96: 15) Baise
de temps en
temps la robe de
cette grande
impudique, en mémoire des services importants qu'elle ne
manque pas de te
rendre.
3.5 (P 1869, p. 176: 19) [Il
s'étonne
qu'il] pût
ainsi s'abaisser
jusqu'à baiser la robe de la débauche
humaine...
Pencher la balance = faire pencher la balance (inclinar la
balanza; au sens premier de la métonymie : inclinar el
fiel de la balanza).
1.9 (P 1869, p. 27: 14) Si trente
ans d'expérience de la vie peuvent jusqu'à un certain
point pencher la balance vers l'une ou l'autre de ces
solutions, il me sera permis de dire que...
Bassin = petit bassin, pelvis (pelvis). L'ensemble osseux
n'a pas de parois.
Ducasse rend pulvis par bassin, au sens anatomique, de sorte que
son emploi donne
dans l'hyperbole (le vocable désignant couramment les flancs
d'une personne
en français).
5.5 (P 1869, p. 256: 12) ... oui,
j'aurais
enfoncé ma verge, à travers son sphincter sanglant,
fracassant,
par mes mouvements impétueux, les propres parois de son
bassin !
Bastar, ¡ basta !
Cf. Importer
(n'importe !).
Beau de corps = beau (bello de cuerpo, hermoso).
1.9 (P 1869, p. 26: 19) Si quelqu'un
a du génie, on le fait passer pour un idiot; si quelque
autre est beau de corps, c'est un bossu affreux.
On vient tout juste de lire, dans la
même strophe, que l'homme s'est cru beau, mais n'est pas beau réellement.
Ducasse reprend exactement la même idée. Mais cette
fois-ci, l'hispanisme transparaît dans le pléonasme ou
la redondance. On ne le trouve qu'une seule fois dans les
Chants.
Bloc de sépulture = pierre tombale (losa sepulcral).
Seulement le
premier et le dernier traducteurs en castillan (Gómez et
Méndez)
rendent correctement le syntagme. Tous les autres produisent une
traduction proche
du gallicisme, bloque sepulcral ou même bloque de
sepultura
(Ana Alonso), ce qui évidemment traduit littéralement
l'hispanisme
de Ducasse, pour signifier à peu près « un
gros morceau de
matière funéraire » ! —
À remarquer que
c'est justement la création littéraire que nous nous
proposions,
Manuel Serrat Crespo et moi, soit de rendre les Chants en castillan
avec autant de
gallicismes qu'on y trouve d'hispanismes. Manuel a
présenté, avant
son décès (2014), une première
réalisation de notre
projet, dans sa dernière traduction, los Cantos de
Maldoror,
Barcelona, La otra orilla, 2007.
5.3 (P 1869, p. 248: 19)
Quelquefois,
s'efforçant inutilement de vaincre les imperfections de
l'organisme, au
milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnétisé
s'aperçoit
avec étonnement qu'il n'est plus qu'un bloc de
sépulture...
Boeuf = vache (vaca).
2.15 (P 1869, p. 136.16) ... je
fais même
plus de cas de la paille que de la conscience; car, la paille est
utile pour le
boeuf qui la rumine...
5.7 (P 1869, p. 277: 7) [Elseneur
sera certainement
exécuté par
Maldoror qui le tient immobilisé au sol d'une seule main.]
Ma
résistance était presque nulle, et je fermai les
yeux : les
trépignements d'un troupeau de boeufs s'entendirent
à quelque
distance, apportés par le vent. Il s'avançait comme
une locomotive,
harcelé par le bâton d'un pâtre et les
mâchoires d'un
chien.
Des deux occurrences du vocable dans les
Chants, la
première est un résultat si net de l'hispanisme
qu'elle emporte
également le sens de la seconde. Or, il s'agit non
seulement d'un
phénomène de culture hispanique, mais un très
exceptionnel
trait de culture rioplatense. En espagnol, buey (le boeuf) est une
désignation assez rare du taureau : c'est le taureau
castré,
celui qui sert aux labours. Le mot n'a aucune commune mesure avec
le boeuf en
français qui désigne d'un côté l'animal
mâle et
de l'autre toute l'espèce, notamment la viande qu'on en
tire. En espagnol,
au contraire, c'est vaca, la femelle, qui désigne
l'espèce, et par
conséquent la viande (boeuf haché = vaca picada).
Dans les deux
contextes ci-dessus, c'est donc le mot vaca que Ducasse avait en
tête, dont
le prononciation correspond non au féminin vache, mais au
masculin boeuf.
Certes, l'espagnol ne connaît pas la
distinction
phonologique des deux sonores labiales qui peuvent être
phonétiquement
prononcées en fricative [v] ou en occlusive [b]; dans le
cas de
« vaca », le mot est plus naturellement
prononcé
[báka], plutôt que [váka], par anticipation de
l'occlusive
finale [k] qui suit la syllabe accentuée. Il s'ensuit que
[boef] se
substitue naturellement à [báka], alors que du point
de vue
sémantique, c'est évidemment la vache, [vaš],
« l'animal qui broute dans les champs », qui
correspond
correctement en français à la vaca. Or, ces
vaches-là,
Isidore Ducasse les a toujours vues partout, extrêmement
nombreuses, dans les
estancias de la pampa de l'Uruguay (traduction : dans
les fermes des
plaines).
Culture hispanique : pas de corrida dans les
Chants (Isidore
Ducasse n'allait probablement pas aux taureaux), tout comme le
don Quichote
ne fait pas partie de sa culture; les chevaux et les vaches de la
pampa, oui, tout
comme le gaucho. Notre auteur n'est pas de Madrid, mais de
Montévidéo. D'où ces vaches qu'il
désigne
approximativement en français comme des boeufs. Ce faux ami
est non seulement d'un
hispanophone, mais aussi d'un Sud-Américain.
Boule = bille (bola).
3.1 (P 1869, p. 144: 14) ... une
planète (qui) paraissait
petite comme une boule, étant presque invisible,
à cause de la distance...
Bouquet = tige, branche ou petit rameau (de fleurs)
porté à la boutonnière ou au corsage
(ramillete : diminutif de ramo, qui est lui-même un
diminutif de rama; bouquet, gerbe et rameau sont de très
approximatifs synonymes des trois mots). En outre, la proposition
est moins surprenante si penché est mis en rapport avec
inclinado (incliné, mais aussi renversé, pendu, dans
ce contexte).
3.5 (P 1869, p. 177: 9) [Les
nonnes :] Leurs cheveux tombent en désordre sur leurs
épaules nues; un bouquet de fleurs noires est
penché sur leur sein.
Brassée = brasse (brazada). Brassée mis pour
brasse est un hispanisme au second degré, puisqu'en espagnol
on
distingue nettement le type de nage (braza) et le mouvement des
bras qui la caractérise, ou plutôt le
mouvement des bras et des jambes, ou encore la distance parcourue
par chacun de ces mouvements d'ensemble (une brasse = una brazada,
d'où la brassée !). Mais d'un autre
côté, la brassée, ce que peuvent contenir les
deux bras, se dit également brazada (et plus rarement au
masculin, brazado), ce qui explique, évidemment, la curieuse
création lexicale. Brasse ne se trouve jamais dans les
Chants et
brassée n'y a que les trois occurrences suivantes.
3.1 (P 1869, p. 144: 9) ... ils
prenaient la ferme
résolution, afin d'exciter les hommes au repentir par les
strophes de leurs prophéties, de nager, en se dirigeant
à grandes brassées [= larges ou longues
brasses], vers
les régions sidérales où une planète se
mouvait au milieu des exhalaisons épaisses d'avarice,
d'orgueil, d'imprécation et de ricanement...
4.7 (P 1869, p. 222: 5) D'une seule
brassée,
l'amphibie laissait après lui un kilomètre de sillon
écumeux.
5.7 (P 1869, p. 272: 28) Revenus
à la surface, toi, tu
continuais de nager, et tu faisais semblant de ne pas remarquer la
faiblesse croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses
forces, et tu n'en poussais pas moins tes larges
brassées vers l'horizon brumeux, qui s'estompait
devant toi.
Broyé = écrasé, mort de fagigue
(molido).
3.4 (P 1869, p. 162: 11) Engourdi
par un assoupissement pesant, broyé contre les
cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se
relever.
C'est la première fois qu'on trouve
dans les Chants un
hispanisme qui ne tient nullement à un court-circuit
linguistique, mais tout bonnement à un coup de dictionnaire.
L'emploi de molido, qui signifie « moulu »,
pour « à bout de souffle », appartient
à la langue parlée familière. Et c'est le mot
que Ducasse a en tête. Sa traduction vient
forcément de son dictionnaire bilingue
espagnol/français et elle est ici du plus haut comique,
puisque si l'on peut être broyé par des cailloux,
l'inverse est hautement improbable (broyé contre ou sur des
cailloux).
Buisson = ronce. En fait le buisson (matorral) et la ronce
(zarza) ou le roncier, la ronceraie (zarzal) ne sauraient donner
lieu
à cet hispanisme sans le détour de l'épisode
biblique (Exode, 3: 2) du buisson ardent (zarza ardiente), qui est
aussi le nom commun d'une des rosacées
méditarranéennes.
