El bozo
TdM Un autre chapitre du feuilleton universitaire TGdM

Le Maldoror de Milton
 

Ducasse, lecteur de Milton

Une citation littérale
du Paradis perdu de Milton
dans un collage de « cadavres exquis » :
la machine infernale et... le boomerang !

Table

  1. Dans un grand conseil des diables,
    un conseil diabolique
  2. L'exposé du problème
  3. L'anglicisme : une citation littérale du Milton de Chateaubriand
  4. Les conséquences de la découverte
  5. Le Maldoror de Milton

Maldoror recule sur lui-même comme une machine infernale

      Après « Le Dante de Ducasse », voici en effet « Le Maldoror de Milton », le sujet d'un nouveau chapitre qui commence encore avec la découverte d'une citation littérale dans les Chants de Maldoror.

Dans un grand conseil des diables,
un conseil diabolique

      Cette histoire commence elle aussi avec un quiproquo, mais mon interlocuteur cette fois-là est bien loin d'être un innocent lecteur des Chants. Il s'agit de Jean-Jacques Lefrère, le grand chef des Ducassiens en personne.

      Montréal, 8 octobre 1998. Nous sommes chez le libraire Guy de Grosbois et j'admire les groupes de Ducassiens se déplaçant, avec l'aisance des constellations dans la voûte étoilée, parmi des oeuvres de Ducasse, d'autres qui portent sur lui ou qui l'évoquent. Michel Pierssens vient précisément de m'énoncer la plus parfaite évidence, en désignant quelques chefs des légions, deux ou trois archanges, représentants des myriades des trônes, des puissances et des vertus de Maldoror. « Tu sais, c'est ici que se lancent d'un mot les recherches les plus passionnantes, bien plus souvent qu'en grandes séances de colloque; regarde... ». Et Michel de me désigner l'oeil vif et la gestuelle passionnée de l'un d'entre eux dont on pouvait jurer, même de loin et sans l'entendre, qu'il venait de relancer la recherche sur un point de détail particulièrement important en quatre répliques, laissant même la quatrième comme une évidence à ses trois interlocuteurs.

      Voilà comment j'ai eu en moins de quatre minutes un bref échange avec Jean-Jacques Lefrère. Comme tous les Ducassiens (on le devient forcément un peu, c'est un privilège, à leur contact), on a dû tous les deux penser beaucoup plus que le temps qu'il a fallu pour échanger ces quelques mots et réfléchir très profondément, là où conduit la meute hagarde des pioches et des fouilles. D'autant qu'en réalité, disons-le, les Ducassiens ne cherchent pas. Ils trouvent.

      En pas plus d'un pas chacun, on s'est retrouvé absolument seul, au milieu de l'évolution des archanges, et on en était déjà au vif du sujet, qui a tenu finalement en exactement deux mots et même plus précisément au passage du premier au second, du concept d'« hispanisme » à celui d'« anglicisme ». Je n'ai pas du tout été surpris de sa pensée sur l'hispanisme et les hispanismes d'Isidore Ducasse, telle que j'allais la lire plus tard dans sa biographie de Ducasse qui venait alors de paraître. J'étais plutôt séduit d'avance par ce difficile équilibre entre l'implacable réalité linguistique et l'incomparable moyen de création, conscient (selon lui) ou non (selon moi). Cette conversation était finie et j'en avais déjà une autre en train que je me demandais et allais longtemps me demander comment on en était venu aux anglicismes ! Jean-Jacques Lefrère avait-il vraiment souhaité qu'on s'intéresse aussi aux anglicismes qu'on ne manquerait pas de trouver chez le lecteur de Byron ? Oui, c'est bien l'exemple qu'il avait donné, car je me souviens d'avoir relu en un moment Arcadia de Tom Stoppard (ce qui est tout de même moins long, on l'admettra, que de revoir sa vie à l'heure de sa mort), comme s'il me proposait de découvrir enfin ce qui sautait aux yeux, les siens, avec pour titre « Maldoror, assassin de Lord Byron », peut-être ? En tout cas, il était clair dans mon esprit qu'on allait s'en tenir aux hispanismes, surtout que rien n'indique qu'Isidore Ducasse pouvait lire l'anglais. Et quelle idée de venir parler à un Montréalais d'anglicisme, suggestion vraiment déprimante, sinistre, diabolique, comme parler du vieil Océan dans la maison d'un noyé.

