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Édition critique interactive
des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse

sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
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Édition

Strophes actuellement éditées 

Chant 1, strophe 1
Chant 1, strophe 2
Chant 1, strophe 3
Chant 1, strophe 4
Chant 1, strophe 5
Chant 1, strophe 6
Chant 1, strophe 7
Chant 1, strophe 8
Chant 1, strophe 9
Chant 1, strophe 10
Chant 1, strophe 11
Chant 1, strophe 12
Chant 1, strophe 13
Chant 1, strophe 14

Chant 1, strophe 15

Fin du Chant 1

Chant 2, strophe 1
Chant 2, strophe 2
Chant 2, strophe 3
Chant 2, strophe 4
Chant 2, strophe 5
Chant 2, strophe 6
Chant 2, strophe 7
Chant 2, strophe 8
Chant 2, strophe 9
Chant 2, strophe 10
Chant 2, strophe 11
Chant 2, strophe 12
Chant 2, strophe 13
Chant 2, strophe 14
Chant 2, strophe 15
Chant 2, strophe 16

Fin du Chant 2

Chant 3, strophe 1
Chant 3, strophe 2
Chant 3, strophe 3
Chant 3, strophe 4
Chant 3, strophe 5

Fin du Chant 3

Chant 4, strophe 1
Chant 4, strophe 2
Chant 4, strophe 3
Chant 4, strophe 4

Chant 4, strophe 6

Deux entrées pour les lecteurs pressés

  Maldoror
  Lautréamont

Les plus grandes découvertes du Bozo

  L'hispanisme lexical, grammatical, syntaxique et culturel de l'oeuvre d'Isidoro Ducasse
  Citation littérale de Dante à l'incipit des Chants (traduction de Jacques-André Mesnard)
  Citation littérale de Milton au Chant 6, troisième strophe (traduction de Chateaubriand)
  El Matadero d'Esteban Echevarría, source de l'épisode des bouchers, strophe 6.9
  Une strophe inédite du Chant premier, réécrite au Chant 2
  L'état original du « 2e Chant », soit le fascicule II des Chants de Maldoror en 1868
  — Et par conséquent la « recomposition » du Chant 2.
  La source de la strophe 3.2 dans une petite ballade de la Jeunesse


<  Éditorial  >


« L'étude des hispanismes. — Il [Guy Laflèche] a été l'un des premiers à en souligner l'importance dans le texte de Lautréamont. L'accord s'est fait aujourd'hui pour reconnaître leur présence. Est-elle aussi constante que le dit M. Laflèche ? Les Chants de Maldoror sont-ils un « texte entièrement pensé en espagnol AVANT d'avoir été ensuite rédigé en français » comme il l'écrit ? Seul son travail achevé permettra de répondre à ces questions. Il nous demande d'accepter l'idée que nous n'avons à peu près rien compris au texte jusqu'à présent, ce qui naturellement est difficile à concevoir a priori. L'enjeu est donc de taille, et radical, puisque c'est plus d'un siècle de recherche critique qui se verrait anéanti, si M. Laflèche a raison ! Je ne saisis pas s'il mesure exactement la violence de sa proposition ».

—— Ducassologue anonyme, automne 2003.

 

Édition de la strophe 4.4
— L'occasion de faire le point

Leyla Perrone-Moisés,
l'héroïne des études sur l'hispanisme
d'Isidoro Doucass(é)

      Dans la dernière strophe éditée, on a relu la fameuse phrase qui demande, « Est-ce possible que tu sois encore respirant ? ». L'hispanisme a été désigné comme tel en 1983 et se trouve, par conséquent, consigné ici, au fichier des tournures syntaxiques de structure espagnole, depuis au moins le 15 juillet 1996. 1983 ? C'est quinze avant le début de mon édition critique.