3.5 (P 1869, p. 180: 4) ... il
s'enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le
buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides
entrelacés par la souplesse des lianes et les morsures des
scorpions.
Les deux autres occurrences du mot
présentent son sens
habituel :
4.3 (P 1869, p. 195: 2) Je
m'élancai du
buisson derrière lequel j'étais abrité,
et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché
au plafond.
4.3 (P 1869, p. 195: 19) Je me
recachai
derrière le buisson, et je me tins tout coi, comme
l'acantophorus serraticornis, qui ne montre que la tête en
dehors de son nid.
Cadenasser = enchaîner (encadenar,
dérivé de cadena, chaîne). La
différence de sens peut paraître mince (puisque dans
les deux cas l'idée principale est d'être
emprisonné dans le corps), mais à la faveur de
l'hispanisme, on voit que le sens de cadenasser est nettement celui
d'enchaîner dans ce contexte.
3.1 (P 1869, p. 149: 8) Oui, je
sens que mon âme est cadenassée dans le verrou
de mon corps, et qu'elle ne peut se dégager, pour fuir loin
des rivages que frappe la mer humaine...
Carcasse
Voir charpente.
Carrière = course, chemin (carrera).
2.6 (P 1869, p. 79: 20) Avant que tu
deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes le
but, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par-dessus
ton dos, et d'arriver au bout de la carrière avant
toi...
2.16 (P 1869, p. 139: 10) Il est
temps de serrer les freins
à mon inspiration, et de m'arrêter, un instant, en
route, comme quand on regarde le vagin d'une femme; il est bon
d'examiner la carrière parcourue, et de
s'élancer, ensuite, les membres reposés, d'un bond
impétueux.
Le mot se trouve aussi dans les Chants au sens
très
spécial en espagnol du mot français (profession,
curriculum professionnel, etc.) :
1.3 (P 1869, p. 8: 10) jusqu'à
ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se
jetât résolument dans la carrière du
mal... atmosphère douce !
3.3 (P 1869, p. 161: 14)
Désormais, tu rentres, à
pas délibérés, dans la carrière
du mal !
5.7 (P 1869, p. 278: 18) ... la
carrière des armes...
Carrière s'emploi aussi une fois au
sens de cantera (c'est
la carrière de roches ou de pierres). Le contexte oppose le
sommet des montagnes et (avec les grottes du rivage) les
carrières creusées sous ces rochers.
3.5 (P 1869, p. 180: 13) ... les
vents stridents d'équinoxe, en s'enfonçant dans les
grottes naturelles du golfe et les carrières
pratiquées sous la muraille des rochers retentissants,
beugleront...
Cervelle = substance (substantifique moelle) : seso,
sesos = racines, fondements. Le dictionnaire de l'Académie
signale deux emplois anciens : « cada facultad
sensitiva del alma » et
« significación de las palabras y conjunctos de
ellas ». Trad. littérale de Gómez :
cerebro; retraductions de Pellegrini et de Serrat : meollo;
Álvarez : núcleo.
6.10 (P 1869, p. 325: 2) Pour
construire mécaniquement la
cervelle d'un conte somnifère, il ne suffit pas de
disséquer des bêtises et abrutir puissamment à
doses renouvelées l'intelligence du lecteur...
Chair = viande (carne). Voir aussi viande.
L'espagnol ne connaît pas le doublet
chair/viande, qui
distingue en français la substance charnelle prise en
elle-même (particulièrement si elle est vivante) ou
considérée comme aliment. D'où les
interversions des hispanophones en français, surtout lorsque
le premier mot joue de subtilité, indiquant par exemple la
provenance (chair de poulet) ou la texture (chair grasse).
En tout cas, c'est à ces
subtilités que l'on doit
l'extraordinaire pertinence du seul hispanisme des vingt-cinq
emplois du mot chair dans les Chants.
1.8 (P 1869, p. 19: 27) Malheur au
voyageur attardé ! Les amis des cimetières se
jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront, avec leur
bouche d'où tombe du sang; car, ils n'ont pas les dents
gâtées. Les animaux sauvages, n'osant pas s'approcher
pour prendre part au repas de chair, s'enfuient à
perte de vue, tremblants.
Il s'agit évidemment, pour n'importe
quel francophone, d'un
repas de viande, puisque le carnage annoncé est
devenu réalité (on passe du futur au présent
à la faveur d'une relative puis d'une causale
intemporelles). Mais en même temps l'hispanisme
apparaît comme une figure et précisément comme
une métonymie, s'agissant d'un « repas de chair
humaine ».
Chambre = pièce (habitación, cuarto).
Sauf dans pièce d'eau, le mot
pièce ne vient jamais
dans les Chants. Pot de chambre, chambre funéraire et
chambre noire, comme les emplois de chambre pour pièce ou
chambre à coucher sont fréquents et correspondent
à leurs emplois en français, sauf dans un cas, le
suivant, où le mot a son sens espagnol. Sauf aussi dans la
strophe 3.5 où sa première occurrence est
inattendue.
1.11 (P 1869, p. 35: 16) Une famille
entoure une lampe posée sur la table :
— Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont
placés sur cette chaise. — Ils
n'y sont pas, mère. — Va les
chercher alors dans l'autre chambre.
Dans le contexte de la strophe 3.5, où
le mot désigne
la pièce ou le cachot où le Créateur a
forniqué avant d'y perdre un cheveu, il est probable que le
mot ne viendrait pas spontanément sous la plume d'un
francophone, mais il ne surprend pas, puisqu'il désigne une
« chambre » du lupanar. En voici les
premières occurrences (où seule la toute
première est légèrement inattendue, s'agissant
d'une pièce dont on ne connaît encore
rien) :
3.5 (P 1869, p. 167: 19) D'abord,
je ne pus rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les
objets qui étaient dans la chambre obscure,
grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et
allait bientôt disparaître à l'horizon.
3.5 (P 1869, p. 167: 24) Ce
bâton se mouvait ! Il marchait dans la
chambre !
3.5 (P 1869, p. 168: 16)
Après une grande lutte, avec la matière qui
l'entourait comme une prison, il alla s'appuyer contre le lit qui
était dans cette chambre, la racine reposant sur un
tapis et la pointe adossée au chevet.
Etc. Les sept autres occurrences dans la
strophe sont du même
ordre, dans la
logique du français :
168: 20,
168: 26,
171: 26,
172: 12,
173: 25,
173: 27 et
174: 15.
Chance malencontreuse = malchance (mala suerte)
3.3 (P 1869, p. 159: 25) L'aigle
vient de combiner un nouveau plan
stratégique de défense, occasionné par les
chances malencontreuses de cette lutte mémorable; il
est prudent.
Charpente, charpente osseuse = carcasse, squelette
(armazón).
3.5 (P 1869, p. 176: 12) J'ai vu
Satan, le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux
de sa charpente, au-dessus de son engourdissement de larve,
et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses troupes
rassemblées...
L'original porte la charpente : si
la coquille n'a
jamais été signalée, c'est probablement parce
que le sens littéral de la figure de style artiste ne
paraissait pas assuré (sa charpente osseuse > les os
de sa charpente), bien que les traductions anglaises de Guy Wernham
et d'Alexis Lykiard reproduisent ce sens littéral : I
saw
Satan, disentangle/straighten the bony structure of his
body/frame. Cela dit, je remarque que les traducteurs espagnols,
qui comprennent parfaitement bien le texte ici, conservent
toutefois le déterminant indéfini —
peut-être parce qu'ils ne se doutent pas que le texte de
Ducasse n'est pas immédiatement intelligible pour un
francophone ? Levantar las óseas marañas del
armazón (Serrat), recomponer el enredo óseo del
esqueleto (Álvarez) : le sens de ces propositions est
si
immédiat en espagnol que le possessif peut être
facultatif, ce qui n'est pas le cas du texte original pour un
francophone.
4.2 (P 1869, p. 192: 10) Quant
à moi, je ne me laisserai pas
décontenancer par les gloussements cocasses et les
beuglements originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose
à redire dans un caractère qui ne ressemble pas au
leur, parce qu'il est une des innombrables modifications
intellectuelles que Dieu, sans sortir d'un type primordial,
créa pour gouverner les charpentes osseuses.
En revanche, sur cinq occurrences de carcasse,
Isidore Ducasse
l'emploie une fois dans un sens littéral inattendu en
français (parce qu'une carcasse ne maigrit pas, mais se
décharne: cf. p. 213: 5), bien qu'il soit difficile de
suggérer un synonyme dans le contexte, car on comprend que
le mot est mis, péjorativement, pour corps.
4.3 (P 1869, p. 196: 14) Dis-moi
donc comment tu as fait
(sûrement c'est par quelque maléfice) pour
épouvanter les vautours ? En effet, ta carcasse
est devenue si maigre ! Le zéphyr la balance comme une
lanterne.
Charpentier = menuisier (carpintero).
6.7 (P 1869, p. 310: 5) Mon
père était un
charpentier de la
rue de la Verrerie... [...] Le charpentier s'éloigna
(p. 311:
15)... [...] ... les filles du charpentier (p. 313:
28).
