Maldoror recule sur lui-même comme une machine
infernale
Après « Le Dante de
Ducasse », voici en
effet
« Le Maldoror de Milton », le sujet d'un
nouveau chapitre
qui
commence encore avec la découverte d'une citation
littérale dans
les Chants de Maldoror.
Cette histoire commence elle aussi avec un
quiproquo, mais mon
interlocuteur
cette
fois-là est bien loin d'être un innocent lecteur des
Chants.
Il s'agit de Jean-Jacques Lefrère, le grand chef des
Ducassiens en
personne.
Montréal, 8 octobre 1998. Nous sommes
chez le libraire Guy
de Grosbois
et
j'admire les groupes de Ducassiens se déplaçant, avec
l'aisance
des
constellations dans la voûte étoilée, parmi des
oeuvres
de
Ducasse, d'autres qui portent sur lui ou qui l'évoquent.
Michel
Pierssens
vient précisément de m'énoncer la plus
parfaite
évidence, en désignant quelques chefs des
légions, deux
ou
trois archanges, représentants des myriades des
trônes, des
puissances
et des vertus de Maldoror. « Tu sais, c'est ici que se
lancent d'un
mot
les recherches les plus passionnantes, bien plus souvent qu'en
grandes
séances de colloque; regarde... ». Et Michel de
me
désigner l'oeil vif et la gestuelle passionnée de
l'un d'entre
eux
dont on pouvait jurer, même de loin et sans l'entendre, qu'il
venait de
relancer la recherche sur un point de détail
particulièrement
important en quatre répliques, laissant même la
quatrième
comme
une évidence à ses trois interlocuteurs.
Voilà comment j'ai eu en moins de
quatre minutes un bref
échange
avec
Jean-Jacques Lefrère. Comme tous les Ducassiens (on le
devient
forcément un peu, c'est un privilège, à leur
contact),
on a
dû tous les deux penser beaucoup plus que le temps qu'il a
fallu pour
échanger ces quelques mots et réfléchir
très
profondément, là où conduit la meute hagarde
des pioches
et
des fouilles. D'autant qu'en réalité, disons-le, les
Ducassiens
ne
cherchent pas. Ils trouvent.
En pas plus d'un pas chacun, on s'est
retrouvé absolument
seul, au
milieu
de l'évolution des archanges, et on en était
déjà
au
vif du sujet, qui a tenu finalement en exactement deux mots et
même plus
précisément au passage du premier au second, du
concept
d'« hispanisme » à celui
d'« anglicisme ». Je n'ai pas du tout
été
surpris de sa pensée sur l'hispanisme et les hispanismes
d'Isidore
Ducasse,
telle que j'allais la lire plus tard dans sa biographie de Ducasse
qui venait
alors
de paraître. J'étais plutôt séduit
d'avance par ce
difficile équilibre entre l'implacable réalité
linguistique
et l'incomparable moyen de création, conscient (selon lui)
ou non
(selon
moi). Cette conversation était finie et j'en avais
déjà
une
autre en train que je me demandais et allais longtemps me demander
comment on
en
était venu aux anglicismes ! Jean-Jacques
Lefrère avait-il
vraiment souhaité qu'on s'intéresse aussi aux
anglicismes qu'on
ne
manquerait pas de trouver chez le lecteur de Byron ? Oui,
c'est bien
l'exemple
qu'il avait donné, car je me souviens d'avoir relu en un
moment
Arcadia de Tom Stoppard (ce qui est tout de même moins
long,
on
l'admettra, que de revoir sa vie à l'heure de sa mort),
comme s'il me
proposait de découvrir enfin ce qui sautait aux yeux, les
siens, avec
pour
titre « Maldoror, assassin de Lord Byron »,
peut-être ? En tout cas, il était clair dans mon
esprit
qu'on
allait s'en tenir aux hispanismes, surtout que rien n'indique
qu'Isidore
Ducasse
pouvait lire l'anglais. Et quelle idée de venir parler
à un
Montréalais d'anglicisme, suggestion vraiment
déprimante,
sinistre,
diabolique, comme parler du vieil Océan dans la maison d'un
noyé.
