El bozo
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Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 9 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries

2. Commentaires linguistiques

(a) Vous, faites attention à... : apostrophe propre à la langue parlée familière. Le niveau de langue contraste fortement avec l'ouverture de la seconde partie de l'alinéa, notamment avec le vocatif « Ô poulpe... ». Il est probable que Ducasse ait à l'esprit « Moi, je me propose... Vous, faites attention... », soit une très simple mise en relief en castillan : yo me propongo..., vosotros, ustedes...

      « Vous » apparaît comme un pluriel (désignant les lecteurs, et non pas simplement le lecteur ou chacun des lecteurs), avec le pluriel « vos imaginations », à la fin de la phrase.

(b) La veille mis pour hier. La faute de concordance est évidente et inexplicable (sauf Gómez et Pariente, les traducteurs corrigent ici le texte). Cf. (s)

(c) Dans mis pour durant. La faute de perspective n'est pas évidente, mais bien réelle : c'est le narrateur qui va lire (déclamer), non son lecteur, comme le suppose la préposition « dans ».

(d) Le regard de soie : la figure est d'autant plus saisissante que rien ne trahit encore le mécanisme de rédaction, à première lecture. En effet, l'addition de la troisième édition (cf. v. 13) obéit brusquement à une production rhétorique qu'on verra mise en oeuvre peu à peu, et qui sera radicalisée dans les chants suivants. À tel point qu'on pourra peut-être dater, du point de vue génétique, la mise au point de la dernière version ou correction du Chant premier en fonction de cette réalisation.

      En effet, l'image restera toujours fabuleuse, pour le lecteur des Chants de Maldoror, même lorsqu'il découvrira l'expression toute simple qui est à l'origine de la transformation artistique (un tête-à-queue), le regard soyeux, qui ne saurait lui servir de « traduction » (le doux regard). La production poétique est telle qu'elle défie l'imagination, avant même de s'appliquer au regard d'un poulpe ! Du fil de soie à toutes les soieries que l'on voudra, jamais la matérialité d'un regard n'aura été telle (légère, simple et pourtant étrange, d'une remarquable richesse) chez aucun autre écrivain. Et pourtant, il n'y a pas de plus grand lieu commun que le regard dans un portrait, propre à suggérer mille traits de personnalité. En tout cas, tous ceux qui ont rencontré le regard de ce poulpe jettent ensuite un oeil de plomb sur les qualificatifs et déterminatifs dont on affuble les regards les plus divers (les regards inquiets, doux, durs, furtifs, langoureux, vitreux, de chat, de hibou, de statue, tout ce que l'on voudra, paraît ensuite d'une ordinaire fadeur).

(e) Le don de la communication et les vertus de Dieu. Comme on le voit à l'hispanisme, l'adjectif communicatif n'est pas qualificatif, mais déterminatif, c'est la vertu de la communication, c'est-à-dire l'art de la conversation qui s'appliquait explicitement dans les deux premières éditions à l'ami d'enfance avec lequel on a souvent échangé, notamment sur les poésies de Byron. Il suit que les « grâces divines » se comprennent exactement de même (l'adjectif n'est pas qualificatif, mais déterminatif) : ce ne sont pas d'exquises ou divines grâces, mais bien les grâces (dons et qualités) de Dieu.

(f) Le mercure et l'aluminium sont deux corps simples de la chimie et c'est au sens de produits chimiques qu'ils sont employés ici. Jusqu'au milieu du siècle, ce sont des produits pharmaceutiques que désignent spontanément ces deux mots, dont le premier a une longue histoire (qui l'a fait passer au creuset de l'alchimie), alors que le second est de formation récente (1819, DHLF). Au moment précis où Ducasse l'emploie, le mot aluminium fait justement son entrée pour désigner le matériau industriel (l'assiette, chez Jules Verne, l'Ile mystérieuse, 1874), produit de basse qualité (la médaille, chez Flaubert, 1859, dix ans avant Ducasse), « vile production moderne » (pour le Des Esseintes de Huysmans, 1884). On trouvera ces rares occurrences au TLF. Or, justement, ce n'est pas en ce sens, pour nous courant, qu'alluminium est employé ici. Au contraire, il s'agit du vocabulaire spécialisé de la chimie. Mercure et aluminium, mots rares et recherchés dans cet emploi, désignent deux couleurs, le rouge et le blanc.

(g) Ressembler proportionnellement serait un pléonasme assez curieux si on ne le comprenait comme le traducteur Aldo Pellegrini : toutes proportions gardées.

(h) Faut-il attribuer ces marques à des coups de fouet ? ou encore au glissement des câbles et cordages sur le dos et les épaules des mousses ? Autrement, pourquoi donc ont-ils des ecchymoses au dos ? Attendons l'expertise de la ducassologie maritime.

(i) La dissociation entre les amants et le « on » qui suit (sans qu'on, et non : sans qu'ils s'en rendent toujours compte), très naturelle en castillan (sin que se advierta, se den cuenta), s'interprète ainsi : nous n'y pensons pas toujours, mais tu rappelles aux souvenirs de tous ceux qui t'aiment... Bien entendu, lorsqu'on sait que Ducasse a sous les yeux une stance de Byron (cf. n. 7), l'ironie apparaît aussitôt.

(j) On comprend que vu d'un bateau, en pleine mer, l'océan est sphérique; mais ce n'est pas la perspective présentée ici; l'océan, au singulier, rond ou « sphérique », c'est celui du Pèlerinage de Childe-Harold, c'est-à-dire la Méditerranée, même si Byron ne la qualifie jamais ainsi (il parle toutefois de l'« ovale » du lac de Némi). Le trait est donc particulier à Ducasse. Ensuite, la face de la géométrie, c'est la « figure géométrique », mais sans que le jeu de mot ou la transformation artistique ne soit sentie comme une construction stylistique significative, contrairement au chiasme qui oppose implicitement « face réjouie » et « grave géométrie », lui très net. En revanche, c'est bien la « figure géométrique » qui appelle la « figure de l'homme », sujet de la strophe. Aucune trace d'hispanisme ou de gallicisme ici, sauf peut-être, certainement, la rêverie sur semblable/ressemblance, à partir du mot courant pour désigner le visage ou la figure, « semblante », construit étymologiquement sur semejar, semejante (qui signifient « ressembler » et « semblable » et qu'on retrouve en français dans ressemblance).

(k) Perfection : le vocable positif et mélioratif paraît à première vue en contradiction avec le contexte dépréciatif. Dès lors, on comprend qu'il s'agit d'une figure de style, la transformation d'un tête-à-queue : la perfection circulaire, c'est le cercle parfait, parfaitement rond. Il n'y a pas là de perfection.

(l) « Dans tous les siècles » n'est une expression ni en français, ni en espagnol. Elle est probablement inspirée « des siècles innombrables » du poème de Baudelaire que va bientôt citer Ducasse; toutefois, on ne doit probablement comprendre ni « depuis toujours », ni même « depuis des siècles », mais bien « dans, à chaque siècle ».

(m) Beau réellement, en français, est une inversion : l'homme n'est pas réellement beau; mais c'est surtout la transformation d'un syntagme prépositionnel en un adverbe, soit : en réalité, l'homme n'est pas beau.

(n) Ce n'est pas l'identité, mais l'uniformité qui se trouve définie dans la suite de la phrase et développée dans l'alinéa. Comme la même distinction existe en espagnol (identidad et uniformidad), le lapsus est probablement entraîné par le contenu mathématique de la strophe précédente, identité et égalité étant deux synonymes courants de l'arithmétique.

(o) En descendant du grand au petit, chaque homme... : tous, du plus grand au plus petit. À la phrase précédente, les morceaux de terre étaient des pays et les voisins, des résidants de pays voisins; ici, la tanière est la maison, de sorte que le semblable est son voisin. Dès lors, les deux mots, semblables et voisins, paraissent inversés.

(p) En outre : l'adverbe ouvre abruptement une seconde partie de l'alinéa qui renvoie à son ouverture, de sorte qu'on va passer des poissons que nourrit l'océan au fait que l'océan nourrit les poissons.