Si le père est désigné
comme un charpentier de
la rue de la
Verrerie, c'est qu'il y tient boutique. Il s'agit donc d'un
menuisier et non d'un
charpentier, comme le désigne l'auteur à la faveur du
faux ami
(espasa). Le charpentier est désigné par une
périphrase, el
carpintero de armar ou de obra (Saturne), littéralement et
approximativement, le menuisier qui travaille à l'armature
ou au gros
oeuvre.
Cheminer = marcher, voyager (caminar).
1.12 (P 1869, p. 50: 22) Tes
jambes ne te soutiennent point; tu t'égarerais, pendant que
tu cheminerais.
3.2 (P 1869, p. 154: 10) L'esprit
mécontent, il se rhabille
avec précipitation, jette un regard de prudence sur la route
poudreuse, où personne ne chemine, et ordonne au
bouledogue d'étrangler avec le mouvement de ses
mâchoires, la jeune fille ensanglantée.
3.3 (P 1869, p. 157: 23) Il est
loin; je vois sa silhouette
cheminer sur un étroit sentier.
5.4 (P 1869, p. 252: 28) Va...
marche toujours devant toi. Je te
condamne à devenir errant. Je te condamne à rester
seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes
jambes te refusent leur soutien.
Marcher est d'emploi courant.
Voyage et voyageur sont des mots
fréquents, mais voyager ne
vient qu'une fois :
5.2 (P 1869, p. 240: 7) Il
était alors capitaine au long cours, et voyageait
pour un armateur de Saint-Malo.
Chemin
Chemin a deux occurrences inattendues (sur
plusieurs emplois
courants), d'abord une incorrection, puis un hispanisme :
2.5 (P 1869, p. 73: 13) Un intervalle
de chemin = une distance entre elle et moi (qui marchons,
cheminons, l'un derrière l'autre).
6.3 (P 1869, p. 292: 16) ... il
tourne à droite et traverse le
boulevard Poissonnière et le boulevard Bonne-Nouvelle.
À ce point de son chemin (camino = parcours,
route, trajet),
il s'avance dans la rue du
faubourg Saint-Denis...
Chenil = niche : niche et chenil se disent tous les
deux perrera en espagnol; s'il fallait distinguer les niches dans
un chenil, on dirait casita (dont le mot correspondant en
français dans ce cas n'est pas petite maison, mais bien
case, casier au sens de compartiment). Le mot niche ne se rencontre
jamais sous la plume de Ducasse.
2.2 (P 1869, p. 64: 16) [au chien
Sultan :] Tu es
convenablement repu, va te coucher dans le chenil...
2.11 (P 1869, p. 107: 4) [la lampe
de la cathédrale ou de
la pagode :] et tu éclaires d'une flamme nouvelle et
puissante les moindres détails du chenil du
Créateur, comme si tu étais en proie à une
sainte colère. Et, quand je me retire après avoir
blasphémé, tu redeviens inaperçue...
Cet exemple est propre à illustrer les
contresens auxquels
peuvent donner lieu les hispanismes : il ne s'agit pas ici du
« chenil où le créateur nicherait ses
ouailles », comme on l'entendra spontanément, mais
bien de présenter le sanctuaire comme la « niche
du créateur », ce qui est tout autre chose. Plus
extraordinaire encore : les traducteurs espagnols qui
comprennent ici le mot au sens métaphorique, la
porcherie : la pocilga del Creator (Álvarez, Serrat).
Même chose pour la première traduction anglaise
d'ailleurs : the Creator's hovel (Werham); comparer avec la
traduction littérale : Creator's kennel (Lykiard),
kennel au singulier, soit la niche ou le chenil, selon le sens.
2.15 (P 1869, p. 133: 5) Le
fantôme fait claquer sa langue,
comme pour se dire à lui-même qu'il va cesser la
poursuite, et retourne vers son chenil, jusqu'à
nouvel ordre.
6.7 (P 1869, p. 311: 26) [Les trois
Marguerite :] la
chaîne vivante alla s'accroupir, après avoir
repoussé à quelques pas un baril de graisse,
derrière l'escalier, à côté du
chenil de notre chienne.
6.7 (P 1869, p. 312: 6) La chienne
était sortie de son
chenil, et, comme si elle avait compris l'étendue de
notre perte, elle léchait avec la langue de la
stérile consolation la robe des trois Marguerite.
6.7 (P 1869, p. 312: 26) Elles se
traînèrent
jusqu'à l'intérieur du chenil, et
s'étendirent sur la paille, l'une à côté
de l'autre; pendant que la chienne, témoin passif de leur
manoeuvre, les regardait faire avec étonnement.
6.7 (P 1869, p. 313: 6) Elle suivit
la chienne, qui la tirait par
la robe, vers le chenil.
6.7 (P 1869, p. 313: 25) Enfin,
l'opération de la
délivrance négative se termina; le chenil
fendu s'entr'ouvrit de tous les côtés; et nous
retirâmes, des décombres, l'une après l'autre,
après les avoir séparées difficilement, les
filles du charpentier.
Du chien, propre au chien (mais « du
chien » plutôt que « de
chien ») = canin (perruno). L'espagnol possède un
doublet pour désigner le chien, d'abord un mot
poétique, rare et recherché, can, de sorte que son
adjectif canino est peu fréquent, sans être lui aussi
recherché; ensuite le vocable quotidien et son adjectif
dérivé, perro, perruno. C'est ce dernier adjectif
que Ducasse a en tête dans le contexte suivant, celui de la
vénération canine, soit la veneración perruna,
ce qui donnerait la « vénération
chienne » (si le français avait
dérivé directement de chien un adjectif, au lieu de
retourner au latin pour produire canin). C'est la
vénération du chien pour son maître.
Certes, on n'a pas besoin du détour de l'hispanisme pour
comprendre l'expression en français, mais il serait bien
surprenant qu'un francophone ne la produise jamais.
2.9 (P 1869, p. 92: 14) Aussi
faut-il
voir comme on le respecte, comme on l'entoure d'une
vénération canine [= la veneración
perruna (Pariente, Méndez)], comme on le place en haute
estime au-dessus des animaux de la création.
L'autre emploi de canin dans les Chants est
tout à fait
attendu en français.
6.7 (P 1869, p. 313: 19) [C'est la
démolition du chenil (=
la niche)] ... j'allai chercher dans l'atelier un marteau, pour
briser la... demeure canine. Je me mis, sur-le-champ,
à l'oeuvre de démolition [comme en espagnol, puisque
les traducteurs sont unanimes, la morada, la vivienda canina].
Chirurgique = quirúrgico (chirurgical).
Au TLF, on ne trouve qu'une seule et unique
occurrence de
l'adjectif, sur
3 500 textes français du Moyen Âge à nos
jours, celle
qu'on lit ici ! s'agissant d'un tout simple hispanisme.
Chirurgical est
l'adjectif correspondant à chirurgie (XIIe siècle),
depuis 1372 en
français. Le seul emploi documenté se trouve dans la
correspondance
familière de Diderot, au XVIIIe siècle, mais
évidemment pas
dans l'Encyclopédie. L'Académie l'avait
enregistré à
son dictionnaire en 1718. Il est donc impossible que Ducasse ait
lu ou entendu cet
emploi exceptionnel dans la deuxième moitié du XIXe
siècle.
Il faut donc laisser le vocable à la collection
inusitée
d'Émile Littré qui en fait un synonyme
« peu
usité » (!) de chirurgical. Le lexicologue devait
être un
fameux lecteur des Chants de Maldoror.
5.1 (P 1869, p. 235: 21) Si ta
mère
était trop vieille, choisis un autre sujet
chirurgique, plus jeune
et plus frais, sur lequel la rugine aura prise, et dont les os
tarsiens, quand il
marche, prennent aisément un point d'appui pour faire la
bascule : ta
soeur, par exemple.
Cimenter = jeter les fondations, cimientos, jeter les bases
(cimentar). Ne pas confondre avec le français
cimenter = cementar.
4.3 (P 1869, p. 199: 19) ... il est
bon [...] de revenir [...] au sujet dramatique
cimenté dans cette strophe.
Question d'hispanismes, on a compris depuis
longtemps que la
plupart d'entre eux sont le sel des Chants et lui donnent leur
caractère vraiment exceptionnel en français; mais on
sait aussi fort bien que Ducasse produit ainsi de très
nombreuses maladresses, fautes, approximations et
incongruités en français; on a ici un bel exemple de
ce que l'on trouve heureusement rarement, l'hispanisme qui produit
un parfait contresens. En effet, tous les hispanophones, comme
tous les traducteurs des chants le comprennent, entendront
parfaitement bien ce que dit ici le texte. En revanche, aucun
francophone ne peut le comprendre, puisque ce texte dit,
littéralement, le contraire, à savoir qu'il faut en
revenir à une histoire qui doit être
« conclue », une histoire déjà
solidement en place, « coulée dans le
béton » ! Une histoire
« cimentée ». Il est impossible de
comprendre autre chose en français. Or, et le bon sens
narratif le dit d'ailleurs, c'est exactement le contraire que veut
dire, et dit en espagnol, le narrateur : l'histoire
est à peine « commencée »; il
faut maintenant poursuivre la narration d'une histoire tout juste
esquissée, dont on a tout au plus jeté les
bases ! C'est clair et parfaitement bien écrit
« en espagnol dans le texte » !
