Une seule correction justifiée
1) 164: 5 il n'a pas respecté
l'ennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et
de vin; > vin, sans défense, et presque
inanimé !... Voir la n. (f).
(a) Tout travaillait [...]. Tout,
excepté le Créateur ! — Le pronom neutre
tout (au lieu de tous) implique que l'énumération,
les
arbres, les planètes, les squales, ne constitue pas une
somme
et que ses éléments ne sont que des exemples. C'est
tout l'univers qui « travaillait à sa
destinée*h ».
(b) Hispanisme : la préposition
contre (espagnol, molido contra o por) est mise pour la
préposition sur au sens de parmi.
(c) Impassible comme l'écorce,
voilà certainement une création de style artiste
d'Isidore Ducasse. En revanche, son inversion, l'écorce
impassible de..., devait être une formule courante, mais je
n'en trouve aucun exemple au TLF avant les Chants.
(d) Hispanisme. La proposition est
grammaticalement correcte, mais on ne s'exprime pas ainsi en
français. En castillan, oui : al caer, su rostro
había chocado, dado, golpeado, etc., contra un poste (les
traducteurs sont unanimes). En français : en tombant,
il s'est frappé, cogné, etc. la figure
sur un poteau.
(e) C'est l'imparfait qui devrait
exprimer
ici l'habitude et/ou l'éventualité. Au
présent : savez-vous qu'il se soûle ? Au
passé : saviez-vous qu'il se
soûlait ?
Je ne corrige pas, parce qu'on n'emploie pas l'imparfait du
subjonctif par inadvertance; ce ne peut être un lapsus.
J'imagine que l'auteur voulait faire comprendre : vous ne le
croirez pas qu'il puisse se produire ce fait inimaginable que le
Créateur se soûlât !
(f) T : il n'a pas respecté
l'ennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et
de vin; sans défense, et presque
inanimé !... — Le point-virgule est mis pour la
virgule, car il n'y a aucune raison de séparer ainsi les
deux
dernières appositions de la précédente.
(g) On attend l'indéfini, des
enfants terribles; mais l'article défini, les, agit ici
comme
un superlatif : vous êtes les enfants les plus terribles
(de la création).
(h) Faites attention à qqch, au
sens du, tout simple, voyez, regardez, est du niveau de la langue
parlée familière, tout au contraire de la formule,
littéraire, prêtez attention à qqch. (qui
signifie : soyez attentifs à).
(i) Derviche : du point de vue
narratif,
la focalisation est ici celle du mendiant qui aperçoit le
Créateur et le prend pour un pauvre moine. Dervish
=
pauvre. Il ne s'agit pas, bien entendu, de prêter à
Isidore Ducasse une fabuleuse culture musulmane, mais on peut sans
peine supposer que derviche est ici un tout simple
mélioratif
de mendiant. Un mendiant en rencontre un autre ! Le
suprême mendiant.
(j) Comme très souvent, l'emploi
des prépositions est approximatif, très
légèrement fautif. La différence, ici, entre
les propositions de, ou encore par, et avec, est fort mince.
(k) Trop est évidemment de trop,
si l'on me permet de jouer sur le mot. La cause en est qu'Isidore
Ducasse doit prendre dans son sens littéral l'expression,
qui
n'existe pas comme telle en castillan, de fond en comble : il
pense donc que la conscience est remuée, trop remuée,
dans toutes ses parties, partout, au lieu de
complètement.
(l) Manifestement, le sujet de cette
seconde proposition n'est pas exprimé. Ce n'est pas
l'intelligence, d'ailleurs
« retirée » !, qui pourrait tomber
dans ces égarements, mais bien celui qui l'a
momentanément perdue. — La formulation pourrait
correspondre à la tournure réfléchie de
l'espagnol : y se puede caer, et on peut
tomber...
(m) On dit : pour une fois dans la
vie. Mais le raccourci n'est évidemment pas interdit, comme
figure de style, qui met l'accent sur l'exception.