L'exposé du problème

      Qu'on me trouve un seul anglicisme sous la plume du Montévidéen ! Pfitt ! comme si Ducasse avait été Montréalais... C'est pourtant ce que j'ai vraiment découvert hier matin, 20 janvier 2001 (le 2001 de 2001, à porter à l'agenda des diableries). Voici comment. Je venais à peine de commencer à procéder enfin par ordre, depuis le début, en éditant une à une les strophes des Chants de Maldoror. C'est le 15 janvier, précisément, que j'ai mis en orbite les trois premières. J'entreprends aussitôt l'étude de la quatrième strophe. Hubert Juin nous apprend, dans son édition (Juin, p. 398), que celle de Marcel Jean et d'Arpad Mezei suppose que la phrase « Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! » trouve sa source dans celle-ci du Paradise lost de Milton, « Faire toujours le mal sera notre seul délice, comme étant le contraire de la [haute] volonté de celui auquel nous résistons » (1: 160-162, trad. Chateaubriand, p. 121).

      Je n'ai pas encore réussi à trouver l'édition Jean-Mezei (Paris, Éric Losfeld, 1971, qui n'est dans aucune des grandes bibliothèques de Montréal), mais leur ouvrage de 1947 expose aussi sommairement que précisément l'influence de l'épopée de John Milton sur les Chants, en moins d'une page, qui comprend précisément cet exemple (Marcel Jean et Arpad Mezei, « les Chants de Maldoror » : essai sur Lautréamont et son oeuvre, Paris, Nizet, 1947, 224 p., p. 67-68). Je précise, pour commencer l'hommage, que le chapitre 8 de leur curieux ouvrage, digne en tout point d'Isidore Ducasse, tente de prouver que les strophes du Chant I, à partir de la sixième (1.6), s'inspirent d'une des grandes oeuvres occidentales qui vont nourrir ensuite toute l'oeuvre. Strophe 1.13 : le Paradis perdu.

      Malheureusement, rien n'est parfait, ce premier exemple n'est pas un rapprochement textuel aussi éclatant que l'est la thèse de l'influence de Milton sur les Chants, encore plus importante que les auteurs ne la soupçonnaient.

      L'exemple, en effet, ne repose que sur une seule co-occurrence et encore est-elle approximative, délices-cruauté et délices-mal, ce qui n'est pas suffisant, évidemment, pour établir un rapport textuel entre les deux fragments. il faut recourrir à tout l'alinéa et faire entrer en scène la Providence, pour que le rapprochement soit plus évident, sans être incontestable. Or l'analyse du contexte montre que les deux situations ne se comparent pas non plus : Satan réplique à Béelzébuth qu'il n'y a pas lieu de désespérer du désespoir puisque l'on peut encore retourner le mal contre les oeuvres de Dieu (et travailler à la perte de la création qu'il vient précisément d'opérer pour compenser la chute des anges révoltés). Reste, et c'est l'essentiel, la dialectique de Milton, et bien entendu, le portrait de Satan, le « grand ennemi », le prince du mal. Mais à ce compte, le chantre du mal et son héros peuvent tout aussi bien s'inspirer de tout le poème de Milton, de la dynamique de son premier sujet. C'est par Satan en effet que le paradis sera perdu.