Collège = école (colegio).
5.5 (P 1869, p. 258: 17) Moi, j'ai
toujours éprouvé
un caprice
infâme pour la pâle jeunesse des
collèges, et les enfants
étiolés des manufactures !
D'un côté le mot désigne
en français la
maison
d'enseignement du niveau du lycée, tandis qu'en espagnol son
sens est
très large et s'applique à l'enseignement primaire.
D'où
l'hispanisme. Maldoror ne désigne donc pas des
collégiens, mais des
écoliers (comme en
6.5, p. 298: 21) ou des
élèves
(1.6, p. 12: 20;
1.12, p. 45: 21;
6.1, p. 281: 5; et
6.5, p. 300: 11).
Vertu communicative = virtud comunicativa, la faculté
de communiquer (l'art de la communication). Constresens attendu en
français dans le contexte : le fait de communiquer sa
vertu, ses vertus, avoir de la vertu qui se communique
aisément. Au dictionnaire de l'Académie,
l'expression est enregistrée à l'entrée
comunicativo (virtud comunicativa, Academia); exemple : la
virtud comunicativa del arte, de su pluma; la jovialidad es una
virtud comunicativa, así como el don persuasivo. En
français, l'expression ne se trouve en ce sens que dans le
domaine musical.
1.9 (P 1869, p. 23: 12) ... toi, en
qui siègent noblement, comme dans leur résidence
naturelle, par un commun accord, d'un lien indestructible, la douce
vertu communicative et les grâces divines, pourquoi
n'es-tu pas avec moi...
Compte, à bout de compte = à la fin du compte,
en fin de compte (en emploi courant, dans la langue parlée,
correspond à l'adverbe finalement, soit pour finir), au bout
du compte (c'est-à-dire, tout bien compté).
Espagnol : en resumidas cuentas. « A fin de
cuentas » (Álvarez et Serrat). — Jean-Luc
Steinmetz signale l'hispanisme dans sa troisième
édition (Pléiade II). — Je serais curieux
de savoir d'où peut lui venir cette information impromptue
(qu'on trouvait ici depuis au moins le 19 septembre 2004).
L'hispanisme n'est pas signalé dans les travaux d'E.
Rodriguez Monegal et de L. Perrone-Moisés. On compte
actuellement dix-sept hispanismes francs dans la strophe 3.3;
l'éditeur ne signale donc pas celui-ci par hasard;
l'article ou l'ouvrage où il l'a trouvé en
désignerait-il d'autres ?
3.3 (P 1869, p. 160: 7) Il faudra,
à bout de compte,
que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut pas
s'éterniser.
Conserver = garder ou de nombreux autres synonymes
(conservar). Dont, comme synonyme, le tout simple avoir,
« posséder » (cf. 5.6) En effet,
garder et conserver au sens de ne pas (laisser) perdre sont souvent
des
équivalents très proches : garder ou conserver
un souvenir
disent la même chose du point de vue du résultat, mais
le conserver
implique qu'on l'a entretenu (Bénac). C'est probablement la
différence qu'il faut faire entre garder son sang-froid et
l'avoir
conservé, c'est-à-dire à l'accompli (alors
qu'on ne le
conserve pas, mais qu'on peut l'avoir gardé). Cela dit,
guardar correspond
presque toujours à garder, mais pas conservar (en regard du
français conserver) qui
connaît plusieurs
emplois où le français préfère garder.
Cf. Masson de
Gay, art. garder, p. 142.
1.11 (P 1869, p. 43: 2)
[Prière de
l'époux :]
Conserve cette
épouse chérie, qui m'a consolé dans mes
découragements... — Conserva esta esposa querida.
Garder = prendre
soin.
1.12 (P 1869, p. 46: 21) Le
créateur de
l'univers, je lui
ai toujours
conservé mon amour... — Garder + nom de
sentiment (garder son
amour, son enthousiasme, son espoir, etc. L'espérance, en
2.3, et d'autres
exemples plus bas).
2.3 (P 1869, p. 68: 17) Oui, c'est
encore beau de
donner sa vie
pour un être
humain, et de conserver ainsi l'espérance que tous
les hommes ne sont
pas méchants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su
attirer, de force,
vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie
amère !...
2.9 (P 1869, p. 97: 1)
Saleté, reine des
empires,
conserve aux yeux
de ma haine le spectacle de l'accroissement insensible des muscles
de ta
progéniture affamée. — Soit la tournure, garder
aux yeux de,
conservar a los ojos de.
2.14 (P 1869, p. 131: 10)
N'importe ! L'homme
à la
prunelle de jaspe
tient à conserver l'apparence d'un rôle
sévère.
2.14 (P 1869, p. 131: 15) Ô
toi, Holzer, qui
te croyais si
raisonnable et
si fort, n'as-tu pas vu, par ton exemple même, comme il est
difficile, dans
un accès de désespoir, de conserver le
sang-froid dont tu te
vantes.
2.15 (P 1869, p. 135: 6) C'est
ainsi que le Créateur,
conservant un
sang-froid admirable, jusque dans les souffrances les plus atroces,
sait retirer,
de leur propre sein, des germes nuisibles aux habitants de la
terre.
4.1 (P 1869, p. 185: 28) On dirait
que l'un comprend le
mépris qu'il
inspire à l'autre; poussés par le mobile d'une
dignité
relative, nous nous empressons de ne pas induire en erreur notre
adversaire; chacun
reste de son côté et n'ignore pas que la paix
proclamée serait
impossible à conserver.
5.6 (P 1869, p. 263: 19) Et, quand
je réfléchis
sommairement
à ces ténébreux mystères, par lesquels,
un être
humain disparaît de la terre, aussi facilement qu'une mouche
ou une
libellule, sans conserver (= avoir) l'espérance d'y
revenir, je
me surprends
à couver le vif regret de [ne pouvoir jamais comprendre].
6.5 (P 1869, p. 302 : 3) La
mère ne conserve plus
d'espoir...
6.5 (P 1869, p. 303: 7) En effet,
vous paraissez être plus
âgé
que moi puisque vous m'appelez jeune homme, et cependant je
conserve des
doutes sur votre âge véritable.
6.7 (P 1869, p. 310: 16) Il
conservait un secret
ressentiment contre
l'idée du devoir qui l'empêchait de se conduire
à sa guise.
6.8 (P 1869, p. 317: 22) Quand
notre héros entendit cette
harangue,
empreinte d'un sel si profondément comique, il eut de la
peine à
conserver le sérieux sur la rudesse de ses traits
hâlés.
Le verbe a probablement son sens propre en
français dans les
cas
suivants :
3.4 (P 1869, p. 164: 15) Ô
humains, vous êtes les
enfants terribles;
mais, je vous en supplie, épargnons cette grande existence,
qui n'a pas
encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n'ayant pas
conservé
assez de force pour se tenir droite, est retombée,
lourdement, sur cette
roche, où elle s'est assise, comme un voyageur. —
Conserver = garder +
épargner, comme en 6.8, p. 320: 8.
4.8 (P 1869, p. 228: 13) ... dans
un accès
d'aliénation mentale, je
cours à travers les champs, en tenant, pressée sur
mon coeur, une
chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une
relique
vénérée... — Conserver =
préserver, comme dans
le cas suivant.
4.8 (P 1869, p. 229: 1) A-t-il
conservé la vie,
quoique ses os se
soient irréparablement brisés...
irréparablement ?
5.1 (P 1869, p. 232: 21) Mais, sois
persuadé que les
accents fondamentaux
de la poésie n'en conservent pas moins leur
intrinsèque droit
sur mon intelligence. — Selon le sens : conserve son
pouvoir ou garde
un droit inaliénable (sens le plus probable ici).
5.2 (P 1869, p. 240: 21) Mais, ce
n'était qu'une femme.
Tandis que moi, qui
suis un homme, en présence d'un drame non moins grand, je ne
sais si je
conservai assez d'empire sur moi-même, pour que les
muscles de ma
figure restassent immobiles ! — Garder, au sens de
l'accompli,
comme expliqué plus haut.
6.8 (P 1869, p. 320: 8) Je n'ai
pas encore perdu mon adresse,
s'écrie-t-il;
elle ne demande qu'à s'exercer; mon bras conserve sa
force et mon
oeil sa justesse.
6.8 (P 1869, p. 321: 3) Noir comme
l'aile d'un corbeau, trois fois
il nagea parmi
le groupe de palmipèdes, à la blancheur
éclatante; trois fois,
il conserva cette couleur distinctive qui l'assimilait
à un bloc de
charbon. — Encore une fois, selon le sens, conserve une
couleur qui pourrait
changer (sens le plus probable ici) ou garde sa couleur.
Consommé = réalisé : s'il s'agit
d'un hispanisme, il se fait à la faveur d'un glissement de
sens, où accompli prend le sens de réalisé;
hecho consumado = fait accompli (alors événements
consommés = réalisés dans cette strophe).