(q) Lancés par une redondance (à la faveur d'un hispanisme, grandeur matérielle), la phrase est merveilleusement alambiquée, de sorte qu'elle pourrait représenter à elle seule le trait de style particulier à la strophe 1.9 : grandeur matérielle, puissance active, mesure de la puissance et surtout la tournure vraiment géniale sur l'idée « qu'on se fait de ce qu'il a fallu » ! Dans l'ensemble, on y retrouve la parodie du discours du collège, notamment le discours scientifique (ici, c'est la physique, ce seront ensuite les mathématiques, puis l'astronomie avec l'addition du télescope à la dernière édition), mais également le discours littéraire, celui des fables. Il y a évidemment du collégien dans cet alinéa, comme dans toute la strophe.

(r) Digne(s) d'un autre ou d'un meilleur sort. L'expression s'applique à un nom propre, à un pronom ou à une qualité de la personne en question : qui mérite autre chose ou mieux. Ducasse l'emploie dans un sens dérivé : qui serait mieux employé ailleurs.

(s) Gras (grueso) est manifestement mis pour gros (gordo), comme on avait plus haut hier mis pour la veille, cf. n. (b). Aucune influence de l'espagnol ici non plus.

(t) Hubert Juin corrige en note : reconnus. Au contraire, non seulement il n'est pas d'usage d'accorder le participe passé construit avec le pronom en s'il est partitif (soit en = un échantillon, une partie des abîmes), mais en plus le verbe reconnaître introduit un attribut du complément d'objet (ont reconnu quoi ? — « qu'un certain nombre d'abîmes étaient inaccessibles »). C'est l'occasion de reconnaître qu'Isidore Ducasse est très habile dans l'application des règles d'accord du français et qu'il a bien mérité ses prix de grammaire française au lycée. Cela dit, Hubert Juin n'est pas moins bon grammairien, la phrase de Ducasse pouvant illustrer l'absurdité de la règle d'accord du participe passé avec en, puisque l'attribut qui suit, lui, s'accorde ! inaccessibles.

(u) Très exceptionnelle construction elliptique (ça = avoir accès aux abîmes de l'océan), dénotée en plus par les points de suspension, le tout (avec ça pour cela) comme tournure de langue parlée. On en trouvera encore une autre, plus spectaculaire encore, plus bas dans la même strophe : cf. (aa).

(v) Au sens abstrait que prend maintenant le vocable dans le contexte, reconnaître pour explorer, on attend la forme simple, connaître.

(w) Participiales courantes en espagnol : je me suis surpris m'efforçant (à m'efforcer) de résoudre ce problème en faisant abstraction de tout autre chose.

(x) Se mettre en ligne (afin de se comparer ou encore mis pour se comparer) est une locution qui s'explique difficilement. Se mettre en ligne est une expression militaire (d'où peut-être mettre sur la même ligne, au même plan, au même niveau); mettre en ligne est aussi une expression de comptabilité dans mettre en ligne de compte, pour tenir compte, comptabiliser. S'ajoute à cette curiosité, le caractère alambiqué de « l'océan qui, malgré sa profondeur, ne peut se mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété avec la profondeur du coeur humain »... La propriété étant la profondeur, on attendrait donc « à ce sujet » et non « sur cette propriété ».

(y) Aucune des deux occurrences de chacun*s ne convient dans cette phrase, dont le sens est, manifestement, personne ne manquait (ou plus naturellement, on ne manquait pas) de s'écrier que n'importe qui, tout le monde pouvait en faire autant.

(z) T : Qui comprendra pourquoi [...] drapé dans sa fierté solitaire. Le point d'interrogation s'impose, tout comme dans l'interrogative qui suit : Qui comprendra pourquoi l'on savoure [...] en même temps ?

(aa) T : ... Ils ont beau employer toutes les ressources de leur génie... incapables de te dominer. Ils ont trouvé leur maître.

      La lecture que je propose modifie la ponctuation, mais a l'avantage de ne rien changer au texte. Comme la plupart des traducteurs, je pense que le verbe a été omis par inadvertance.

      En effet, on a rencontré plus haut une construction elliptique (cf. (u)), mais on trouve ici une si exceptionnelle désarticulation syntaxique qu'on n'arrive pas à se l'expliquer, justement à cause de sa simplicité. Pourquoi ne lit-on pas, ils sont incapables de te dominer ? On peut certes y voir un jeu propre à la déclamation orale, théâtrale, forme qu'on retrouve dans les trois courtes phrases qui suivent en forme de questions-réponses, mais les points de suspension suffisent à cet effet.

(ab) Sans chemin de fer : l'expression paraît une création de Ducasse.

(ac) Se porter, encontrarse. La nuance n'est pas assez marquée pour être portée au nombre des hispanismes, mais il est clair que le pronominal « se porter », d'usage familier, paraît vraiment curieux dans ces deux contextes où l'on comprend qu'il s'agit d'aller voir comment vont les poissons et surtout comment les hommes se sentent eux-mêmes [rendus là !] (cómo se encontran los peces y sobre todos cómo se encontran ellos mismos).

(ad) Du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Si l'expression est encore une création de Ducasse, elle est vraiment aussi originale qu'énigmatique. Beaucoup de bruit pour rien, mucho ruidos para nueces (« beaucoup de bruit pour des noix »). L'expression est toutefois renversée : du bruit fait pour... Qu'est-ce donc qu'anéantir quelques secondes ? Tout cela pour une opération qui ne prend pas plus de quelques secondes ?

(ae) T : molles effluves. Faute d'accord, effluve étant masculin. L'édition José Corti corrige : mols effluves, et c'est la correction que suggère également en note Hubert Juin (p. 36, n. 2). Il s'agit d'une hypercorrection qui tente de conserver une sonorité « poétique », en ajoutant une nouvelle faute. Les adjectifs bel, nouvel, fol, mol et vieil ne s'utilisent en français moderne que devant les noms masculins singuliers qui commencent par une voyelle (exemples : un mol abandon, le mol effluve). Devant le même mot au pluriel, en emploie la forme moderne : de mous abandons, les mous effluves. Voir l'analyse de Maurice Grevisse, par. 345, NB no 3.

(af) Inversion de l'adjectif et du nom d'autant plus marquée que celui-ci est suivi d'un complément déterminatif.

(ag) Accord remarquable, qui marque à lui seul l'ellipse de l'apposition : vagues, ces deux vagues. Aussi bien par son sens que par sa sonorité, voilà une phrase digne de Lamartine, sauf pour le pronom explétif que le poète de l'écume n'aurait pas manquer d'ajouter : à peine l'une diminue-t-elle que...; même chose pour la phrase suivante : ainsi les être humains meurent-ils...

(ah) Laisser un bruit : on attend évidemment faire, produire, mais on attend surtout une restriction et un superlatif (sans même faire le moindre bruit écumeux). Ce trait de style — cette absence de « style » — est une figure propre à Isidore Ducasse et qui apparaît nettement dès que l'on confronte le texte à ses traductions, car ses traducteurs doivent faire un effort considérable pour laisser au texte sa « platitude » inattendue dans ces cas (tellement la formulation rhétorique attendue est évidente) et, pour bien dire, ils ne résistent pas toujours à manifester le style poétique convenu en littérature, ce qui est bien normal.

(ai) S'abandonner, c'est ici se laisser porter, soit se laisser s'abandonner, formulation lourdement redondante.

(aj) Qu'est-ce donc que cette vengeance de Dieu ? C'est manifestement un tête-à-queue pour le Dieu vengeur, soit : si tu veux que je te compare à Dieu, toi, Satan. En effet, au coeur de la strophe, la transformation de style artiste explique son sujet et son mouvement, depuis la Grand Célibataire, Dieu, jusqu'à son renversement dans le frère, le Monstre, Satan. Tout cela est impliqué dans la comparaison souhaitée, souhaitable avec la « vengeance de Dieu »; impliqué, c'est-à-dire implicite, d'autant que les deux personnages en cause sont, eux, explicitement présents dans l'alinéa : le souverain pouvoir et Satan, le prince des ténèbres.

