François Ducasse (1809-1889) est
chancelier au Consulat de
France
à Montévidéo. Il épouse le 21
février 1846
la mère de son fils, Isidore, qui naît le 4 avril.
Elle meurt un
an et huit mois plus tard. Belle famille pour un poète
romantique. Et,
comme il se doit, de son vivant, personne n'a su que la fin du
siècle
avait son poète. Isidore Ducasse meurt en effet à
Paris, au
temps des misères qui ont précédé la
Commune, le
24 novembre 1870. On trouvera en librairie les excellentes et
passionnantes
biographies suivantes : d'abord « Isidore Ducasse,
auteur des
Chants de Maldoror, par le comte de
Lautréamont »
(Paris, Fayard, 1998) de Jean-Jacques
Lefrère, puis
« Isidore Ducasse, comte de
Lautréamont », par
François Caradec (Paris, 1970, Gallimard, 1975, coll.
« Idées » no 330). C'est
déjà
bon signe : lorsqu'un homme a droit coup sur coup à
deux
biographes aussi remarquablement brillants, sa vie doit être
digne
d'intérêt.
Isidore Ducasse s'appelle tout aussi bien
Isidoro Ducasse
(prononcer
Doucassé, mais sans dire le é final). On ne passe pas
impunément son enfance au Cône sud. Moi qui n'y ai pas
vécu
tout à fait un an, je suis persuadé qu'il ne savait
pas lui non
plus
comment traduire en français « dulce de
leche » :
confiture de lait, peut-être ?! En tout cas une chose
est
sûre : Isidore est un parfait bilingue,
c'est-à-dire qu'il
peut s'exprimer spontanément aussi bien en français
qu'en
espagnol.
Ou, très probablement, plus facilement encore en espagnol
qu'en
français. À 13 ans, le Montévidéen
débarque
en
France,
chez son oncle Marc, pour faire son entrée au lycée
de Tarbes,
en
octobre 1859. Huit ans plus tard, au sortir du collège, il
passe
à
nouveau quelques mois en Uruguay. Il revient avant la fin de
l'année,
en
1867. Il s'installe à Paris. Âge : 21 ans.
Profession :
poète. Revenus : papa. Nous avons d'ailleurs deux
lettres
d'Isidore
à leur banquier parisien.
Avec deux ou trois oeuvres seulement, Isidore
Ducasse va changer la
face de
la
littérature. Elles ne seront pourtant connues
qu'après sa mort
prématurée. Deux ou trois ? Je dirais deux
oeuvres et
quatre
livres, en comptant la première version du premier
« Chant » (première et deuxième
éditions).
Le premier des « Chants de
Maldoror », en
effet, est
publié anonymement en 1868 à Paris, chez Balitout et
Questroy
(et
réédité toujours anonymement dans le recueil
« Les
Parfums de l'âme », par Évariste Carrance,
Bordeaux,
Chaynes, 1869, p. 30-65).
« Les Chants de
Maldoror », les six chants,
sont
édités l'année suivante, 1869, sous le
pseudonyme
du comte de
Lautréamont, à Paris, mais sans nom d'éditeur.
En fait,
ils
ne paraîtront pas : le livre de
l'imprimeur-éditeur Lacroix
restera dans les entrepôts de l'imprimerie Verboeckhoven
à
Bruxelles.
L'année suivante encore, paraissent
deux fascicules
intitulés
« Poésies ». Ce sont les premiers
ouvrages à
être publiés sous le nom de l'auteur, Isidore Ducasse
(Paris,
Gabrie,
1870, 2 brochures de 16 pages).
C'est tout. Malheureusement. Car c'est
déjà de la
dynamite. Il
faudra une bonne quinzaine d'années avant que les
« Chants
de
Maldoror » sortent de l'ombre en Belgique, puis quelques
décennies leur suffiront pour devenir un classique de la
littérature
française. Il faut absolument lire ensemble les
présentations
qu'André Breton et René Étiemble ont faites de
l'oeuvre. Celles du
premier (dans « les Pas perdus » en 1924 ou
dans son
« Anthologie de l'humour noir » en 1940) sont
dithyrambiques,
celles du second vitrioliques (en particulier l'article
« Lautréamont » de l'Encyclopédie
Universalis en
1968). Il en va toujours ainsi des véritables
créateurs :
c'est bien peu de dire qu'ils ne laissent personne
indifférent ou
qu'ils
trouvent soit des thuriféraires, soit des excommunicateurs
(je sais que
le
mot n'existe pas, mais il convient parfaitement bien aux
fulminations
d'Étiemble s'appliquant si justement à Isidore
Ducasse ou
à
son personnage). La vérité est que la valeur
même de
l'oeuvre
tient en ce que ses incroyables qualités vivent de ses
insupportables
défauts. Marx, Freud, Nietzsche, Stravinski, Picasso ou
Passolini, si
vous
voyez ce que je veux dire, lui sont comparables.