Rédaction, source et genèse : un article de
Francis
Magaré dans le Figaro
relancé par une fable de Lafontaine
(1) Jean-Pierre Capretz
(p. 190-191) a
trouvé la source d'inspiration de cette strophe et en a
proposé un découpage rapprochant point par point les
traits repris ou refait par Ducasse. Pierre-Olivier Walzer a
fidèlement recopié son analyse
(p. 1121-1122), ce que les éditions commentées
résument ou reprennent succinctement, ce qui ne permet pas
de
comprendre le mécanisme de rédaction de la
strophe.
En fait, J.-P. Capretz nous met sur la piste
de la source de Ducasse sans la connaître de première
main. Il a trouvé le texte de Louis Veuillot dans un
recueil
de ses articles à l'Intransigeant (avec un titre qui
ne figurait pas dans son journal), signalant en note que la source
de Ducasse pourrait être un article du Figaro repris
par
Veuillot (comme celui-ci le dit dans son article :
« Le Figaro, reproduisant cette photographie
répugnante, prend à son tour la parole et chante une
complainte »).
Jean-Pierre Capretz a donc l'honneur d'avoir
trouvé la source de la strophe de Ducasse, de sa description
du Créateur soûl, dans le portrait d'Alfred de Musset
« épouvantablement ivre », qui se trouve
originellement dans un article d'Édouard Lockroy dans
l'Indépendance belge, repris et commenté dans
le Figaro par Francis Maguaré, copié et
développé par Louis Veuillot dans
l'Intransigeant, développement repris dans l'un des
innombrables recueils feuilletons de ses articles. Voici
clairement
identifiées les quatre éditions du texte dont Isidore
Ducasse s'inspire.
1. Édouard Lockroy, « Courrier de Paris :
correspondance particulière de
l'Indépendance », l'Indépendance
belge, Bruxelles, 17 mai 1868, p. 1-2.
— Je dois cette référence au professeur Paul
Aron
de l'Université libre de Bruxelles qui a bien voulu
dépouiller pour moi les numéros de mai 1868 du
journal
aux fichiers électroniques de la Bibliothèque royale
de Belgique. La date de l'article original m'a permis ensuite de
trouver la référence suivante que je n'arrivais pas
à localiser dans le journal.
2. Francis Maguaré, chronique « Paris au jour le
jour », le Figaro, Paris, no 140, 19 mai
1868,
p. 2.
3. Louis Veuillot, sans titre, l'Intransigeant, Paris,
mardi,
26 mai 1868, p. 1. Incipit : « Un
rédacteur de l'Indépendance belge, d'ailleurs
plein de tous les respects que la libre pensée doit au libre
génie... ». — Le seul but de Louis
Veuillot,
après avoir recopié mot pour mot Francis
Maguaré, qu'il accuse ensuite d'avoir reproduit cette
« photographie répugnante » de
l'Indépendance belge (c'est du Louis Veuillot, qui
n'en
est pas à une bassesse près), son seul but, donc, est
de casser du sucre sur le dos d'Henri Heine (que le chroniqueur du
Figaro a rapproché, comme on va le lire, d'Alfred de
Musset), consacrant la seconde partie de son article à
dénoncer celui qui « s'abreuvait de
blasphèmes ». Heureusement, on va voir que
Ducasse
n'a jamais lu l'article de ce triste sire.
4. Louis Veuillot, « Un trait d'Alfred de
Musset », Mélanges religieux, politiques et
littéraires, vol. 14 (ou troisième
série, tome 2, 1867-1868), Paris, Vivès, 1876,
p. 527-529. Le recueil date par erreur l'article de
l'Intransigeant du 25 mai 1868, alors qu'il était du
26 mai.
Le titre de 1876 et l'erreur sur la date de
publication originale font la preuve que c'est dans ce recueil que
J.-P. Capretz a identifié la source de la strophe.
Mais la source d'Isidore Ducasse n'est pas
l'article de Veuillot dans l'Intransigeant, mais bien la
chronique de Maguaré dans le Figaro. La
découverte du Bozo, encore une, n'est pas sans
conséquence. On ne sera pas surpris de constater que
Ducasse
n'est manifestement pas un lecteur de l'Intransigeant, dont
le rédacteur en chef, Louis Veuillot lui-même, est un
bon représentant de la droite catholique ultramontaine
française, tandis qu'il n'est pas surprenant non plus de le
trouver en lecteur du Figaro.