6.9 (P 1869, p. 324: 16) Ai-je
besoin d'insister sur cette
strophe ? Eh ! qui n'en déplorera les
événements consommés ! Attendons
la fin pour porter un jugement encore plus sévère.
Le mot s'emploie dans les deux langues au sens
d'achevé,
parfait; on le trouve une fois en ce sens :
2.10 (P 1869,
p. 100: 12) Vous avez mis, à la place, une froideur
excessive, une prudence consommée et une logique
implacable.
Construire (1) = dessiner (construir, trazar un dibujo
geométrico, Planeta).
2.10 (P 1869, p. 100: 26) ...
s'élever , d'un vol léger, en
construisant une hélice ascendante, vers la
voûte sphérique des cieux.
Construire (2) = composer (construir).
2.2 (P 1869, p. 62: 5) Je saisis la
plume qui va construire le deuxième chant...
6.10 (P 1869, p. 325: 2) Pour
construire
mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère...
Au collège, le verbe s'applique
à la version, soit
aux traductions du grec ou du latin (comme aux problèmes de
géométrie) et de là aux rédactions et
aux composition littéraires. El autor ha sabido
construir una de las novelas más apasionantes de la
última décana (Planeta), l'auteur a su
composer l'un des romans les plus passionnants de la
dernière décennie.
D'où l'emploi suivant qui signifie
aussi bien édifier
que composer, s'agissant de
« rédaction ».
5.6 (P 1869, p. 263: 28) ... je me
surprends à couver le
vif regret de ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps,
pour vous bien expliquer ce que je n'ai pas la prétention de
comprendre moi-même. Mais [...] je calcule mentalement qu'il
ne sera pas inutile ici, de construire l'aveu complet de mon
impuissance radicale, quand il s'agit surtout, comme à
présent, de cette imposante et inabordable question.
Et on n'oubliera pas cette signification
littérale de
composition dans le contexte suivant (qui lui n'est pas un
hispanisme).
6.1 (P 1869, p. 282: 28) Les cinq
premiers récits n'ont pas
été inutiles; ils étaient le frontispice de
mon ouvrage, le fondement de la construction, l'explication
préalable de ma poétique future...
Convenable = normal, régulier ou d'usage
(conveniente). Convenable ne prend en français le sens de
conveniente que s'il est accompagné d'un complément;
ce sera, par exemple, le moment convenable (DGLF) pour
arriver. Et dans ce cas, contrairement à l'espagnol, le
français utilise de préférence le verbe (il
convient). Pris absolument, en ce sens, c'est un hispanisme, car
en français l'adjectif désigne alors ce qui est ou se
fait selon les règles ou l'usage, ce qui est normal. Dans
les deux contextes suivants, l'adjectif est employé à
contresens.
2.6 (P 1869, p. 77: 1) Il ne doit
pas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne s'amuse pas, comme
il serait convenable [= normal].
6.5 (P 1869, p. 303: 3) Mais, s'il
est convenable [=
naturel] d'accepter l'amitié d'une personne
âgée, il l'est aussi de lui faire comprendre que nos
caractères ne sont pas les mêmes.
L'emploi absolu, où l'adjectif (ou
l'adverbe) a le
même sens en français et en espagnol, s'y trouve assez
souvent. Et cette fréquence est un trait d'hispanisme, car
cet emploi, quoique correct, est très rare, voire
exceptionnel en
français.
2.1 (P 1869, p. 62: 1) Quand la
destinée l'y portera, le funèbre entonnoir n'aura
jamais goûté de proie plus savoureuse, ni lui
contemplé de demeure plus convenable [= qui lui
convienne mieux, transformation qui peut s'effectuer aussi dans
tous les cas qui suivent].
2.2 (P 1869, p. 63: 16) non content
de [...] tu aies cru, en outre, convenable à ta
majesté, après un mûr examen, de faire sortir
de mon front une coupe de sang !...
2.2 (P 1869, p. 64: 15) Tu es
convenablement repu, va te coucher dans le chenil.
2.15 (P 1869, p. 136: 20) Comme la
conscience avait
été envoyée par le Créateur, je crus
convenable de ne pas me laisser barrer le passage par
elle.
5.4 (P 1869, p. 254: 9) Il est trop
tard pour pleurer maintenant.
Il fallait pleurer dans des moments plus convenables, quand
l'occasion était propice.
5.5 (P 1869, p. 255: 1) Et vous,
jeunes adolescents ou
plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi
(mais, tenez-vous à une convenable distance, car, moi
non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la
vengeance a germé dans vos coeurs
Côté, par un côté = d'un
côté (por un lado).
3.5 (P 1869, p. 179: 15) Je suis le
Grand-Tout; et cependant, par un côté, je reste
inférieur aux hommes, que j'ai créés avec un
peu de sable !
Cou, abaisser le cou = baisser la tête, le front,
l'échine (bajar la cerviz, littéralement :
baisser, plier la nuque) : au figuré, s'humilier.
Relever le cou = relever la tête (levantar la cerviz).
3.5 (P 1869, p. 176: 4) Moi,
jusqu'ici, je m'étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je
dois abaisser le cou devant le remords qui me crie :
« Tu n'es qu'un misérable ! ».
6.7 (P 1869, p. 312: 14) Elle vit ma
mère pâlir, et
l'oiseau, après avoir, pendant un éclair,
relevé le cou, par la dernière manifestation
de son système nerveux, retomber entre ses doigts, inerte
à jamais.
Se coucher avec = coucher avec (acostarse con). Le
castillan et le français inversent les sens des emplois
intransitif et pronominal de ce verbe, acostar con alguien, c'est
dormir avec quelqu'un (et donc se coucher avec lui), tandis
qu'acostarse con alguien, c'est avoir des relations sexuelles avec
quelqu'un (et donc coucher avec lui).
2.9 (P 1869, p. 97: 17) On m'a vu
me coucher avec lui pendant trois nuits
consécutives... — La coquille de l'édition
princeps accentue d'ailleurs l'hispanisme : on m'a vu
se coucher avec lui...
Coup d'esprit = trait d'esprit (¡ agudazo !).
Agudazo n'existe pas en espagnol, mais c'est très
certainement le barbarisme que Ducasse a en tête.
Voilà la première fois qu'on le surprend en faute
dans son castillan. On peut en effet être assuré que
le parfait bilingue faisait autant et même plus de fautes en
espagnol qu'en français, puisqu'il a fait ses études
dans cette seconde langue. Le suffixe -azo désigne le coup de la chose qui produit un choc violent
(cf. Précis, par. 40), contrairement au suffixe -ada
qui désigne le coup d'un objet pointu. Cuchillada = coup
d'épée. Or, agudaza (anc. agudeza) n'est pas un mot
composé (comme le serait agudada qui aurait le même
sens si la construction inutile était possible), mais un
dérivé d'agudo, « effilé,
affilé, pénétrant »; agudaza est
l'équivalent de pointe, en français, et dans ce sens,
il s'agit d'une métonymie pour commentario agudo, salida
aguda, etc. Il suit que le mot est un strict équivalent du
trait d'esprit. Il faut donc penser le mot au
« masculin » pour en faire... un coup
d'esprit ! qui devient ainsi un hispanisme, l'hispanisme d'un
néologisme évidemment inconnu des dictionnaires. La
création pourrait se faire par l'intermédiaire du
dérivé agudización, « devenir plus
aigu, plus grave », qui s'applique
particulièrement aux maladies.
4.2 (P 1869, p. 189: 12) C'est
ainsi que ce que l'inclination de notre esprit à la farce
prend pour un misérable coup d'esprit, n'est, la
plupart du temps, dans la pensée de l'auteur, qu'une
vérité importante, proclamée avec
majesté !
Comparer :
3.2 (P 1869, p. 153: 20) ...
l'esprit incisif des grenouilles...
Couronnement = atteinte : au sens strict, il s'agit du
sommet, mais en réalité, Ducasse opère une
transformation de style artiste sur une expression espagnole
très courante, soit : coronar la cima de la
montaña, atteindre (« couronner ») le
sommet de la montagne.
3.5 (P 1869, p. 180: 10) ... il
précipitera sa course aveugle vers le couronnement de
la falaise...
Course = chemin (camino), route (carrera); reprendre sa
course = se remettre en chemin, en route (continuar su camino,
reemprender su carrera, formulations reprises de Serrat, Pariente
et Alonso). Carrera correspond à tous les sens de course,
mais il s'emploie aussi pour désigner le trajet (ou le
cheminement, la carrière), comme son doublet carretera
(route, dans son sens le plus littéral, route nationale,
autoroute, etc.), synonyme très proche de camino.
D'où les trois hispanismes suivants où course, qui
n'a pas ce sens en français, traduit rigoureusement
carrera.
1.13 (P 1869, p. 54: 8) Quand tu
descendis d'en haut [...], tu t'abattis sur la terre, avec la
rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette
longue, magnifique course; je te vis ! Pauvre
crapaud !
