Voilà une désignation et trois
fragments transcrits d'un traité médical, d'un manuel
d'histoire naturelle et d'un ouvrage d'esthétique musicale.
Il n'était pas nécessaire d'en retrouver les
« sources » pour le savoir, s'agissant
d'évidentes citations pour n'importe quel lecteur. Et pour
les lecteurs fanatiques de l'oeuvre, cela est devenu un jeu, un
véritable défi, celui de retrouver, un siècle
plus tard, l'ouvrage qu'Isidore Ducasse avait alors sous la main.
Ainsi l'honneur revient à Henri Béhar d'avoir
trouvé la référence précise de la
proposition [3] citée entre guillemets qui provient de la
Théorie physiologique de la musique fondée sur
l'étude des sensations auditives de H. Helmholtz traduit
de l'allemand par G. Guéroult (Paris, Masson, 1969,
p. 306) (5), où la
« proposition » se trouve comme telle en
italique. Avant lui, Maurice Viroux et plus récemment
Marguerite Bonnet ont exploré les citations provenant des
manuels, encyclopédie et traités d'histoire
naturelle. Ainsi le premier avait-il trouvé la
référence à la proposition [2] adaptée
ici de l'Encyclopédie d'histoire naturelle du docteur
Chenu : « Sur la base du bec supérieur
s'élève une caroncule charnue, de forme conique, et
sillonnée par des rides transversales assez
profondes » (6e partie, « Les
oiseaux », Paris, Marescq, 1854, p. 100) (6). On peut supposer que la « corvette
cuirassée à tourelles » [4] vient
également de là. Restait la proposition extraite du
traité de médecine (manuel général
d'exploration clinique plutôt qu'un ouvrage spécifique
à la vénérologie, comme on le croit souvent),
le même certainement qui est utilisé tout au long de
l'ouverture du Chant V (5.1).
On pouvait supposer que la
« définition » proposée (c'est
une devinette) correspondait à l'hypospadias, l'autre
affection congénitale étant la phimosis (alors que la
strophe 5.1 désigne nommément la paraphimosis
correspondante, l'oedème inflammatoire), soit le
rétrécissement de l'orifice préputial ou
l'étranglement du gland par le prépuce. Les
fanatiques se sont mis à deux pour trouver où Ducasse
pouvait avoir pris cette définition. Yvan Vassilevsky et
Jean Jacques Lefrère ont en effet désigné
ensemble la source la plus probable : le traité d'E.-F.
Bouisson intitulé Tribut à la chirurgie ou
Mémoires sur divers sujets de cette science (Paris,
Baillière, et Montpelier, Pitrat, 1861, tome second,
p. 487) (7) !
Évidemment,
bien d'autres « références » sont
à découvrir encore. Avis aux chasseurs de
citations.
En comparant les comparaisons, on verra qu'on
passe de l'inspiration à la transcription. Il suffit en
effet d'opposer deux volées pour apprécier la mise en
place de la technique du collage, soit la comparaison des grues qui
ouvre le premier chant (1.1) et celle des étourneaux en
tête du cinquième chant (5.1). « Mirage des
sources » : il ne fait pas de doute que la
première comparaison est prise
« littéralement » de la Zoologie
classique de F.-A. Fouchet (1841) (8),
alors que Ducasse s'en inspire, réécrivant le
texte en exagérant la manière de Dante, où il
trouve manifestement son sujet (9).
À
l'ouverture du Chant V, non seulement l'influence de Dante a
fait son oeuvre, mais notre poète a mis en place sa
technique du collage, de sorte qu'on ne peut plus dire qu'il
« s'inspire » du manuel d'histoire naturelle
qu'il a sous la main : il y recopie purement et simplement
l'encyclopédie (10) de
Chenu, pour
opposer à l'ordre des grues (l'angle), le désordre
(le tourbillon) de la volée d'étourneaux. Tel est le
travail du style à l'oeuvre dans l'oeuvre. En effet,
les six chants ne sont pas une oeuvre préconçue.
Maurice Blanchot, encore lui, avait fort bien remarqué
combien le temps de la rédaction y était
intégré (« un work in progress, une
oeuvre en cours », p. 91), avec les
mécanismes de la composition. On le voit ici de la
production des images, du mécanisme même de la
comparaison, qui est précisément
« dantesque ». Qu'est-ce donc que ces grues et
ces étourneaux, représentant respectivement le
lecteur et l'écrivain, la lecture et l'écriture,
sinon le passage de la comparaison classique à l'image
surréaliste ? Ce que Ducasse emprunte à Dante,
c'est le mécanisme de la rhétorique classique que le
poète italien tient des poètes romains et grecs, de
Virgile qui l'empruntait à Homère. Et c'est en
travaillant la comparaison psychologique des grues qu'il
produit le collage surréaliste des étourneaux, ce qui
donne un résultat beau « comme la rencontre
fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre
et d'un parapluie ! » (6.3, p. 290).
Si la rédaction d'une oeuvre n'a
laissé aucune trace (ni notes, ni brouillons ou manuscrits),
alors elle peut encore parfois être étudiée par
la critique des sources. Mais, on peut poser pour principe que
normalement ni la genèse ni les sources ne font partie de
l'oeuvre (s'agissant du résultat de la création),
sauf lorsqu'elles sont mises en scène par l'oeuvre
elle-même. C'est le cas exceptionnel des Chants de
Maldoror où Isidore Ducasse désigne ses sources
et explique pas à pas comment son oeuvre se construit
à partir d'elles. Rien de plus évident, d'ailleurs,
lorsqu'on s'avise, après coup, que tout est expliqué
dans le texte. C'est la « Genèse du
poème », pour reprendre le titre d'Edgar Allan Poe
dans la traduction de Baudelaire (« The Philosophy of
composition »). Le point de départ se trouve dans
le mal des Fleurs du mal. Le sujet sera donc le mal, le
héros du mal et pour mieux dire encore la création du
héros du mal. Pour rédiger ce qui sera
l'au-delà de Baudelaire et de tout le romantisme, on ne
saurait s'inspirer que des plus grands et de la source des
sources (11). Celle-ci, c'est
Byron.