Si le petit volume de l'oeuvre complète
n'est pas
déjà
dans
votre bibliothèque, vous n'avez peut-être pas encore
compris
qu'il
vous fallait passer chez votre libraire. Dans ce cas, vous pouvez
d'un
clic
faire connaissance avec l'oeuvre d'Isidore
Ducasse qui se trouve dans les fichiers électroniques de
Michel
Pierssens,
professeur ici même, à l'Université de
Montréal.
Il
s'agissait à l'origine de la lecture au scanner des Chants
(édition
Juin) et des Poésies
(édition Steinmetz), saisies qui ont
été depuis
soigneusement «corrigées» sur les éditions
princeps
(Table Ronde), afin d'en produire une
édition
diplomatique, c'est-à-dire une reproduction
systématiquement
conforme aux originaux, reprenant notamment leurs fautes et leurs
coquilles.
Et
ce n'est pas tout. Les fichiers de Michel Pierssens comprennent
également
les informations au sujet de tous les événements en
cours sur
Maldoror, Lautréamont et Ducasse, en particulier sur les
publications
et des
colloques de l'Association des amis passés,
présents, futurs
d'Isidore Ducasse. Ces fichiers permettent de vous diriger vers
tout ce
qui
concerne notre auteur sur l'internet, en particulier l'imposant
travail du
projet
Falmer, dont je vous dis quelques mots.
C'est l'édition documentaire de Michel
Pierssens et celle du
TLF qui
sont
à l'origine de l'édition « HTML »
du projet
Falmer qui se trouve dans les fichiers électroniques du
groupe
Hubert de Phalèse, à l'Université de
Paris III.
Ce projet, dirigé par Henri Béhar et Michel Bernard,
est une
édition informatique de l'oeuvre d'Isidore Ducasse qui se
propose de
rassembler toute les informations que nous avons sur
l'écrivain et son
oeuvre. Une sorte d'encyclopédie d'Isidore Ducasse qui sera
sur disque
multimédia dans quelques années. Pour l'instant, vous
y
trouverez,
outre le texte complet des Chants et des Poésies, avec les
variantes
du
premier Chant, une chronologie illustrée et une
bibliographie
exhaustive.
En tout cas, ces deux éditions nous donnent un accès
immédiat
au texte et elles sont évidemment extrêmement utiles
pour nos
recherches systématiques sur l'ensemble de l'oeuvre (pour
trouver les
occurrences d'un mot, d'une tournure grammaticale ou d'une figure
de style,
par
exemple).
En librairie, actuellement, on trouve pas
moins de six
éditions
commentées de l'oeuvre en format de poche, toutes de Paris.
Celle
d'Hubert Juin dans la collection
« Poésie » de Gallimard (1973), celles
(oui, pluriel : il en a publié trois) de
Jean-Luc Steinmetz dans la collection
« GF » de Flammarion (1990), au
« Livre de poche classique » en 2001 et dans la
seconde édition des oeuvres complètes de
Lautréamont dans la « Bibliothèque de la
pléiade » chez Gallimard en 2009; celle
Patrick Besnier dans la collection
« Le
livre
de poche » (1992) et celle de
Jean-Pierre Goldenstein chez
« Lire et
voir les
classiques » de Presses Pocket (1992). Si vous trouvez en
usagé
l'édition antérieure de la collection
« GF »
(c'était le numéro 208), présentée par
Marguerite
Bonnet (1969), prenez-le : c'est une édition
très simple
où le texte est remarquablement bien reproduit.
Plusieurs de ces éditions
commentées se présentent
comme des
« éditions critiques ». Mais la
véritable
édition critique qu'elles utilisent toutes est celle de
Pierre-Olivier Walzer dans la
« Bibliothèque de la Pléiade »,
chez
Gallimard
(éditée avec l'oeuvre complète de Germain
Nouveau, 1970,
mise
à jour en 1988). Et ce n'est pas tout. Vous pouvez encore
vous offrir
la
très belle et excellente édition
José Corti. C'est l'édition
de 1953
qu'on
a réimprimée en 1991. Elle comprend toutes les
préfaces
des
éditions précédentes.
Enfin, on trouve en bibliothèque
l'édition
photographique de
l'oeuvre
complète d'Isidore Ducasse, éditée par Hubert
Juin
à
la Table ronde en 1970. Je ne l'ai pas trouvée à
Montréal,
mais à la bibliothèque de l'Université de
Toronto
(cote : PQ 2220 D75 1970b).