      Leyla Perrone-Moisés a prolongé et publié les travaux qu'elle avait entrepris vers 1980 avec Emir Rodríguez Monegal (1921-1985). Le travail d'analyse s'est poursuivi au-delà du décès de son collaborateur, à sa mémoire, comme en témoigne la traduction française du Lautréamont austral (Brecha, Uruguay, 1995) : Lautréamont, l'identité culturelle : double culture et bilinguisme chez Isirore Ducasse (Paris, L'Harmattan, 2002). Leur coup d'envoi est constitué d'un article paru simultanément, en 1983, dans les revues Poétique, à Paris, et Vuelta à Mexico. Les Chants de Maldoror, de 1869, étaient devenus, en moins d'un petit siècle, un classique de la littérature française. Mais il a fallu attendre 1983, avant qu'on apprenne enfin qu'Isodore Ducasse, originaire de l'Uruguay, où il avait passé toute son enfance (ce qu'on savait pourtant depuis toujours), n'avait pas écrit son oeuvre comme, disons, Jules Laforgue, un Français, né, lui aussi, à Montévidéo. La comparaison est intéressante. Laforgue a vécu sa petite enfance (1860-1866) dans sa famille française nombreuse d'Uruguay, avant de venir en France pour le reste de ses jours. Isidore Ducasse a passé toute son enfance à Montévidéo, orphelin de mère. Sa langue « maternelle » est celle de ses niñeras, le castillan de la vie quotidienne, tandis que le français est sa langue « paternelle ». Et justement, c'est à l'âge de treize ans (treize ans, c'est très vieux, en regard de l'apprentissage linguistique), en 1859, que son père l'envoie en France faire ses études collégiales. Sorti des lycées en 1867 (alors que huit ans, c'est peu pour bien maîtriser son français, si ce n'est pas sa langue depuis la petite enfance), voilà qu'après un bref retour à Montévidéo, notre bilingue s'installe poète à Paris, à l'automne 1867. Il suit que les Chants de Maldoror, Chant premier, août 1868, puis l'ensemble des six chants qui paraissent l'année suivante, ne seront pas tout à fait de la langue et du style des oeuvres de Jules Laforgue, toujours par exemple, ni d'aucun autre écrivain français. Cette esquisse biographique représente ce que l'on a complètement ignoré durant très longtemps. En 1983, donc, Emir Rodríguez Monegal et Leyla Perrone-Moisés ont été les premiers à tirer les conséquences de ce parcours atypique et à faire comprendre que les Chants de Maldoror étaient parsemés de tournures espagnoles dues à un auteur « montévidéen ». Avec Emir Rodríguez Monegal, Leyla Perrone-Moisés, qui aura poursuivi ses intuitions et son travail, peut à bon droit être considérée comme la fondatrice des études sur l'hispanisme d'Isidore Ducasse. C'est notre héroïne, dans le présent travail.

      Mais l'analyse des fondateurs de l'étude de l'hispanisme dans l'oeuvre de Ducasse comporte deux erreurs. La première est apparemment sans conséquence. Elle a consisté à présenter les résultats de leur travail inaugural comme une réaction à la critique française des Chants qui aurait malencontreusement dénoncé des « fautes », de nombreuses « fautes », dans l'oeuvre. Et d'en produire deux et deux seuls exemples, Robert Faurisson et Michel Charles (Lautréamont austral, p. 75). Or, ni l'un ni l'autre n'a jamais relevé de fautes de langue de manière le moindrement systématique. Robert Faurisson n'en signale jamais aucune, tandis que Michel Charles s'amuse de quelques vétilles (1971, p. 84-85), avant de les glisser sous un épais tapis de commentaires assommants. Il s'étonne qu'il n'y ait pas de main à un bras recourbé, tandis que « l'autre main » est contre la poitrine (srophe 2.7, p. 81: 18). Oublions cela, puisque c'est de l'ordre des remarques de Robert Faurisson, sans aucun rapport avec la grammaire ou la linguistique. Tout de suite après cette « négligence », il voit un « archaïsme » dans « n'ouvre pas tes yeux » (2.7, p. 86: 11, un tout simple hispanisme). Ah ! il ajoute deux « incorrections », « causer la crainte », hispanisme pour causer de la crainte (strophe 2.2, p. 63: 3), et « dans le commencement de cet ouvrage », nouvel hispanisme morphologique (cf. strophe 1.2, n. (a) pour une analyse critique de l'« interprétation » de Michel Charles). Mais ce n'est pas tout : le critique signale encore deux « fautes » : « prendre de plus en plus de la consistance » (strophe 1.12, p. 50: 12) et « laisser des ineffaçables traces », pour d'ineffaçables (strophe 1.9, p. 23: 25), qui pourrait être une mise en relief de l'adjectif (d'après « Grevisse » !). Et partout on a droit à des « voir Grevisse », sans désignation du paragraphe concerné. Cinq, c-i-n-q, petites incorrections, alors que l'analyse grammaticale de la présente édition en compte près d'un millier à ce jour. Mais après le relevé de ces cinq fautes, ce commentaire : « si l'on parle ou si l'on parlait de pathologie [sic] ou de faute, il y a ou il y aurait tout simplement démission » (p. 85). — Or, avec ses cinq fautes très précautionneusement balayées sous le tapis, Michel Charles aura été certainement le plus terrible censeur de Ducasse en matière grammaticale. Admettons que le critique littéraire n'a pas été très sévère...