Ceux-là sont Dante et Milton. On trouve là les trois
sources textuelles, littéraires ou livresques, comme on
voudra, car il en a fallu. Justement, c'est la première
chose qu'il faut comprendre. À vingt et un ans, comme
aurait fait n'importe qui, Ducasse pouvait se choisir une oeuvre
à sa portée, celle de Baudelaire par exemple,
l'oeuvre d'un contemporain admirable qu'il lui suffisait de
« surpasser ». Non. Le renouveau s'inspire de
Dante, Milton et Byron, rien de moins. Tout le reste (tout, de
Shakespeare à Ponson du Terrail) n'est que
« littérature ».
Les sources sont présentées dans
l'ordre.
La première, à l'incipit, est
une citation de trois mots, mais indéniable : le
« chemin abrupt et sauvage » qui apparaît
comme une traduction littérale du dernier vers du second
chant de Dante, dans l'Enfer, le premier des trois cantiques
de sa Divine comédie. En vérité,
recherche faite, il n'existe qu'une seule et unique traduction
française de l'Enfer qui rende ainsi,
littéralement, le vers du poète italien,
« intrai per lo cammino alto e
silvestro » (I, 2: 142). Sur les quelque trente
traductions françaises consultées à ce
jour (12), une seule et unique
donne cette
version, celle de M. Mesnard, traduction en prose parue
à Paris chez l'éditeur Amyot en trois volumes de 1854
à 1857. La découverte de la citation
littérale est d'une importance capitale pour l'étude
des Chants de Maldoror, puisqu'elle désigne la
première source de l'oeuvre. Je pense que nous devons
être très respectueux des oeuvres des traducteurs et
reconnaître pour commencer que le Dante de Ducasse est
l'oeuvre de Mesnard. C'est une épopée en prose. Si
le vers cité par Ducasse peut contenir sa
référence, c'est qu'il présente une
difficulté, une seule, mais considérable. En effet,
le vieil italien « alto » correspond au latin
de Virgile, « altus », adjectif qui conduit,
par voie détournée, à l'entrée de
l'enfer. Il suffit d'utiliser une table de concordance des oeuvres
de Virgile pour s'apercevoir que le sens du mot dans ce contexte ne
peut correspondre en français qu'à l'adjectif
« abrupt », sens italien très net
à l'origine, mais qui s'est perdu au fil des commentateurs
de l'oeuvre en italien. Je ne sais pas encore si la traduction de
Mesnard est souvent aussi remarquable et il est certain que Ducasse
n'y est pour rien, mais il se trouve parfois que les génies
se rencontrent, celui de Dante et de Ducasse par
l'intermédiaire de ce traducteur génial d'un vers
difficile.
La citation donnée, car c'en est une,
on voit qu'il ne s'agit nullement d'une
« transcription » comme les extraits des
collages qu'on a présentés jusqu'ici. Ducasse ne
cite pas par hasard et au hasard Dante comme il recopie par exemple
l'encyclopédie de Chenu. Bien au contraire, ce sont les
Chants de Maldoror qui sont lancés par la dynamique de
la Divine comédie dont Ducasse vient de lire
l'Enfer, s'il n'a pas lu toute l'oeuvre, comme tend à
le montrer sa volée de grues de la première
strophe (13). En tout cas, le
thème
qui ouvre les Chants est nourri d'une lecture très
récente du premier cantique de Dante. C'est le vade
retro, arrière lecteur ! Il n'est pas bon que tous
s'aventurent dans cette oeuvre empoisonnée; au contraire,
les âmes timides doivent se détourner (comme le vol de
grues évite l'orage, on l'a vu) de ces pages
empoisonnées, de cette Bible noire. Tout le monde ne
saurait suivre ce « chemin abrupt et
sauvage » ! La thématique vient directement
de Dante. Celui-ci doit s'engager en enfer et en franchir tous les
cercles, s'il veut rejoindre Béatrice, ce qu'il ne
réussira qu'avec l'assistance de Virgile (et pour en sortir,
ils devront escalader le corps même de Lucifer). Mais
déjà au tout premier chant, le guépard, le
lion et la louve bloquent successivement le passage de Dante,
« si bien que l'air semblait en avoir peur »,
et Virgile apprend alors au poète qu'on ne saurait suivre ce
chemin-là. Au deuxième chant, Dante est pris de peur
et s'arrête, hésitant; Virgile doit expliquer la
mission que lui a confiée Béatrice pour qu'il fasse
entendre le vers que nous connaissons, en lui emboîtant
finalement le pas : « j'entrai dans le sentier
abrupt et sauvage ». Au chant troisième,
l'inscription à la porte de l'enfer est si
désespérante que Dante hésite encore, puis se
rend à l'Achéron où Charon tente de le
repousser; alors qu'il doit franchir le fleuve terrifiant, il
s'évanouit. Minos, au cinquième chant :
« Prend bien garde où tu entres... ».
Cerbère au sixième chant. Pluton au septième.
Et c'est au huitième chant qu'on trouve la formulation la
plus nette du thème qui inspire la première strophe
des Chants de Maldoror. Aux portes de Dité, la
cité qui forme le coeur de l'enfer, Dante est sommé
de s'en retourner par ses propres moyens, seul son guide
étant autorisé à entrer :
« Pense, lecteur, si je perdis courage »; et
à Virgile : « Si de passer plus outre est
défendu, bien vite/ Ensemble retrouvons les traces de nos
pas ». Voilà. L'Enfer où
pénétrera le lecteur de Ducasse, ce sont les
Chants de Maldoror, emblème de l'oeuvre maudite
(Madame Bovary, les Fleurs du mal, oeuvres
condamnées par la justice en 1857, ce n'était encore
rien à mettre dans l'enfer des bibliothèques ou dans
celle de des Esseintes). Bref, « le sentier abrupt et
sauvage » conduit en Enfer et pas au-delà.