En librairie, en bibliothèque et dans
les études et
essais
littéraires sur Isidore Ducasse, vous ne trouverez
pratiquement jamais
rien
à son nom. Il faut chercher à son pseudonyme :
Lautréamont ! C'est tout de même extraordinaire.
On a bien
plusieurs titres nobiliaires en littérature
française : pas
de
rois, ni de princes, mais des reines (Marguerite de Navarre) et des
princesses
(Charlotte-Elisabeth de Palatine), des ducs (La Rochefoucauld,
Saint-Simon),
des
vicomtes (Chateaubriand), des barons (Lahontan), des marquises
(Sévigné) et des marquis (Sade). Mais le panache
uruguayen
consiste
à se faire comte absolument, à l'être sans
quartier, ni
comté. Vers le Rio de La Plata, le
« monsieur »
peut
être une insulte : en cas de doute, le facteur vous
donnera du
« don ». En tout cas, François Ducasse
aurait
été bien content de pouvoir dire à
Montévidéo
que son fils allait être notre « comte de
Lautréamont ».
Que lire de génial sur
« Lautréamont » ?
Ce ne sont pas les exemples qui manquent, mais je me conterai d'en
donner
trois.
D'abord le livre de mon collègue Michel Pierssens qui
propose une
lecture
systématique des « Chants » et des
« Poésies » : Éthique
à
Maldoror
(Presses universitaires de Lille 1984) : « l'un des
livres les
plus stimulants sur Ducasse; l'auteur voit dans « les
Chants de
Maldoror » et les « Poésies »
un
même
projet réalisé au moyen de stratégies
différentes » (Jean-Luc Steinmetz, GF, p. 473).
Ensuite, je
signalerai les deux études thématiques qui
débordent de
beaucoup l'oeuvre d'Isidore Ducasse tant elles sont fondatrices
dans les
études littéraires : le
Lautréamont de
Gaston
Bachelard (Paris, José Corti, 1939, 1956) et le
Lautréamont
et
Sade
de Maurice Blanchot (Paris, Minuit, 1963 : texte de 1949,
réédité dans la collection
« 10/18 »
en
1968).
L'histoire commence dans le Kent en
Angleterre, en janvier 1994.
Dans le Kent, c'est vite dit. Je suis dans
l'autocar de la
compagnie Eurolines
qui me conduit de Londres à Paris. On va prendre le
traversier de Dover
à Calais. Sur le traversier, Guinness et repos total, car
j'en ai bien
besoin. Autrement, dans l'autocar, je suis à
côté d'un
grand
dadais sur lequel je me suis promis de faire un jour des exercices
de style.
Je
l'ai revu d'ailleurs à Paris, devant la gare Saint-Lazarre.
Un ami lui
faisait la morale, question de bouton à son pardessus. Je me
suis senti
un
peu vengé. Dans l'autobus, pas de chapeau mou, quoique si,
il en avait
un
noir, avec un drôle de cordon même, mais en tout cas
pas de grand
cou,
pas de bousculade, ni de protestations. Un livre, toutefois. Oui,
« les
Chants de Maldoror ». Et il passait continuellement du
coq à
l'âne : il riait comme un coq, puis se trouvait aussi
sérieux
qu'un âne qui rumine une figue. Il est vrai qu'il n'avait pas
l'air
très intelligent. Ni en coq ni en âne.
Moi aussi j'avais de la lecture, pourtant. Je
suis passé
d'aphorismes
nietzschiens (un qui disait : « On commence à
se
méfier de certaines personnes très intelligentes
quand on les
voit
embarrassées ») à Simenon (Au bout du
rouleau).
Et
finalement, j'épluche The Observer, son
supplément,
Life. Rien
ne me tente plus. Je donnerais une fortune pour avoir le livre de
mon grand
dadais de voisin. En tout cas, deux semaines plus tard, dans
l'autocar qui me
ramenait à Londres, je ne riais pas comme un coq, ni ne
ruminais comme
un
âne. J'annotais l'oeuvre d'Isidore Ducasse, soigneusement,
mesurant de
manière très avertie les comparaisons, la distance
qui
sépare
deux piliers de celle qui sépare deux tours et le tout de
celle qui
sépare deux baobabs. Nous sommes dans le massif. Puis on en
vient
à
la manière de tuer les mouches, ensuite à l'âne
qui est
mangé par une figue (ou l'inverse, bien sûr), enfin au
coq. C'est
bien du coq à l'âne. Vous voyez ? Il s'agit d'un
genre
littéraire tout à fait nouveau, pratiqué
à la
deuxième strophe du quatrième chant. C'est pas mon
grand dadais
de
l'aller Londres-Paris qui aurait pu comprendre cela. Pff !