(ak) Par mis pour de.

(al) Le verbe est transitif indirect : il ne m'en imposera point.

(am) Magnétiseur : en ce sens, le mot est sorti de l'usage, avec le concept du « magnétisme animal », curieuse conception physique de phénomènes psychologiques. Le sens approché du mot est aujourd'hui hypnotiseur.

(an) Ne... pas. L'adverbe de négation ne s'emploie seul (sans pas ou point) avec pouvoir suivi d'un infinitif complément (je ne puis découvrir, je ne puis t'aimer), sauf pour appuyer la négation, ce qui n'est pas le cas ici, dans aucun des deux contextes de cet alinéa. Cf. Grevisse, par. 876, 6e.

(ao) Il n'est pas usuel d'inverser le pronom atone à la première personne du singulier de l'indicatif présent (pourquoi est-ce que je reviens à toi !), d'où le caractère très emphatique de l'exclamation. Cf. Grevisse, par. 709.

(ap) Comme on le voit, le texte ne s'ajuste pas ici sur la réécriture de l'incipit de la troisième édition : c'est la variante (3), où le chant est devenu une strophe, notre « strophe » 1.9, le mot désignant ici ses alinéas, ce qui trahit sa source, les stances du Pèlerinage de Childe-Harold de Lord Byron. On comprend sans peine que la neuvième strophe du Chant premier, l'« invocation » à l'océan, est composée de dix strophes, sans compter l'introduction. L'« écrivain » n'ajoutera pas d'autres alinéas (d'où l'utilisation des points de transition qui vont suivre pour ouvrir la conclusion, comme on les trouvait au tout premier alinéa). Toutefois, ce n'est pas le nombre de strophes qui est en cause ici, mais le sujet ou le thème de la dernière, qui représente donc l'aboutissement de l'hymne à l'océan (voir la n. (aj) sur ce point).


3. Notes

(1) Genèse, rédaction. Le sujet de la strophe est donné. Rien toutefois ne permet de croire que le texte est déjà rédigé au moment où l'auteur compose ce premier alinéa d'introduction. En revanche, il ne fait pas de doute que Ducasse a sous les yeux les deux textes qui l'inspireront. Il s'agit d'abord de l'hymne à la mer qui achève (au quatrième et dernier chant) le Pèlerinage de Childe-Harold de Lord Byron et « L'homme et la mer » de Baudelaire, dans les Fleurs du mal.

      Toutefois, il est certain que Ducasse va adapter ou translater en prose la forme du poème d'Émile Deschamps de Saint Amand (1791-1871), « Sombre Océan ». Le rapprochement est d'Alain Chevrier : « Un poème d'Émile Deschamps aux sources du Vieil Océan » (Cahiers Lautréamont, vol. 41-42, 1997, p. 20-27). C'est le poème de quatre dizains (ou plutôt quatre « strophes de dix vers », soit 4 + 6, en deux séries de deux rimes croisées, où Vénus rime avec inconnus !) qu'on lira en premier ci-dessous. Chaque strophe s'ouvre sur l'apostrophe « Sombre Océan » reprise en tête des deux derniers vers, sous forme de refrain, dont le dernier vers est lancé par la formule « J'aime à... ». Les dix « strophes » du « chant » de la « strophe » 1.9 (voir plus haut la troisième variante) s'ouvrent de même sur l'apostrophe « Vieil océan » et se terminent sur le refrain « Je te salue, vieil océan ! ». Le poème de Deschamps a paru dans son recueil de poésies, les siennes et celles de son frère Antoni, lorsqu'il est réédité en 1841 (il sera repris dans ses OEuvres complètes sous le titre « Marine » en 1872, donc après la mort de Ducasse). Comme on va le voir, le poème est dédié à Lamartine et il est bien lamartinien, aussi larmoyant que chrétien, sans aucune commune mesure avec le contenu original manifestement improvisé du Chant 1.9. En effet, le poème de Deschamps n'était pas même digne d'une parodie et on n'en retrouve aucun élément dans le contenu du texte de Ducasse. Les deux textes ne partagent pas le même vocabulaire et certainement pas la même pensée. Mais il est intéressant de voir notre poète emprunter une forme poétique, une systématique de l'anaphore, la vider de son sens et la translater en prose, pour l'utiliser à ses propres fins.

      Aucun autre des textes qu'on a pu rapprocher de cette strophe ne peut être retenu comme source textuelle (les Nuits d'Young, les Nachez de Chateaubriand, etc.; cf. Walzer, Pléiade, n. 3). Au contraire, Byron et Baudelaire sont cités textuellement : dès lors, les rencontres de mots, même en dehors de co-occurrences ou de contextes étendus, peuvent être retenus. Ainsi, par exemple, l'adjectif « amer » vient bien à lui seul de Baudelaire, puisque son poème est textuellement cité par ailleurs. De façon générale, c'est le grand poème de Byron qui constitue la source d'inspiration première, la source « poétique », tandis que le petit poème de Baudelaire en est curieusement la « source de réflexion ». S'il chante avec ou comme Byron, Ducasse dialogue avec Baudelaire.

      Voici d'abord le petit poème de circonstance qui inspire la forme de la strophe.

        Sombre Océan

    À M. Alphonse de Lamartine

Sombre Océan, du haut de tes falaises
Que j'aime à voir les barques du pêcheur,
Ou de tes vents, sous l'ombre des mélèzes,
À respirer la lointaine fraîcheur !
Je veux, ce soir, visitant tes rivages,
Y promener mes songes les plus chers;
Encore ému de ses premiers ravages,
Mon coeur souffrant s'apaise au bruit des mers.
Sombre Océan, pousse tes cris sauvages !
J'aime à rêver près de tes flots amers !

Sombre Océan, j'épuiserais ma vie
À voir s'enfler tes vagues en fureur :
Mon corps frissonne et mon âme est ravie;
Tu sais donner un charme à la terreur.
Depuis le jour où cette mer profonde
M'apparut noire aux lueurs des éclairs,
Nos lacs si bleus, la langueur de leur onde
N'inspirent plus mes amours ni mes vers.
Sombre Océan, vaste moitié du monde,
J'aime à chanter près de tes flots amers.

Sombre Océan, parfois ton front s'égaie,
Épanoui sous l'astre de Vénus;
Et mollement ta forte voix bégaie
Des mots sacrés à la terre inconnus.....
Et puis ton flux s'élance, roule et saute
Comme un galop de coursiers, aux crins verts,
Et se retire en déchirant la côte
D'un bruit semblable au rire des enfers.
Sombre Océan, superbe et terrible hôte,
J'aime à frémir près de tes flots amers.

Sombre Océan, soit quand tes eaux bondissent,
Soit quand tu dors, comme un champ moissonné,
De ta grandeur nos pensers s'agrandissent,
L'infini parle à notre esprit borné.
Qui, devant toi, quel athée en démence
Nîrait tout haut le Dieu de l'univers ?
Oui, l'Éternel s'explique par l'Immense;
Dans ton miroir j'ai vu les cieux ouverts...
Sombre Océan, par qui ma foi commence,
J'aime à prier près de tes flots amers !

—— Émile Deschamps, « Sombre Océan », Émile et Antoni Deschamps, « Bibliothèque choisie » : Poésies, nouv. éd. revue et considérablement augmentée, Paris, Delloye, 1841, p. 168-169.

      Pour apprécier l'une des strophes les plus connues des Chants de Maldoror, voici maintenant les deux textes qui l'inspirent. J'y marque les citations qu'en fait Ducasse et les utilisations textuelles qu'on peut établir, telles qu'on les trouvera étudiées dans les notes suivantes.

LE PÈLERINAGE DE CHILDE-HAROLD
livre IV (dernières stances du poème)
traduction de Benjamin Laroche

173

Salut, Némi, toi, caché au centre de collines ombreuses, dans un site si retiré, que l'ouragan qui déracine les chênes, force l'Océan à franchir ses limites, et porte son écume jusqu'aux cieux, épargne à regret le miroir ovale de ton lac limpide ! Calme comme la haine longtemps couvée, sa surface a un aspect froid et tranquille que rien ne peut troubler; il est comme roulé sur lui-même : ainsi dort le serpent.