Plus de Paradis. C'est The Lost
Paradise de Milton. Là encore, nous avons la preuve
textuelle de la présence d'un traducteur. Non pas une
réussite, mais bien au contraire la faute d'un absurde
anglicisme, « reculer sur soi-même »
(recoil upon himself) (14). C'est le
Milton traduit par Chateaubriand, traduction en prose, qui jointe
à celle de Mesnard, donne assurément la forme
inédite et originale de l'épopée des Chants
de Maldoror. Ce tout simple constat est propre à
mesurer l'impact considérable des deux principales sources
d'Isidore Ducasse, qui ne sont pas à proprement parler
celles des vers italiens de Dante ou anglo-saxons de Milton, mais
bien la prose poétique de leurs traducteurs français.
Ni Dante, ni Milton n'auraient protesté, sachant bien, par
leurs sources latines et bibliques respectivement, que la
littérature n'a pas de langues exclusives. Chose certaine,
on peut voir ici sur pièce que la traduction est un art
grandiose, puisqu'on doit à Mesnard et Chateaubriand une
oeuvre sans pareille dans aucune autre langue que le
français.
Que la traduction de Milton par Chateaubriand
soit « citée », cela confirme à
l'évidence que la cosmologie des Chants de Maldoror
découle de l'épopée anglaise. Il s'agit
d'abord du très simple et imperceptible
« espace » intersidéral (1.2, p. 4)
où se développera petit à petit la
cosmographie situant géographiquement Dieu, Satan et
l'Homme — et dont un des sommets sera la plus longue strophe
de l'oeuvre (la strophe du cheveu, 3.5) où le vocabulaire et
la rhétorique de Milton s'appliquent à
« Satan, le grand ennemi », de manière
systématique.
On sait que Ducasse possédait un
exemplaire (en espagnol) du second volume de l'Iliade (dans
la traduction de José Gómez Hermosilla). On n'avait
pas besoin de cette preuve matérielle pour savoir que les
Chants de Maldoror prenaient racines aux sources de la
littérature occidentale. En effet, il est clair que Ducasse
renoue avec Homère et Virgile, par-delà Dante et
Milton. Par un miracle vraiment extraordinaire, il aura
été donné à un jeune Montevidéen
installé poète à Paris de ne pas jouer vers
1870 les rationalistes, les athées ou les agnostiques. Bien
au contraire, l'Homme, Satan et le Créateur, se
dépouillant de toutes les assises théologiques de
Dante et de Milton (qui sont pourtant aussi belles que justes), ne
sont ni plus ni moins que l'incroyable équivalent, trois
millénaires plus tard, des grandioses figures
homériques. Qui a dit que l'enfer, celui de la
pensée chrétienne, devait nécessairement
conduire à la révision de la pensée
littéraire de l'antiquité, au lieu de nous retourner
aux sources religieuses gréco-latines ? Rien
n'illustre mieux cette humanisation des puissances divines
que ce grand personnage de la « conscience »
mis en scène par Isidore Ducasse, peu avant que ne prenne
forme une des grandes puissances du siècle qui vient,
l'inconscient. Il fallait certainement être inspiré
de Dante et de Milton pour créer ce personnage (2.15),
imaginer même la conscience du Créateur
(« la conscience maudite de l'Éternel »,
dès 1.2). Le résultat est homérique. Une
bonne partie du caractère épique (15) des Chants de Maldoror tient de ce
polythéisme (si l'on peut se permettre cette
désignation anachronique), à sa thématique
religieuse.
Il faut comprendre que cette mise en
scène religieuse du mal et du héros du mal, cette
création manichéenne, vient bien après le
rationalisme (déiste) du Siècle des Lumières.
On peut dire que Ducasse personnalise la philosophie de George
Gordon Byron, en réincarnant son abstraction poétique
au coeur du catéchisme chrétien (repris de Dante et
de Milton, mais sans leurs théologies, il faut insister).
C'est à la huitième strophe, dans un écho
à la finale de la sixième (« Mais, moi,
j'existe encore ! »), qu'apparaît cité
assez explicitement le texte du Manfred, le poème
dramatique de Byron, quoique la citation ne soit pas
littérale, dans le « besoin de
l'infini », et plus loin : « Pourtant, je
sens que je ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant, je sens
que je ne suis pas le seul qui souffre ! Pourtant, je sens
que je respire ! » (1.8, p. 21). Cette
troisième exclamation, qui donne son sens aux deux
précédentes, correspond à un fragment
essentiel de la première réplique du drame de
Byron : « Mon coeur veille toujours; mes yeux ne se
ferment que pour regarder intérieurement; et pourtant je
vis, et j'ai l'aspect et la forme d'un homme
vivant » (16). Plus
loin,
à la deuxième strophe du Chant II, lorsque l'auteur
est frappé au front par la foudre qui lui laisse une
« longue cicatrice sulfureuse », il s'agit d'un
développement parodique du bref trait caractérisant
le démon qui vient rôder au chevet de Manfred à
son agonie : « Ah ! le voilà qui laisse
voir son visage; son front porte encore les cicatrices qu'y laissa
la foudre » (p. 35). Mais ce qu'on doit remarquer,
c'est le thème même du mal, du mal de vivre. Il
s'agit d'une forme très particulière et fort
concrète du spleen, en ce sens qu'elle porte sur
l'impossible anéantissement de soi. Le « mal de
vivre » apparaît comme une donnée de
l'existence, le mal absolu. Mourir, se suicider ou
« disparaître », cela n'efface pas le
passé, le douloureux présent (pour toujours). On
trouve là le thème et le sujet de la pièce de
Byron : « Voir mon front sillonné par des
rides qu'y ont creusées non les années, — mais
des moments, des heures de tortures qui ont été des
siècles, — des heures auxquelles je
survis ! » (p. 9); voici ce que dit le
comte Manfred au chasseur qui lui demande quel est donc son
mal : « regarde-moi, — je vis »
(p. 12); et à la fée qui lui pose la même
question : « j'habite dans mon désespoir,
— et je vis, — et vis pour toujours »
(p. 17). On pourrait donner bien d'autres exemples de ce que
l'on trouverait évoqué de manière sibylline
dans les Chants de Maldoror si l'expression n'était
byronnienne, on le voit : « j'existe »,
« je respire ». D'où le renversement de
la faute originelle. Maldoror, on le sait, a vite compris
« qu'il était (né)
méchant » (1.3, p. 8) (17) et la faute en est forcément au
Créateur. On sait, pour en trouver de nombreuses traces
dans son oeuvre, que Ducasse a beaucoup fréquenté les
oeuvres de George Gordon Byron et qu'il en est
imprégné à travers ses lectures des
romantiques. Pourtant, il faut bien voir qu'il s'agit de la
troisième source des Chants de Maldoror après
Dante et Milton. Certes, Ducasse emprunte à Byron bien plus
de traits factuels qu'à Milton et Dante. Par exemple, le
« comte » de Lautréamont correspond bien
à « Lord » Byron, figure de
l'aristocrate anglais, tout comme les personnages d'Édouard
ou de Mervyn et de leurs parents, dont le commodore, avec aussi
Manfred/Maldoror, prématurément vieilli. Et ce n'est
pas rien, puisqu'il s'agit de l'auteur, de son héros et de
ses principaux personnages. Pourtant, il est une des oeuvres de
Byron qui compte autant que la Divine comédie et
le Paradis perdu dans la genèse des Chants.