      Voici en fait les données du problème. L'hypothèse de Marcel Jean et d'Arpad Mezei étant posée, on doit remarquer d'abord qu'elle est d'Isidore Ducasse lui-même, telle qu'il la révèle au début du deuxième cahiers des Poésies :

      « Je n'accepte pas le mal. L'homme est parfait. L'âme ne tombe pas. Le progrès existe. Le bien est irréductible. Les antéchrists, les anges accusateurs, les peines éternelles, les religions sont le produit du doute.

      « Dante, Milton, décrivant hypothétiquement les landes infernales, ont prouvé que c'étaient des hyènes de première espèce. La preuve est excellente. Le résultat est mauvais. Leurs ouvrages ne s'achètent pas » (Poésies II, P 1870, p. 1-2).

      Comme le fait remarquer Jean-Luc Steinmetz (GF, p. 435, n. 6), voilà désigné à la fois l'ouverture des Chants (ces « landes infernales ») et les deux oeuvres qui lui ont servi de premiers modèles. Et le même Steinmetz de préciser que Chateaubriand avait donné une traduction de l'ouvrage de Milton en 1836. Ce qui se traduit par deux entrées bibliographiques, la reconnaissance des inconnues de notre théorème :

John Milton, Paradise lost (1667), édition d'Alastair Fowler, London et New York, Longman, 1968, 1991, 650 p.

--, le Paradis perdu, traduit et présenté par Chateaubriand (1836), édition de Claude Mouchard, Paris, Belin (coll. « Littérature et politique »), 1990, 535 p.

L'anglicisme : une citation littérale du Milton de Chateaubriand

      Voilà comment je suis devenu au cours des derniers jours un lecteur de Ducasse lisant le Paradis perdu. Quel émerveillement ! Tous ceux qui connaissent déjà le chef-d'oeuvre du Grand Puritain devinent quel bonheur de lecture ce fut pour moi, bien entendu, car il faut quelques pages seulement au lecteur d'Isidore Ducasse pour se retrouver dans l'atmosphère trouble et diabolique des lecteurs de Byron dans Arcadia. En effet, en moins de trois pages j'avais compris que Maldoror était en fait une création de Milton ! Ducasse y a tellement emprunté que de toute évidence les Chants de Maldoror impliquent toute la cosmologie du Paradis perdu et souvent mot à mot la traduction de Chateaubriand. Quel suspense ! Et le dénouement est venu de l'anglicisme prophétisé par le diabolique Jean-Jacques Lefrère.

      Reculer sur soi-même ! Voyez d'abord la belle analyse que j'avais rédigée à ce sujet dans dans mon glossaire des expressions inattendues en français, mais qui ne sont pas des hispanismes, comme me le confirmait justement sur ce point Félix Carrasco. Et pour cause ! C'est un anglicisme...

      Le texte de Ducasse. Reportons-nous au premier « chapitre » du roman du sixième chant (6.3). Maldoror entre en scène, il est derrière Mervyn, qui ne se doute de rien : « Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits de cet adolescent; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale. Indécis sur ce qu'il doit faire » (P 1869, p. 291: 3-8).

      La traduction de Chateaubriand. Satan est devant Éden, il se prépare à entrer au paradis : « Son dessein, maintenant près d'éclore, roule et brouillonne dans son sein tumultueux, et comme une machine infernale, il recule sur lui-même » (p. 205).

      John Milton décrit ainsi les hésitations du héros du mal :

Begins his dire attempt, which, nigh the birth
Now rolling, boils in his tumultuous breast,
And like a devilish engine back recoils
Upon himself
... (4: 15-18).

On trouvera encore le même anglicisme plus loin dans la traduction de Chateaubriand. « La vengeance, quoique douce d'abord, amère avant peu, sur elle-même recule » (trad., p. 349), traduisant :

...Revenge, at first though sweet,
Bitter ere long back on itself recoils (9: 171-172).