      Le problème est justement là. Comment se fait-il donc que parmi des centaines de critiques littéraires de l'oeuvre d'Isidore Ducasse, durant plus de cinquante ans, aucun n'a jamais vu qu'elle n'était pas rédigée en français ? Qu'elle fourmille d'incorrections et de fautes de langue à tous les niveaux, d'approximations et d'expressions manifestement inadéquates, parfois incompréhensibles. Et il ne s'agit pas de traits dispersés dans l'ensemble de l'oeuvre : les Chants comptent de cinq à dix de ces perles à chaque page, de sorte que ce texte n'est pas le produit d'une rédaction et d'une correction adéquates ou soignée en français. On remarquera que je ne parle pas ici d'hispanisme, mais tout bonnement de la langue française. On ne demande pas à un francophone de connaître l'espagnol, mais de maîtriser le français. Et ce ne sont pas les lecteurs de Ducasse qui sont en cause, bien entendu, mais ses critiques. Ont-il tous été aveugles ou aveuglés par la langue pétillante, flamboyante et étincellante des Chants ?

      La seconde erreur des initiateurs de nos travaux ne tient plus à l'origine supposée ou à la mise en scène des résultats de leur découverte, mais, au contraire, au prolongement de ces résultats. Cela consiste à supposer une culture littéraire hispanique à Ducasse et cela commence par l'idée que le manuel de rhétorique de José Gómez de Hermosilla (qu'on peut très bien supposer acheté par hasard sur les quais de Paris) puisse avoir eu de l'influence sur son oeuvre. Bien au contraire, l'étude des sources menée jusqu'ici dans le présent travail prouve hors de tout doute que les Chants de Maldoror ne manifestent aucune culture littéraire hispanique. Ni même ibérique. J'ai épluché (quel plaisir) toute la littérature d'Uruguay contemporaine des Ducasse, père et fils, et je n'ai, bien entendu, rien trouvé qui puisse avoir le moindrement influencé les Chants, en dehors de la culture populaire, l'image du gaucho ou la petite nouvelle d'Echeverría, « L'abattoir ». Rien de plus normal. Ducasse a treize ans lorsqu'il quitte Montévidéo, c'est en France qu'il fera ses études collégiales et c'est à Paris qu'il entreprend son oeuvre. Sur cette fausse piste, quelques critiques vont se lancer dans la recherche d'éventuelles fréquentations de notre auteur avec le « milieu » sud-américain de Paris. Ils finiront tous par en venir à la conclusion du non-lieu, évidemment, puisqu'il n'y a qu'un seul et insignifiant indice d'une aussi invraisemblable possibilité, un nom propre, celui de « Dolorès Veintemilla » (Poésies, I, p. 10). Invraisemblable du strict point de vue psychologique : après huit ans d'un difficile apprentissage au lycée français (il ne faut pas beaucoup de sensibilité pour se mettre à la place d'un parfait bilingue, dont la première langue parlée n'est pas le français), le voilà qu'il s'installe à Paris, poète français. Certes, en effet, « la fin du dix-neuvième siècle verra son poète », un poète français, même s'il ne peut commencer par un chef-d'oeuvre, étant né sur les rives américaines de La Plata. Relisez l'autocritique qui termine le Chant premier (la strophe 1.14) et vous verrez bien que ce n'est pas de difficultés littéraires et poétiques dont il est question : en quoi un Montévidéen aurait-il plus de peine qu'un autre sur ce point ? Non, c'est de langue, de langue française, qu'il est question, évidemment plus difficile à maîtriser pour un Montévidéen que pour un Parisien.

      Voici d'ailleurs le témoignage de Georges Dazet, transmis par Paul Lespès. Un témoignage de seconde main, bien enendu, mais qu'il n'y a aucune raison de laisser dans l'ombre. Il est probable que c'est par discrétion que François Alicot a tenu à respecter le voeu de Paul Lespès, jusqu'à ignorer complètement la huitième des dix lettres de son correspondant. La censure et l'autocensure s'expliquent évidemment d'elles-mêmes. Qu'on en juge

Pour Jean-Jacques Lefrère (1954-2015),
in memoriam

La huitième des dix lettres de Paul Lespès
extraits

      [...] Le petit Dazet ? Oui, oui, je vous ai déjà dit que vous deviez l'interroger. Je me souviens de l'avoir revu à Paris. C'était en 1870. Cour de Rome, gare Saint-Lazarre. Je l'avais reconnu de loin, alors qu'il était accompagné d'un camarade vraiment spécial, avec un cordon au chapeau, à la place du ruban. Il lui désignait les boutons de son manteau, comme s'il fallait en ajuster un. À mon approche, le camarade s'est vite sauvé sur un banc public, avant de disparaître complètement, de mes souvenirs, du moins. [...] Le petit Dazet, je l'ai revu souvent par la suite. Un homme charmant. [...]