Il s'agit d'une autre « épopée »,
le Pèlerinage de Childe Harold où Ducasse
trouve la manière « autobiographique »
de mettre en forme moderne les grandes oeuvres de Dante et de
Milton.
Là encore, Isidore Ducasse trouvera
souvent matière à inspiration, mais il est une
strophe qui signe littéralement cette troisième
grande source de son oeuvre et c'est l'invocation à
l'océan (1.9). À la toute fin de son oeuvre (Chant
IV, strophes 175-186), Byron prend congé de Childe Harold
qu'il a accompagné tout au long de son voyage en mer, par
une ode à l'océan. Or, non seulement on peut
être certain qu'Isidore Ducasse a lu tout le
Pèlerinage jusqu'à la fin avant d'entreprendre
la rédaction de son premier chant, mais il est certain qu'il
vient d'en relire les dernière stances avant de
rédiger sa huitième strophe. Dans sa première
version, la « référence » est
d'ailleurs donnée par la dédicace à Georges
Dazet, celui « dont le nom ressemble au plus grand ami de
la jeunesse de Byron » (18). Les
rappels y sont nombreux, les idées de Byron comparant
favorablement l'océan à l'homme y sont reprises et
développées par Ducasse, de telle manière que
le texte anglais est souvent
« commenté » (19). En plus, l'hymne en forme de hors-d'oeuvre y
a la même structure.
Plus encore, les Chants de Maldoror
correspondent à la structure narrative du Childe Harold's
pilgrimage. En effet, si le Manfred est
désigné implicitement au dernier vers de la
sixième strophe pour être cité explicitement
à la huitième; si le Pèlerinage de Childe
Harold est aussi désigné dans la strophe suivante
qui vient de nous occuper; en réalité, ce
Pèlerinage et la pensée de Byron inspirent
l'oeuvre dès le début, après Dante et Milton.
Pourquoi après eux ? Tout simplement parce qu'il
s'agit du modèle du héros, le troisième
personnage qui entre en scène, après le
« Lecteur » et
l'« Auteur », l'écriture et la
lecture (20). Ce qu'on trouve
très
vite, au début des Chants de Maldoror, c'est ce que
Byron a établi au fil de son pèlerinage. Dans son
premier chant, l'adéquation entre l'auteur,
« Byron », et son héros, Childe Harold,
ne fait aucun doute. Dès le chant suivant, l'auteur perd
son héros de vue, parlant plutôt de lui-même, et
joue petit à petit de cette
« confusion » sur le mode de la
dénégation : c'est parce que ses lecteurs
refusent de croire à cette distinction qu'il se refuse
à son tour à la faire, l'affirmant d'autant mieux
qu'il ne l'affiche plus. Le narrateur, qui est évidemment
l'auteur, n'est pas « lui-même » ce
Byron-là qui se substitue à Childe Harold !
C'est le ressort de la narration romantique qu'Isidore Ducasse
établit dès le départ comme principe, de sorte
que du début à la fin de son oeuvre, il pourra jouer
de la confusion des rôles entre le narrateur et son
héros.
Avec Dante, Milton et Byron, les Chants de
Maldoror sont en place après quelques strophes du
Chant I dès 1868 et aucune autre source majeure ne
viendra changer l'orientation de l'inspiration au cours de
l'année suivante. Ces trois sources correspondent à
la mise en place du projet. On peut même dire qu'il s'agit
des sources de l'oeuvre (plutôt que des strophes où
elles se manifestent). En revanche, Ducasse n'aura jamais besoin
de « se libérer » de ses sources, comme
on le dit des jeunes poètes qui petit à petit
s'affranchissent des influences qui les ont amenés à
écrire.
Je propose de voir les choses autrement. Un
jeune littérateur s'installe à Paris pour lancer son
oeuvre. Supposons qu'Isidore Ducasse se soit donné pour
tâche de faire ce qu'il a fait, de produire une oeuvre hors
du commun, un chef-d'oeuvre. C'est la littérature
universelle, celle de Dante et de Milton, traduite en
français, qui sera son modèle, s'agissant de mettre
en scène le problème du mal (21). Byron vient ensuite, je l'ai dit, comme la
source même de ses sources vives — Lamartine, par
exemple, ayant pour l'essentiel mis en musique la poésie du
poète anglais en l'édulcorant. Le jeune contemporain
d'Hugo, de Musset et de Baudelaire remonte à la source.
Mais là s'arrête la « culture
littéraire ». Certes, les deux fascicules des
Poésies (sur le modèle du poème de
Byron, les Barbes de l'Angleterre et les critique de
l'Écosse, d'ailleurs) vont faire état de la
culture (scolaire) et des lectures littéraires
françaises du jeune Isidore Ducasse, mais il est remarquable
combien les Chants de Maldoror en soient si peu
marqués. Au contraire, jamais l'auteur ne s'amuse à
évoquer ses lectures. Je me suis permis plus haut de parler
de Dante, Milton et Byron comme des trois sources
« textuelles, littéraires ou
livresques », car on n'en trouvera pas d'autre.