      Comme on le voit, la traduction de Chabeaubriand, dans son mot à mot, ne rend pas le sens littéral de RECOIL ON/UPON = « have an adverse reactive effect on (the originator) » (Wordfinder, Oxford and Reader's Digest, 1993), c'est-à-dire éprouver une réaction de rejet pour soi-même, de sorte que la comparaison dit, comme une arme diabolique se retourne contre elle, voire se dégoûte elle-même; mais au sens second, dans le poème de Milton, la « machine » diabolique (le canon), c'est également la machination qui risque de se retourner contre soi (le sens premier de recoil est le contrecoup) : « devilish engine : the cannon devised by Satan in the war in heaven (6: 469-500); but playing also on engine = « plot ». Like all devilish plots this one is redounding to the confusion of the plotter » (Alastair Fowler, Paradise lost, p. 191). Bref, « reculer sur soi-même comme une machine infernale », n'a pas grand chose à voir avec le vers de Milton, mais même dans le contexte de la traduction de Chateaubriand, l'expression n'a absolument aucun sens en français et la comparaison en devient franchement comique. D'où évidemment la plaisante invention d'Isidore Ducasse, capable de l'illustrer par la seconde période du trajet du boomerang d'Australie, arme aussi redoutable que le canon !

      La prose de Chateaubriand n'en méritait pas moins ! Si l'on peut à bon droit la trouver détestable dans ses romans, elle est franchement insupportable ici où elle est censée traduire non sa pensée mais les vers de Milton. Les ellipses, les raccourcis et les inversions abruptes ne peuvent passer mot à mot dans la prose sans que plusieurs phrases portent tout simplement à rire, comme celle-ci : « La complication de leur péché méritait leur chute » (10: 15-16. trad. p. 383 : manifold in sin, la multiplication dans le/du péché originel).

Les conséquences de la découverte

      C'est la seule transcription littérale du Milton de Chateaubriand que j'ai trouvée dans les Chants jusqu'à maintenant, mais il n'en faut pas plus, car elle est extrêmement importante, précisément parce qu'il s'agit d'un anglicisme qu'on a bien peu de chance de trouver dans les autres traductions françaises (que je n'ai pas eu le temps de comparer encore sur ce point, il est vrai). Conclusion : non seulement c'est cette traduction qu'Isidore Ducasse a utilisée, mais il devait l'avoir en sa possession puisqu'il peut la citer textuellement.

      Cela établi, toutes une séries de propositions en découlent pour le présent travail. Je peux d'abord relancer la recherche de Marcel Jean et d'Arpad Mezei, mais en trouvant cette fois-ci des sources textuelles incontestables, puisque je sais qu'il arrive à l'auteur de travailler texte en main. Or j'ai déjà trouvé la première utilisation de Milton, et dès la seconde strophe, comme on le verra précisément dans l'établissement textuel : 1.2, n. (3). Ensuite, c'est le vocabulaire de Milton et le « style » de Chateaubriand qui doivent être l'objet de la recherche. N'est-ce pas avec une comparaison de type « cadavre exquis » que commence notre travail d'analyse ? On trouve évidemment dans la machine infernale et le boomerang pour le moins une analyse critique sinon la dérison de la rhétorique et du style de Chateaubriand. Encore, et c'est ici que les intuitions de Jean et de Mezei prennent leur véritable dimension dans l'analyse littéraire, il est maintenant possible d'apprécier les Chants de Maldoror en regard de cette source d'inspiration. Toute la genèse de la strophe 3.5, celle du cheveu déjà éditée ici, est à revoir à la lumière du poème de Milton : le vocabulaire (le « grand ennemi », « orbiculaire », « voûte », « ciel étoilé »), la technique narrative (les monologues du Créateur et de Satan), la cosmologie évidemment, mais également toute la dialectique de Milton inspirent cette strophe, comme plusieurs autres. Et il ne faut pas oublier la forme générale des Chants de Maldoror en regard des deux traductions en prose des oeuvres poétiques versifiées convoquées dès l'ouverture. Ainsi les traductions de Ménard et de Chateaubriand auront joué un rôle essentiel dans la création de cette « prose poétique ».

