El bozo

Présentation

Le professeur s'explique

au sujet de cette histoire de
MOUSTACHE À LAUTRÉAMONT
et de sa découverte des
h i s p a n i s m e s
dans l'oeuvre d'Isidore Ducasse
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Isidore Ducasse (1846-1870)

      François Ducasse (1809-1889) est chancelier au Consulat de France à Montévidéo. Il épouse le 21 février 1846 la mère de son fils, Isidore, qui naît le 4 avril. Elle meurt un an et huit mois plus tard. Belle famille pour un poète romantique. Et, comme il se doit, de son vivant, personne n'a su que la fin du siècle avait son poète. Isidore Ducasse meurt en effet à Paris, au temps des misères qui ont précédé la Commune, le 24 novembre 1870. On trouvera en librairie les excellentes et passionnantes biographies suivantes : d'abord « Isidore Ducasse, auteur des Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont » (Paris, Fayard, 1998) de Jean-Jacques Lefrère, puis « Isidore Ducasse, comte de Lautréamont », par François Caradec (Paris, 1970, Gallimard, 1975, coll. « Idées » no 330). C'est déjà bon signe : lorsqu'un homme a droit coup sur coup à deux biographes aussi remarquablement brillants, sa vie doit être digne d'intérêt.

      Isidore Ducasse s'appelle tout aussi bien Isidoro Ducasse (prononcer Doucassé, mais sans dire le é final). On ne passe pas impunément son enfance au Cône sud. Moi qui n'y ai pas vécu tout à fait un an, je suis persuadé qu'il ne savait pas lui non plus comment traduire en français « dulce de leche » : confiture de lait, peut-être ?! En tout cas une chose est sûre : Isidore est un parfait bilingue, c'est-à-dire qu'il peut s'exprimer spontanément aussi bien en français qu'en espagnol. Ou, très probablement, plus facilement encore en espagnol qu'en français. À 13 ans, le Montévidéen débarque en France, chez son oncle Marc, pour faire son entrée au lycée de Tarbes, en octobre 1859. Huit ans plus tard, au sortir du collège, il passe à nouveau quelques mois en Uruguay. Il revient avant la fin de l'année, en 1867. Il s'installe à Paris. Âge : 21 ans. Profession : poète. Revenus : papa. Nous avons d'ailleurs deux lettres d'Isidore à leur banquier parisien.

Les « Chants de Maldoror » (1868, 1869)
et les « Poésies » (1870)

      Avec deux ou trois oeuvres seulement, Isidore Ducasse va changer la face de la littérature. Elles ne seront pourtant connues qu'après sa mort prématurée. Deux ou trois ? Je dirais deux oeuvres et quatre livres, en comptant la première version du premier « Chant » (première et deuxième éditions).

      Le premier des « Chants de Maldoror », en effet, est publié anonymement en 1868 à Paris, chez Balitout et Questroy (et réédité toujours anonymement dans le recueil « Les Parfums de l'âme », par Évariste Carrance, Bordeaux, Chaynes, 1869, p. 30-65).

      « Les Chants de Maldoror », les six chants, sont édités l'année suivante, 1869, sous le pseudonyme du comte de Lautréamont, à Paris, mais sans nom d'éditeur. En fait, ils ne paraîtront pas : le livre de l'imprimeur-éditeur Lacroix restera dans les entrepôts de l'imprimerie Verboeckhoven à Bruxelles.

      L'année suivante encore, paraissent deux fascicules intitulés « Poésies ». Ce sont les premiers ouvrages à être publiés sous le nom de l'auteur, Isidore Ducasse (Paris, Gabrie, 1870, 2 brochures de 16 pages).

      C'est tout. Malheureusement. Car c'est déjà de la dynamite. Il faudra une bonne quinzaine d'années avant que les « Chants de Maldoror » sortent de l'ombre en Belgique, puis quelques décennies leur suffiront pour devenir un classique de la littérature française. Il faut absolument lire ensemble les présentations qu'André Breton et René Étiemble ont faites de l'oeuvre. Celles du premier (dans « les Pas perdus » en 1924 ou dans son « Anthologie de l'humour noir » en 1940) sont dithyrambiques, celles du second vitrioliques (en particulier l'article « Lautréamont » de l'Encyclopédie Universalis en 1968). Il en va toujours ainsi des véritables créateurs : c'est bien peu de dire qu'ils ne laissent personne indifférent ou qu'ils trouvent soit des thuriféraires, soit des excommunicateurs (je sais que le mot n'existe pas, mais il convient parfaitement bien aux fulminations d'Étiemble s'appliquant si justement à Isidore Ducasse ou à son personnage). La vérité est que la valeur même de l'oeuvre tient en ce que ses incroyables qualités vivent de ses insupportables défauts. Marx, Freud, Nietzsche, Stravinski, Picasso ou Passolini, si vous voyez ce que je veux dire, lui sont comparables.