174

Près de là, dans une vallée voisine, brillent les flots de l'Albano, qu'un léger intervalle sépare à peine du lac de Némi; — dans le lointain serpente le Tibre, et le vaste Océan baigne cette côte du Latium, théâtre de la guerre épique du pieux Troyen dont l'étoile, remontant sur l'horizon, se leva sur les destinées d'un empire; — à droite, on découvre la retraite, où Tullius venait se délasser des agitations de Rome; — et là-bas, derrière ces montagnes qui bornent l'horizon, était celle ferme sabine où Horace, fatigué, allait chercher le repos.

175

Mais je m'oublie. — Mon pèlerin est arrivé au terme de sa course : lui et moi, nous devons nous séparer. — Eh bien ! soit. — Sa lâche et la mienne sont presque achevées; pourtant jetons sur la mer un dernier regard. Les flots de la Méditerranée viennent expirer à ses pieds et aux miens, et, du sommet du mont Albain, nous contemplons maintenant l'ami de notre jeunesse, cet Océan qui a déroulé sous nous ses vagues depuis le rocher de Calpé jusqu'aux lieux ou le sombre Euxin

176

Baigne les côtes d'azur des Symplegades. De longues années, — longues, bien que peu nombreuses, ont passé depuis sur tous deux; des souffrances et des larmes nous ont laissés à peu près au point d'où nous étions partis. Toutefois, ce n'est pas en vain que nous avons parcouru notre carrière mortelle : nous avons reçu notre récompense, — et c'est ici que nous la trouvons : car la douce chaleur du soleil nous ravive, et dans la terre et l'Océan nous puisons des joies presque aussi pures que s'il n'existait pas d'hommes pour en troubler le charme.

177

Oh ! que ne puis-je habiter au désert, sans autre société qu'une femme, génie de ma solitude ! que je puis-je alors oublier tout le genre humain, et n'aimer qu'elle, sans haïr personne ! Ô vous, éléments, — dont la noble inspiration m'élève au-dessus de moi-même, — cette compagne, ne pouvez-vous me l'accorder ? Me trompé-je quand je crois qu'il existe quelque part de tels esprits, bien qu'il nous soit rarement donné de les rencontrer ?

178

Il est un charme au sein des bois solitaires, un ravissement sur le rivage désert, une société loin des importuns, aux bords de la mer profonde, et le mugissement des vagues a sa mélodie. Je n'en aima pas moins l'homme, mais j'en aime davantage la Nature après ces entrevues avec elle. Je m'y dépouille de tout ce que je suis, de tout ce que j'ai été, pour me confondre avec l'univers. Ce que j'éprouve alors, je ne pourrai jamais l'exprimer, et toutefois je ne puis le taire entièrement.

179

Déroule tes vagues d'azur, profond et sombre Océan ! D'innombrables flottes te parcourent en vain : sur la terre, l'homme marque sou passage par des ruines; sa puissance s'arrête sur tes bords. Tous les naufrages qui surviennent sur la plaine liquide sont ton oeuvre : il n'y reste pas l'ombre des ravages de l'homme. À peine si la sienne se dessine un moment sur ta surface, alors qu'il s'enfonce comme une goutte d'eau dans tes profonds abîmes, en poussant un gémissement étouffé, privé de tombeau, de cercueil, d'honneurs funèbres, et ignoré.

180

Tes routes ne portent point l'empreinte de ses pas; — tes domaines ne sont point sa proie. — Tu te soulèves et le repousses loin de toi. La force méprisable qu'il applique à la destruction de la terre, tu la dédaignes. L'écartant de ton sein, tu le fais voler avec ton écume jusqu'aux nuages; là, tu l'envoies, en te jouant, éperdu et tremblant, vers ses dieux, dont il attend son retour dans quelque port voisin; tu le rejettes sur la plage. — Qu'il y demeure !

181

Ces armements qui vont foudroyer les remparts des cités bâties sur le roc, épouvanter les nations et faire trembler les monarques dans leurs capitales; ces léviathans de chêne aux gigantesques flancs, qui font prendre à ceux qui ont créé leur argile le vain titre de seigneurs de l'Océan, d'arbitres de la guerre, que sont-ils pour toi ? Un simple jouet. Nous les voyons, comme le flocon de neige, se fondre dans l'écume de tes flots qui anéantissent également l'orgueilleuse Armada ou les dépouilles de Trafalgar.

182

Tes rivages sont des empires où tout est changé, excepté toi. — Que sont devenues l'Assyrie, la Grèce, Rome, Carthage ? Tes flots battaient leurs frontières aux jours de la liberté, comme depuis sous le règne de plus d'un tyran; leurs territoires obéissent à l'étranger, plongés dans l'esclavage ou la barbarie; leur décadence a transformé des royaumes en déserts arides : — mais en toi rien ne change, si ce n'est le caprice de tes vagues; — le temps ne grave aucune ride sur ton front d'azur. — Tel que le vit l'aurore de la création, tel nous te voyons encore.

183

Glorieux miroir où la face du Tout-Puissant se réfléchit dans la tempête, calme ou irrité, — soulevé par la brise ou par l'aquilon, glacé vers le pôle, sombre et agité sous la zone torride, — tu es toujours immense, illimité, sublime, — l'image de l'éternité, — le trône de l'Invisible; de ton limon sont formés les monstres de l'abîme, toutes les zones l'obéissent; tu t'avances terrible, impénétrable, solitaire.

184

Et je t'ai aimé, Océan ! Dès mon jeune âge, mes plaisirs étaient de me sentir sur ton sein, bercé au mouvement de tes vagues, enfant, je jouais déjà avec tes brisants : — j'y trouvais un secret délice, et si, dans la fraîcheur de ton onde, j'éprouvais un sentiment de terreur, c'était une crainte pleine de charme : car j'étais comme ton enfant; de près ou de loin, je me confiais à tes flots, et ma main jouait avec ton humide crinière comme je fais maintenant.

185

Ma tâche est achevée, — mon chant a cessé, — ma voix a fait entendre son dernier son; il est temps de rompre le charme de ce rêve prolongé. Je vais éteindre la torche qui allumait la lampe de mes veilles, — et ce qui est écrit est écrit : — que n'ai-je mieux fait ! Mais je ne suis plus ce que j'ai été; — mes visions voltigent moins palpables devant moi, — et la flamme qui vivait dans mon intelligence est pâle, faible et vacillante.

186

Adieu ! Ce mot doit être prononcé : il l'a déjà été; — il prolonge l'instant de la séparation. — Cependant, — adieu Ô vous qui avez suivi le pèlerin jusque dans sa dernière excursion, si l'une de ses pensées vous revient en mémoire, s'il vous reste de lui le moindre souvenir, il n'aura pas en vain porté les sandales et le bourdon ! Adieu ! que les douleurs, s'il en fut, soient pour lui seul ! — que pour vous soit la morale de ses chants !

—— George Gordon Byron, OEuvres complètes, trad. Benjamin Laroche, vol. 1, Paris, Hachette, 1873, p. 440-443.

L'HOMME ET LA MER

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

—— Charles Baudelaire, les Fleurs du mal, Paris, texte des éditions Poulet-Malassis et de Boise, 1861, et des OEuvres complètes, Michel Lévy, 1868 (l'édition originale de 1857 portait au 10e vers « nul de connaît », devenu ensuite « nul n'a sondé »).

(2) Le « chant du cygne » : comme le « chant » est devenu la « strophe » dans la troisième et dernière édition — cf. v. (3) —, le sujet de la désignation n'est plus explicite. Il n'en est pas moins clair. Le thème et son expression, « le chant du cygne », existent en français depuis la Renaissance (1546, DHLF) et se trouvent répertoriés à l'Encyclopédie. La légende veut que l'oiseau entonne un chant incomparable lorsqu'il est sur le point de mourir. C'est de là que le mot désigne le poète (Virgile, par exemple, est le cygne de Mantoue). Il suit qu'on ne trouve nulle allusion ici au « Poète mourant » des Nouvelles Méditations poétiques de Lamartine (par exemple), mais bien une charge contre la poésie lyrique et en particulier la poésie romantique, et d'abord celle de Byron dont Ducasse prend dans cette strophe le contre-pied !