Lecture au
premier
degré, comme si Ducasse avait fait de la bande
dessinée.
Bref, c'est par jalousie que j'ai relu
« les Chants de
Maldoror », avec l'intention d'en faire une savante
lecture. La
vérité est que je n'ai pas lâché le
livre depuis
maintenant vingt ans. Une véritable drogue. Je peux
d'ailleurs
vous présenter les diverses phases étiologiques de
l'état
qui
m'a conduit à diagnostiquer l'hispanisme dans l'oeuvre,
peut-être
hallucinogène, avec autant de force de conviction que
naguère
le
résultat de l'examen des épanchements de
caractères
cytologiques constitués par la variété et le
groupement
des
éléments cellulaires contenus dans les liquides
humoraux qui
forment
justement dans l'ensemble le cytodiagnostic. Bref, le rire
nécessaire
à l'intelligence de l'oeuvre devait s'accompagner
d'épanchements
lacrymaux (ou vessiaux, à la rigueur), contrairement
à celui de
notre
grand dadais, ce qui allait me conduire à une
découverte belle
comme
la propriété d'un objet insensible.
L'étiologie de ma
manie,
ça vous intéresse ? Vraiment ? Alors je
vous raconte,
puisque vous insistez.
À relire « les Chants de Maldoror »,
c'est la
structure
narrative de l'oeuvre qui m'a d'abord frappé. Non pas sa
forme
épique évidente, mais sa forme narrative
structurelle, celle qui
lui
donne corps. Je suis à mettre au point depuis plusieurs
années
une
grammaire de l'étude narrative. Or, il y a au moins une
partie de mon
travail qui me paraissait pratiquement terminée, la mise au
point du
modèle événementiel. Il définit
l'histoire
minimale
et quatre formes simples ou élémentaires de
l'événementiel (le mythe, la légende, le conte
merveilleux et
le roman d'aventures). Depuis des années, je posais la
question
à
mes étudiants : qu'est-ce qui manque ?
Invariablement, ils
répondaient : la fable, et je leur expliquais avec
plaisir que la
fable n'est pas un genre d'histoire, mais bien une manière
de raconter
n'importe quelle histoire (c'est la fonction moralisatrice qui la
définit : pas de fable sans morale). Eh bien, il a
fallu que je
lise
« les Chants de Maldoror » pour trouver
moi-même la
réponse : le rêve ! Mais attention. Il ne
faut pas
croire que l'oeuvre de Ducasse m'a simplement permis de trouver une
forme
élémentaire d'histoire événementielle
qui manquait
à ma grammaire narrative : « les Chants de
Maldoror » sont, à ma connaissance, la seule
réalisation
rigoureuse des « histoires
rêvées », dont le
meilleur exemple s'en trouve dans la cinquième et
dernière
strophe
du troisième chant (3.5). Cette forme
élémentaire de
l'histoire événementielle est d'autant plus
élémentaire que sa structure correspond
exactement
à
la
« phrase incomplète » telle que l'ont
définie les
grammairiens de l'analyse en constituants immédiats. En
voici la
formule :
Hr = [Si] + E1 + E2 + E3... + (En = Ei) + [Sf]
Les propriétés de l'histoire rêvée (Hr)
sont
nombreuses,
mais les deux plus importantes sont représentées dans
cette
équation : elle n'a ni début ni fin et ni queue
ni
tête.
Elle n'a pas de « commencement » impliquant une
fin, on
n'y
trouve ni situation initiale (Si), ni situation finale (Sf). Et
chaque fois
qu'apparaît un nouvel événement (plus
concrètement
une
nouvelle séquence), l'histoire est
réinterprétée
rétrospectivement depuis le début, de sorte qu'au
« dernier » événement (soit En,
mais ce
n'est
pas le dernier, justement, puisque l'histoire s'arrête
brusquement, soit
Ei)
nous avons un nombre i d'histoires (un nombre arbitraire et non un
nombre
donné, n). L'histoire rêvée présente
bien d'autres
caractères, mais ceux-ci suffisent à montrer son
importance dans
une
grammaire des formes narratives.
Bref, de janvier à septembre 1994, j'ai
lu et relu l'oeuvre
et sa
critique
dans cette perspective. Et durant l'année scolaire
1994-1995, mes
étudiants d'études narratives ont fait un de leurs
travaux sur
« les Chants de Maldoror », comme aussi ceux de
l'année
suivante.