Bibliographie

      Si le petit volume de l'oeuvre complète n'est pas déjà dans votre bibliothèque, vous n'avez peut-être pas encore compris qu'il vous fallait passer chez votre libraire. Dans ce cas, vous pouvez d'un clic faire connaissance avec l'oeuvre d'Isidore Ducasse qui se trouve dans les fichiers électroniques de Michel Pierssens, professeur ici même, à l'Université de Montréal. Il s'agissait à l'origine de la lecture au scanner des Chants (édition Juin) et des Poésies (édition Steinmetz), saisies qui ont été depuis soigneusement «corrigées» sur les éditions princeps (Table Ronde), afin d'en produire une édition diplomatique, c'est-à-dire une reproduction systématiquement conforme aux originaux, reprenant notamment leurs fautes et leurs coquilles. Et ce n'est pas tout. Les fichiers de Michel Pierssens comprennent également les informations au sujet de tous les événements en cours sur Maldoror, Lautréamont et Ducasse, en particulier sur les publications et des colloques de l'Association des amis passés, présents, futurs d'Isidore Ducasse. Ces fichiers permettent de vous diriger vers tout ce qui concerne notre auteur sur l'internet, en particulier l'imposant travail du projet Falmer, dont je vous dis quelques mots.

      C'est l'édition documentaire de Michel Pierssens et celle du TLF qui sont à l'origine de l'édition « HTML » du projet Falmer qui se trouve dans les fichiers électroniques du groupe Hubert de Phalèse, à l'Université de Paris III. Ce projet, dirigé par Henri Béhar et Michel Bernard, est une édition informatique de l'oeuvre d'Isidore Ducasse qui se propose de rassembler toute les informations que nous avons sur l'écrivain et son oeuvre. Une sorte d'encyclopédie d'Isidore Ducasse qui sera sur disque multimédia dans quelques années. Pour l'instant, vous y trouverez, outre le texte complet des Chants et des Poésies, avec les variantes du premier Chant, une chronologie illustrée et une bibliographie exhaustive. En tout cas, ces deux éditions nous donnent un accès immédiat au texte et elles sont évidemment extrêmement utiles pour nos recherches systématiques sur l'ensemble de l'oeuvre (pour trouver les occurrences d'un mot, d'une tournure grammaticale ou d'une figure de style, par exemple).

      En librairie, actuellement, on trouve pas moins de six éditions commentées de l'oeuvre en format de poche, toutes de Paris. Celle d'Hubert Juin dans la collection « Poésie » de Gallimard (1973), celles (oui, pluriel : il en a publié trois) de Jean-Luc Steinmetz dans la collection « GF » de Flammarion (1990), au « Livre de poche classique » en 2001 et dans la seconde édition des oeuvres complètes de Lautréamont dans la « Bibliothèque de la pléiade » chez Gallimard en 2009; celle Patrick Besnier dans la collection « Le livre de poche » (1992) et celle de Jean-Pierre Goldenstein chez « Lire et voir les classiques » de Presses Pocket (1992). Si vous trouvez en usagé l'édition antérieure de la collection « GF » (c'était le numéro 208), présentée par Marguerite Bonnet (1969), prenez-le : c'est une édition très simple où le texte est remarquablement bien reproduit.

      Plusieurs de ces éditions commentées se présentent comme des « éditions critiques ». Mais la véritable édition critique qu'elles utilisent toutes est celle de Pierre-Olivier Walzer dans la « Bibliothèque de la Pléiade », chez Gallimard (éditée avec l'oeuvre complète de Germain Nouveau, 1970, mise à jour en 1988). Et ce n'est pas tout. Vous pouvez encore vous offrir la très belle et excellente édition José Corti. C'est l'édition de 1953 qu'on a réimprimée en 1991. Elle comprend toutes les préfaces des éditions précédentes.

      Enfin, on trouve en bibliothèque l'édition photographique de l'oeuvre complète d'Isidore Ducasse, éditée par Hubert Juin à la Table ronde en 1970. Je ne l'ai pas trouvée à Montréal, mais à la bibliothèque de l'Université de Toronto (cote : PQ 2220 D75 1970b).

      En librairie, en bibliothèque et dans les études et essais littéraires sur Isidore Ducasse, vous ne trouverez pratiquement jamais rien à son nom. Il faut chercher à son pseudonyme : Lautréamont ! C'est tout de même extraordinaire. On a bien plusieurs titres nobiliaires en littérature française : pas de rois, ni de princes, mais des reines (Marguerite de Navarre) et des princesses (Charlotte-Elisabeth de Palatine), des ducs (La Rochefoucauld, Saint-Simon), des vicomtes (Chateaubriand), des barons (Lahontan), des marquises (Sévigné) et des marquis (Sade). Mais le panache uruguayen consiste à se faire comte absolument, à l'être sans quartier, ni comté. Vers le Rio de La Plata, le « monsieur » peut être une insulte : en cas de doute, le facteur vous donnera du « don ». En tout cas, François Ducasse aurait été bien content de pouvoir dire à Montévidéo que son fils allait être notre « comte de Lautréamont ».

      Que lire de génial sur « Lautréamont » ? Ce ne sont pas les exemples qui manquent, mais je me conterai d'en donner trois. D'abord le livre de mon collègue Michel Pierssens qui propose une lecture systématique des « Chants » et des « Poésies » : Éthique à Maldoror (Presses universitaires de Lille 1984) : « l'un des livres les plus stimulants sur Ducasse; l'auteur voit dans « les Chants de Maldoror » et les « Poésies » un même projet réalisé au moyen de stratégies différentes » (Jean-Luc Steinmetz, GF, p. 473). Ensuite, je signalerai les deux études thématiques qui débordent de beaucoup l'oeuvre d'Isidore Ducasse tant elles sont fondatrices dans les études littéraires : le Lautréamont de Gaston Bachelard (Paris, José Corti, 1939, 1956) et le Lautréamont et Sade de Maurice Blanchot (Paris, Minuit, 1963 : texte de 1949, réédité dans la collection « 10/18 » en 1968).