(3) La phrase fait écho à l'autoportrait de Manfred, tel qu'on le retrouvait dans les strophes précédentes : « et pourtant je n'étais pas cruel ». Cf. strophe 1.8, n. (5). L'abbé de Saint-Maurice pose la question suivante : « Et pourquoi ne pas vivre et agir avec les autres hommes ? »; Manfred répond : « Parce que ma nature était antipathique à la vie; et pourtant je n'étais pas cruel... » (3: 1, trad. B. Laroche, vol. 3, p. 29; la traduction d'Amédée Pichot est la seule à donner ici: « Cependant je n'étais pas cruel », vol. 3, p. 334).

(4) Comme la phrase suit les trois points, il faut comprendre « mais venons-en à notre sujet ». Ces « points de transition » sont la première occurrence de ce qui deviendra la norme des Chants. Voir à ce sujet le commentaire de la variante (9).

      La digression ainsi brisée poursuivait le portrait inspiré de Manfred, comme je viens de le dire, tandis que le narrateur ressaisit maintenant son nouveau personnage, si l'on peut dire (car c'est évidemment le même), inspiré celui-là de Childe-Harold, le premier des grands « personnages » de George Gordon Byron.

(5) Childe-Harold et ses voyages : le narrateur n'a pas vu, mais revu la mer; il s'agit d'un voyageur. C'est au terme de ses voyages que le narrateur de Byron rédigeait ses stances à la gloire de l'océan, au moment de quitter son personnage et d'achever son oeuvre.

      Si le lecteur n'a pas oublié que le narrateur des Chants est montévidéen, il pourrait s'intéresser aux données autobiographiques affleurant ici. Isidore Ducasse est en effet retourné à Montévidéo tout juste avant de s'installer à Paris. Quand est-il revenu ? « Fin 1867 ? Début 1868 ? Printemps 1868 ? Un navire qui ferait l'affaire de la ducassologie maritime serait le trois-mâts Carioca [...] qui partit de Montevideo en décembre 1867 et arriva au Havre trois mois plus tard, le 9 avril 1868 » (J.-J. Lefrère, Ducasse, p. 315). La donnée biographique, du point de vue de la strophe, est celle de l'expérience et elle compte dans le ton du poème : celui qui va chanter l'océan sait de quoi il parle et ne fait pas de littérature ! On ne peut pas attendre de lui qu'il reprenne la figure de « l'océan des âges », par exemple, que Lamartine en viendra à citer lui-même : « l'océan de sable » ! (pour le désert évidemment, dans « Le désert », 1856). — Cela dit, il faut avouer que Ducasse rédigera au moins une phrase typique de la rhétorique lamartinienne, celle de la pensée et de la chanson populaires : cf. n. (ag)

(6) C'est à cause de ce nombre de quatre cents ventouses qu'on associe ce pulpe à la formidable description que Victor Hugo vient de donner de ces « blasphèmes de la création » dans les Travailleurs de la mer (1866) — Il faut toutefois corriger Walzer et Juin qui le reprend sur la question des tentacules : par définition, la pieuvre ou le poulpe est un octopode ! c'est-à-dire un céphalopode à huit tentacules, ce que notre poète précisera d'ailleurs à la strophe 2.15 (p. 132: 5). comptant toujours 400 ventouses.

      Il est dommage qu'on ne puisse faire la preuve que Ducasse s'inspire de Victor Hugo ou ne le cite, car le texte des Chants de Maldoror en prendrait encore plus de relief ici en regard des trois chapitres que le romancier consacre à cette horreur dégoûtante (partie II, livre IV, chap. 1-3) : dans le premier, Gilliatt est saisi par le monstre, qu'il tuera d'un coup de couteau à la tête dans le dernier, tandis que le chapitre central est une formidable encyclopédie poétique du dégoût populaire pour la pauvre créature, dégoût magnifié par le poète dont la description aboutit à la bouche anus du mollusque.

      En revanche, si le texte de Ducasse ne renvoie pas autrement à celui de Victor Hugo, on y trouve plusieurs rencontres avec notre auteur. D'abord le regard, sur lequel insiste Hugo : « Au milieu de cette viscosité il y avait deux yeux qui regardaient. Ces yeux voyaient Gilliatt ». « Il regardait la pieuvre, qui le regardait ». Ensuite, ce fragment : « le poulpe hait. En effet, dans l'absolu, être hideux, c'est haïr » — d'où, par contraste, le plus bel habitant du globe et le meilleur ami de Maldoror. Enfin, le mollusque allait s'attaquer à la poitrine du héros : « Une seconde de plus, sa bouche anus s'appliquait sur la poitrine de Gilliatt. Gilliatt, saigné au flanc et les deux bras garrottés, était mort », « ... au moment où la bête allait mordre sa poitrine, son poing armé s'abattit sur la bête ».

      Faut-il ajouter qu'Hugo ne parle pas de son ventre ? Voilà au moins une invention incontestable d'Isidore Ducasse, puisque le mollusque se caractérise justement du fait que son corps est réduit à sa plus simple expression, hormis les huit tentacules et la tête (d'où son nom savant, céphalopode).

(7) « Vieil océan » et « vagues de cristal » se trouvent littéralement dans la traduction du Paradis perdu sous la plume de Chateaubriand, dont le texte a été cité littéralement dès la deuxième strophe (cf. strophe 1.2, n. (1). Au chant 4, Satan s'approche de l'Éden, suivant la mer aux odeurs embaumées : « réjoui par la senteur agréable, le vieil Océan sourit » (p. 121); au chant 7, qui décrit la création du Monde, on voit Dieu le circonscrire « dans un large océan de cristal » (p. 203). Toutefois, dans cette strophe, nulle part Ducasse n'a l'oeuvre de Milton sous les yeux, bien qu'on en trouvera d'autres réminiscences.

      En fait, ces vagues de cristal et, plus généralement, tout le vocabulaire « poétique » de cet alinéa proviennent de la stance suivante, du second chant du Pèlerinage de Childe-Harold, dans la traduction de Benjamin Laroche : « Au lieu où Utraikey forme son anse arrondie, dans laquelle les vagues se retirent pour briller en repos, comme il est sombre le feuillage de ces arbres qui couronnent la verte colline, et se balancent, à minuit, sur le sein de la baie tranquille, pendant que la brise suave qui souffle du nord baise sans le rider le cristal polie d'une mer d'azur ! Ici Harold reçut un accueil hospitalier : il ne put contempler sans émotion [cf. l'ouverture de la strophe de Ducasse] ce gracieux tableau; car dans la nuit et sa douce présence son coeur [cf. encore le « coeur humain » de l'alinéa précédent] trouvait une ineffable joie » (2: 70, trad. B. Laroche, vol. 1, p. 341). Il y a là beaucoup trop de rencontres pour que ce soit un hasard, sans compter évidemment le renversement de la joie sereine en son contraire, l'image bien curieuse de la douleur et son symbole, l'ecchymose.

      Il importe de distinguer les « rapprochements » des « sources » et des « citations ». Comme le thème de la mer et de l'homme devant l'océan est évidemment un lieu commun universel, il faut s'en tenir aux recoupements textuels avérés comme celui-ci ou encore aux citations explicites de Byron et de Baudelaire, pour ne pas changer le sens du texte de Ducasse en y relisant des fragments de Chateaubriand, Lamartine, Hugo ou Michelet, ou même de Balzac (l'Enfant maudit, source possible du poème de Baudelaire), voire de Maurice de Guérin. On trouve au TLF onze fois le « vieil océan » chez neuf auteurs avant Ducasse, mais aucun n'est susceptible d'en être la source, quoiqu'un cantique de Lamartine, dans ses Harmonies poétiques et religieuses, présente exactement la même forme, dans un sujet très proche, donné par le titre du poème : « Éternité de la nature, brièveté de l'homme », dont voici la troisième strophe qui peut être rapproché du texte de Ducasse... pour la rencontre des deux premiers mots de son premier vers :

Vieil océan, dans tes rivages
Flotte comme un ciel écumant,
Plus orageux que les nuages,
Plus lumineux qu'un firmament !
Pendant que les empires naissent,
Grandissent, tombent, disparaissent,
Avec leurs générations,
Dresse tes bouillonnantes crêtes,
Bats ta rive ! et dis aux tempêtes :
Où sont les nids des nations ?