      Mais je crois que le lecteur d'Isidore Ducasse qui lit après lui le Paradis perdu de Milton ne peut manquer d'être surpris de ce qu'il n'en a pas retenu. Bien entendu, on se doute qu'il y a un Milton comme un Dante des romantiques, qui ont lu l'Enfer dans une perspective propre à leur esthétique, ne retenant rien d'ailleurs des deux autres cantiques du poète italien, le Purgatoire et le Paradis. On retrouvera donc la même lecture dans « Le Milton de Ducasse » où l'on découvre « Le Maldoror de Milton » !

      Mais il y a deux contrastes qui frappent beaucoup, je crois. Le premier est fort simple et attendu : Isidore Ducasse n'a rien retenu de la culture biblique et hébraïque qui font la richesse du poème anglais, comme il n'a absolument rien approfondi de la culture gréco-latine du poème italien. À cela s'ajoute un remarquable aplatissement de la pensée théologique des deux auteurs, de sorte qu'il réussira à recréer de manière tout à fait inattendue et extrêmement originale la pensée « religieuse » des épopées gréco-latines avec les éléments fondamentaux ou minimaux des épopées bibliques de Dante et de Milton. Voilà pourquoi la lecture de Lukacs s'applique si rigoureusement aux Chants de Maldoror (Georges Lukacs I, la Théorie du roman, 1920)

      Mais ce qui frappe incomparablement plus, c'est la disparition élocutoire de toute la poétique amoureuse du Paradis perdu (sans parler de la Béatrice de Dante). Il fallait certes un « puritain » pour s'interroger non seulment sur le sexe des anges (ils sont tous esprits mâles), mais pour demander tout bêtement à Raphaël si les anges faisaient l'amour ! et l'ange de rougir, pour répondre affirmativement, bien entendu (car il faut bien que le ciel soit digne de son nom et pas moins haut que le septième). Voilà en fait un formidable poème d'amour, modulant les amours d'Adam et Ève, bien sûr, mais aussi le poème de la séduction du Serpent, celui de l'amour de l'Éternel pour ses créatures, et jusqu'à l'amour de Satan pour les siens. Toutes proportions gardées, le Grand Puritain aura fait souvent des vers érotiques, jouant notamment de la nudité d'Ève et des relations sexuelles des époux, avant comme après la chute dans les deux cas. Par contraste, donc, apparaît plus clairement que jamais la sexualité trouble des Chants de Maldoror et l'absence de toute forme de rapports amoureux, à l'exception des « amitiés particulières » qui ne sont pas d'abord ni toujours homosexuelles, mais plutôt franchement présexuelles, la sexualité étant vaguement associée à la criminalité. Mais l'important n'est pas vraiment là (puisque l'on sait cela tout de suite à lire les Chants de Maldoror), mais précisément dans le fait qu'Isidore Ducasse a lu et utilisé un des plus grands poèmes d'amour de notre civilisation, sans en rien retenir de ce point de vue.

      La conclusion qu' il faut en tirer n'est nullement un paradoxe : l'oeuvre d'Isidore Ducasse n'est pas livresque. S'inspirant de Milton, il n'a ni reproduit ni prolongé le premier de ses trois grands poèmes. Il y a trouvé une source d'inspiration pour s'exprimer, lui, et produire une oeuvre à nulle autre pareille.

Le Maldoror de Milton

      Au cours de cet établissement critique, on suivra pas à pas l'utilisation du Paradis perdu de Milton dans l'élaboration des Chants. Mais voici pour commencer la liste des recoupements proposés par Marcel Jean et Arpad Mezei.

1) La strophe 1.13 apparaît à leurs yeux comme une évidente transposition du Paradis perdu : Satan est dans le poème de Milton un envoyé de l'enfer sous la forme d'un crapaud, crapaud qui est ici l'envoyé de Dieu; son discours à Maldoror correspond aux apostrophes de Satan aux anges de Dieu. L'adieu qui ferme la strophe marquerait le triomphe de Satan-Maldoror.