Situation

      L'histoire commence dans le Kent en Angleterre, en janvier 1994.

      Dans le Kent, c'est vite dit. Je suis dans l'autocar de la compagnie Eurolines qui me conduit de Londres à Paris. On va prendre le traversier de Dover à Calais. Sur le traversier, Guinness et repos total, car j'en ai bien besoin. Autrement, dans l'autocar, je suis à côté d'un grand dadais sur lequel je me suis promis de faire un jour des exercices de style. Je l'ai revu d'ailleurs à Paris, devant la gare Saint-Lazarre. Un ami lui faisait la morale, question de bouton à son pardessus. Je me suis senti un peu vengé. Dans l'autobus, pas de chapeau mou, quoique si, il en avait un noir, avec un drôle de cordon même, mais en tout cas pas de grand cou, pas de bousculade, ni de protestations. Un livre, toutefois. Oui, « les Chants de Maldoror ». Et il passait continuellement du coq à l'âne : il riait comme un coq, puis se trouvait aussi sérieux qu'un âne qui rumine une figue. Il est vrai qu'il n'avait pas l'air très intelligent. Ni en coq ni en âne.

      Moi aussi j'avais de la lecture, pourtant. Je suis passé d'aphorismes nietzschiens (un qui disait : « On commence à se méfier de certaines personnes très intelligentes quand on les voit embarrassées ») à Simenon (Au bout du rouleau). Et finalement, j'épluche The Observer, son supplément, Life. Rien ne me tente plus. Je donnerais une fortune pour avoir le livre de mon grand dadais de voisin. En tout cas, deux semaines plus tard, dans l'autocar qui me ramenait à Londres, je ne riais pas comme un coq, ni ne ruminais comme un âne. J'annotais l'oeuvre d'Isidore Ducasse, soigneusement, mesurant de manière très avertie les comparaisons, la distance qui sépare deux piliers de celle qui sépare deux tours et le tout de celle qui sépare deux baobabs. Nous sommes dans le massif. Puis on en vient à la manière de tuer les mouches, ensuite à l'âne qui est mangé par une figue (ou l'inverse, bien sûr), enfin au coq. C'est bien du coq à l'âne. Vous voyez ? Il s'agit d'un genre littéraire tout à fait nouveau, pratiqué à la deuxième strophe du quatrième chant. C'est pas mon grand dadais de l'aller Londres-Paris qui aurait pu comprendre cela. Pff ! Lecture au premier degré, comme si Ducasse avait fait de la bande dessinée.

      Bref, c'est par jalousie que j'ai relu « les Chants de Maldoror », avec l'intention d'en faire une savante lecture. La vérité est que je n'ai pas lâché le livre depuis maintenant vingt ans. Une véritable drogue. Je peux d'ailleurs vous présenter les diverses phases étiologiques de l'état qui m'a conduit à diagnostiquer l'hispanisme dans l'oeuvre, peut-être hallucinogène, avec autant de force de conviction que naguère le résultat de l'examen des épanchements de caractères cytologiques constitués par la variété et le groupement des éléments cellulaires contenus dans les liquides humoraux qui forment justement dans l'ensemble le cytodiagnostic. Bref, le rire nécessaire à l'intelligence de l'oeuvre devait s'accompagner d'épanchements lacrymaux (ou vessiaux, à la rigueur), contrairement à celui de notre grand dadais, ce qui allait me conduire à une découverte belle comme la propriété d'un objet insensible. L'étiologie de ma manie, ça vous intéresse ? Vraiment ? Alors je vous raconte, puisque vous insistez.

Étiologie

      À relire « les Chants de Maldoror », c'est la structure narrative de l'oeuvre qui m'a d'abord frappé. Non pas sa forme épique évidente, mais sa forme narrative structurelle, celle qui lui donne corps. Je suis à mettre au point depuis plusieurs années une grammaire de l'étude narrative. Or, il y a au moins une partie de mon travail qui me paraissait pratiquement terminée, la mise au point du modèle événementiel. Il définit l'histoire minimale et quatre formes simples ou élémentaires de l'événementiel (le mythe, la légende, le conte merveilleux et le roman d'aventures). Depuis des années, je posais la question à mes étudiants : qu'est-ce qui manque ? Invariablement, ils répondaient : la fable, et je leur expliquais avec plaisir que la fable n'est pas un genre d'histoire, mais bien une manière de raconter n'importe quelle histoire (c'est la fonction moralisatrice qui la définit : pas de fable sans morale). Eh bien, il a fallu que je lise « les Chants de Maldoror » pour trouver moi-même la réponse : le rêve ! Mais attention. Il ne faut pas croire que l'oeuvre de Ducasse m'a simplement permis de trouver une forme élémentaire d'histoire événementielle qui manquait à ma grammaire narrative : « les Chants de Maldoror » sont, à ma connaissance, la seule réalisation rigoureuse des « histoires rêvées », dont le meilleur exemple s'en trouve dans la cinquième et dernière strophe du troisième chant (3.5). Cette forme élémentaire de l'histoire événementielle est d'autant plus élémentaire que sa structure correspond exactement à la « phrase incomplète » telle que l'ont définie les grammairiens de l'analyse en constituants immédiats. En voici la formule :

Hr = [Si] + E1 + E2 + E3... + (En = Ei) + [Sf]