—— Lamartine, éd. Marius-François Guyard, p. 301-302.

      Rien d'autre que le « vieil océan » à l'ouverture de la strophe ne peut être rapproché du texte de Ducasse (sinon l'inspiration commune, le poème de Byron qu'on a lu plus haut et notamment le caractère éphémère des empires, idée que Ducasse ne reprend pas). Il n'en est donc ni une source ni une citation. En plus, évidemment, le traitement du sujet en est si contradictoire, Lamartine développant un panthéisme religieux tellement étranger à cette strophe de l'océan qu'elle ne saurait même en être la parodie.

      De même, toujours au TLF, on trouve encore un fleuve de cristal, pour désigner une source vive, et toujours dans les Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine. En revanche, fort curieusement, la traduction par Paulin Paris de la stance 173 du Chant IV, qui lance le poème à la gloire de l'océan de Byron, contient abruptement la même expression, que le texte original n'appelle pas non plus : « le miroir ovale de son lac de cristal » (p. 275). Or ! c'est bien cette stance, mais dans la traduction de Laroche, qui inspire formellement l'invocation qui donne sa forme à la strophe de Ducasse à partir d'ici. En effet, Byron ouvre ainsi l'hymne en question : « Salut, Némi, toi... » (p. 440). Toutefois, c'est bien la stance 70 du chant II que Ducasse a sous les yeux ou clairement en tête lorsqu'il rédige sa première comparaison tandis que la forme du poème lui vient du chant IV, dont le texte s'ouvre avec cette stance 173, avec cette apostrophe.

(8) C'est le sujet et le vocabulaire des stances 182 et 183 du Pèlerinage de Childe-Harold : « Tes rivages sont des empires où tout est changé, excepté toi. — [...] : mais en toi rien ne change, si ce n'est le caprice de tes vagues; — le temps ne grave aucune ride sur ton front d'azur. — Tel que te vit l'aurore de la création, tel nous te voyons encore ». Stance 183 : « Glorieux miroir [...] calme ou irrité, — soulevé par la bise ou par l'aquilon, glacé vers le pôle, sombre et agité sous la zone torride, — tu es toujours [...] — l'image de l'éternité » (4: 182-183, trad. B. Laroche, vol. 1, p. 442-443). Question de vocabulaire, on remarquera que Byron ne désigne nulle part l'uniformité de l'océan que Ducasse appelle par inadvertance l'identité; cf. n. (n); Jules Michelet, lui, la nomme correctement la régularité, ce qui confirme la conclusion qui se dégage de l'analyse de Marguerite Bonnet (RHLF, 1964, p. 613) : la Mer de Michelet (1861) peut être rapprochée de cette strophe sur l'océan, mais on compare alors des thèmes et des sujets d'imaginations très différentes, où se trouvent certes des rencontres d'idées, mais jamais aucun recoupement textuel. Rien ne permet de montrer que Ducasse connaissait le texte de Michelet.

(9) Cette « intime organisation », ce sont les « richesses intimes » de la mer, « que nul ne connaît » : en effet, cet alinéa s'inspire des vers 11 et 12 de « L'homme et la mer » de Baudelaire dans les Fleurs du mal. Mieux, il en est la critique. En effet, tandis que Baudelaire compare les richesses cachées de l'homme et de la mer, tous les deux « ténébreux et discrets » — « Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets », on voit que Ducasse oppose la modestie de l'océan à la vantardise de l'homme : océan, « tu es modeste. L'homme se vante sans cesse, et pour des minuties ».

(10) Amer : l'adjectif se trouve à la rime du premier quatrain du poème de Baudelaire, mer/amer, affirmant que « l'esprit » de l'homme « n'est pas un gouffre moins amer » que l'océan. Ducasse en fait le sujet de cet alinéa, mais en opposant le sens propre et le sens figuré du mot.

(11) Genèse : Ducasse improvise le développement de son hymne à l'océan. La fin de l'alinéa reprend à peu de chose près la fin du troisième alinéa, du moins si l'imperfection désigne en partie la laideur de l'homme. Mais même s'il s'agissait plutôt d'une généralisation, pour désigner les défauts, l'attitude est exactement la même. Cette répétition est significative du caractère explicitement spontané de ces énumérations d'énumérations. La dernière strophe constituera l'aboutissement du poème ? En effet, puisque le texte l'affirme. Mais on y trouvera également la répétition : « avec le sentiment calme de ta puissance éternelle » (p. 30: 6), « avec la conscience de ce que tu es » (p. 31: 9).

(12) Cette fois-ci, le texte de Ducasse est de l'ordre de la citation : « Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes; / Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes », à tel point qu'on est assuré que Ducasse n'utilise pas la première édition des Fleurs du mal (qui portait « nul ne connaît le fond de tes abîmes », 1857), mais les éditions de 1861 ou 1868. D'où les sondes dont il est ensuite question. Dans cet alinéa, on trouve formulée pas moins de quatre fois la question de la profondeur de ces abîmes, avant de donner doublement raison à Baudelaire, le coeur humain étant plus difficile à comprendre que les profondeurs vertigineuses de l'océan.

(13) Le poème de Baudelaire s'achevait sur l'égalité des combattants, implacables frères ennemis, aimant le carnage et la mort. Sur cette idée (que Ducasse contredit) Baudelaire cède le pas à Byron dont le texte sera repris de très près.

(14) Pierre Olivier Walzer note ici : « Le passage qui suit condense les strophes 180 et 181 du IVe chant de Childe-Harold, mais sur le mode antilyrique ». La note et l'appréciation sont très justes. Il cite ensuite les deux strophes. Comme on va le voir, le texte est fort proche du mot à mot, mais il n'est pas assez littéral pour qu'on puisse avoir la preuve que Ducasse utilise comme il est probable la traduction de Benjamin Laroche.

(15) « Malgré cela, tu fais valser leurs plus lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des sauts gymnastiques jusqu'au ciel, et des plongeons admirables jusqu'au fond de tes domaines » : voilà qui transcrit d'assez près la stance 180 du Pèlerinage de Childe-Harold : « Tu te soulèves et le repousses loin de toi. La force méprisable qu'il applique à la destruction de la terre, tu la dédaignes. L'écartant de ton sein, tu le fais voler avec ton écume jusqu'aux nuages; là, tu l'envoies, en te jouant, éperdu et tremblant, vers ses dieux... ». Sans compter « le jouet » de la strophe suivante, qui correspond nettement aux sauts gymnastiques dignes d'un saltimbanque.

(16) Le patriarche observateur du globe suspendu, cela correspond à la cosmologie du Paradis perdu de Milton. La « globe fragile » se trouve au coeur du nouvel univers, le Monde créé au-delà du chaos, lui-même au-delà des ténèbres extérieures où se trouve le royaume de satan (cf. n. (24)). Tout en haut, de son trône, Dieu domine tout. C'est depuis sa création (« les premières époques ») et pour toujours le patriarche observateur du globe suspendu.

(17) Le combat naval décrit à partir d'ici s'inspire de la stance 181 du Pèlerinage de Childe-Harold. Ducasse en reprend un « nom propre », Léviathan. « Ces armements qui vont foudroyer les remparts des cités bâties sur le roc, épouvanter les nations et faire trembler les monarques dans leurs capitales; ces léviathans de chêne aux gigantesques flancs, qui font prendre à ceux qui ont créé leur argile le vain litre de seigneurs de l'Océan, d'arbitres de la guerre, que sont-ils pour toi ? ». Tout cela propre à « anéantir » « l'orgueilleuse Armada ou les dépouilles de Trafalgar ».