      Satan prend en effet plusieurs formes : ange, cormoran, serpent et dragon, en particulier. Mais dans le cas du crapaud, la métamorphose est donnée comme une simple comparaison : « Ithuriel et Zéphon vont droit au berceau, à la découverte de celui qu'ils cherchaient. Là ils le trouvèrent tapi comme un crapaud, tout près de l'oreille d'Ève, essayant par son art diabolique d'atteindre les organes de son imagination... » (4: 779-803, trad. p. 230).

      Pour Jean et Mezei, l'influence de Milton se retrouve un peu partout dans l'oeuvre. Ils proposent en note les exemples suivants (dont j'ai pu retrouver toutes les références) :

2) La peinture des « délices de la cruauté » dans la strophe 1.4, comme on l'a vu plus haut. Le rapprochement textuel, sans être incontestable, correspond du moins à une réminiscence qui implique toute la dialectique de John Milton. En ce sens, n'est nul autre que le Satan du Paradis perdu sert de modèle au Maldoror de Lautréamont, à la source de la genèse des deux héros de Ducasse, le narrateur et son principal personnage (ainsi se répondent les strophes 1.3 et 1.4).

3) Strophe 2.2 : « La foudre a éclaté... elle s'est abattue sur ma fenêtre entrouverte, et m'a étendu sur le carreau, frappé au front. Pauvre jeune homme ! ton visage était déjà assez maquillé par les rides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse ! » (P 1869, p. 62: 16-22). Nos auteurs de comparer : « le visage de Satan est labouré des profondes cicatrices de la foudre chez Milton ». Voici la phrase de Chateaubriand : « Mais son visage est labouré des profondes cicatrices de la foudre, et l'inquiétude est assise sur sa joue fanée; sous les sourcils d'un courage indompté et d'un orgueil patient, veille la vengeance » (1: 600-604, trad. p. 134).

4) Strophe 3.3 : « Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu l'Espérance ! Désormais, le désespoir se nourrira de ta substance la plus pure ! Désormais, tu rentres, à pas délibérés, dans la carrière du mal ! » (P 1869, p. 161: 11-14). On lit dans le Paradis perdu, ces mots de Satan, au début du Livre 4 : « Adieu Espérance ». Voici le passage traduit par Chataubriand : « Tout espoir exclu, voici qu'au lieu de nous rejetés, exilés, il a créé l'homme, son nouveau délice, et pour l'homme ce monde. Ainsi, adieu, espérance, et avec l'espérance, adieu crainte, adieu remords. Tout bien est perdu pour moi. Mal, sois mon bien : par toi au moins je tiendrai l'empire divisé entre moi et le Roi du ciel... » (4: 110-113, trad., p. 208).

      Encore une fois, le rapport textuel n'est nullement probant. En revanche, Milton reprend souvent et avec une grande force, comme il le fait ici, la malédiction inscrite à l'entrée de l'Enfer, dont on trouve souvent l'écho dans les Chants de Maldoror.

5) Et voici le dernier rapprochement proposé par Marcel Jean et Arpad Mezei : « "Dieu est aussi dans le sommeil..." dit Ève à la fin du poème, "et instruit les songes" [12: 611, trad., p. 468]. Ce que l'auteur des Chants traduit par : dans le sommeil "notre porte reste ouverte à la curiosité farouche du Célesbe Bandit" [strophe 5.3, P 1869, p. 247: 17-18] ».

      Si même l'on ne retenait aucun de ces cinq rapprochements, Marcel Jean et Arpad Mezei n'en auront pas moins été les premiers (et probablement les seuls) à être assez convaincus que le Paradis perdu avait été une source d'inspiration essentielle des Chants de Maldoror pour tenter de l'illustrer textuellement. On suivra ici leur enseignement.

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