Les propriétés de l'histoire rêvée (Hr) sont nombreuses, mais les deux plus importantes sont représentées dans cette équation : elle n'a ni début ni fin et ni queue ni tête. Elle n'a pas de « commencement » impliquant une fin, on n'y trouve ni situation initiale (Si), ni situation finale (Sf). Et chaque fois qu'apparaît un nouvel événement (plus concrètement une nouvelle séquence), l'histoire est réinterprétée rétrospectivement depuis le début, de sorte qu'au « dernier » événement (soit En, mais ce n'est pas le dernier, justement, puisque l'histoire s'arrête brusquement, soit Ei) nous avons un nombre i d'histoires (un nombre arbitraire et non un nombre donné, n). L'histoire rêvée présente bien d'autres caractères, mais ceux-ci suffisent à montrer son importance dans une grammaire des formes narratives.

      Bref, de janvier à septembre 1994, j'ai lu et relu l'oeuvre et sa critique dans cette perspective. Et durant l'année scolaire 1994-1995, mes étudiants d'études narratives ont fait un de leurs travaux sur « les Chants de Maldoror », comme aussi ceux de l'année suivante.

      Alors ? Justement, je ne m'en étais pas du tout tenu là. Dès le début de l'été 1994, je m'étais trouvé une toute nouvelle activité. Depuis toujours, les vingt premières minutes de ma journée, après le jus de pamplemousse, quel que soit le jour de la semaine et quelle que soit l'heure du réveil, sont consacrées au plaisir de la langue et de la grammaire. C'est généralement du latin. En 1993, c'était le turc. Or, à partir de juin 1994, ce fut le ducassien ! Je vous jure.

      J'ai commencé par m'expliquer les choses de la façon suivante. Ce que je trouve le plus difficile, le plus pénible même, dans mon métier, c'est la correction. Évaluer et noter, corriger les fautes, proposer des alternatives, faire des suggestions pour améliorer les travaux. Et c'est d'autant plus chialant que l'étudiant remet un mauvais travail ou réussit mal son examen. Or, voilà que j'avais sous la main un étudiant de génie ! Je vais prendre des risques à écrire la stricte vérité et, d'ailleurs, j'avertis honnêtement les téméraires de la « liberté d'auteur » en matière de correction grammaticale qu'il serait criminel de me mettre dans le même sac que le dénommé Robert Faurisson (le cuistre n'en sortirait pas vivant !). La vérité, donc : Isidore Ducasse, l'élève de génie, est vraiment mauvais, complètement nul en grammaire. À chaque page, à chaque phrase, je trouvais ce que j'appelle avec plaisir (pour faire choquer les linguistes) des « fautes » : en tout cas des incorrections, des approximations et même des tournures franchement incompréhensibles, mais que l'on peut la plupart du temps débrouiller par recoupement. À première vue, l'explication était fort simple (et le souvenir du grand dadais de l'S n'était pas étranger à mon interprétation) : l'élève Isidore Ducasse n'est parfois (et même assez souvent) qu'un grand collégien, pas encore tout à fait du niveau de mes étudiants de première année ici, à l'Université de Montréal. Il est donc assez naturel qu'il écrive broche à foin, comme disent mes collègues. Ensuite, et voilà bien à mes yeux le plus important : son oeuvre prouve que l'on peut écrire tout croche et produire rien de moins qu'un chef-d'oeuvre (ou si vous préférez : que la qualité d'écriture et la valeur littéraire ne sont pas isomorphes). Là-dessus, je me proposais vaguement de faire un établissement critique du texte de l'élève Ducasse pour montrer sur le vif, comme j'en ai l'habitude dans le domaine des écrits de la Nouvelle-France, comment une écriture poétique pouvait s'édifier sur les décombres du lexique, de la grammaire et de la syntaxe du français.

      Alors j'annote, et j'explique et je corrige « les Chants de Maldoror » tous les matins, durant vingt minutes, mais parfois une ou deux heures, quelquefois toute la matinée. Avec le plaisir du professeur qui a enfin trouvé le mauvais élève à sa mesure. Et j'ai en plus une petite pensée pour mon grand dadais, qui devait pour sûr être nul en grammaire. Surtout en espagnol !

      L'espagnol ? C'est en février 1995 que l'histoire prend un tournant tout à fait nouveau. Plus d'un an, donc, après avoir commencé à lire quotidiennement « les Chants de Maldoror », ce jour-là, vers midi, la table de la cuisine d'où je n'avais pas bougé depuis le petit déjeuner était couverte de mes dictionnaires espagnols. D'un seul coup, les premières pages du deuxième chapitre du « roman » que l'on trouve au dernier chant (6.4) m'ont apparu comme la mauvaise traduction française d'un roman espagnol. Les hispanismes y sont si nombreux et si évidents que je pouvais croire à une parodie : la « natation » (nage) des cygnes, la « rencontre » (recherche) de la trace, les lois « préservatrices » (protectrices), le « siège » (la place) ordinaire, sans parler des personnages, le garçon (el muchacho) et le maître (el dueño) qui prenaient le véritable sens de leur rôle. Et je me souviens très bien que l'adjectif « musculeux » a été déterminant (retour en arrière à la strophe précédente): dans le « vieux chat musculeux », j'ai vu d'un seul coup l'importance de la découverte. L'exemple était une erreur, mais pas la découverte : « musculeux », en effet, n'est pas un hispanisme, même si c'est à cause de sa correspondance avec l'espagnol « muscoloso » qu'Isidore Ducasse le choisit de préférence à « musclé » (qui est aujourd'hui d'usage courant en français, ce qui n'était pas le cas à la fin du XIXe siècle). Pourquoi « musculeux » a-t-il joué pour moi ce rôle ? À cause de la faute d'accord très célèbre du deuxième chant où on lit, à propos d'une petite fille qui suit Maldoror, que « les bras musculeux d'une femme du peuple la saisit [sic] par les cheveux » (2.5). Il s'agit vraisemblablement d'une coquille pour « le bras musculeux », mais l'adjectif prenait pour moi valeur emblématique d'une phrase espagnole : « el brazo muscoloso de una mujer pueblerina la apresó por los cabellos ». En tout cas j'avais sous les yeux dans ma strophe le phrase suivante qui est bel et bien de structure espagnole : « Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable » (6.4).