Bien sûr qu'ici et là on rencontre quelques
réminiscences (c'est le « mirage des
sources », justement), mais cela n'a rien à voir
avec ces trois sources d'inspiration uniques.
Or, il existe une autre « source
littéraire » qui montre par contraste combien
Dante, Milton et Byron ont constitué le point de
départ littéral ou livresque des Chants de
Maldoror, la source de sa rédaction, la conception, la
naissance et la genèse de l'oeuvre. Une et même deux
histoires venues de l'enfance d'Isidore Ducasse à
Montevidéo ont marqué les Chants sans qu'on
puisse en trouver la moindre trace textuelle. La première
est la littérature gauchesque (dont le Martín
Fierro de José Hernández paraît trois ans
après l'oeuvre de Ducasse, en 1872) et la seconde, el
Matadero d'Esteban Echeverría (1839, 1871). De toute
évidence, Martín Fierro et Maldoror, tout comme son
narrateur (le comte de Lautréamont), ont des traits communs,
celui au moins du cavalier s'opposant au chevalier. Maldoror
ressemble trop au gaucho pour qu'il n'y ait là qu'un hasard,
comme si un Martín Fierro avait été
lancé sous les traits renouvelés de Manfred (et les
renouvelant) dans l'épopée de Dante et de Milton.
Tout le génie d'Hernández consistera à mettre
le mal et le malheur du côté de son
héros : « Porque el ser gaucho...
¡barajo!,/ El ser gaucho es un delito »
(chant 8, vers 1323-1324) (22). Lui,
« Que nunca peleo ni mato/ Sinó por
necesidá/ [...] Lo tiene por un bandido » (l:
105-106, 114). Le métier et l'art du gaucho, toujours
maîtrisés, mais aujourd'hui méconnus
après avoir été exploités, en font un
homme au passé mythique; chassé et fuyant villes et
villages, hors-la-loi, on le retrouve maintenant aux
frontières, là où commence l'univers des
Indiens; alors c'est aussi l'homme d'une région mythique
(la pampa). Et son histoire est une suite de malheurs
(« la suerte reculativa » !, 11: 2126)
où Martín Fierro fait de plus en plus le mal.
Évidemment, il ne s'agit pas de présupposer des
sources communes entre le jeune Ducasse et José
Hernández, mais il n'est pas interdit de leur prêter
une imagination et une culture qu'ils partagent (23).
En revanche, Ducasse a lu la petite nouvelle
pamphlétaire qui vise le Restaurateur des lois (Rosas, le
« tyran » argentin) (24). On y trouve sans l'ombre d'un doute la source
narrative du chapitre VII du roman qui forme le sixième
chant (c'est la strophe 6.9). Mervyn, qui vient au rendez-vous que
lui a donné Maldoror pour le soustraire à ses
parents, est capturé, mis dans un sac et donné pour
un chien à des bouchers qui le conduiront à
l'abattoir pour l'éliminer. Or, au-delà de
l'épisode, c'est tout le « roman » de
Ducasse qui découle de la parodie de
l'Abattoir : le sujet et son traitement,
c'est-à-dire l'histoire
« réaliste » traitée par
antiphrase de manière ironique; la fantaisie narrative,
avec son style artiste et ses grandiloquentes adresses au lecteur;
sans compter le traitement de la narration, où une
série d'actions disparates conduisent à la mise
à mort du personnage à l'abattoir (Mervyn, lui, en
réchappe, mais pas pour longtemps, étant tué
par Maldoror à la toute fin des Chants, à la
strophe suivante). Il faut également ajouter les dialogues
des bouchers, explicitement théâtraux dans les deux
oeuvres. Et plus encore : comme pour l'épopée
de Martín Fierro, la nouvelle d'Esteban
Echeverría est une mise en scène des puissances du
mal, celles des Fédéralistes et de leur Restaurateur,
qui triomphent sadiquement du bien, de l'Unitaire qui sera
massacré. Enfin, si la longue épopée
gauchesque correspond bien aux cinq premiers Chants de
Maldoror, il ne fait pas de doute que la petite nouvelle
satirique corresponde tout aussi bien au roman du sixième et
dernier chant.
Là se trouve le véritable
hispanisme d'Isidore Ducasse, profond, celui de l'enfance et de la
culture familiale et populaire, alors même que sa culture
littéraire se veut universelle (et est en cela livresque),
italienne et anglaise, et que, traduite en français, elle
s'écrit dans cette langue sous forme espagnole.
Nulle part le Don Quichotte de Cervantès n'inspire
les Chants de Maldoror, ni aucune grande oeuvre de langue
espagnole (pas plus que Rabelais ni aucune des grandes oeuvres
classiques de la littérature française, il est vrai).
D'ailleurs, on voit bien avec l'exemple du Matadero, que
la culture hispanique qui nourrit son oeuvre n'est pas, elle,
littéraire ou livresque, s'agissant d'un modeste pamphlet
politique parfaitement inconnu de ses lecteurs francophones. De la
vient pour une bonne part cet effet qu'on peut continuer d'appeler
le mirage des sources : données explicitement à
l'ouverture de l'oeuvre, au tout début du travail de
rédaction, ces sources se perdent ensuite tellement elles
sont travaillées d'une culture inattendue dans le paysage
romantique français.
Notes
(1) Maurice Blanchot,
Lautréamont et
Sade, Paris, Minuit [1949], coll.