(18) Les armées anéanties (« du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes »), « l'océan a tout mis dans son ventre. La gueule est formidable », « Il y avait en bas des points noirs; j'ai fermé les yeux : ils ont disparu » : voilà bien un développement de la description de Byron qu'on peut résumer par le fragment suivant : « ...comme le flocon de neige, se fondre dans l'écume de tes flots qui anéantissent... ».

(19) La source de cette saisissante apposition se trouve dans le Paradis perdu de Milton, mais elle a été très naturellement amenée elle-même par les stances de Byron. C'est d'abord le « terrible, impénétrable, solitaire » océan (stance 183) qui rappelle ensuite l'exposé du grand puritain amenant Dieu à s'interroger ironiquement sur son célibat, lorsqu'Adam lui demande... une femme : « Que penses-tu donc de moi et de mon état ? te semblé-je ou non posséder suffisamment de bonheur, moi qui suis seul de toute éternité ? car je ne me connais ni second, ni semblable, d'égal beaucoup moins. Avec qui donc puis-je converser, si ce n'est avec les créatures que j'ai faites, et celles-ci, à moi inférieures, descendent infiniment plus au-dessous de moi, que les autres créatures au-dessous de toi » (chant 8, trad. Chateaubriand, p. 225). Le traducteur, Chateaubriand, a repris le raisonnement dans son Génie du christianisme : « Dieu est lui-même le grand Solitaire de l'Univers, l'éternel Célibataire des mondes » (I, 1, 9, première édition, soustrait ensuite pour cause de raillerie — signalé par Pierre Moreau en 1952, cité par Walzer, p. 60, n. 1). Mais Ducasse connaît l'« original ». Et c'est bien le mot : si l'idée est si originale, c'est qu'elle est évidemment tout à fait saugrenue en dehors de la théologie érotique de John Milton.

(20) L'association de la mer au frère, pour l'homme, termine le poème de Baudelaire qui inspire cette strophe; or, l'ouverture des Fleurs du mal, tout comme les Chants de maldoror — on l'a déjà vu, 1.2, n. (4) — associent pour leur part les idées de monstre et de frère (le lecteur). C'est l'association des trois thèmes qu'on trouve ici comme quatrième proportionnelle (océan, frère et monstre : Satan).

(21) L'image poétique du monstre de la mer en (sur) son sein même, qui sera deux fois développée maintenant, est manifestement inspirée de l'ouverture de l'hymne à la mer de Byron : « Calme comme la haine longtemps couvée, sa surface a un aspect froid et tranquille que rien ne peut troubler; il est comme roulé sur lui-même : ainsi dort le serpent » (strance 173) : de la comparaison, Ducasse produit une métaphore, une personnification.

      Genèse. La création poétique se fait en trois étapes. Les griffes (métaphore des vagues), puis aux lignes suivantes la crête du monstre aux replis tortueux, qui lui font comme une cour, et finalement, à l'édition définitive, l'image du pulpe commandant à un sérail de quatre cents ventouses (le début de la strophe étant réécrit à la lumière de la fin).

(22) Mugissement, le mot vient dans un contexte comparable, à la strance 178 du poème de Byron : le « mugissement des vagues a sa mélodie ».

(23) Byron évoque aussi les joies de la baignade (stance 184). Mais la formulation de Baudelaire est assez proche du texte ici (les bras amis, qui s'entrouvrent, pour caresser), dans l'un de ses vers : « Tu l'embrasses des yeux et des bras... ».

(24) Le texte inverse les cosmologies de Dante et de Milton, cette dernière représentant les « illusions » populaires en situant l'Enfer dans les ténèbres extérieures. L'inversion est évidemment à double sens : il suit que la cosmologie des Chants est celle de Milton et que l'Enfer ne se situe pas sous les mers, ni au centre de la terre comme chez Dante.

(25) On trouve le même mouvement à la fin de l'hymne de Byron, aux stances 184 et 185 : « Ma tâche est achevée, — mon chant a cessé, — ma voix a fait entendre son dernier son; il est temps de rompre le charme de ce rêve prolongé »; puis : « Adieu ! Ce mot doit être prononcé : il l'a déjà été; — il prolonge l'instant de la séparation. — Cependant, — adieu Ô ».

(26) Comme c'est la pensée de George Gordon Byron qu'on retrouve ainsi exprimée, il n'est pas surprenant qu'on la lise également à la fermeture de son poème, notamment dans cet extrait de la stance 176 : « ... dans la terre et l'Océan nous puisons des joies presque aussi pures que s'il n'existait pas d'hommes pour en troubler le charme ».

      Puis, à la stance suivante : « Oh ! que ne puis-je habiter au désert, sans autre société que... ».

(27) Dazet. Voici d'abord en continu le passage de la première édition sur le « personnage » :

      « Ah ! Dazet ! toi dont l'âme est inséparable de la mienne; toi le plus beau des fils de la femme, quoique adolescent encore; toi dont le nom ressemble au plus grand ami de la jeunesse de Byron (cf. n. (28)); toi en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d'un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n'es-tu pas avec moi, ta poitrine contre ma poitrine, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j'adore [!] » (P 1868, 13: 5-12).

      Il s'agit de Georges Dazet (1852-1920), le premier des dédicataires des Poésies, qui consignent son prénom; il a 16 ans en 1869, Isidore 22 ans); rien ne permet de croire qu'il puisse s'agir de l'un de ses deux frères, Jean-Paul (né en 1844, donc deux ans seulement avant Isidore Ducasse) ou Louis (le cadet, né en 1853).

      Ducasse les a connus tous les trois, puisqu'il semble que leur père, Jean Dazet (1797-1864) ait été son « correspondant » à Tarbes, c'est-à-dire qu'il était responsable de ses sorties et brefs congés de l'internat du Lycée impérial de Tarbes. C'est d'ailleurs dans l'album de la famille que Jean-Jacques Lefrère a trouvé la seule photographie connue de notre auteur. Par ailleurs, le tout jeune Georges Dazet fera les deux premières années de son lycée (la huitième et la septième) pendant que Ducasse y fera ses deux dernières (la quatrième et la cinquième) à Tarbes (où il en aura fait trois, 1859-1862). Or, Georges Dazet est maintenant à Paris où Ducasse vient le rejoindre. En effet, il sera pensionnaire à l'Institution Massin et achèvera ses classes au célèbre Lycée Charlemagne (1867-1870).

      Tous ces renseignements sont extraits du Ducasse de J.-J. Lefrère (qui consacre deux chapitres aux Dazet), comme aussi de son ouvrage antérieur, le Visage de Lautréamont.

      Comme on le verra, le nom de Dazet apparaîtra plusieurs fois tout au long du chant premier, à partir d'ici, soit en rapport avec la grande amitié que lui voue le narrateur, soit encore en contexte humoristique. Or, à la seconde édition du chant premier, son nom est réduit à l'initiale D..., tandis qu'il sera remplacé à la troisième édition par diverses figures du bestiaire des Chants, comme c'est le cas ici du poulpe.

      Là-dessus, il n'est pas difficile de comprendre qu'on ait aisément construit tout un roman : voilà Isidore Ducasse, alias le comte de Lautréamont, engagé non seulement dans une amitié particulière de jeunes adolescents, mais dans une relation homosexuelle étalée au grand jour; d'où les protestations de la famille et même du premier intéressé, utilisant déjà ses futurs talents d'avocats, de sorte que Ducasse aurait été forcé d'effacer le nom de son amoureux; mais de dépit, amoureux évidemment, le voilà qui se vengerait en affublant le récalcitrant des noms les plus « répugnants ». Rien de tout cela ne s'appuie sur le moindre document.

      Posons que les faits de genèse ont généralement de très simple explication génétique. Je propose donc plutôt l'hypothèse suivante qui non seulement rend compte de tous les faits, mais explique en plus la création littéraire.