      J'avoue que mon plus grand plaisir ce midi-là, après une matinée de bonheur total, n'a pas été d'avoir fait une découverte qui allait se révéler, on va le voir, extrêmement importante. Je venais tout simplement de trouver une raison vraiment sérieuse pour continuer à éplucher chaque matin « les Chants de Maldoror », comme si c'était la Bible et que j'y faisais mes prières ! Cela fait maintenant des années que je poursuis ce « travail de recherche » sur les hispanismes dans les « Chants » et j'en ai encore pour de nombreuses belles années. En plus, je ne désespère nullement de trouver encore quelques raisons de m'assurer ce plaisir quotidien jusqu'à ce que je sois vraiment très vieux. La structure narrative de l'oeuvre, la langue du collégien Ducasse, les hispanismes du bilingue Isidoro, qu'est-ce que ma passion va me faire découvrir ensuite ? Car bien entendu, il est absolument hors de question que je lise bêtement, pour rien, sans raison, « les Chants de Maldoror ». C'est mon métier, mon travail, ma profession. Faut pas me confondre avec ce coq, cet âne, enfin ce grand dadais. Un égoïste, d'ailleurs. Il ne m'aurait jamais prêté son livre, pensez-vous ! Il doit être comptable aujourd'hui. Alors croyez-vous qu'il puisse raisonnablement lire le même livre tous les matins pendant vingt ans ? Sous prétexte de compter les pages, peut-être ? Le pauvre.

La découverte

      Lorsque l'on a la chance de faire une véritable découverte intellectuelle, ce qui m'est arrivé deux ou trois fois, on ne s'explique pas son évidence ou plutôt l'évidence de l'évidence. Alors que je lis couramment l'espagnol, après ce que j'ai écrit du bilinguisme d'Isidore Ducasse au tout début de cette présentation et tandis que je viens de raconter comment j'avais trouvé pour la première fois les hispanismes dans l'oeuvre, la question qui se pose est de savoir pourquoi j'ai pu durant si longtemps ne rien en voir. Car, cela saute aux yeux. Il est clair qu'on ne saurait apprécier correctement l'oeuvre d'Isidore Ducasse sans comprendre qu'elle est conçue, pensée et formulée en espagnol tout autant qu'en français, avant d'être rédigée dans cette seconde langue (ou plutôt, d'une certaine manière, dans cette langue seconde). La découverte a une portée considérable. Il y va du sens du texte. Et pas seulement pour quelques mots ici et là; pas pour dix ou vingt mots, morphèmes ou tournures syntaxiques par page. Mais tout simplement parce que l'étude de la portée de l'espagnol dans chaque strophe est proprement inépuisable. Isidore Ducasse n'écrit pas en français ! On aurait pourtant dû s'en douter, depuis cent ans qu'on le lit avec une telle fascination qui trouve là une bonne partie de son explication. Comme j'ai pris l'habitude de le dire maintenant, « les Chants de Maldoror », c'est écrit en espagnol « dans le texte » ! (dans le texte français, bien sûr).

Antécédents

      Découverte, découverte, est-ce que personne, absolument personne n'avait vu cela depuis un siècle ? Permettez-moi de répondre très modestement que c'est exact.

      Certes, je n'ai pas découvert qu'Isidore Ducasse était bilingue (mais je suis sûrement le premier à comprendre qu'il s'exprimait plus spontanément en espagnol qu'en français dans le vocabulaire des choses quotidiennes et par conséquent dans n'importe quel domaine). Je ne suis pas le premier non plus à avoir deviné que la langue et la culture espagnoles pouvaient avoir influencé son oeuvre (mais le premier sûrement à savoir qu'il s'agit d'une oeuvre hispanique tout autant que francophone). Je ne suis même pas le premier à avoir trouvé des tournures espagnoles dans « les Chants de Maldoror ». Et cela a été un progrès considérable dans la présentation de cette oeuvre.