Qu'on me trouve un seul anglicisme sous la
plume du
Montévidéen ! Pfitt ! comme si Ducasse
avait
été Montréalais... C'est pourtant ce que j'ai
vraiment
découvert hier matin, 20 janvier 2001 (le 2001 de 2001,
à porter
à l'agenda des diableries). Voici comment. Je venais
à peine
de
commencer à procéder enfin par ordre, depuis le
début,
en
éditant une à une les strophes des Chants de
Maldoror.
C'est le 15 janvier, précisément, que j'ai mis en
orbite les
trois
premières. J'entreprends aussitôt l'étude de
la
quatrième strophe. Hubert Juin nous apprend, dans son
édition
(Juin,
p. 398), que celle de Marcel Jean et d'Arpad Mezei suppose que
la phrase
« Moi, je fais servir mon génie à peindre
les
délices de la cruauté ! » trouve sa
source dans
celle-ci du Paradise lost de Milton, « Faire
toujours le
mal
sera notre seul délice, comme étant le contraire de
la [haute]
volonté de celui auquel nous résistons »
(1: 160-162,
trad.
Chateaubriand, p. 121).
Je n'ai pas encore réussi à
trouver l'édition
Jean-Mezei
(Paris, Éric Losfeld, 1971, qui n'est dans aucune des
grandes
bibliothèques de Montréal), mais leur ouvrage de 1947
expose
aussi
sommairement que précisément l'influence de
l'épopée
de John Milton sur les Chants, en moins d'une page, qui
comprend
précisément cet exemple (Marcel Jean et Arpad Mezei,
« les Chants de Maldoror » : essai sur
Lautréamont et son oeuvre, Paris, Nizet, 1947,
224 p.,
p. 67-68). Je précise, pour commencer l'hommage, que
le chapitre
8 de
leur curieux ouvrage, digne en tout point d'Isidore Ducasse, tente
de prouver
que
les strophes du Chant I, à partir de la
sixième (1.6),
s'inspirent d'une des grandes oeuvres occidentales qui vont nourrir
ensuite
toute
l'oeuvre. Strophe 1.13 : le Paradis perdu.
Malheureusement, rien n'est parfait, ce
premier exemple n'est pas
un
rapprochement
textuel aussi éclatant que l'est la thèse de
l'influence de
Milton
sur les Chants, encore plus importante que les auteurs ne la
soupçonnaient.
L'exemple, en effet, ne repose que sur une
seule co-occurrence et
encore
est-elle
approximative, délices-cruauté et délices-mal,
ce qui
n'est
pas suffisant, évidemment, pour établir un rapport
textuel entre
les
deux fragments. il faut recourrir à tout l'alinéa et
faire
entrer
en scène la Providence, pour que le rapprochement soit plus évident,
sans
être
incontestable. Or l'analyse du contexte montre que les deux
situations ne se
comparent pas non plus : Satan réplique à
Béelzébuth qu'il n'y a pas lieu de
désespérer du
désespoir puisque l'on peut encore retourner le mal contre
les oeuvres
de
Dieu (et travailler à la perte de la création qu'il
vient
précisément d'opérer pour compenser la chute
des anges
révoltés). Reste, et c'est l'essentiel, la
dialectique de
Milton,
et bien entendu, le portrait de Satan, le « grand
ennemi », le
prince du mal. Mais à ce compte, le chantre du mal et son
héros
peuvent tout aussi bien s'inspirer de tout le poème de
Milton, de la
dynamique de son premier sujet. C'est par Satan en effet que le
paradis sera
perdu.
Voici en fait les données du
problème.
L'hypothèse de
Marcel
Jean et d'Arpad Mezei étant posée, on doit remarquer
d'abord
qu'elle
est d'Isidore Ducasse lui-même, telle qu'il la
révèle au
début du deuxième cahiers des
Poésies :
« Je n'accepte pas le mal. L'homme
est parfait.
L'âme ne tombe
pas.
Le progrès existe. Le bien est irréductible. Les
antéchrists,
les anges accusateurs, les peines éternelles, les religions
sont le
produit
du doute.
« Dante, Milton, décrivant
hypothétiquement
les landes
infernales, ont prouvé que c'étaient des
hyènes de
première espèce. La preuve est excellente. Le
résultat
est
mauvais. Leurs ouvrages ne s'achètent pas »
(Poésies
II,
P 1870, p. 1-2).
Comme le fait remarquer Jean-Luc Steinmetz
(GF, p. 435,
n. 6),
voilà désigné à la fois l'ouverture des
Chants
(ces « landes infernales ») et les deux oeuvres
qui lui
ont
servi de premiers modèles. Et le même Steinmetz de
préciser
que Chateaubriand avait donné une traduction de l'ouvrage de
Milton en
1836.
Ce qui se traduit par deux entrées bibliographiques, la
reconnaissance
des
inconnues de notre théorème :
John Milton, Paradise lost (1667), édition d'Alastair
Fowler,
London et New York, Longman, 1968, 1991, 650 p.
--, le Paradis perdu, traduit et présenté par
Chateaubriand
(1836), édition de Claude Mouchard, Paris, Belin (coll.
« Littérature et politique »), 1990,
535 p.
Voilà comment je suis devenu au cours
des derniers jours un
lecteur de
Ducasse lisant le Paradis perdu. Quel
émerveillement !
Tous
ceux qui connaissent déjà le chef-d'oeuvre du Grand
Puritain
devinent
quel bonheur de lecture ce fut pour moi, bien entendu, car il faut
quelques
pages
seulement au lecteur d'Isidore Ducasse pour se retrouver dans
l'atmosphère
trouble et diabolique des lecteurs de Byron dans Arcadia.
En effet,
en
moins de trois pages j'avais compris que Maldoror était en
fait une
création de Milton ! Ducasse y a tellement
emprunté que
de
toute évidence les Chants de Maldoror impliquent
toute la
cosmologie du Paradis perdu et souvent mot à mot la
traduction
de
Chateaubriand. Quel suspense ! Et le dénouement est
venu de
l'anglicisme prophétisé par le diabolique
Jean-Jacques
Lefrère.
Reculer sur
soi-même ! Voyez
d'abord
la belle analyse que j'avais rédigée à ce
sujet dans dans
mon
glossaire des expressions inattendues en français, mais qui
ne sont pas
des
hispanismes, comme me le confirmait justement sur ce point
Félix
Carrasco.
Et pour cause ! C'est un anglicisme...
Le texte de Ducasse. Reportons-nous au
premier
« chapitre »
du roman du sixième chant (6.3). Maldoror entre en
scène, il
est
derrière Mervyn, qui ne se doute de rien :
« Tantôt
Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoire
les traits
de
cet adolescent; tantôt, le corps rejeté en
arrière, il
recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans
la
deuxième période de son trajet, ou plutôt,
comme une
machine infernale. Indécis sur ce qu'il doit
faire » (P
1869,
p. 291: 3-8).
La traduction de Chateaubriand. Satan est
devant Éden, il
se
prépare
à entrer au paradis : « Son dessein,
maintenant
près
d'éclore, roule et brouillonne dans son sein tumultueux, et
comme
une
machine infernale, il recule sur lui-même » (p.
205).
John Milton décrit ainsi les
hésitations du
héros du
mal :
Begins his dire attempt, which, nigh the birth
Now rolling, boils in his tumultuous breast,
And like a devilish engine back recoils
Upon himself... (4: 15-18).
On trouvera encore le même anglicisme plus loin dans la
traduction de
Chateaubriand. « La vengeance, quoique douce d'abord,
amère
avant
peu, sur elle-même recule » (trad., p. 349),
traduisant :
...Revenge, at first though sweet,
Bitter ere long back on itself recoils (9: 171-172).
Comme on le voit, la traduction de
Chabeaubriand, dans son mot
à mot,
ne
rend pas le sens littéral de RECOIL ON/UPON =
« have an
adverse
reactive effect on (the originator) » (Wordfinder,
Oxford
and
Reader's Digest, 1993), c'est-à-dire éprouver une
réaction de
rejet pour soi-même, de sorte que la comparaison dit, comme
une arme
diabolique se retourne contre elle, voire se dégoûte
elle-même;
mais au sens second, dans le poème de Milton, la
« machine » diabolique (le canon), c'est
également
la
machination qui risque de se retourner contre soi (le sens premier
de recoil
est
le contrecoup) : « devilish engine : the
cannon
devised by Satan in the war in heaven (6: 469-500); but playing
also on
engine = « plot ». Like all
devilish plots
this
one is redounding to the confusion of the plotter »
(Alastair
Fowler,
Paradise lost, p. 191). Bref, « reculer sur
soi-même
comme une machine infernale », n'a pas grand chose
à voir
avec le
vers de Milton, mais même dans le contexte de la traduction
de
Chateaubriand,
l'expression n'a absolument aucun sens en français et la
comparaison
en
devient franchement comique. D'où évidemment la
plaisante
invention
d'Isidore Ducasse, capable de l'illustrer par la seconde
période du
trajet
du boomerang d'Australie, arme aussi redoutable que le
canon !
La prose de Chateaubriand n'en méritait
pas moins ! Si
l'on peut
à bon droit la trouver détestable dans ses romans,
elle est
franchement insupportable ici où elle est censée
traduire non
sa
pensée mais les vers de Milton. Les ellipses, les
raccourcis et les
inversions abruptes ne peuvent passer mot à mot dans la
prose sans que
plusieurs phrases portent tout simplement à rire, comme
celle-ci :
« La complication de leur péché
méritait leur
chute » (10: 15-16. trad. p. 383 : manifold in
sin, la
multiplication dans le/du péché originel).
C'est la seule transcription littérale
du Milton de
Chateaubriand que
j'ai
trouvée dans les Chants jusqu'à maintenant,
mais il
n'en
faut pas plus, car elle est extrêmement importante,
précisément
parce qu'il s'agit d'un anglicisme qu'on a bien peu de chance de
trouver dans
les
autres traductions françaises (que je n'ai pas eu le temps
de comparer
encore sur ce point, il est vrai). Conclusion : non seulement
c'est
cette
traduction qu'Isidore Ducasse a utilisée, mais il devait
l'avoir en sa
possession puisqu'il peut la citer textuellement.
Cela établi, toutes une séries
de propositions en
découlent
pour le présent travail. Je peux d'abord relancer la
recherche de
Marcel
Jean et d'Arpad Mezei, mais en trouvant cette fois-ci des sources
textuelles incontestables, puisque je sais qu'il arrive
à
l'auteur
de travailler texte en main. Or j'ai déjà
trouvé la
première utilisation de Milton, et dès la seconde
strophe, comme
on
le verra précisément dans l'établissement
textuel :
1.2,
n. (3). Ensuite, c'est le
vocabulaire de Milton
et le
« style » de Chateaubriand qui doivent
être l'objet
de
la recherche. N'est-ce pas avec une comparaison de type
« cadavre
exquis » que commence notre travail d'analyse ? On
trouve
évidemment dans la machine infernale et le boomerang pour le
moins une
analyse critique sinon la dérison de la rhétorique et
du style
de
Chateaubriand. Encore, et c'est ici que les intuitions de Jean et
de Mezei
prennent leur véritable dimension dans l'analyse
littéraire, il
est
maintenant possible d'apprécier les Chants de
Maldoror en
regard
de cette source d'inspiration. Toute la genèse de la
strophe 3.5,
celle du
cheveu déjà éditée ici, est à
revoir
à
la lumière du poème de Milton : le vocabulaire
(le
« grand ennemi »,
« orbiculaire »,
« voûte », « ciel
étoilé »), la technique narrative (les
monologues du
Créateur et de Satan), la cosmologie évidemment, mais
également toute la dialectique de Milton inspirent cette
strophe, comme
plusieurs autres. Et il ne faut pas oublier la forme
générale
des
Chants de Maldoror en regard des deux traductions en prose
des
oeuvres
poétiques versifiées convoquées dès
l'ouverture.
Ainsi
les traductions de Ménard et de Chateaubriand auront
joué un
rôle essentiel dans la création de cette
« prose
poétique ».
Mais je crois que le lecteur d'Isidore Ducasse
qui lit après
lui le
Paradis perdu de Milton ne peut manquer d'être surpris de
ce qu'il
n'en
a pas retenu. Bien entendu, on se doute qu'il y a un Milton comme
un Dante
des
romantiques, qui ont lu l'Enfer dans une perspective propre
à
leur
esthétique, ne retenant rien d'ailleurs des deux autres
cantiques du
poète italien, le Purgatoire et le Paradis.
On
retrouvera
donc la même lecture dans « Le Milton de
Ducasse »
où l'on découvre « Le Maldoror de
Milton » !
Mais il y a deux contrastes qui frappent
beaucoup, je crois. Le
premier est
fort
simple et attendu : Isidore Ducasse n'a rien retenu de la
culture
biblique
et hébraïque qui font la richesse du poème
anglais, comme
il n'a
absolument rien approfondi de la culture gréco-latine du
poème
italien. À cela s'ajoute un remarquable aplatissement de la
pensée
théologique des deux auteurs, de sorte qu'il réussira
à
recréer de manière tout à fait inattendue et
extrêmement
originale la pensée « religieuse » des
épopées gréco-latines avec les
éléments
fondamentaux ou minimaux des épopées bibliques de
Dante et de
Milton.
Voilà pourquoi la lecture de Lukacs s'applique si
rigoureusement aux
Chants de Maldoror (Georges Lukacs I, la
Théorie du
roman, 1920)
Mais ce qui frappe incomparablement plus,
c'est la disparition
élocutoire
de toute la poétique amoureuse du Paradis perdu (sans
parler
de la
Béatrice de Dante). Il fallait certes un
« puritain »
pour s'interroger non seulment sur le sexe des anges (ils sont tous
esprits
mâles), mais pour demander tout bêtement à
Raphaël si
les
anges faisaient l'amour ! et l'ange de rougir, pour
répondre
affirmativement, bien entendu (car il faut bien que le ciel soit
digne de son
nom
et pas moins haut que le septième). Voilà en fait un
formidable
poème d'amour, modulant les amours d'Adam et Ève,
bien
sûr,
mais aussi le poème de la séduction du Serpent, celui
de l'amour
de
l'Éternel pour ses créatures, et jusqu'à
l'amour de Satan
pour
les siens. Toutes proportions gardées, le Grand Puritain
aura fait
souvent
des vers érotiques, jouant notamment de la nudité
d'Ève
et des
relations sexuelles des époux, avant comme après la
chute dans
les
deux cas. Par contraste, donc, apparaît plus clairement que
jamais la
sexualité trouble des Chants de Maldoror et l'absence
de toute
forme de rapports amoureux, à l'exception des
« amitiés
particulières » qui ne sont pas d'abord ni
toujours
homosexuelles,
mais plutôt franchement présexuelles, la
sexualité
étant
vaguement associée à la criminalité. Mais
l'important
n'est
pas vraiment là (puisque l'on sait cela tout de suite
à lire
les
Chants de Maldoror), mais précisément dans le
fait
qu'Isidore
Ducasse a lu et utilisé un des plus grands poèmes
d'amour de
notre
civilisation, sans en rien retenir de ce point de vue.
La conclusion qu' il faut en tirer n'est
nullement un
paradoxe :
l'oeuvre
d'Isidore Ducasse n'est pas livresque. S'inspirant de Milton, il
n'a ni
reproduit
ni prolongé le premier de ses trois grands poèmes.
Il y a
trouvé une source d'inspiration pour s'exprimer, lui, et
produire une
oeuvre
à nulle autre pareille.
Au cours de cet établissement critique,
on suivra pas
à pas
l'utilisation du Paradis perdu de Milton dans
l'élaboration
des
Chants. Mais voici pour commencer la liste des recoupements
proposés par Marcel Jean et Arpad Mezei.
1) La strophe 1.13 apparaît à leurs yeux comme une
évidente
transposition du Paradis perdu : Satan est dans le
poème
de
Milton un envoyé de l'enfer sous la forme d'un crapaud,
crapaud qui est
ici
l'envoyé de Dieu; son discours à Maldoror correspond
aux
apostrophes
de Satan aux anges de Dieu. L'adieu qui ferme la strophe
marquerait le
triomphe
de Satan-Maldoror.
Satan prend en effet plusieurs formes :
ange, cormoran,
serpent et
dragon, en
particulier. Mais dans le cas du crapaud, la métamorphose
est
donnée
comme une simple comparaison : « Ithuriel et
Zéphon vont
droit au berceau, à la découverte de celui qu'ils
cherchaient.
Là ils le trouvèrent tapi comme un crapaud, tout
près de
l'oreille d'Ève, essayant par son art diabolique d'atteindre
les
organes de
son imagination... » (4: 779-803, trad. p. 230).
Pour Jean et Mezei, l'influence de Milton se
retrouve un peu
partout dans
l'oeuvre.
Ils proposent en note les exemples suivants (dont j'ai pu retrouver
toutes les
références) :
2) La peinture des « délices de la
cruauté »
dans
la strophe 1.4, comme on l'a vu plus haut. Le rapprochement
textuel, sans
être incontestable, correspond du moins à une
réminiscence
qui
implique toute la dialectique de John Milton. En ce sens, n'est
nul autre que
le
Satan du Paradis perdu sert de modèle au Maldoror de
Lautréamont, à la source de la genèse des deux
héros
de Ducasse, le narrateur et son principal personnage (ainsi se
répondent les
strophes 1.3 et 1.4).
3) Strophe 2.2 : « La foudre a
éclaté... elle
s'est
abattue sur ma fenêtre entrouverte, et m'a étendu sur
le carreau,
frappé au front. Pauvre jeune homme ! ton visage
était
déjà assez maquillé par les rides
précoces et la
difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre,
de cette
longue
cicatrice sulfureuse ! » (P 1869, p. 62: 16-22).
Nos auteurs
de
comparer : « le visage de Satan est
labouré des
profondes
cicatrices de la foudre chez Milton ». Voici la
phrase de
Chateaubriand : « Mais son visage est labouré
des
profondes
cicatrices de la foudre, et l'inquiétude est assise sur sa
joue
fanée; sous les sourcils d'un courage indompté et
d'un orgueil
patient, veille la vengeance » (1: 600-604, trad.
p. 134).
4) Strophe 3.3 : « Ainsi donc, Maldoror, tu as
vaincu
l'Espérance ! Désormais, le
désespoir se
nourrira de ta substance la plus pure ! Désormais, tu
rentres,
à
pas délibérés, dans la carrière du
mal ! » (P 1869, p. 161: 11-14). On lit dans le
Paradis
perdu, ces mots de Satan, au début du
Livre 4 :
« Adieu Espérance ». Voici le passage
traduit par
Chataubriand : « Tout espoir exclu, voici qu'au lieu
de nous
rejetés, exilés, il a créé l'homme, son
nouveau
délice, et pour l'homme ce monde. Ainsi, adieu,
espérance, et
avec
l'espérance, adieu crainte, adieu remords. Tout bien est
perdu pour
moi.
Mal, sois mon bien : par toi au moins je tiendrai l'empire
divisé
entre
moi et le Roi du ciel... » (4: 110-113, trad.,
p. 208).
Encore une fois, le rapport textuel n'est
nullement probant. En
revanche,
Milton
reprend souvent et avec une grande force, comme il le fait ici, la
malédiction inscrite à l'entrée de l'Enfer,
dont on
trouve
souvent l'écho dans les Chants de Maldoror.
5) Et voici le dernier rapprochement proposé par Marcel Jean
et Arpad
Mezei : « "Dieu est aussi dans le sommeil..." dit
Ève
à la fin du poème, "et instruit les songes" [12: 611,
trad.,
p. 468]. Ce que l'auteur des Chants traduit par :
dans le
sommeil "notre porte reste ouverte à la curiosité
farouche du
Célesbe Bandit" [strophe 5.3, P 1869, p. 247:
17-18] ».
Si même l'on ne retenait aucun de ces
cinq rapprochements,
Marcel Jean
et
Arpad Mezei n'en auront pas moins été les premiers
(et
probablement
les seuls) à être assez convaincus que le Paradis
perdu
avait
été une source d'inspiration essentielle des
Chants de
Maldoror pour tenter de l'illustrer textuellement. On suivra
ici leur
enseignement.
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