Alors ? Justement, je ne m'en
étais pas du tout tenu
là.
Dès le début de l'été 1994, je
m'étais
trouvé une toute nouvelle activité. Depuis toujours,
les vingt
premières minutes de ma journée, après le jus
de
pamplemousse,
quel que soit le jour de la semaine et quelle que soit l'heure du
réveil,
sont consacrées au plaisir de la langue et de la grammaire.
C'est
généralement du latin. En 1993, c'était le
turc. Or,
à partir de juin 1994, ce fut le ducassien ! Je vous
jure.
J'ai commencé par m'expliquer les
choses de la façon
suivante.
Ce
que je trouve le plus difficile, le plus pénible même,
dans mon
métier, c'est la correction. Évaluer et noter,
corriger les
fautes,
proposer des alternatives, faire des suggestions pour
améliorer les
travaux. Et c'est d'autant plus chialant que l'étudiant
remet un
mauvais
travail ou réussit mal son examen. Or, voilà que
j'avais sous la
main
un étudiant de génie ! Je vais prendre des
risques à
écrire la stricte vérité et, d'ailleurs,
j'avertis
honnêtement les téméraires de la
« liberté
d'auteur » en matière de correction grammaticale
qu'il serait
criminel de me mettre dans le même sac que le
dénommé
Robert
Faurisson (le cuistre n'en sortirait pas vivant !). La
vérité,
donc : Isidore Ducasse, l'élève de génie,
est
vraiment
mauvais, complètement nul en grammaire. À chaque
page, à
chaque
phrase, je trouvais ce que j'appelle avec plaisir (pour faire
choquer les
linguistes) des « fautes » : en tout cas
des
incorrections, des approximations et même des tournures
franchement
incompréhensibles, mais que l'on peut la plupart du temps
débrouiller
par recoupement. À première vue, l'explication
était fort
simple
(et le souvenir du grand dadais de l'S n'était pas
étranger
à
mon interprétation) : l'élève Isidore
Ducasse n'est
parfois (et même assez souvent) qu'un grand collégien,
pas encore
tout
à fait du niveau de mes étudiants de première
année
ici, à l'Université de Montréal. Il est donc
assez
naturel
qu'il écrive broche à foin, comme disent mes
collègues.
Ensuite, et voilà bien à mes yeux le plus
important : son
oeuvre prouve que l'on peut écrire tout croche et produire
rien de
moins
qu'un chef-d'oeuvre (ou si vous préférez : que
la
qualité d'écriture et la valeur littéraire ne
sont pas
isomorphes). Là-dessus, je me proposais vaguement de faire
un
établissement critique du texte de l'élève
Ducasse pour
montrer sur le vif, comme j'en ai l'habitude dans le domaine des
écrits
de
la Nouvelle-France, comment une écriture poétique
pouvait
s'édifier sur les décombres du lexique, de la
grammaire et de
la
syntaxe du français.
Alors j'annote, et j'explique et je
corrige
« les
Chants de
Maldoror » tous les matins, durant vingt minutes, mais
parfois une
ou
deux heures, quelquefois toute la matinée. Avec le plaisir
du
professeur
qui a enfin trouvé le mauvais élève à
sa mesure.
Et
j'ai en plus une petite pensée pour mon grand dadais, qui
devait pour
sûr être nul en grammaire. Surtout en
espagnol !
L'espagnol ? C'est en février 1995
que l'histoire prend
un
tournant
tout à fait nouveau. Plus d'un an, donc, après avoir
commencé
à lire quotidiennement « les Chants de
Maldoror »,
ce
jour-là, vers midi, la table de la cuisine d'où je
n'avais pas
bougé depuis le petit déjeuner était couverte
de mes
dictionnaires espagnols. D'un seul coup, les premières pages
du
deuxième chapitre du « roman » que l'on
trouve au
dernier chant (6.4) m'ont apparu comme la mauvaise traduction
française
d'un roman espagnol. Les hispanismes y sont si nombreux et si
évidents
que
je pouvais croire à une parodie : la
« natation »
(nage) des cygnes, la « rencontre » (recherche)
de la
trace,
les lois « préservatrices »
(protectrices), le
« siège » (la place) ordinaire, sans
parler des
personnages, le garçon (el muchacho) et le maître (el
dueño)
qui prenaient le véritable sens de leur rôle. Et je me
souviens
très bien que l'adjectif « musculeux »
a
été déterminant (retour en arrière
à la
strophe
précédente): dans le « vieux chat
musculeux »,
j'ai vu d'un seul coup l'importance de la découverte.