      En effet, dans un article à la revue Poétique, Leyla Perrones-Moisés et Emir Rodriguez Monegal ont présenté « Isidoro Ducasse et la rhétorique espagnole » (no 55, septembre 1983, p. 351-377). Le point de départ de l'article est une annotation ou un ex-libris manuscrit qu'Isidore Ducasse a placé en tête d'un de ses livres, le second tome de la traduction espagnole de l'Iliade par José Gómez Hermosilla. L'annotation se lit comme suit : « Propriedad [= propiedad] del señor Isidoro Ducasse nacido en Montevideo (Uruguay). Tengo también « Arte de hablar » del mismo autor. 14 avril [= abril] 1863 » (Jacques Lefrère, « le Visage de Lautréamont », Paris, Horay, 1977, p. 91, avec reproduction photographique en regard de la p. 49) : j'ajoute l'accent à también et je corrige une légère faute de Lefrère, qui transcrit proprietad, avec un t. Il reste deux fautes, la première toujours dans le même mot (proprietad, avec son second « r »). Cette première faute est typique d'un francophone en espagnol, la seconde au contraire est courante aux hispanophones (tandis qu'un francophone qui a une connaissance scolaire de l'espagnol opposera spontanément « avril » à « abril »). L'ex-libris se traduit ainsi : « Propriété de monsieur Isidoro Ducasse né à Montévidéo (Uruguay). J'ai aussi « Arte de hablar » [= « l'Art de s'exprimer »] du même auteur. 14 avril 1863 ».

      À partir de là, L. Perrones-Moisés et E. Rodriguez Monegal nous présentent le manuel de rhétorique de Josef Gómez de Hermosilla, de même que sa traduction de l'Iliade. Il fallait que ce travail soit fait et bien fait, mais la conclusion que l'on peut en tirer, n'en déplaise aux auteurs, est qu'on ne peut montrer aucune influence d'Hermosilla, ni des exemples qu'il cite dans son manuel, sur l'oeuvre d'Isidore Ducasse. L'épopée d'Homère a exercé une influence considérable sur « les Chants de Maldoror », cela est indéniable, de sorte qu'il n'est pas trop surprenant qu'on en trouve une traduction récente dans sa bibliothèque (mais pourquoi le second tome seulement ? car autrement, la note de l'ex-libris aurait figuré au premier des deux tomes); en revanche, qu'un manuel de rhétorique y ait exercé une influence notable, cela serait tout à fait inattendu, d'autant que le professeur enseigne les bonnes moeurs littéraires, comme n'importe quel professeur de rhétorique (concision, expressivité, mise en garde contre le vocabulaire technique, etc).

      Une section de cet article s'intitule « Les fautes de français » (p. 373-375). L'objectif des auteurs est de montrer, avec raison, qu'étant donné le bilinguisme d'Isidore Ducasse (et la « fréquentation » du manuel d'Hermosilla, sic !), « les incorrections de l'écriture [...] semblent compréhensibles et même inévitables » (p. 372). À cette occasion, ils énumèrent dix exemples de tournures grammaticales ou syntaxiques qui sont « correctes » en espagnol :

(1) « mets-te le [= métetelo] dans la tête » (2 : 13, P 1869, p. 119: 14).

(2) Au lieu de « Rappelle-toi-le bien » (1 : 12; p. 47: 21), les premières éditions portaient « Rappelle-te le bien » [= recuérdatelo bien] (P 1868, p. 26: 10; B 1869, p. 58: 15).

(3) « Dans le [= en el = au] commencement de cet ouvrage » (1 : 2, p. 7: 5).

(4) « t'ayant écarté [= habiéndote apartado = t'étant écarté] comme une avalanche... » (1 : 6, p. 13: 9).

(5) « Est-ce possible que tu sois encore respirant » [= ¿ Es posible que estés aún respirando ?] (4 : 3, p. 196: 7).

(6) « se narguer de toi » [= burlarte de ti = te narguer] (2 : 6, p. 78: 13).

(7) « On te commet » [= te cometen = on commet envers toi] (2 : 6, p. 77: 22).

(8) « n'ouvre pas tes yeux » [= tus ojos = les yeux] (2 : 7, p. 86: 10).

(9) « il appuie son corps » [= apoya su cuerpo = il s'appuie] (1 : 11, p. 36: 24).

(10) et les auteurs signalent pour finir l'antéposition de l'adjectif très fréquente en espagnol (« glorieux et séduisant prestige », « fière et énergétique volonté », « antique divertissement », « dramatiques tableaux » : mais en fait aucun de ces quatre exemples ne vient de l'oeuvre).

      Dix exemples ? On en trouve autant et plus à chaque page des « Chants de Maldoror ». On constatera en outre qu'il n'y a pas un seul exemple d'hispanisme dans cette liste. Or, ce sont ces mots employés en français au sens qu'ils ont en espagnol qui sont propres aux contresens, puisque souvent rien ne les signale au francophone qui ne connaît pas l'espagnol. Cela dit, l'intuition de L. Perrones-Moisés et d'E. Rodriguez Monegal est parfaitement juste : ces « fautes sont le produit de son bilinguisme, mais elles sont surtout l'expression du double statut culturel, allégorisé par le double prénom, Isidore/Isidoro » (p. 375).

      Maintenant que l'on devine l'ampleur du phénomène, on ne doit pas être trop surpris qu'il soit longtemps passé inaperçu ou qu'on n'en mesure pas bien l'importance alors même qu'on pourrait le deviner. Leyla Perrones-Moisés est de l'Université de São Paulo. Manuel Serrat Crespo, le plus récent traducteur des « Chants de Maldoror » en espagnol, ironise sur le fait qu'il fallait une Brésilienne (dont la langue maternelle est donc probablement le portugais) pour reconnaître le statut bilingue ou biculturel de cette oeuvre (Catedra, p. 48). Or, cela ne l'empêchera pas, comme les autres traducteurs, de rendre très explicites les contresens qui viennent de la méconnaissance des hispanismes que personne n'a encore étudiés. Ce qui est tout à fait normal. On ne demande pas à un francophone de trouver des gallicismes dans un texte espagnol ! Ce n'est donc pas un locuteur espagnol qui peut voir les hispanismes des « Chants de Maldoror ».