3.2 (P 1869, p. 150: 11) Voici la
folle qui passe en dansant [...]. Les enfants la poursuivent
à coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle
brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend
sa course. — Passer en dansant puis reprendre sa
course est évidemment contradictoire en
français = la loca pasa bailando, y luego prosigue su
carrera, bailando todavía.
5.7 (P 1869, p. 276:22) Quelques
regards furtifs, pendant notre
longue course, jetés à la
dérobée sur moi, quand je ne t'observais pas [...] se
présentèrent aussitôt à ma
mémoire, comme les pages ouvertes d'un livre.
En français, si le mot n'implique pas
la compétition,
il comprend au moins l'idée de vitesse, s'agissant de son
sens premier (sur courir) :
3.1 (P 1869, p. 142: 24) Nous ne
disions rien; plongés dans la rêverie, nous nous
laissions emporter sur les ailes de cette course furieuse;
le pêcheur, nous voyant passer, rapides comme
l'albatros...
3.5 (P 1869, p. 180: 10) Il se
dirigera vers les galets de la plage [...]; et il
précipitera sa course aveugle vers le couronnement de
la falaise...
4.7 (P 1869, p. 225: 11) ... je
dirigeai ma course vers les
galets de la plage, fermement résolu à me donner la
mort...
5.6 (P 1869, p. 265: 1) ... il
précipite sa course,
il la ralentit...
5.6 (P 1869, p. 166: 20) Maldoror
s'enfuyait au grand galop, en
paraissant diriger sa course vers les murailles du
cimetière.
Il s'emploie également pour
désigner une trajectoire
définie (c'est la course de taxi, les courses
d'épicerie ou, comme dans l'emploie qui suit, la
course d'une étoile ou d'une
planète) :
3.4 (P 1869, p. 163: 3) Le soleil
est à la moitié de
sa course...
Course = vitesse : à toute course (a todo correr) =
à toute vitesse (a toda velocidad); mais à la course
(a la carrera).
5.7 (P 1869, p. 275: 19) Un sanglier
frôla nos habits
à toute course...
Couver = abriter (cobijar). À remarquer qu'il s'agit
souvent d'un synonyme de cubrir, correspondant du français
couvrir. Couver n'a jamais que le sens d'incubar, en
français, même dans ses emplois figurés.
3.2 (P 1869, p. 156: 21) Je le
plaignis, parce que, s'il
n'était pas fou, sa conduite honteuse devait couver
une haine bien grande contre ses semblables, pour s'acharner ainsi
sur les chairs et les artères d'un enfant inoffensif, qui
fut ma fille.
5.6 (P 1869, p. 263: 21) ... je me
surprends à couver le vif regret de ne pas
probablement pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien
expliquer ce que je n'ai pas la prétention de comprendre
moi-même.
Comparer :
2.9 (P 1869, p. 93: 14) [Le pou].
Il a couvé
plusieurs douzaines d'oeufs chéris, avec son aile
maternelle, sur vos cheveux, desséchés par la succion
acharnée de ces étrangers redoutables.
Couvrir = habiller (cubrir pour vestir : se couvrir,
vestirse s'emploie au sens d'ajouter un chapeau, un foulard ou un
vêtement, comme un manteau ou une veste). Dans le contexte,
le mot qui convient, en français comme en espagnol est
porter, llevar : « Yo havía cosido los
bonitos vestidos que llevaba... » (Serrat);
« Todos los bonitos vestidos que llevaba, los
havía consido yo... » (Álvarez). À
ces
traductions, on voit que mignon n'est pas rendu par son
correspondant mono, mais par bonito qui correspond plutôt
à joli. Ce dernier épithète serait
également plus attendu en français, peut-être
à cause de l'inversion de l'adjectif (de jolis
vêtements, mais des vêtements mignons),
également parce que l'idée de petitesse ou de
délicatesse s'applique mal aux vêtements d'une
enfant).
3.2 (P 1869, p. 152: 19) Tous les
mignons vêtements qui la
couvraient, c'est moi qui les avais cousus, ainsi que les
dentelles, aux mille arabesques, que je réservais pour le
dimanche.
Crépuscule = crépuscule du matin, aurore; ou
au contraire crépuscule du soir = crépuscule !
Sans parler d'hispanisme proprement dit, on doit enregistrer que
l'emploi que Ducasse fait de ce mot est plus naturel en espagnol
qu'en français. En effet, le français moderne oppose
le crépuscule à l'aurore, tandis que la
désignation du crépuscule du matin est un emploi
littéraire, par analogie. Au contraire, aussi bien Garnier
qu'Academia indiquent clairement que crepúculo s'emploie
indifféremment pour le crépuscule du matin ou du soir
et que cela doit être précisé si le contexte ne
l'indique.
2.7 (P 1869, p. 86: 5) Hélas
que son illusion se prolonge jusqu'au réveil de
l'aurore ! Il rêve que les fleurs dansent autour de lui
en rond, comme d'immenses guirlandes folles, et l'imprègnent
de leurs parfums suaves, pendant qu'il chante un hymne d'amour,
entre les bras d'un être humain d'une beauté magique.
Mais, ce n'est qu'une vapeur crépusculaire que ses
bras entrelacent; et, quand il se réveillera, ses bras ne
l'entrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne
te réveille pas encore, je t'en supplie. Pourquoi ne veux-tu
pas me croire. Dors... [crépusculaire = brumeuse; ces
vapeurs désignent en tout cas les brumes matinales].
2.12 (P 1869, p. 117: 3) À
part ces réserves faites
sur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois garder
avec toi, ma bouche est prête, à n'importe quelle
heure du jour, à exhaler, comme un souffle artificiel, le
flot de mensonges que ta gloriole exige sévèrement de
chaque humain, dès que l'aurore s'élève
bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de
satin du crépuscule, comme, moi, je recherche la
bonté, excité par l'amour du bien.
[Comme quoi le crépuscule précède
l'aurore.]
3.2 (P 1869, p. 152: 16) ... mais,
je lui disais que
c'était
la ville des oiseaux, que, là, ils chantaient depuis
l'aurore jusqu'au crépuscule du soir, et que les
tombes étaient leurs nids, où ils couchaient la nuit
avec leur famille, en soulevant le marbre.
3.5 (P 1869, p. 177: 12) Nonnes,
retournez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore
complètement arrivée; ce n'est que le
crépuscule du soir...
5.7 (P 1869, p. 179: 21) Il attend
que le crépuscule du
matin vienne apporter, par le changement de décor, un
dérisoire soulagement à son coeur
bouleversé.
6.5 (P 1869, p. 305: 14) Prenons
patience jusqu'aux
premières lueurs du crépuscule matinal, et,
dans l'attente du moment qui me jettera dans l'entrelacement hideux
de vos bras pestiférés, je m'incline humblement
à vos genoux, que je presse.
Crier = s'écrier, dire (gritar). L'hispanisme
correspond au gallicisme, s'écrier
pour s'exclamer. Les traducteurs n'ont aucun scrupule à
traduire littéralement le vocable dans les deux contextes
suivants.
Les bouchers de l'abattoir :
6.9 (P 1869, p. 323: 16)
« Quelle émotion s'empare de
moi ? » cria l'un d'eux en abaissant
lentement son bras.
6.9 (P 1869, p. 323: 26)
« Arrêtez !... arrêtez !...,
cria le quatrième... ». — Cette
seconde occurrence est plus acceptable, après les deux
exclamations, mais s'écrier serait plus attendu.
Défiance = méfiance (desconfianza). L'espagnol
n'a pas de doublet pour distinguer la méfiance
spontanée ou instinctive (celle du lecteur qui ouvre
les Chants de Maldoror) de celle que l'on
tient de l'expérience ou de la réflexion, la
méfiance justifiée, c'est-à-dire la
défiance. À noter que tous les traducteurs espagnols
traduisent desconfianza et non receloso, par exemple.
1.1 (P 1869, p. 5: 9) [le lecteur:]
... à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à
sa défiance, les émanations mortelles de ce
livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre.
À l'ouverture des chants, le lecteur
n'est certainement pas
« averti » et quel qu'il soit (enhardi,
féroce et capable de savourer ces Chants ou timide et de
ceux qui feraient mieux de tourner les talons), il a si peu de
défiance que le narrateur doit le mettre en garde...
2.3 (P 1869, p. 68: 20) Oui, c'est
encore beau de donner sa vie pour un être humain, et de
conserver ainsi l'espérance que tous les hommes ne sont pas
méchants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su attirer,
de force, vers soi, les répugnances défiantes
de ma sympathie amère !...
Toutefois, comme cette phrase est
d'interprétation difficile
— cf. n. (m) —, on
pourrait ne pas retenir ici l'hispanisme, en s'appuyant sur le fait
qu'on trouve une fois aussi (mais une seule fois) le mot
méfiance dans les Chants :
6.4 (P 1869, p. 298: 6) Dirigez-vous
du côté où
se trouve le lac des cygnes; et, je vous dirai plus tard pourquoi
il s'en trouve un de complètement noir parmi la troupe, et
dont le corps, supportant une enclume, surmontée du cadavre
en putréfaction d'un crabe tourteau, inspire à bon
droit de la méfiance à ses autres aquatiques
camarades.