D'ailleurs, on l'a vu à la strophe 2.15, il retiendra un peu plus tard, le 16
octobre, un autre fragment du journal, soit l'ouverture des
« Contes de mon moulin », qu'il utilisera
beaucoup plus tard en composant cette strophe (en tirant sa
comparaison du vol de courlis), après la
rédaction du Chant 5, donc en avril ou mai 1869,
d'après notre hypothèse.
Or, ce lecteur du Figaro s'est
intéressé à l'article de Francis
Maguaré
au point de conserver son numéro du journal ou de garder la
découpure de l'article pour s'en inspirer plus de six mois
après sa parution, vraisemblablement en janvier 1869 (voir
aux
commentaires de la strophe 2.16 le temps
supposé de la rédaction du Chants 3,
après
le dépôt du « fascicule II »,
vers le 19 octobre 1868, présenté à la strophe
2.13). Pourquoi ? Il est peu
probable que ce soit dans le but d'en faire ce qu'il en fera, pour
la raison toute simple que les cinq strophes du Chant 3
s'enchaînent l'une l'autre en deux parties, seconde partie
qui
s'ouvre avec la présente strophe. Cette improvisation n'est
manifestement pas planifiée. On peut croire, tout
simplement,
qu'Isidore Ducasse s'intéressait à Alfred Musset
(1810-1857),
parce qu'il s'intéressait à la
littérature contemporaine, non pas pour s'en inspirer, c'est
évident, mais pour s'y situer et la critiquer, ce qui sera
l'objet premier des Poésies.
Cela dit, c'est moins pour la source
elle-même
que pour la genèse de la strophe que le
découverte est importante. En effet, il n'y a qu'une phrase
et seulement une que Louis Veuillot n'a pas reproduite du portrait
de Musset dans l'article de Francis Maguaré. Et cette
phrase
est essentielle, on va le voir, à la rédaction de la
strophe. Car Isidore Ducasse improvise sa strophe exactement
de la même manière que la strophe 3.2 inspirée
de « Risette » — et probablement d'une
grande majorité de ses strophes (celles
« inspirées » de Melmoth ou de
Manfred, par exemple) — alors que dans ces deux cas le
mécanisme de rédaction est aussi explicite et
arbitraire qu'une consigne oulipienne. Il emprunte d'abord une
situation narrative qu'il va reformuler pour qu'elle serve de cadre
à une strophe de son épopée. C'était
l'idylle de la Jeunesse, qui allait mettre en scène
le
héros des Chants, Maldoror, en cruel tortionnaire; c'est
maintenant sur le portrait de l'ivresse de Musset, que Ducasse va
imaginer une situation vraiment extraordinaire pour un autre de ses
grands personnages, le Créateur. La transposition on ne
peut
plus originale, « scandaleuse » — mais on
lira pire à la strophe suivante, manifestement
inspirée par
celle-ci
—, est évidemment un coup de génie dans le
déroulement des cinq strophes du Chant 3 qui se divise
ainsi en deux parties à peu près égales :
portraits de Maldoror avec ses adolescents (3.1, 3.2 et 3.3) et
portraits du Créateur avec ses vices (3.4 et 3.5). La
source
d'inspiration factuelle de cette strophe 3.4 ne fait pas de doute
puisque la chronique de Francis Maguaré est souvent
démarquée mot pour mot. Et la phrase clé de
Maguaré est celle-ci, qui sera la
« consigne » de la seconde partie de la
strophe,
son moteur, son inspiration — et que par hasard, je le
rappelle, Veuillot n'a pas reproduite : « Autour du
poète déchu, les enfants commencèrent une
ronde
insultante ! ». Ce sera la ronde des animaux,
inspirée d'une fable de Lafontaine.
Voici le texte de la chronique de Francis
Maguaré, reprenant l'article de l'Intransigeant.
À remarquer, toutefois, qu'il attribue à son auteur,
Édouard Lockroy, ce qui paraît être plutôt
une correspondance anonyme qui lui est venue de Paris (si j'en
crois
son titre, tel qu'on l'a lu plus haut).
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