L'exemple
était une erreur, mais pas la découverte :
« musculeux », en effet, n'est pas un
hispanisme,
même
si c'est à cause de sa correspondance avec l'espagnol
« muscoloso » qu'Isidore Ducasse le choisit de
préférence à
« musclé » (qui
est
aujourd'hui d'usage courant en français, ce qui
n'était pas le
cas
à la fin du XIXe siècle). Pourquoi
« musculeux »
a-t-il joué pour moi ce rôle ? À cause de
la faute
d'accord
très célèbre du deuxième chant
où on lit,
à propos d'une petite fille qui suit Maldoror, que
« les bras
musculeux d'une femme du peuple la saisit [sic] par les
cheveux »
(2.5). Il s'agit vraisemblablement d'une coquille pour
« le
bras
musculeux », mais l'adjectif prenait pour moi valeur
emblématique
d'une phrase espagnole : « el brazo muscoloso
de una
mujer
pueblerina la apresó por los cabellos ». En tout
cas j'avais
sous
les yeux dans ma strophe le phrase suivante qui est bel et bien de
structure
espagnole : « Il éprouverait la vigueur de
mon bras, si
je
connaissais le coupable » (6.4).
J'avoue que mon plus grand plaisir ce
midi-là, après
une
matinée de bonheur total, n'a pas été d'avoir
fait une
découverte qui allait se révéler, on va le
voir,
extrêmement importante. Je venais tout simplement de trouver
une raison
vraiment sérieuse pour continuer à éplucher
chaque matin
« les Chants de Maldoror », comme si
c'était la
Bible
et que j'y faisais mes prières ! Cela fait maintenant
des années
que je poursuis ce « travail de recherche » sur
les
hispanismes
dans les « Chants » et j'en ai encore pour de
nombreuses belles années. En plus, je ne
désespère nullement de trouver encore
quelques raisons
de
m'assurer ce plaisir quotidien jusqu'à ce que je sois
vraiment
très
vieux. La structure narrative de l'oeuvre, la langue du
collégien
Ducasse,
les hispanismes du bilingue Isidoro, qu'est-ce que ma passion va me
faire
découvrir ensuite ? Car bien entendu, il est absolument
hors de
question que je lise bêtement, pour rien, sans raison,
« les
Chants de Maldoror ». C'est mon métier, mon
travail, ma
profession. Faut pas me confondre avec ce coq, cet âne, enfin
ce grand
dadais. Un égoïste, d'ailleurs. Il ne m'aurait jamais
prêté
son livre, pensez-vous ! Il doit être comptable
aujourd'hui. Alors
croyez-vous qu'il puisse raisonnablement lire le même livre
tous les
matins
pendant vingt ans ? Sous prétexte de compter
les pages,
peut-être ? Le pauvre.
Lorsque l'on a la chance de faire une
véritable
découverte
intellectuelle, ce qui m'est arrivé deux ou trois fois, on
ne
s'explique pas
son évidence ou plutôt l'évidence de
l'évidence.
Alors
que je lis couramment l'espagnol, après ce que j'ai
écrit du
bilinguisme d'Isidore Ducasse au tout début de cette
présentation et
tandis que je viens de raconter comment j'avais trouvé pour
la
première fois les hispanismes dans l'oeuvre, la question qui
se pose
est
de savoir pourquoi j'ai pu durant si longtemps ne rien en voir.
Car, cela
saute
aux yeux. Il est clair qu'on ne saurait apprécier
correctement l'oeuvre
d'Isidore Ducasse sans comprendre qu'elle est conçue,
pensée et
formulée en espagnol tout autant qu'en français,
avant
d'être
rédigée dans cette seconde langue (ou plutôt,
d'une
certaine
manière, dans cette langue seconde). La
découverte a
une
portée considérable. Il y va du sens du texte. Et pas
seulement
pour quelques mots ici et là; pas pour dix ou vingt mots,
morphèmes
ou tournures syntaxiques par page. Mais tout simplement parce que
l'étude
de la portée de l'espagnol dans chaque strophe est
proprement
inépuisable. Isidore Ducasse n'écrit pas en
français !
On aurait pourtant dû s'en douter, depuis cent ans qu'on le
lit avec
une
telle fascination qui trouve là une bonne partie de son
explication.
Comme
j'ai pris l'habitude de le dire maintenant, « les Chants
de
Maldoror », c'est écrit en espagnol
« dans le
texte » ! (dans le texte français, bien
sûr).
Découverte, découverte, est-ce
que personne,
absolument personne
n'avait vu cela depuis un siècle ? Permettez-moi de
répondre
très modestement que c'est exact.