      Il fallait quelqu'un, c'est moi, qui soit dans une situation très favorable : un francophone de Montréal qui connaît juste assez bien l'espagnol pour le retrouver « dans le texte » d'Isidore Ducasse. Pourquoi à Montréal ? Parce que nous sommes ici, anglophones et francophones, sensibles aux questions reliées au bilinguisme. Et pourquoi « juste assez » d'espagnol ? Je le sais par expérience : sans maîtriser très bien l'anglais, j'en sais déjà trop pour le voir « dans le texte », en français. Il faut être légèrement étranger à la langue étrangère, sa langue seconde (par exemple), pour rester sensible aux effets qu'elle peut avoir sur sa langue maternelle. Lorsque cette sensibilité a la chance de s'exercer sur un chef-d'oeuvre, au lieu de servir à la police linguistique, il faut reconnaître que c'est une situation privilégiée. J'en remercie donc le ciel. Et mon grand dadais.

Deux exemples d'hispanisme

      Tout cela est une question de sensibilité et de sens linguistique. Pour l'illustrer, en voici deux exemples. D'abord, le premier hispanisme que j'avais trouvé en tête des « Chants de Maldoror » et ensuite l'hispanisme le plus spectaculaire que j'avais trouvé au moment de rédiger la première version de cette présentation et qui donne lieu au contresens le plus inattendu.

      Le premier est déjà assez spectaculaire d'ailleurs, puisqu'il porte sur le « sens » même de la lecture. On y relit sans peine l'ouverture de « la Divine Comédie » de Dante, à reculons bien entendu. En voici le texte, qui respecte le découpage des lignes dans la première édition en volume (P 1869, pour « Paris, édition de 1869 ») :


      Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément
féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans
se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers
les marécages désolés de ces pages sombres et
pleines de poison...


À la troisième ligne, brille le premier hispanisme :

Se désorienter = s'égarer (desorientarse).

      Lorsque le comte de Lautréamont (c'est le narrateur des « Chants ») souhaite que le lecteur réussisse à trouver son chemin dans son oeuvre, il précise le danger auquel il lui faut échapper. Il écrit « sans se désorienter » en espagnol dans le texte ! C'est-à-dire « sin desorientarse » qui se traduit en français par « sans s'égarer ». Et attention : on doit bien se comprendre. Lorsque j'écris que le verbe espagnol se traduit en français de cette manière, je ne veux pas dire qu'on doive « traduire » ainsi l'hispanisme de Ducasse, car ce serait être complètement insensible à la valeur du texte qu'on a sous les yeux. Bien au contraire, Isidore Ducasse a écrit « sans se désorienter » et c'est bien ce que je lis et continuerai toujours à lire. Je ne suis pas un imbécile. Mais je ne suis pas non plus un grand dadais (c'est la dernière fois que j'emploie ce mot, je vous le promets) : à partir du moment où l'on m'explique qu'il s'agit d'un hispanisme qui, en espagnol, signifierait « sans s'égarer, sans se perdre », alors j'entends AUSSI l'espagnol « dans le texte ». Dès lors, il ne m'est plus possible de lire cette expression autrement qu'à la frontière du français et de l'espagnol. Et franchement, je la trouve d'une superbe beauté en français (c'est « perdre l'orientation et le sens même de l'orientation »), où la menace est incomparablement plus dangereuse qu'en espagnol (« s'égarer »), beaucoup moins plate en tout cas que le simple « sans se perdre » qui serait attendu ici, en un français prosaïque. On comprend toute la richesse de l'expression hispanique transposée en français, « sans se désorienter ». Comme le texte de Dante, justement, dans son vieil italien, encore très proche du latin, avec des vers qui sont un peu toutes nos langues romanes en puissance poétique :

            Nel mezzo del cammin di nostra vita
            mi ritrovai per una selva oscura,
            ché la diritta via era smarrita.

Smarrita : l'hispanisme de la « désorientation » n'est pas moins beau que ce dernier attribut, dans le même contexte où le droit chemin se perd (smarrìto = perdu + égaré, de smarrirsi = se perdre).

      Vous penserez peut-être qu'on ne trouve pas toujours d'aussi franches réussites et que parfois on est plutôt heureux de pouvoir s'accrocher à un hispanisme ? Oui, je ne vous le cache pas, mais je le répète : s'il nous fallait choisir entre Frederico Fellini et Pier Paulo Pasolini (ce qu'à Walt Disney ne plaise !), il nous faudrait choisir « la Porcherie » du second. Comment faire autrement ? Un créateur prend des risques et il est impossible qu'il ne se trompe jamais: c'est ça, le risque. Or, bien souvent, précisément, on reconnaît le génie quand il s'égare (nous désoriente ?). Quelle porcherie !

      « LA PORCHERIE ». C'est là en effet que nous conduit l'hispanisme le plus percutant que j'ai trouvé à ce jour dans l'oeuvre d'Isidore Ducasse. L'histoire est racontée au deuxième chant, à la onzième strophe (2.11). Maldoror va combattre la lampe sacrée, celle qu'on peut trouver dans les églises, les basiliques, les cathédrales, les sanctuaires, les temples, les pagodes, enfin dans tous les lieux saints. Mais dans l'invective qui ouvre le second mouvement de la strophe, Maldoror y va de la métaphore :


                                        Ô lampe poétique !
toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre,
quand mes pieds foulent le basalte des
églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-
tu à briller d'une manière qui, je l'avoue, me paraît
extraordinaire ? Tes reflets se colorent, alors,
des nuances blanches de la lumière électrique;
l'oeil ne peut pas te fixer; et tu éclaires d'une
flamme nouvelle et puissante les moindres détails
du chenil du Créateur, comme si tu étais en proie
à une sainte colère.