Défoncer = abattre (derribar).
3.5 (P 1869, p. 168: 11) Il faisait
des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait
défoncer l'obstacle.
Degré, au plus haut degré = au plus haut point
(en sumo grado).
2.11 (P 1869, p. 108: 9) Il croit
voir
une espèce de provocation, dans l'attitude de cette lampe,
qui l'irrite au plus haut degré, par sa
présence inopportune.
On trouve deux fois le mot dans des contextes
comparables, mais
avec des formulations qui évitent l'emploi du syntagme
figé du français :
4.6 (P 1869, p. 213: 7) ... ce
naufragé devinera mieux
encore à quel degré fut porté
l'assoupissement de mes sens.
5.7 (P 1869, p. 268: 2) Chaque
nuit, à l'heure où
le sommeil est parvenu
à son plus grand degré d'intensité, une
vieille araignée de la grande espèce...
En dehors de = contraire à (fuera de).
Fuera de, la locution adverbiale, correspond
généralement au
français, hors de, dans la plupart des contextes :
fuera de peligro,
hors de danger; mais le français évite cette
tournure,
fréquente et naturelle en castillan, en utilisant l'adjectif
ou le
substantif correspondant et plus souvent en choisissant un verbe
actif : fuera
de casa, absent; fuera de la normal, pas courant, exceptionnel,
etc. Par contre,
en dehors de, pour, contraire à, est un hispanisme,
incorrect en
français.
6.7 (P 1869, p. 308: 24)
[Tête en bas et
jambe en l'air]. Mais, comme cette situation funambulesque est
en dehors
des lois de la pesanteur qui régissent le centre de
gravité, il
est retombé lourdement sur la planche...
6.10 (P 1869, p. 325: 17) ...
inventer une poésie tout
à fait en
dehors de la marche ordinaire de la nature...
Laver, nettoyer les dents = brosser les dents (lavarse los
dientes).
3.4 (P 1869, p. 162: 8) Sa
lèvre inférieure pendait comme un câble
somnifère; ses dents n'étaient pas
lavées, et la poussière se mêlait aux ondes
blondes de ses cheveux.
En espagnol, on a les dents lavées
(lavados) ou
nettoyées (limpiados), tandis qu'en français, la
bouche est rincée, comme en espagnol (enjuagarda), mais les
dents sont brossées.
Déplacé : voir Place (qui n'est pas à sa place)
Désorienter (se) = s'égarer (desorientarse) :
le sens littéral de désorienter, perdre l'orientation
(concrètement) existe en français, mais pas au sens
de s'égarer, perdre son chemin, le sens premier qu'il a dans
l'incipit des Chants. Les sens figurés de
l'espagnol n'existent pas en français pour ce mot :
desorientar au sens de desconcertar se traduit dérouter en
français (Suzanne Masson de Gay, Unos falsos amigos,
p. 94).
En revanche, ce sont ces sens abstraits et figurés qui sont
précisément créés par cette
« incorrection » : sans se
désorienter étant incongru dans le contexte,
l'expression prend le sens fort abstrait de ne pas se
déconcerter, avec l'idée de ne pas s'égarer,
ne pas se perdre au sens concret et figuré (cf. la note (a) de la strophe 1.1). Cet exemple
illustre fort bien le mécanisme en cause dans
l'oeuvre : puisque nous sommes en langue romane, le brouillage
est d'une implacable logique linguistique; tout se passe comme si,
employant des mots français au sens littéral qu'ils
ont en espagnol, ils prennaient non pas ce sens espagnol, mais un
sens tout à fait nouveau en français. L'oeuvre qui
vient à l'esprit, à titre de comparaison, est
certainement l'arabe du « Vathek »,
écrit en français par l'anglophone William
Beckford.
Fion. Je dois apporter quelques
précisions sur cet hispanisme (d'autant qu'il figure dans ma
toute première présentation
de l'hispanisme en tête de ces fichiers). Les champions
à dénigrer l'importance de l'hispanisme dans les
Chants en ont fait la tarte à la crème que
brandissait leur parfaite connaissance du... français !
Désorienter n'a rien d'un hispanisme, on le voit dans
tous nos dictionnaires et on le trouve même chez George Sand.
Vlan ! El Bozo invente des hispanismes, son animateur est
vraiment mal informé, c'est un francophone qui a tendance
à trouver des hispanismes partout. La preuve, son
premier hispanisme n'en est pas un du tout. Pfsittt !
Oui, je m'amuse, parce qu'après toutes ces années, je
vais prendre le plaisir d'envoyer ces détracteurs aux
douches.
Il est exact que le vocable
désorienter se trouve aujourd'hui dans nos
dictionnaires du français, aujourd'hui, au sens qu'il
a à l'ouverture des Chants. Le mot n'est pas très
courant en français et la preuve en est qu'on n'en trouve
que 343 occurrences au TLF, des origines à nos jours !
Avant 1870, avant Ducasse, on ne le trouve que 90 fois. Le
pronominal, se désorienter (desorientarse) ne se rencontre
que deux fois avant l'incipit des Chants, chez George Sand en 1804
et Delécluse en 1828. Mais l'important est que le sens
courant, "se perdre", "s'égarer", d'où
découlent les sens abstraits, est depuis toujours d'un
emploi courant en castillan, et jusqu'à nos jours. C'est
d'ailleurs le seul sens enregistré par Clave, le
dictionnaire du castillan commun, « confundir o hacer
perder la orientación ». Si nos dictionnaires
enregistrent aujourd'hui ce sens concret et ses
dérivés abstraits, cela ne date que du XXe
siècle. À l'ouverture des Chants de Maldoror,
c'est un hispanisme. Et ce n'est pas un « coup de
dictionnaire » ni l'« intuition » qui
peut y changer quoi que ce soit.
1.1 (P 1869, p. 5: 5) Plût au
ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément
féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se
désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à
travers les marécages désolés de ces pages
sombres et pleines de poison...
Cela dit, on ne doit pas inverser le
raisonnement. Si desorientarse a le sens de s'égarer, il ne
suit pas que s'égarer (extraviarse, perderse) se traduit
ainsi (comme en français on se perd plus souvent qu'on ne
s'égare en forêt). D'ailleurs, s'égarer vient
deux fois dans les Chants (sans compter égaré et
égarement) :
1.12 (P 1869, p. 50: 21) Tes jambes
ne te soutiennent point; tu
t'égarerais,
pendant que tu cheminerais. Mon devoir est de t'offrir un lit
grossier...
6.5 (P 1869, p. 304: 23) ... je ne
me permets pas dans une feuille
volante, apte à s'égarer, de vous en dire
davantage.
Détacher = enlever (soltar). Soltar los perros =
lâcher les chiens, soltar las cadenas de los dogos = enlever
les chaînes des chiens. En français, on attend tout
simplement détachez les bouledogues.
6.4 (P 1869, p. 296: 24)
Détachez les chaînes
des bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut
s'introduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons
plongés dans le sommeil.
Dévisager = distinguer (divisar).
2.13 (P 1869, p. 124: 2) Et,
maintenant, il n'était plus
qu'a deux cents mètres de la falaise; et je le
dévisageais facilement.
Or, justement, distinguer est employé
curieusement deux fois
de suite au début de cette strophe :
2.13 (P 1869, p. 118: 21, 25)
Une belle femme, que je ne faisais que
distinguer [= distinguais à peine], étendait
aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec
compassion; cependant, elle n'osait me parler. Je dis :
« Approche-toi de moi, afin que je distingue
[plus] nettement les traits de ton visage; car, la lumière
des étoiles n'est pas assez forte, pour les éclairer
à cette distance ».
Dire = reprocher. No le digo nada, je ne vous reproche rien
(Saturne).
2.2 (P 1869, p. 63: 18) Mais, enfin,
qui te dit quelque chose ? (qui te reproche quoi que ce
soit ? personne ne te reproche rien, au sens de je ne
te reproche rien).
Tous les traducteurs en castillan comprennent
la tournure espagnole
en français, soit, ¿ quién te lo
reprocha ?, Gómez et Álvarez la traduisant
littéralement, ¿ quién te dice nada ?
— Le contresens attendu en français : qui t'a
demandé quelque chose ? On ne t'a rien
demandé. C'est probablement ce que comprennent les
traducteurs en anglais qui traduisent on ne peut plus
littéralement, who tells you [to do] anything ? soit,
qui t'a demandé [de faire] quelque chose ? de quoi te
mêles-tu ?
Sans rien dire : voir parole
(3).
Direction = sens (dirección).
Les deux vocables correspondants ne sont pas
du tout
équivalents d'une langue à l'autre. En particulier,
sentido n'a jamais le sens français de l'orientation, de la
« direction ». Le sens unique ou interdit,
c'est la dirección unica o prohibida; on tourne en
castillan dans la dirección de las agujas del reloy
(Planeta), dans le sens des aiguilles d'une montre.
2.11 (P 1869, p. 112: 13) La
lampe/lune : Au commencement, les bateaux lui faisaient la chasse
[...]. Maintenant, les marins superstitieux, lorsqu'ils la voient,
rament vers une direction opposée [= dans
le sens opposé, en sens contraire], et retiennent leurs
chansons.