      Oui, la mémoire est toujours bizarre. On a parlé tous les deux plusieurs fois de nombreux condisciples et, oui, la conversation est pafois tombée sur Ducasse. La raison en était très simple : ils s'étaient non seulement revus, mais fréquentés à Paris, en 1868 et 1869. Le petit Dazet refaisait son lycée à Charlemagne, à l'époque, ce qui n'était pas très réjouissant. Ducasse et lui se voyaient deux ou trois fois par semaine. Et là, cher monsieur Alicot, je dois vous demander la plus grande prudence et beaucoup de discrétion. J'ai parfaitement confiance aux dires du petit Dazet, mais vous comprenez qu'on ne peut plus interroger Ducasse à ce sujet, pour avoir sa version. Oui, je suis juriste de carrière et, même après toutes ces années, je n'accepte jamais de recevoir un témoignage sans sa contrepartie. Alors, le mieux est certainement de ne pas tenir compte de ces confidences. Je vous les écris pour que vous puissiez éventuellement les faire confirmer. D'ailleurs, je ne vous les rapporte que pour ce qu'elles sont, des souvenirs de remarques dont je ne comprenais pas grand-chose à l'époque. Toujours est-il, que Ducasse aurait donné périodiquement à Dazet des bouts de textes à corriger. Dazet m'a dit que c'était très bien calligraphié, mais qu'il lui remettait, lui, après correction, un papier presque illisible, tant il lui fallait raturer et réécrire. Mais Ducasse lui revenait toujours avec une nouvelle version encore très proprement calligraphiée.

      Oh ! et je me souviens d'une anecddote, car le petit Dazet trouvait Ducasse vraiment perfectionniste. Un jour, donc, il lui remet son papier et lui dit « aucune faute ». Normalement, à la dernière correction, c'était encore deux ou trois, cinq fautes, du moins quelques-unes. « Cette fois-là, rigolait le petit Dazet, je voulais en finir ». Toujours est-il que plus tard, Ducasse lui revient avec son texte. C'était tout barbouillé, avec des petits astérisques suivis incompréhensiblement de n'importe quelle lettre de tout l'alphabet, du genre *i, *d, *s, *g, n'importe quoi, avec au moins huit grosses fautes soulignées d'un double trait. Vous ne le croirez pas, mais que voulez-vous, c'est la mémoire, je me rappelle encore que le petit Dazet se souvenait toujours du nom du correcteur que Ducasse s'était déniché. Un certain Tousignant. Et vous ne devinerez jamais pourquoi je me rappelle que le petit Dazet s'en souvenait : c'est qu'il s'était dit que ce gars-là avait un cousin au Canada qui avait changé son nom parisien pour son pseudonyme de soldat ou le nom de son beau-père, Laflèche, Tousignant dit La Flèche. Oui, mais il faut que je vous écrive la suite : furieux, Ducasse avait traité Dazet de tous les noms, mais avec le détachement du pince-sans-rire qui lui était habituel : poulpe, ours marin, crapaud, crapaud, crapaud ! rhinolophe et acarus sarcopte, imaginez ! Oh ! imaginez surtout sa belle élocution chantée en mode espagnol : « poullpo, ousso mariino, etc ». Ils n'en étaient pas moins restés de bons amis, évidemment. Le petit Dazet avait repris plus méticuleusement son « travail » de correcteur, en signant amicalement ses papiers corrigés de ces beaux surnoms.

      Un mot pour finir à ce sujet : n'allez pas croire que Ducasse n'est pas l'auteur de son oeuvre. Non, le petit Dazet se distrayait à le corriger, mais n'en pensait pas moins. Il me l'a d'ailleurs confié plusieurs fois : Ducasse était très docile, question grammaire, mais pour le style, il était malheureusement intraitable. « Non, il ne m'a pas dit que j'étais un vrai poulpe, précisait le petit Dazet, mort de rire à ce souvenir, mais un "poulpe au regard de soie", pour dire que j'avais été trop doux, contrairement à Tousignant, dans mes corrections . Vraiment tordu comme expression, non ? Du pur Ducasse ». En effet, c'est le moins qu'on puisse dire. Je vous l'ai déjà écrit : un peu timbré ce Ducasse... Cela dit, mon cher monsieur Alicot, le mieux serait de garder tout cela pour vous, jusqu'à preuve du contraire du contraire. [...].