Certes, je n'ai pas découvert qu'Isidore Ducasse
était bilingue
(mais
je suis sûrement le premier à comprendre qu'il
s'exprimait plus
spontanément en espagnol qu'en français dans le
vocabulaire des
choses quotidiennes et par conséquent dans n'importe quel
domaine). Je
ne
suis pas le premier non plus à avoir deviné que la
langue et la
culture espagnoles pouvaient avoir influencé son oeuvre
(mais le
premier
sûrement à savoir qu'il s'agit d'une oeuvre hispanique
tout
autant
que francophone). Je ne suis même pas le premier à
avoir
trouvé des tournures espagnoles dans « les Chants
de
Maldoror ». Et cela a été un progrès
considérable dans la présentation de cette oeuvre.
En effet, dans un article à la revue
Poétique,
Leyla
Perrones-Moisés et Emir Rodriguez Monegal ont
présenté
« Isidoro Ducasse et la rhétorique
espagnole » (no
55,
septembre 1983, p. 351-377). Le point de départ de l'article
est une
annotation ou un ex-libris manuscrit qu'Isidore Ducasse a
placé en
tête d'un de ses livres, le second tome de la traduction
espagnole de
l'Iliade par José Gómez Hermosilla.
L'annotation se lit
comme
suit : « Propriedad [= propiedad] del señor
Isidoro
Ducasse
nacido en Montevideo (Uruguay). Tengo también
« Arte de
hablar » del mismo autor. 14 avril [= abril]
1863 »
(Jacques
Lefrère, « le Visage de
Lautréamont »,
Paris,
Horay, 1977, p. 91, avec reproduction photographique en regard de
la p.
49) :
j'ajoute l'accent à también et je corrige une
légère
faute de Lefrère, qui transcrit proprietad, avec un
t. Il
reste
deux
fautes, la première toujours dans le même mot
(proprietad, avec
son
second « r »). Cette première faute est
typique
d'un
francophone en espagnol, la seconde au contraire est courante aux
hispanophones
(tandis qu'un francophone qui a une connaissance scolaire de
l'espagnol
opposera
spontanément « avril » à
« abril »). L'ex-libris se traduit ainsi :
« Propriété de monsieur Isidoro Ducasse
né
à
Montévidéo (Uruguay). J'ai aussi « Arte de
hablar » [= « l'Art de s'exprimer »]
du
même
auteur. 14 avril 1863 ».
À partir de là, L.
Perrones-Moisés et E.
Rodriguez
Monegal
nous
présentent le manuel de rhétorique de Josef
Gómez de
Hermosilla, de même que sa traduction de l'Iliade. Il
fallait
que
ce
travail soit fait et bien fait, mais la conclusion que l'on peut en
tirer,
n'en
déplaise aux auteurs, est qu'on ne peut montrer aucune
influence
d'Hermosilla, ni des exemples qu'il cite dans son manuel, sur
l'oeuvre
d'Isidore
Ducasse. L'épopée d'Homère a exercé une
influence
considérable sur « les Chants de
Maldoror », cela
est
indéniable, de sorte qu'il n'est pas trop surprenant qu'on
en trouve
une
traduction récente dans sa bibliothèque (mais
pourquoi le second
tome
seulement ? car autrement, la note de l'ex-libris aurait
figuré
au
premier des deux tomes); en revanche, qu'un manuel de
rhétorique y ait
exercé une influence notable, cela serait tout à fait
inattendu,
d'autant que le professeur enseigne les bonnes moeurs
littéraires,
comme
n'importe quel professeur de rhétorique (concision,
expressivité,
mise en garde contre le vocabulaire technique, etc).
Une section de cet article s'intitule
« Les fautes de
français » (p. 373-375). L'objectif des auteurs
est de
montrer,
avec raison, qu'étant donné le bilinguisme d'Isidore
Ducasse (et
la
« fréquentation » du manuel
d'Hermosilla,
sic !),
« les incorrections de l'écriture [...] semblent
compréhensibles et même inévitables »
(p. 372).
À
cette occasion, ils énumèrent dix exemples de
tournures
grammaticales ou syntaxiques qui sont
« correctes » en
espagnol :
(1) « mets-te le [= métetelo] dans la
tête »
(2 : 13, P 1869, p. 119: 14).
(2) Au lieu de « Rappelle-toi-le bien »
(1 : 12;
p.
47: 21), les premières éditions portaient
« Rappelle-te le
bien » [= recuérdatelo bien] (P 1868, p. 26: 10;
B 1869, p.
58:
15).
(3) « Dans le [= en el = au] commencement de cet
ouvrage »
(1 : 2, p. 7: 5).
(4) « t'ayant écarté [= habiéndote
apartado =
t'étant écarté] comme une
avalanche... »
(1 :
6, p. 13: 9).
(5) « Est-ce possible que tu sois encore
respirant » [=
¿ Es posible que estés aún respirando ?]
(4 : 3,
p. 196:
7).
(6) « se narguer de toi » [= burlarte de ti =
te narguer]
(2 : 6, p. 78: 13).
(7) « On te commet » [= te cometen = on commet
envers toi]
(2 : 6, p. 77: 22).
(8) « n'ouvre pas tes yeux » [= tus ojos = les
yeux]
(2 :
7, p. 86: 10).
(9) « il appuie son corps » [= apoya su cuerpo
= il
s'appuie]
(1 : 11, p. 36: 24).
(10) et les auteurs signalent pour finir l'antéposition de
l'adjectif
très fréquente en espagnol (« glorieux et
séduisant
prestige », « fière et
énergétique
volonté », « antique
divertissement »,
« dramatiques tableaux » : mais en fait
aucun de ces
quatre exemples ne vient de l'oeuvre).
Dix exemples ? On en trouve autant et
plus à chaque
page des
« Chants de Maldoror ». On constatera en outre
qu'il n'y
a pas
un seul exemple d'hispanisme dans cette liste. Or, ce sont ces mots
employés en français au sens qu'ils ont en espagnol
qui sont
propres
aux contresens, puisque souvent rien ne les signale au francophone
qui ne
connaît pas l'espagnol. Cela dit, l'intuition de L.
Perrones-Moisés
et d'E. Rodriguez Monegal est parfaitement juste : ces
« fautes
sont le produit de son bilinguisme, mais elles sont surtout
l'expression du
double
statut culturel, allégorisé par le double
prénom,
Isidore/Isidoro » (p. 375).
Maintenant que l'on devine l'ampleur du
phénomène, on
ne doit
pas
être trop surpris qu'il soit longtemps passé
inaperçu ou
qu'on
n'en mesure pas bien l'importance alors même qu'on pourrait
le deviner.
Leyla Perrones-Moisés est de l'Université de
São
Paulo. Manuel
Serrat Crespo, le plus récent traducteur des
« Chants de
Maldoror » en espagnol, ironise sur le fait qu'il fallait
une
Brésilienne (dont la langue maternelle est donc probablement
le
portugais)
pour reconnaître le statut bilingue ou biculturel de cette
oeuvre
(Catedra,
p. 48). Or, cela ne l'empêchera pas, comme les autres
traducteurs, de
rendre
très explicites les contresens qui viennent de la
méconnaissance
des
hispanismes que personne n'a encore étudiés. Ce qui
est tout
à fait normal. On ne demande pas à un francophone de
trouver des
gallicismes dans un texte espagnol ! Ce n'est donc pas un
locuteur
espagnol
qui peut voir les hispanismes des « Chants de
Maldoror ».
Il fallait quelqu'un, c'est moi, qui soit dans une situation
très
favorable : un francophone de Montréal qui
connaît juste
assez
bien l'espagnol pour le retrouver « dans le
texte »
d'Isidore
Ducasse. Pourquoi à Montréal ? Parce que nous
sommes ici,
anglophones et francophones, sensibles aux questions reliées
au
bilinguisme.
Et pourquoi « juste assez » d'espagnol ?
Je le sais
par
expérience : sans maîtriser très bien
l'anglais, j'en
sais déjà trop pour le voir « dans le
texte »,
en français. Il faut être légèrement
étranger
à la langue étrangère, sa langue seconde (par
exemple),
pour
rester sensible aux effets qu'elle peut avoir sur sa langue
maternelle.
Lorsque
cette sensibilité a la chance de s'exercer sur un
chef-d'oeuvre, au
lieu
de servir à la police linguistique, il faut
reconnaître que c'est
une
situation privilégiée. J'en remercie donc le ciel. Et
mon grand
dadais.
Tout cela est une question de
sensibilité et de sens
linguistique. Pour
l'illustrer, en voici deux exemples. D'abord, le premier hispanisme
que j'avais trouvé en tête des
« Chants de Maldoror » et ensuite l'hispanisme
le plus
spectaculaire que j'avais trouvé au moment de rédiger
la première version de cette présentation et
qui donne
lieu
au contresens le plus inattendu.
Le premier est déjà assez
spectaculaire d'ailleurs,
puisqu'il
porte
sur le « sens » même de la lecture. On y
relit sans
peine l'ouverture de « la Divine
Comédie » de
Dante,
à reculons bien entendu. En voici le texte, qui respecte le
découpage des lignes dans la première édition
en volume
(P
1869, pour « Paris, édition de
1869 ») :
|