4.3 (P 1869, p. 197: 10) À
moins que, appliquant mes lèvres, l'une contre l'autre,
surtout dans la direction horizontale [...] je ne
préfère garder [le] silence...
6.3 (P 1869, p. 289: 9) Une
chouette, volant dans une direction
rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus
de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du
Trône... — En français, une chouette volera
directement, en ligne droite (c'est le
« sens »), prenant son essor vers (c'est la
« direction ») la barrière du
Trône.
6.3 (P 1869, p. 291 : 12) Je le vis
s'éloigner un instant
dans une direction opposée... [= le sens
opposé, le sens contraire].
6.9 (P 1869, p. 322: 5) ... au
moment où il passe sur le
quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du Louvre,
parallèlement à sa propre direction, un
individu, porteur d'un sac sous le bras, et qui paraît
l'examiner avec attention. — L'individu marche dans le
même sens que lui; les deux vont donc dans la
même direction. On voit que l'hispanisme lexical
déteint sur la structure syntaxique, sur le discours.
Le vocable est employé correctement
dans les contextes
suivants :
1.9 (P 1869, p. 29: 16) ...
l'océan a tout mis dans son ventre. La gueule est
formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la
direction de l'inconnu !
2.9 (P 1869, p. 97: 14) ... une mine
vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et
serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes les
directions.
2.15 (P 1869, p. 132: 1) c'est la
voix de la conscience. Alors, il s'élance de la maison, avec
la vitesse d'un fou, prend la première direction qui
s'offre à sa stupeur...
3.5 (P 1869, p. 179: 8)
« Et les hommes, que penseront-ils de moi [...] quand ils
apprendront les errements de ma conduite, la marche
hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux de la
matière, et la direction de ma route
ténébreuse... ».
5.1 (P 1869, p. 232: 4) Les
étourneaux : ... circulant et
se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon
fort agité, dont la masse entière, sans suivre de
direction bien certaine, paraît avoir un mouvement
général d'évolution sur elle-même...
— Page recopiée de l'Encyclopédie de J.-C.
Chenu.
5.2 (P 1869, p. 237.5) Un
scarabée : s'avançait,
d'un pas rapide, vers le tertre désigné, s'appliquant
à mettre bien en évidence la volonté qu'il
avait de prendre cette direction.
5.2 (P 1869, p. 240: 25)
...(précisément, dans cette
direction, un vautour des agneaux et un grand-duc de
Virginie avaient engagé un combat dans les airs)...
5.5 (P 1869, p. 260: 9) Les chevaux
effarés s'enfuient dans
toutes les directions.
6.10 (P 1869, p. 328: 6) Le crabe
tourteau, monté sur un
cheval fougueux, courait à toute bride vers la
direction de l'écueil... — Explétisme,
proche
de l'incorrection.
Discorde = dispute, querelle (discordia). En
français, discorde est tout à la fois très
abstrait et très littéraire, de sorte que
l'hispanisme convient très bien dans l'apostrophe de
Maldoror (seule occurrence du mot dans les Chants):
5.2 (P 1869, p. 243: 6) ... je leur
criai, en dirigeant mes yeux
vers le haut : « Vous autres, cessez votre
discorde. Vous avez raison tous les deux... ».
Discuter = contester, mettre en doute (discutir).
4.3 (P 1869, p. 198: 13 et 15)
Certes, mon intention n'est pas de
combattre cette
affirmation, où brille le critérium de la certitude,
qu'il
est un moyen plus
simple de s'entendre; il consisterait, je le traduis avec quelques
mots seulement,
mais, qui en valent plus de mille, à ne pas
discuter : il est
plus difficile à mettre en pratique que ne le veut bien
penser
généralement le commun des mortels. Discuter
est le mot
grammatical, et beaucoup de personnes trouveront qu'il ne faudrait
pas contredire,
sans un volumineux dossier de preuves, ce que je viens de coucher
sur le
papier...
On ne trouvera probablement pas plus explicite
hispanisme dans les
Chants, puisque
l'auteur présente comme un « mot grammatical » ! le mot
français
discuter (c'est-à-dire mettre en question, mettre à
l'étude
lors d'un débat, débattre) dans le sens du mot
castillan discutir
(contester, mettre en doute). Il le dit d'ailleurs
explicitement :
contredire ! On fera attention que discutir peut avoir le
sens de discuter,
mais discuter n'a jamais ce sens de discutir. — Voir
l'analyse de Mari
Carmen Jorge Chaparro, p. 180-181.
D'où le sens du verbe dans le contexte
suivant
(contester à bon droit), qu'autrement (sans connaître
l'hispanisme) on lirait
à contresens (examiner
légalement), au début d'une phrase
rédigée avec plaisir
pour n'être pas comprise :
4.7 (P 1869, p. 218: 25) Je ne
crois pas que le lecteur ait lieu
de se repentir,
s'il prête à ma narration, moins le nuisible obstacle
d'une
crédulité stupide, que le suprême service d'une
confiance
profonde, qui discute légalement, avec une
secrète sympathie,
les mystères poétiques [...] que je me charge de lui
révéler, quand, chaque fois, l'occasion s'en
présente...
Le verbe se trouve une fois au sens
d'échanger et de
débattre :
6.8 (P 1869, p. 318: 22) si tu
descendais de ta forteresse
inexpugnable, et
gagnais la terre ferme à la nage : nous
discuterons plus
commodément les conditions d'une reddition qui, pour si
légitime
qu'elle soit, n'en est pas moins finalement, pour moi, d'une
perspective
désagréable.
Disgrâce = malheur (desgracia). Disgracier et ses
composés n'existent pas en espagnol, de sorte que la
disgrâce n'évoque pas comme en français de
rapports interpersonnels.
1.9 (P 1869, p. 28: 4) Qui comprendra
pourquoi l'on savoure non seulement les disgrâces
générales de ses semblables, mais encore les
particulières de ses amis les plus chers, tandis que l'on en
est affligé en même temps ?
Disséquer = collectionner : empailler,
préparer pour être conservé (disecar).
6.10 (P 1869, p. 325: 3) Pour
construire mécaniquement la cervelle d'un conte
somnifère, il ne suffit pas de disséquer des
bêtises et d'abrutir puissamment à doses
renouvelées l'intelligence du lecteur, de manière
à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de
sa vie, par la foi infaillible de la fatigue...
Divers = quelque (diverso). Les deux vocables sont de
strictes correspondants au sens du mot en français. Et on
le trouve très souvent en ce sens dans les Chants (23
occurrences). En revanche, le mot signifie aussi, en castillan, un
certain nombre, soit, quelque. C'est l'hispanisme suivant.
3.5 (P 1869, p. 165: 12) Sur la
muraille qui servait d'enceinte au préau, et située
du côté de l'ouest, étaient parcimonieusement
pratiquées diverses ouvertures, fermées par un
guichet grillé. — Voir l'occurrence de l'adjectif qui
suit immédiatement : en divers points du
préau (p. 166: 19).
Donner, se donner = se confier (entregarse qui signifie se
rendre, se livrer, mais aussi donner sa confiance).
4.8 (P 1869, p. 227: 14) Même
alors, la
prééminence de ma force physique était
plutôt un motif de soutenir, à travers le rude sentier
de la vie, celui qui s'était donné à
moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible.
Jeunesse dorée = heureuse, merveilleuse
époque de la jeunesse. En français, l'expression est
nécessairement péjorative (la jeunesse dorée
est « celle qui affiche le luxe », DGLF, ou
celle qui en jouit), probablement pour des raisons historiques
(c'est ainsi qu'on a désigné les fils de la
grande bourgeoisie alliés aux thermidoriens sous la Terreur,
en 1794). En espagnol, contrairement aux syntagmes edad dorada
(l'âge d'or) ou siglo dorado (siècle d'or), la
juventud dorada n'est pas une expression figée (d'ailleurs,
on dira plutôt : la juventud es una época
dorada).
3.1 (P 1869, p. 146: 2) À mon
tour, je m'efforce de lui
rappeler sa jeunesse dorée, qui ne demande
qu'à s'avancer dans les palais des plaisirs, comme une
reine...
Avoir le dos tourné vers = tourner le dos à
(dar la espalda a, estar de espalda(s) a).
1.11 (P 1868, p. 19: 30; B 1869,
p. 50: 14) Le père lit un livre, le fils
écrit, la
mère coud. Une lampe est posée sur la table. Tous
ont le dos tourné vers la porte d'entrée.
Todos dan
la espalda a la puerta de entrada (Álverez), todos estan de
espaldas a (Serrat).
Draperie = drap (paño : colgatura, draperie, pris
pour
sabena, drap [de lit]). Les fantômes portent le même
habit en français et en espagnol !
5.2 (P 1869, p. 241: 22)
l'égoïsme, caché dans
les téguments de ton front, soulève lentement, comme
un fantôme, la draperie qui la recouvre. [Il faut
lire: le drap qui la recouvre, comme un fantôme, comme
celui d'un fantôme.]
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