« Arguments », 1963. En réalité,
le sous-titre est « Le mirage des sources :
l'Apocalypse » (p. 62), mais il est vrai que
Blanchot a lui-même généralisé la
formule, notamment en l'appliquant à ses propres intuitions
sur les sources de Ducasse et dans un cas à un simple
rapprochement : « [Mirage des sources : Kafka,
dans un bref récit, l'Épée, a
tracé exactement la même situation (...)] »
(p. 73). La longue parenthèse carrée propose un
rapprochement avec le glaive de la strophe 4.4, également
fiché dans le dos du narrateur, le long de sa colonne
vertébrale. Cela dit, Maurice Blanchot ne savait pas au
moment de la rédaction de son essai que dès
l'année suivante une volumineuse thèse serait
défendue à la Sorbonne par Pierre Capretz,
modestement intitulée Quelques sources de
Lautréamont et qui porte en fait, à proprement
parler, sur ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui
l'« intertexte ». Ce sont les sources dont
Blanchot nous avertissait qu'elles sont déclarées.
En réalité, la première étude de
sources, celle qu'il s'agit de relancer aujourd'hui, était
parue depuis quelques années à ce moment. Il s'agit
des travaux de Marcel Jean de d'Arpad Mezei, les Chants de
Maldoror : Essai sur Lautréamont et son oeuvres,
Paris, Nizet, 1947. Blanchot a beau jeu d'expliquer que la vision
« volontariste » des deux auteurs a peu de
chance d'avoir été celle de Ducasse qu'ils imaginent
construisant son premier chant en s'inspirant, strophe par stophe,
des grandes oeuvres de la littérature occidentale, les
Évangiles, l'Illiade, l'Odyssée, la
Divine Comédie, Hamlet, etc. Sans oublier le
Paradis perdu de Milton. En vérité, jamais on ne
se sera approché autant des sources d'inspiration des chants
que dans cet ouvrage. Il faut dire qu'il s'agit d'un travail
scientifique vraiment fou, digne de l'oeuvre d'Isidore Ducasse.
(2) Isidore Ducasse,
Poésies,
fascicule II, Paris, Gabrie, 1870, p. 6.
(3) C'est ainsi qu'on désignera
le
mécanisme ou le jeu qui consiste à coller abruptement
dans le texte un fragment pris d'une oeuvre
« quelconque », généralement
comme comparant ou phore d'une comparaison. Ce collage de
type particulier présente deux axes de motivation (ou au
contraire d'arbitraire) : d'une part, le caractère
plus ou moins hétérogène de l'addition (et la
question linguistique et logique ne laisse aucun doute lorsque
l'extrait est pris d'un traité de médecine ou d'un
manuel de zoologie); et d'autre part, son effet plus ou moins
« poétique » (de l'ordre de
l'esthétique). Isidore Ducasse expose lui-même la
question dans des termes très proches de ceux de Reverdy qui
inspirera plus tard la théorie de l'image surréaliste
souvent exposée par André Breton :
« C'est, généralement parlant, une chose
singulière que la tendance attractive qui nous porte
à rechercher (pour ensuite les exprimer) les ressemblances
et les différences que recèlent, dans leurs
naturelles propriétés, les objets les plus
opposés entre eux, et quelquefois les moins aptes, en
apparence, à se prêter à ce genre de
combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma parole
d'honneur, donnent gracieusement au style de l'écrivain, qui
se paie cette personnelle satisfaction, l'impossible et inoubliable
aspect d'un hibou sérieux jusqu'à
l'éternité » (5.6, p. 264) — et
l'on peut être assuré que le hibou et son
impassibilité sortent ici d'un ouvrage quelconque,
constituant la pratique de la théorie exposée.
(4) Le comte de Lautréamont,
les Chants
de Maldoror, Paris [Bruxelles, Lacroix, Verboeckhoven], 1869,
p. 306-307. Ce sont les références à
cette édition originale qu'on trouvera dorénavant
à la suite des citations. Cf. Isidore Ducasse comte de
Lautréamont, OEuvres complètes,
fac-similés des éditions originales par Hubert Juin,
Paris, La Table ronde, 1970.
(5) Henri Béhar,
« Beau comme une
théorie physiologique », les Cahiers
Lautréamont (Paris), nos 15-16, 1990,
p. 51-55.
(6) Maurice Viroux,
« Lautréamont
et le docteur Chenu », Mercure de France (Paris),
1er décembre 1952, p. 632-642.
(7) Yvan Vassilevsky, « Beau
comme la
source d'un beau comme », et Jean-Jacques
Lefrère, « Ducasse et son hypospodias »,
Cahiers Lautréamont, nos 59-60 (2001), respectivement
p. 1-3 et 4-6.
(8) Marguerite Bonnet,
« Lautréamont et Michelet », Revue
d'histoire littéraire de la France, 1964,
p. 605-622, p. 616. La référence
précise au fragment dont s'inspire Ducasse, dans la
Zoologie classique ou Histoire naturelle du règne
animal de Félix-Archimède Pouchet, est la
suivante : Paris, Roret, 1841, 3 vol., vol. 1,
p. 444.
(9) Ces grues viendraient naturellement
des tout
premiers chants de l'Enfer, de la Divine
comédie de Dante, plus précisément du
vestibule de l'enfer (5: 4649), second cercle après les
limbes, où l'arrivée des luxurieux est
comparée à une raie de grues : « E
come i gru van cantando lor lai,/ Faccendo in aere di sé
lunga riga... » (éd. Villaroel; trad.
Longnon : « Ainsi que vont les grues, tout en
chantant leur lai,/ Formé par l'air en une longue
file... »). Mieux encore, le sens et le mécanisme
de la comparaison pourraient fort bien être inspirés
du chant 24 du Purgatoire (et il fait peu de doute que
tel ne soit pas le cas) : « Come li augei che
vernan lungo 'il Nilo,/ alcuna volta in aera fanno schiera,/ poi
volan più a fretta e vanno in filo,/ cosi tutta la gente che
lì era,/ volgendo 'l viso, raffrettò suo
passo,/ e per magrezza e per voler leggera » (éd.
Villaroel; trad. Longon : « Ainsi que ces oiseaux
[les grues], hivernant sur le Nil,/ Parfois dans l'air
forment un bataillon,/ Puis se rangent en file et volent plus en
hâte,/ La foule des esprits qui étaient avec nous,/
En détournant les yeux, accéléra le
pas,/ Légère en sa maigreur et son ardent
désir ». En plus, contrairement à la
vieille grue, Forèse cède le pas de cette raie ou
cette file pressée dans les vers suivants. Mirage des
sources ? Pourquoi pas : Blanchot signalait pour sa
part la double comparaison des étourneaux et des grues au
Chant V du poème de Dante (op. cit.,
p. 100, n. 2).
(10) Voir Maurice Viroux,
p. 636-637, citant
textuellement l'Encyclopédie d'histoire naturelle
(« Les oiseaux », 5e partie, 1853, p. 179)
qui donne ici un texte de Gueneau de Monbeillard,
déjà rédigé pour le traité de
Buffon, avec le commentaire de Chenu (« L'image de cette
singulière manière de tourbillonner en volant, jointe
au nombre prodigieux de ces oiseaux, n'est jamais sortie de nos
souvenirs d'enfance... »), le tout recopié par
Ducasse. Pour le lecteur des Chants de Maldoror, qui ne
peut oublier le vol des grues qui ouvre l'ouvrage, c'est un
évident collage. Et tel est bien le cas. À noter
que l'auteur ajoute un mot et un seul, très significatif de
la culture « collégienne » qui est alors
la sienne, soit l'adjectif aimanté dans
« vers le même point aimanté ».
(11) Isidore Ducasse déclare
par ailleurs
explicitement ses sources dans le péritexte (bien que nous
ne nous intéressions ici qu'à son texte,
évidemment, il n'est pas inutile d'enregistrer la
déclaration pour les sceptiques). Sa dette envers Byron est
si souvent reconnue qu'il est inutile de l'illustrer. En revanche,
comme l'a bien fait remarquer Jean-Luc Steinmetz dans son
édition de l'oeuvre complète (Paris,
Garnier-Flammarion, 1990, p. 435, no 6), Ducasse
désigne explicitement Dante et Milton en les associant
à l'ouverture des Chants (ces « landes
infernales »), au début du second fascicule des
Poésies : « Dante, Milton,
décrivant hypothétiquement les landes infernales, ont
prouvé que c'étaient des hyènes de la
première espèce » (p. 1-2).
(12) Des origines à nos jours,
car une
traduction récente serait susceptible de nous mettre sur la
piste d'une traduction antérieure à 1868, dont j'ai
trouvé onze traductions.
(13) En effet, si l'on se reporte
à la
note 9 plus haut, on verra que la comparaison pourrait être
amenée par un fragment du second cantique, le
Purgatoire. Si cela se confirme, comme je le crois maintenant,
cela signifiera que le Dante de Ducasse n'est pas aussi
« romantique » qu'il le paraît, car on
peut penser que c'est l'Enfer et l'Enfer seulement
qui est dantesque pour les romantiques. En tout cas, ni le
Paradis ni Béatrice n'inspirent Isidore Ducasse. Comme
on le verra, son Milton non plus n'est pas très jouissif ou
érotique, le grand puritain sortant pourtant souvent de sa
réserve pour chanter les charmes de l'amour et de la
séduction.
(14) La preuve irréfutable que
Ducasse lit
Milton dans la traduction de Chateaubriand se trouve en effet dans
un collage de cadavre exquis au tout premier chapitre du roman au
chant VI (6.3), au moment de l'entrée en scène
de Maldoror. Mervyn ne se doute pas qu'il est suivi :
« Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour
graver dans sa mémoire les traits de cet adolescent;
tantôt, le corps rejeté en arrière, il
recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans
la deuxième période de son trajet, ou plutôt,
comme une machine infernale » (p. 291).
Ducasse recopie littéralement un fragment de la traduction
de Milton par Chateaubriand, au moment où Satan, devant
Éden, se prépare à entrer au paradis :
« Son dessein, maintenant près d'éclore,
roule et bouillonne dans son sein tumultueux, et comme une
machine infernale, il recule sur lui-même »
(Milton, le Paradis perdu, trad. par Chateaubriand (1836),
Paris, Belin, coll. « Littérature et
politique », 1990, p. 205). La
« citation » ne fait aucun doute parce qu'il
s'agit d'un anglicisme qui n'a aucun sens en français. John
Milton décrivait ainsi les hésitations du
héros du mal : « Begins his dire attempt,
wich, nigh the birth/ Now rolling, boils in his tumultuous breast,/
And like a devilish engine back recoils/ Upun
himself... » (4: 15-18; « recoil
upon », exprime la rétroaction, la réaction
contre soi; dans le poème de Milton, la machine, comme le
canon, c'est la machination qui se retourne contre soi, comparaison
qui se perd dans la traduction
« littérale » de Chateaubriand).
(15) De là vient qu'on puisse
appliquer si
rigoureusement la pensée de Georges Lukacs (celui de la
théorie du roman, 1920) aux Chants de Maldoror,
à commencer par cette revitalisation originale et inattendue
de la pensée « religieuse » des textes
homériques dans une oeuvre moderne.
(16) G. G. Byron, OEuvres
complètes, trad. de Benjamin Laroche, Paris,
Charpentier, 4 vol., 1836-1837, édition corrigée en
1851, rééd. chez Hachette, 1875, vol. 3,
p. 1. Il existe plusieurs autres traductions de l'oeuvre de
Byron à cette époque, celles de Paulin Paris (Paris,
Dondey-Dupré, 13 vol., 1830-1831, quinzième
édition en 1877) et celle d'Amédée Pichot
(édition reprise par Eusèbe de Salle, 15 vol.,
1830-1831, onzième édition, Furne, 1842). Je n'ai pu
encore faire la preuve textuelle qu'Isidore Ducasse utilise la
petite « édition portative » en trois
volumes dans la traduction de Benjamin Laroche, mais plusieurs
indices portent à le croire.
(17) C'est à la
troisième
édition que Ducasse change « est » pour
« est né » : l'addition, c'est le
cas de le dire, constitue une variante extrêmement
significative, car évidemment Maldoror
« est » et « est
né » méchant. Il l'est, l'a toujours
été et a été créé
ainsi.
(18) Il s'agit de la version du
premier chant,
paru en fascicule : [Anonyme], les Chants de Maldoror,
« Chant premier », Paris, Balitout et Questroy,
août 1868, p. 13. Georges Dazet est remplacé par
l'initiale D... dans la seconde édition, pour devenir le
célèbre « poulpe au regard de
soie » dans l'édition définitive
(p. 23). La source est marquée ici
littéralement par un court-circuit emprunté au
texte et à l'oeuvre de Byron. Le point de départ de
l'expression utilisée par Ducasse se trouve dans le fait
que, disent Byron et Childe Harold, l'océan soit
l'« ami de notre jeunesse » :
« ... nous contemplons maintenant l'ami de notre
jeunesse, cet Océan qui a déroulé sous
nous ses vagues » du début à la fin de
notre voyage (strophe 4.175, p. 441). Or, en effet, l'ami
d'enfance de Byron est chanté dans ses Heures de
loisir avec le poème « Au duc
Dorset » (en réalité, le jeune condisciple,
tout noble qu'il était lui aussi, avait été
soumis à l'autorité de Byron son aîné,
comme il est d'usage dans les collèges du Royaume-Uni, ce
qu'exprime d'ailleurs le poème d'adieu). Et il faut ajouter
non seulement que le thème de l'amitié d'enfance est
évidemment essentiel dans la poésie de Byron, mais
que l'expression que Ducasse reprend de l'ouverture de l'ode
à l'océan dans Childe Harold en est la formule
idéale. Elle ouvre, par exemple, son poème au comte
de Clare dans ses Heures de paresse : « Ami
de ma jeunesse ! » (« Friend of my
youth ! »).
(19) Pour mieux dire, toute la
strophe de Ducasse
est une réécriture de celle de Byron, plusieurs
passages en faisant la preuve textuelle. En voici les principaux
dans l'ordre du Pèlerinage de Childe Harold:
« Salut, Némi, toi... » (4.163,
p. 440), correspond au refrain de Ducasse (« Je te
salue, vieil océan ! »; « ... dans
la terre et l'Océan nous puisons des joies presque aussi
pures que s'il n'existait pas d'hommes pour en troubler le
charme » (4.176, p. 411) : c'est
évidemment le thème même de la strophe des
Chants de Maldoror; « Déroule tes vagues
d'azur, profond et sombre Océan ! D'innombrables
flottes te parcourent en vain », etc. (4.179,
p. 441-442), toute la stance inspire évidemment
Ducasse, comme les quatre suivantes, dont voici autant
d'échantillons probants: « La force
méprisable qu'il [l'homme] applique à la destruction
de la terre, tu la dédaignes. L'écartant de ton
sein, tu le fais voler avec ton écume jusqu'aux
nuages » (4.180); « Ces léviathans de
chêne aux gigantesques flancs, qui font prendre à ceux
qui ont créé leur argile le vain titre de seigneur de
l'Océan, d'arbitre de la guerre, que sont-ils pour
toi ? Un simple jouet » (4.181); « ...
en toi rien ne change, si ce n'est le caprice de tes vagues;
— le temps ne grave aucune ride sur ton front d'azur. —
Tel que te vit l'aurore de la création, tel nous te voyons
encore » (4.182); « ...tu t'avances terrible,
impénétrable, solitaire » (4.183). C'est
ce dernier mot (et la strophe suivante : « Et je
t'ai aimé, Océan ! ... ») qui
inspire sans aucun doute le célèbre « Vieil
océan, ô grand célibataire » des
Chants, mais on aura reconnu dans les quatre extraits les
développements correspondants de Ducasse. Il suit que toute
la strophe est inspirée de Byron.
(20) Voyez l'incipit des
premières
strophes : « Plût au ciel que le
lecteur... » (1.1); « Lecteur,
c'est... » (1.2); « Il y en a qui
écrivent.... Moi... » (1.4). Le
héros est entré en scène à la
troisième strophe et se confond déjà avec
l'auteur : « J'établirai dans quelques
lignes comment Maldoror fut bon pendant les premières
années, où il vécut heureux; c'est
fait » (1.3).
(21) « Laissez-moi d'abord
vous
expliquer ma situation. J'ai chanté le mal comme ont fait
Mickiewickz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire,
etc. ». Ainsi s'ouvre sa lettre à
Poulet-Malassis du 23 octobre 1869.
(22) José Hernández,
El Gaucho
Martín Fierro, éd. de Ramón Villasuso,
Buenos Aires, Karten, 1979.
(23) Certes, les situations
concrètes
évoquant l'univers du gaucho ne sont pas nombreuses :
Maldoror arrive au galop de son cheval pour sauver Holzer (2.14);
ou Maldoror et Mario, la chevauchée des deux frères
mystérieux (3.1); tandis que les combats se font à
mains nues ou aux couteaux. Mais, justement, ces quelques cas sont
importants parce que les cinq premiers chants se passent dans un
univers éloigné des sociétés — de
la ville en particulier, ce qui est précisément le
lieu privilégié du gaucho, aux frontières des
univers sociaux. Pas de plaine (la pampa), cependant : mers
et océans, plages, promontoirs et cavernes sont des lieux
privilégiés des chants — c'est dans la nature
qu'on trouve le gaucho. Enfin, il ne faut pas oublier
l'atmosphère psychologique des personnages fortement
masculins, sur leur quant-à-soi et peu portés
à exprimer leur sentimentalité, ce qui est d'autant
plus marqué que l'oeuvre participe du romantisme.
(24) Esteban Echeverría, El
Matadero,
la Cautiva, Buenos Aires, Edico, 1969. Le
« roman » sera publié pour la
première fois en 1871, un an après la
rédaction des Chants de Maldoror, mais il ne fait pas
de doute qu'Isidore Ducasse en a lu une version manuscrite avant
son départ pour Paris, en 1859, ce qui signifie qu'une
version s'en trouvait dans la bibliothèque de son
père à Montévidéo, ce qui n'est pas
surprenant. La question est étudiée dans
l'édition de la strophe 6.9, n. (4).
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