      —— Paul Lespès à François Alicot, lettre inédite du 28 septembre 1928, à paraître dans le prochain ouvrage de Caradec Lefrère, Encore et toujours du Ducasse, aux Éditions du Singulier, à Laval.     

      Il fallait donc en venir à l'hispanisme. Emir Rodríguez Monegal et Leyla Perrone-Moisés ont relevé (c'était, je le rappelle, en 1983), à titre d'exemples, dix tournures espagnoles décalquées littéralement en français. On les trouve énumérées dans l'introduction populaire du présent travail, Antécédents, où je précise combien cela avait été un progrès considérable dans l'étude des Chants. Mais voici ce qu'écrit à ce sujet Jean-Luc Steinmetz dans la préface qui ouvre la dernière édition des OEuvres complètes dans la Bibliothèque de la pléiade : « Le milieu bilingue dans lequel [Ducasse] vécut explique à coup sûr sa connaissance de l'espagnol et du français. Quelques commentateurs ont exagéré l'importance du premier [en note : référence à l'ouvrage de E. Rodríguez Monegal et L. Perrone-Moisés]. C'est oublier les études ultérieures qu'il fit et qui le rendirent familier du latin, du grec et de la langue la plus châtiée de nos écrivains classiques » (2009, p. xii-xiii). Je ne sais pas où l'éditeur a vu l'influence du latin et du grec dans l'oeuvre de Ducasse et on comprend maintenant, qu'en ce qui concerne le français le plus châtié des classiques français, cela ne paraît pas trop conforme, en regard de l'auteur qui très souvent baragouine son français. Mais ce qui importe ici, c'est le jugement de Steinmetz sur le travail novateur de Rodríguez Monegal et Perrone-Moisés. L'éditeur n'a manifestement pas deviné que nos deux chercheurs lançaient un travail dont ils ne devinaient pas eux-mêmes toute la portée.

      En effet, le portugais et l'espagnol sont les deux langues romanes les plus proches (si l'on oublie le catalan). Emir Rodríguez Monegal est de langue espagnole tandis que Leyla Perrone-Moisés, de langue portugaise. Lorsqu'ils lisent et étudient les Chants, ils voient fort bien les tournures morphologiques espagnoles reproduites en français, comme c'est le cas des dix exemples qu'ils ont retenus. Cela tient à leur connaissance... du français ! Alors que les francophones auraient dû y voir depuis longtemps des fautes et des incorrections, ils ont vu et compris, eux, qu'il s'agissait d'hispanismes. En revanche, les hispanismes lexicaux leur sont par définition invisibles, complètement transparents. Comment pourraient-ils savoir que ces emplois, qu'ils comprennent parfaitement bien, puisque c'est de l'espagnol dans le texte, ne conviennent pas en français ? L'expérience m'a montré que même si on leur signale un mot français employé dans un sens espagnol, ils conviennent évidemment que c'est bien de l'espagnol, mais n'admettent pas sans résistance que cet emploi n'est pas français, qu'il s'agit d'un hispanisme.

      Évidemment, comme le glossaire des hispanismes lexicaux du présent fichier comprend actuellement plus de 280 vocables, correspondant à plusieurs centaines d'emplois, il me semble qu'un Jean-Luc Steinmetz devrait être forcé de convenir que E. Rodríguez Monegal et L. Perrone-Moisés n'avaient rien « exagéré » ! Même s'il se trouvait que j'avais, moi, exagéré, dans mon dépouillement des hispanismes lexicaux actuellement en banque, il me semble qu'il ne fait plus de doute aujourd'hui que le bilinguisme d'Isidore Ducasse aura eu une influence considérable sur son oeuvre et qu'elle tient de là une très grande part de sa force poétique.

      Oui, je crois qu'on doit se féliciter que Leyla Perrone-Moisés ait fermement pris la succession de son collègue d'Uruguay pour nous ouvrir la voie et, bien entendu, la féliciter. Elle restera pour toujours l'héroïne de l'étude de l'hispanisme dans l'oeuvre du « Montévidéen ».

Guy Laflèche,
12 décembre 2018

       
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