Chenil = niche (perrera = chenil, de perro = chien).

      Bref, de manière très légèrement abusive, l'Uruguayen peut désigner (en espagnol dans le texte) par un chenil (perrera) la niche (casilla, casita) du chien, ce dont on trouve d'ailleurs plusieurs exemples dans « les Chants de Maldoror » (où le mot « niche », qui est sans correspondant en espagnol, ne se trouve jamais).

      Jean-Jacques Lefrère reprend cet exemple pour conclure l'état de la question sur l'hispanisme d'Isidore Ducasse dans sa biographie (p. 74-77). Il a alors le mot suivant : « Un auteur qui emploie de mot chenil quand tous ses confrères auraient écrit le mot niche est digne d'intérêt » (p. 76). Voilà en effet ce qu'est au départ l'hispanisme lexical. Mais comme l'explique le biographe à ce moment, de manière aussi juste que précise, le phénomène dépasse de beaucoup le simple recueil systématique des hispanismes qui ne saurait constituer que le point de départ nécessaire de l'analyse. Dans le cas qui nous occupe ici, la majorité des occurrences du mot chenil sont soit d'inoffensifs et plaisants hispanismes qui distinguent en effet Ducasse des auteurs français de son époque (en 6.7, parce que le mot désigne la cabane de la chienne des trois Marguerite), soit l'emploi d'un mot pour l'autre (en 2.2 lorsque Sultan est envoyé au chenil, hispanisme que rien ne marque dans le texte si l'on ne l'a pas reconnu dans l'oeuvre). Mais tel n'est pas le cas dans l'exemple d'hispanisme lexical que j'ai retenu pour illustrer le phénomène plus général de l'hispanisme et son effet dans la création poétique d'Isidore Ducasse.

      Pourquoi ? Pour la raison que le « chenil du créateur » est une métaphore, justement une création étincelante, qui serait imposible sans l'hispanisme lexical et qui est incompréhensible si l'on ne connaît pas l'hispanisme (puisqu'en français « chenil » ne peut jamais s'employer pour désigner la « niche »), de sorte que le mot prend ici, dans ce contexte particulier (et pas dans les autres emplois du mot), des sens qui ne sont pas les siens en français. Voyons cela.

      Au sens strict, au sens littéral, il faudrait comprendre ce qui est écrit : le « chenil du Créateur », c'est évidemment l'endroit où se trouvent ses fidèles ! Le problème est que la métaphore est vraiment osée et, pour bien dire, tout à fait insultante pour les croyants; mais ce n'est pas tout, car si elle est si surprenante, c'est qu'elle est en contradiction avec le contexte et la thématique de l'oeuvre où on ne trouve jamais le moindre anticléricalisme; ici en particulier, il n'y a aucune raison pour que Maldoror s'en prenne aux fidèles qui peuvent fréquenter par ailleurs le « chenil du Créateur » (jamais l'oeuvre ne s'attaque aux croyances religieuses et encore moins aux croyants). La métaphore est donc radicalement scandaleuse, proprement inintelligible. Tellement que le lecteur s'empressera de lui trouver une signification seconde, le « chenil où loge le Créateur »; or comme cela n'a aucun sens en français, l'image produit un autre sens. Lequel ? Vous le savez : la porcherie. Toutes les traductions consultées donnent cette interprétation (en espagnol, comme en anglais). Il s'agit d'un total contresens, car le lieu sacré n'a rien de la porcherie dans le contexte.

      Maintenant qu'on a l'hispanisme à l'esprit, la violence de la métaphore apparaît pourtant incomparablement plus forte. En effet, à la lampe qui se charge de défendre la maison de Dieu, Maldoror lui décoche une insulte des plus infamantes : elle éclaire et protège la maison d'un chien, ou plutôt: du chien ! Et cette fois, le contexte est rigoureusement respecté, car aux yeux de Maldoror, lorsque la lampe se sera métamorphosée en ange, celui-ci sera bien indigne de son Créateur. Mais je dois rappeler, car il faut être bien clair sur ce point, que le texte porte « le chenil du Créateur ». La lecture correcte du texte doit, il me semble, superposer toutes les significations énumérées ici (sauf son contresens, bien entendu), ce que je représente ainsi :

  Chenil du Créateur =
  ( chenil [des fidèles] + perrera + niche ) du Créateur.

      Désorientation et chenil. Ces deux exemples suffisent à montrer l'enjeu du travail présenté ici. Il s'agit de rendre au texte d'Isidore Ducasse les sons et les sens qui sont les siens, comme si un cylindre ou un disque de cire de Thomas Edison nous avait miraculeusement conservé les inflexions de sa voix. Et croyez-moi : vous ne pourrez plus dorénavant lire Ducasse sans l'entendre, comme cela se produit chaque fois que nous entendons pour la première fois le timbre de la voix d'un auteur auquel nous avions maladroitement prêté la nôtre jusque-là. L'accent du Montévidéen !


Table de cette présentation



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