      Nous sommes au milieu du chant premier des futurs Chants de Maldoror. L'auteur joue d'outrances et de sarcasmes. Il s'amuse ferme, aucun lecteur ne saurait en douter. Il va donc s'amuser encore plus en amusant ses amis et notamment son meilleur ami (celui qui trônera l'année prochaine en tête des dédicataires des Poésies) en le désignant nommément au début de cette strophe, apostrophe qui deviendra bientôt un leitmotiv humoristique. Absolument rien ne permet d'imaginer qu'il y ait eu là matière à scandale pour Dazet et sa famille : au contraire, la plaisanterie a pu être goûtée à sa juste mesure et pour ce qu'elle est (l'expression de l'amitié d'une part et une plaisanterie de connivence de l'autre). Il n'y a pas lieu de s'interroger longuement sur la première réécriture qui remplace le nom de Dazet par son initiale, sauf pour constater qu'elle est systématique et qu'elle pourrait bien ne pas être de Ducasse. En effet, dans sa première occurrence, il est clair que l'initiale D... ne peut plus désigner le poème de Byron et que cette proposition aurait dû être soustraite ou refaite si la correction n'avait été faite systématiquement, aveuglément. Et on peut imaginer, très simplement, que la suggestion vient de l'éditeur de la revue qui a pu faire comprendre à Ducasse que les meilleures plaisanteries ont une fin.

      Mais le plus important, bien entendu, ce sont les variantes de la troisième édition, à commencer par l'apparition du poulpe ici. En effet, quelles que soient les raisons qui conduisent à la suppression du nom de Dazet, c'est le résultat qui importe. À la suite de Maurice Blanchot, on ne peut qu'être frappé de la subite irruption de la réalité (autobiographique) au seuil de cette neuvième strophe (et par le nom de Dazet et aussi par celui de Byron), impact qui tient justement de son incongruité; on peut donc croire que c'est à la lumière de l'ensemble de son oeuvre que Ducasse va se livrer aux collages propres à enrichir le bestiaire caractéristique de l'oeuvre. Il faut aller plus loin : du point de vue de la genèse, les apostrophes à Dazet, qui présentaient évidemment une unité syntagmatique (contredisant d'ailleurs la logique de l'autonomie des strophes), donnent dans la réécriture une série paradigmatique qui déploie considérablement la texture de l'oeuvre : après, ou plutôt avant le requin, la femelle du requin, les grands poissons aux dos noir, voici le poulpe. Plus loin, ce sera le pou, le rhinolophe, le crapaud, l'acarus sarcopte, etc. Il ne fait pas de doute que ces métamorphoses participent toujours de la plaisante mise en scène initiale (qui a dû amuser les deux amis, leurs camarades et leurs parents), mais ses produits (encore humoristiques) ont une force imaginaire peu commune — qui tient précisément à l'arbitraire et à sa nécessité.

      Bref, sans Georges Dazet, sans l'apostrophe saugrenue à son ami, Ducasse n'aurait pas facilement créé l'amitié de son narrateur pour le poulpe, le plus bel habitant de la terre, communicatif, gracieux et divin !

(28) « Dazet [...], toi dont le nom ressemble au plus grand ami de la jeunesse de Byron ». Court-circuit entre l'ouverture de l'hymne à l'océan et un autre poème de Byron explicitement désigné ici; dans l'invocation du Pèlerinage de Childe-Harold, c'est l'océan qui est qualifié comme « l'ami de notre jeunesse ». En ce qui concerne le poème expressément désigné, il s'intitule « Au duc Dorset ». Daté de 1805, il se trouve au début du premier recueil de George Gordon Byron, Hours of idleness (Heures de paresse). C'est l'ouverture du poème que reprend le mouvement de cette apostrophe :

Dorset ! whose early steps with mine have stray'd
Exploring every path of Ida's glade;
Whom still affection taught me to defend,
And made me less a tyrant than a friend,
Though the harsh custom of our youthfull band
Bade
thee obey, and gave me to command...

— « To the duke of Dorset », Wordswoth Editions, p. 9b.

« Dorset, compagnon de mes jeunes excursions, alors que nous parcourions ensemble tous les sentiers des ombrages d'Ida [le mont Ida : « nom poétique du Harrow-on-the Hill » où Byron et Dorset étaient condisciples — note de l'édition d'A. Pichot]; toi que l'affection m'apprit à protéger, et pour qui je fus moins un tyran qu'un ami, en dépit de la loi inflexible de notre jeune société, qui nous donnait, à toi l'obéissance, à moi le commandement... » (trad. B. Laroche, vol. 1, p. 15). L'ouverture de la traduction d'Amédée Pichot est encore plus proche de la formulation de Ducasse : « Dorset ! toi dont les premiers pas ont erré avec les miens pour explorer tous les sentiers des ombrages d'Ida, toi que l'affection m'apprit à défendre... » (vol. 2, p. 75).

      Cela dit, contrairement à l'hymne à l'océan qui ferme le Pèlerinage de Childe-Harold, le texte de Ducasse désigne explicitement le poème de Byron au duc Dorset, il ne s'en inspire pas.

      Le duc Dorset était le « petit » (fag) de lord Byron qui lui adresse cet éloge et ce fragment de morale en quittant le collège, quittant un adolescent et l'adolescence, écrit-il deux fois dans son poème; « adolescent encore », reprend Ducasse. « Noblement » : l'adverbe pourrait également être inspiré par le poème de Byron. En tout cas, la relation de Byron à Dorset, du point de vue de l'âge et peut-être du rapport affectif, correspond à celle de Ducasse pour Dazet : « l'amitié, qui n'est pure et vraie que dans l'enfance » (p. 17).

      Nous ignorons tout de la relation entre Dazet et Ducasse, sauf précisément ce que la référence au poème de Byron peut en laisser deviner, celle que je viens d'exposer. En revanche, rien ne permet d'établir un rapport entre Dazet et D..., le « personnage » de la première et de la seconde éditions, et les adolescents des Chants de Maldoror. Mais on fera bien de considérer que les interprétations et extrapolations abusives sur ce point (biographique) s'inscrivent très naturellement dans la dynamique de l'oeuvre qui joue à plaisir des peurs et des fantasmes sur l'homosexualité.


4. Faurissonneries

      Malheureusement, Robert Faurisson a été découragé par la longueur de la strophe et les sommets de sa « rhétorique ronflante », de sorte qu'il n'a pas voulu « lasser » « le lecteur à en commenter les bouffonneries » (p. 64). Dommage, car il nous aurait fait rire encore. Il se contente de faire une dizaine de longs extraits de la strophe, parfois ponctués de très brefs commentaires qui se réduisent assez souvent au simple point d'exclamation. En gros, il considère que la strophe est un recueil de « considérations éculées », notamment le « poncif de la grandeur de l'océan comparée à la petitesse de l'homme » (p. 64), et il trouve en passant une faiblesse de langue ou de style (au passage suivant : « tes eaux sont amères. C'est le même goût que... », pour « Elles ont le même goût que... »; alors qu'il faut plutôt lire : tes eaux sont amères — la critique distille exactement le même goût).

      Voici toutefois quelques traits de la psychologie (poétique) de Robert Faurisson, tels qu'on peut les dégager de ses commentaires sur la strophe : le pulpe est un animal visqueux, ses quatres cents ventouses sont autant d'épouses; une poitrine d'alluminium est brillante; et un vieil océan est forcément vieux et âgé, ce qui désigne sa vieillesse... On ne trouve évidemment rien de tel dans cette strophe. C'est de la projection, comme en font trop souvent les collégiens dans leurs « explications de texte ».

      En revanche, Robert Faurisson n'hésite pas à cicéroniser les intentions rhétoriques du comte de Lautréamont, lui prêtant une « declamatio magna voce » et une « gravitas », comme le ferait assez spontanément un répétiteur de collège classique, s'il ne prenait pas soin de situer la strophe en regard du romantisme des oeuvres de Byron, de Lamartine et de Baudelaire sur la mer.

      Et bien entendu, cela ne pouvait manquer, un célibataire n'a pas de mamelles ! Le choc est si grand que Robert Faurisson en oublie que l'océan n'a pas non plus de bras ni de genoux... Les Chants commencent peut-être à faire effet.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe