El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 4, strophe 5 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

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      Sur le mur de ma chambre, quelle ombre (a) dessine,
avec une puissance incomparable, la fantasmagorique*h  (1)
projection de sa silhouette racornie ? Quand je
place sur mon coeur cette interrogation
*i délirante et
muette, c'est moins pour la majesté de la forme, que
pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style
se conduit de la sorte (b). Qui que tu sois, défends-toi;
car, je vais diriger vers toi la fronde d'une terrible
accusation : ces yeux ne t'appartiennent pas... Où
les as-tu pris ? Un jour, je vis passer devant moi une
femme blonde; elle les avait pareils aux tiens : tu les
lui as arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta
beauté; mais, personne ne s'y trompe; et moi, moins
qu'un autre. Je te le dis, afin que tu ne me prennes
pas pour un sot. Toute une série d'oiseaux rapaces,
amateurs de la viande d'autrui (c) et défenseurs de l'utilité
de la poursuite (d), beaux comme (2) des squelettes qui
effeuillent des panoccos de l'Arkansas (3), voltigent autour
de ton front, comme des serviteurs soumis et
agréés (e). Mais, est-ce un front ? Il n'est pas difficile de
mettre beaucoup d'hésitation à le croire. Il est si
bas, qu'il est impossible de vérifier les preuves, numériquement
exiguës, de son existence équivoque.
Ce n'est pas pour m'amuser que je te dis cela. Peut-
être que tu n'as pas de front, toi, qui promènes, sur
la muraille*i, comme le symbole mal réfléchi d'une
danse fantastique*h, le fiévreux ballottement de tes
vertèbres lombaires. Qui donc alors t'a scalpé ? Si
c'est un être humain, parce que (f) tu l'as enfermé, pendant
vingt ans, dans une prison, et qui (g) s'est échappé
pour préparer une vengeance digne de ses représailles (h),
il a fait comme il devait, et je l'applaudis;
seulement, il y a un seulement (i), il ne fut pas assez
sévère. Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge
prisonnier, du moins (notons-le préalablement) par
le manque expressif de chevelure. Non pas qu'elle
ne puisse repousser, puisque les physiologistes ont
découvert que même les cerveaux enlevés reparaissent
à la longue, chez les animaux; mais, ma pensée,
s'arrêtant à une simple constatation, qui n'est pas
dépourvue, d'après le peu que j'en aperçois, d'une
volupté énorme, ne va pas, même dans ses conséquences
les plus hardies, jusqu'aux frontières (j) d'un
voeu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée,
par la mise en oeuvre de sa neutralité plus que suspecte,
à regarder (ou du moins à souhaiter) (k), comme
le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut
être pour toi qu'une privation momentanée de la
peau qui recouvre le dessus de ta tête. J'espère que
tu m'as compris. Et même, si le hasard te permettait,
par un miracle absurde, mais non pas, quelquefois,
raisonnable, de retrouver cette peau précieuse
qu'a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi,
comme le souvenir enivrant de sa victoire, il est
presque extrêmement possible que, quand même on
n'aurait étudié la loi des probabilités que sous le
rapport des mathématiques (or, on sait que l'analogie
transporte facilement l'application de cette loi
dans les autres domaines de l'intelligence), ta crainte
légitime, mais, un peu exagérée, d'un refroidissement
partiel ou total, ne refuserait pas l'occasion
importante, et même unique, qui se présenterait
d'une manière si opportune, quoique brusque, de
préserver les diverses parties de ta cervelle du contact
de l'atmosphère, surtout pendant l'hiver, par
une coiffure qui, à bon droit, t'appartient, puisqu'elle
est naturelle, et qu'il te serait permis, en outre
(il serait incompréhensible que tu le niasses), de
garder constamment sur la tête, sans courir les risques,
toujours désagréables, d'enfreindre les règles
les plus simples d'une convenance élémentaire.
N'est-il pas vrai que tu m'écoutes avec attention ? Si
tu m'écoutes davantage, ta tristesse sera loin de se
détacher de l'intérieur de tes narines rouges (l). Mais,
comme je suis très impartial, et que je ne te déteste
pas autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le-
moi), tu prêtes, malgré toi, l'oreille à mes discours,
comme poussé par une force supérieure. Je ne suis
pas si méchant que toi : voilà pourquoi ton génie
s'incline de lui-même devant le mien... En effet, je ne
suis pas si méchant que toi ! (m). Tu viens de jeter un regard
sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne.
Et maintenant, que vois-je... Tous les habitants
sont morts ! J'ai de l'orgueil comme un autre, et
c'est un vice de plus, que d'en avoir peut-être davantage (n).
Eh bien, écoute... écoute, si l'aveu d'un
homme, qui se rappelle avoir vécu un demi-siècle
sous la forme d'un requin (o) dans les courants sous-marins
qui longent les côtes de l'Afrique, t'intéresse
assez vivement pour lui prêter ton attention, sinon
avec amertume, du moins sans la faute irréparable
de montrer le dégoût que je t'inspire (p). Je ne jetterai
pas à tes pieds le masque de la vertu, pour paraître
à tes yeux tel que je suis; car, je ne l'ai jamais porté
(si, toutefois, c'est là une excuse); et, dès les premiers
instants, si tu remarques mes traits avec attention,
tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux
dans la perversité, mais, non pas, comme ton
rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la
palme du mal, je ne crois pas qu'un autre le fasse :
il devrait s'égaler auparavant à moi, ce qui n'est pas
facile... Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensation
d'un brouillard*h (tu caches ton corps quelque
part, et je ne puis le rencontrer) : un matin, que
je vis une petite fille qui se penchait sur un lac (q), pour
cueillir un lotus rose, elle affermit ses pas (r), avec une
expérience précoce (s); elle se penchait vers les eaux,
quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai
que, de mon côté, ce n'était pas sans préméditation).
Aussitôt, elle chancela comme le tourbillon qu'engendre
la marée autour d'un roc, ses jambes fléchirent,
et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui
s'accomplit avec autant de véracité que je cause avec
toi, elle tomba jusqu'au fond du lac : conséquence
étrange, elle ne cueillit plus aucune nymphéacée.
Que fait-elle là-dessous ?... je ne m'en suis pas informé.
Sans doute, sa volonté, qui s'est rangée sous
le drapeau de la délivrance, livre des combats acharnés
contre la pourriture ! Mais toi, ô mon maître,
sous ton regard, les habitants des cités sont subitement
détruits, comme un tertre de fourmis qu'écrase
le talon de l'éléphant. Ne viens-je pas d'être témoin
d'un exemple démonstrateur (t) ? Vois.... la montagne
n'est plus joyeuse... elle reste isolée (u) comme un vieillard.
C'est vrai, les maisons existent; mais ce n'est
pas un paradoxe d'affirmer, à voix basse, que tu ne
pourrais en dire autant de ceux qui n'y existent plus.
Déjà*s, les émanations des cadavres viennent jusqu'à
moi. Ne les sens-tu pas ? Regarde ces oiseaux de
proie, qui attendent que nous nous éloignions, pour
commencer ce repas géant; il en vient un nuage perpétuel*i
des quatre coins de l'horizon*d. Hélas ! ils
étaient déjà venus, puisque je vis leurs ailes rapaces
tracer, au-dessus de toi, le monument des spirales (v),
comme pour t'exciter de hâter le crime. Ton odorat
ne reçoit-il donc pas le moindre effluve ? L'imposteur
n'est pas autre chose...
Tes nerfs olfactifs sont enfin
ébranlés par la perception d'atomes aromatiques :
ceux-ci s'élèvent de la cité anéantie, quoique
je n'aie pas besoin de te l'apprendre... Je voudrais
embrasser tes pieds, mais mes bras n'entrelacent*i
qu'une transparente vapeur*h. Cherchons ce corps
introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent :
il mérite, de ma part, les marques les plus nombreuses
d'une admiration sincère. Le fantôme se
moque de moi : il m'aide à chercher son propre
corps. Si je lui fais signe de rester à sa place, voilà
qu'il me renvoie le même signe... Le secret est découvert;
mais, ce n'est pas, je le dis avec franchise,
à ma plus grande satisfaction. Tout est expliqué,
les grands comme les plus petits détails; ceux-ci sont
indifférents à remettre devant l'esprit (w), comme, par
exemple, l'arrachement des yeux à la femme blonde :
cela n'est presque rien !... Ne me rappelais-je donc
pas que, moi, aussi, j'avais été scalpé, quoique ce ne
fût que pendant cinq ans (le nombre exact du temps
m'avait failli
) que j'avais enfermé un être humain
dans une prison, pour être témoin du spectacle de
ses souffrances, parce qu'il m'avait refusé, à juste
titre, une amitié qui ne s'accorde pas à des êtres
comme moi ? Puisque je fais semblant d'ignorer que
mon regard peut donner la mort, même aux planètes
qui tournent dans l'espace, il n'aura pas tort,
celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté
des souvenirs (x). Ce qui me reste à faire, c'est de briser
cette glace, en éclats, à l'aide d'une pierre... Ce
n'est pas la première fois que le cauchemar de la
perte momentanée de la mémoire établit sa demeure
dans mon imagination, quand, par les inflexibles
lois de l'optique, il m'arrive d'être placé devant la
méconnaissance de ma propre image !


1. Variantes

Corrections justifiées

      En réalité, il s'agit d'abord de deux coquilles typographiques dont la correction se justifie d'elle-même. Elles doivent toutefois être signalées comme telles, parce qu'elles ont une incidence syntaxique, qui pourrait prêter à discussion. La troisième coquille pourrait être corrigée autrement (en dessous, par exemple).

1) 206: 17 ... ces yeux ne t'appartiennent pas... où > Où les as-tu pris ?

2) 207: 11 Qui donc alors t'a scalpé ? si > Si c'est un être humain...

3) 210: 15 Que fait-elle au-dessous > -dessous ?...

4) 209: 15 Sous la forme de > d'un requin. Cf. n. (o).


2. Commentaires linguistiques

      Les fautes, approximations lexicales et lourdeurs syntaxiques sont extrêmement nombreuses au fil de cette strophe. Comme on va le voir, la rédaction est restée marquée par l'improvisation, au point où quelques propositions, voire quelques phrases, sont incompréhensibles. On le verra bien à quelques-uns de mes tours de force, notamment celui de la n. (l) ! Je dois répéter qu'on n'édite pas ici un poète hermétique comme Stéphane Mallarmé; il faut impérativement établir la lettre du texte d'Isidore Ducasse et comprendre la moindre de ses tournures. Cela fait partie du jeu et, dans cette strophe, il est d'autant plus amusant qu'il est parfois périlleux, proche de la devinette.

(a) Cette première phrase ne peut se comprendre au sens premier, parce que l'ombre, en ombre chinoise, représente, mais ne dessine pas, elle est dessinée. Or, la difficulté, que le lecteur contourne évidemment sans peine, constitue le sujet même de la strophe. C'est bien une « ombre » qui se dessine (formulation doublée du style artiste : qui dessine sa projection = se dessine). En grammaire, si cela vous intéresse, on dira qu'il s'agit d'un verbe actif mis pour un réfléchi au sens passif ! (le papier jaunit au soleil, il se jaunit au soleil, est jauni par le soleil = le soleil le jaunit).

(b) Double renversement de style artiste : le tableau de la réalité = la réalité du tableau = tableau réaliste. La réalité du tableau, c'est la réalité représentée (par le tableau), le reflet. Par ailleurs, la structure syntaxique alambiquée imbrique trois adéquations : l'interrogation = la forme = le style (avec leurs épithètes déterminatives : délirant, majestueux et sobre = délire, majesté et sobriété).

(c) Amateur de la viande d'autrui. Une fois qu'on a établi les deux hispanismes, on comprend qu'il s'agit de la chair des autres, mais la précision est vraiment surprenante, sauf à y voir une plaisanterie gratuite. Un rapace ne va pas se manger lui-même et ne doit pas être non plus rapaxophage !

(d) Défenseur de l'utilité de la poursuite. Deuxième syntagme en apposition inattendu. Il faut entendre poursuite au sens premier, comme dans « ce grand mouvement n'est point un exercice de chasse, ni [de] poursuite de proie » (5.6, p. 264: 20), repris de l'« Encyclopédie d'histoire naturelle » de Jean-Charles Chenu.

(e) Évidemment, agréé s'explique mal dans le contexte et les traducteurs, comme toujours dans ces cas-là, rivalisent d'originalité, entre des rapaces obséquieux, complices, complaisants, acceptés ou tolérés. Mais la clé se trouve certainement dans la première traduction en espagnol, celle de Ramón Gómez de la Serna : agradables !, oui, agréables.

      Si l'hispanisme est surprenant (et par conséquent pure hypothèse), c'est parce qu'agréable a son strict correspondant; pourtant, le glissement d'agréer en ce sens pourrait venir du fait que ce vocable-là n'a pas, lui, de correspondant. Ce qui peut expliquer la dérive du participe passé, de l'adjectif, proche du gallicisme : plaire, passif, être reçu favorablement, accepté. Plaire/plaisant permet de comprendre agréé comme un diminutif d'agréable. En tout cas, la traduction de Gómez de la Serna est la seule qui se justifie et se comprenne.

(f) Construction elliptique et fautive. Le lecteur reconstitue évidemment sans peine : si c'est un être humain qui l'a fait, qui t'a scalpé parce que tu l'avais enfermé...

      Un « être humain » ? Il faut être au coeur des Chants de Maldoror pour ne pas s'interroger sur une telle désignation.

(g) Rupture de construction : parce que tu... et qu'il... (et non qui).

(h) La figure de style artiste redouble deux synonymes, dans le contexte, une vengeance digne de ses représailles = des représailles dignes de sa vengeance. Au choix : la vengeance des représailles ou les représailles de la vengeance ? Non, puisque la figure inverse le déterminé et le déterminant, ce qui est d'autant plus amusant qu'il s'agit de deux quasi-synonymes, l'un singulier, l'autre pluriel.

(i) L'expression consacrée, en français comme en espagnol, est, il y a un mais, hay un pero. Seulement ou sólo ne s'emploie que comme mise en relief en début de phrase ou de proposition, en ce sens. Cela dit, la tournure, « seulement, (car) il y a un seulement », est propre à nous sortir des expressions convenues.

(j) Frontière. Aller jusqu'aux frontières d'un voeu, voilà une remarquable réussite de la figure de style artiste, car il est impossible d'en renverser le résultat. Aux frontières de = au point de. Mais la suite résiste à l'analyse. Désirer, aller jusqu'à désirer, vouloir ou désirer s'en approcher... Le plus extraordinaire est que la tournure se comprend parfaitement bien : Maldoror ne désire pas du tout sa guérison, il ne va pas jusque-là ! (dit-il à son reflet).

(k) La parenthèse est encore une rupture de construction, qui passera inaperçue dans l'alambiquation de la phrase ! Ma pensée... reste... fondée... à regarder... comme... Il faudrait donc lire : ... à regarder comme (ou du moins à souhaiter que ce soit) le présage...

(l) Narines, hispanisme pour nez. Rouge, le nez rouge se trouve dès la seconde strophe du premier chant. Détacher de l'intérieur du nez, c'est, prosaïquement, se moucher. Évacuer ainsi sa tristesse, c'est la pleurer et se moucher. Le tout en mode négatif. Bref, le pauvre n'est pas au bout de ses peines s'il continue d'écouter Maldoror... Mais le lecteur non plus, si cela continue !

(m) Le « en effet », qui ouvre un nouveau mouvement discursif, après les points de transition, est une bien mince justification de la répétition d'une si longue proposition, « je ne suis pas si méchant que toi ». C'est la marque d'une rédaction improvisée que ne tente même pas de cacher, avec une reformulation, la répétition. Justement, le texte improvisé reste tel.

(n) L'expression figée, comme un autre (comme tout le monde), se trouve détournée, prise au pied de la lettre, de sorte que le vice de plus (sous-entendu, que j'ai), c'est d'en avoir plus que les autres.

(o) T : sous la forme de requin : pour corriger le texte, il faut choisir entre le singulier et le pluriel, pluriel (sous la forme de requins) fort peu probable. J'ajoute donc l'article. Sous la forme de > d'un requin.

(p) Pour, qu'il t'inspire, le transfert pronominal se produisant abruptement dans une seule et même phrase.

(q) Se pencher sur un lac, pour, se pencher sur le bord d'un lac. Il s'agit d'un hispanisme morphologique, les traducteurs étant largement unanimes : sobre un lago.

(r) Pas, mis pour pieds.

(s) Si la structure syntaxique est grammaticalement correcte, les propositions sont mal distribuées (la proposition principale étant donnée comme une complétive du complément de temps (un matin que...) : un matin que je vis une petite fille qui de penchait, elle affermit ses pas, pour, un matin, je vis une petite fille qui se penchait (et) qui affermit ses pas.

(t) Mis pour, démonstratif. En français comme en espagnol, démonstrateur est un nom, correspondant à l'adjectif (personne qui fait une démonstration)..

(u) Si l'épithète, isolée, peut s'appliquer au vieillard, elle ne convient pas à la montagne. Sauf Gómez de la Serna, tous les traducteurs corrigent : se queda sola, solitaria (désertée de ses habitants, comme le vieillard est seul, solitaire).

(v) Monument de spirales, renversement de style artiste : spirales monumentales.

(w) Il faut comprendre, comme tous les traducteurs, que ces petits détails, insignifiants, n'ont pas assez d'importance pour être remémorés, comme on dit « remettre en mémoire ». Mais l'expression, poner (de nuevo) ante, delante, al espiritu, ne paraît pas plus attendue en castillan qu'en français.

(x) Il n'aura pas tort, celui qui... (el que, aquel que, quien). Une telle tournure emphatique est toute naturelle et fréquente en espagnol, langue qui privilégie les formulations passives et impersonnelles, au contraire du français.


3. Notes

      La strophe est structurée sur le même modèle que la précédente (4.4). Au lieu qu'elle énumère les parties du corps de Maldoror, ce sont les parties de son reflet qui le sont, les yeux, le front, la chevelure, etc. Et la strophe module encore le thème du mal, de la méchanceté, repris du Chant Premier. Par ailleurs, pour la cascade des nuances et restrictions, en de longues phrases alambiquées, c'est le mode de rédaction de la strophe 4.3 qui est repris.

(1) Isidore Ducasse, on l'a vu (notamment strophe 2.11, le style), peut être un champion de la variation synonymique. Or, cette variation dans les désignation du reflet, l'ombre de Maldoror projetée au mur, se fait à la faveur d'un imperceptible hispanisme qui produit un poème de l'« image », comme thème concret (au sens où l'entend Jean-Pierre Richard). Il suffit de regrouper, comme cela se trouve au glossaire des hispanismes, les diverses occurrences de ces désignations, pour voir qu'elles sont toutes construites sur les correspondants fantôme/fantasma, les sens divers et concrets du vocable castillan produisant une remarquable dérive poétique, aussi efficace qu'originale.

      Sauf en voyant le reflet transformé en fantôme*h et désigné comme tel, il n'y a là aucun hispanisme, ni au sens d'idiotisme, ni non plus au sens où l'emploie très justement la grammaire d'usage du français. Et, bien entendu, si la connaissance de l'espagnol permet d'expliquer la production — et c'est une part importance de la puissance poétique que Ducasse doit à son bilinguisme —, elle ne peut nullement expliquer ou évaluer son contenu. En revanche, lue en traduction espagnole, la strophe perd toute son étrange originalité poétique.

(2) Beau comme. Voilà la première occurrence qui signale explicitement un collage du type des cadavres exquis, comme les nommeront les surréalistes. Ici, deux remarques s'imposent.

      À la strophe 3.1, Ducasse a utilisé la toute naturelle comparaison « beau comme la fleur du cactus » (p. 147: 23), s'appliquant au visage de Mario. Mettre cette comparaison au nombre de l'embrayeur « beau comme » manifeste une totale incompréhension du phénomène. La « fleur de cactus » n'est évidemment pas une citation, comme ce qu'annonce ici la première mise en place du mécanisme. On l'étudiera statistiquement plus loin, lorsqu'il deviendra automatique (aux strophe 5.2, puis 6.3).

      Ensuite, et cela a beaucoup plus de conséquence, il faut dénoncer les critiques qui parlent à ce sujet de « plagiat », puisque, précisément, le mécanisme annonce très explicitement une « citation », dont le jeu consiste à n'en pas donner la source, bien entendu. Ce mécanisme, qui ne se limite pas aux beaux comme, est d'autant mieux illustré ici que la « citation » ne porte que sur un vocable ou un syntagme, les panoccos de l'Arkansas; la figure signifie que la comparaison est reprise et parfois adaptée d'un ouvrage pris au hasard.

      Pour ceux qui découvriraient ici la nature du mécanisme, on peut s'amuser à compléter la proposition suivante : « le site El bozo : la moustache de Lautréamont est beau comme... »; ouvrez le premier ouvrage que vous pouvez prendre près de vous à la page 89 et recopiez le premier syntagme nominal que vous y trouverez. Oui, avouez-le, ce fabuleux travail est beau comme un médecin chef suivi de ses infirmières.

(3) Squelette (amené par fantasma/fantôme) est manifestement mis pour contraster la beauté des panoccos de l'Arkansas. Jusqu'à preuve du contraire, le collage est pris de la Revue des deux mondes du 15 décembre 1839. Après le titre de l'article, le fragment vient de la phrase suivante : « Cette plante est connue sous différents noms : les Indiens du haut Arkansas la nomment Panocco »; le fragment en question est extrait d'un article de Désiré Roulin, dans ses chroniques « Mélanges d'histoire naturelle »; il s'intitule « Les nymphéacées. Le lotus sacré. - L'euryale féroce. - Le vittoria regina.- Le panocco de l'Arkansas » [je souligne]. Et le fragment de Roulin est lui-même une traduction libre d'un ouvrage de Timothée Flint, une description de la vallée du Mississippi (the History and geography of the Mississippi valley, Cincinnati, 1828). Vous devinez de quoi il s'agit ? D'une plante, d'un nénuphar de toute beauté, qui se développe à la surface des bayoux.

      C'est Jean-Jacques Lefrère qui a trouvé cette origine du premier « beau comme » des Chants, ce qu'il a révélé dans les Cahiers Lautréamont, nos 94-95 (2010), dans un compte rendu critique (d'abord paru sur le site de l'Express) de l'édition des Chants par J.-L. Steinmetz (Pléiade II), p. 93-97, p. 96.


4. Faurissonneries

      On le sait bien maintenant et on va encore l'illustrer : Robert Faurisson est un piètre lecteur. Rappelons l'apostrophe de la seconde strophe des Chants, « Lecteur... ». Mais qui a jamais vu ce personnage dans la strophe du reflet, la strophe 4.5 ? Personne, évidemment. Non, Robert Faurisson l'a vu, qui le trouve partout. La syntaxe de la strophe est tellement alambiquée « qu'il arrive à l'auteur de s'adresser de temps en temps au lecteur pour lui dire "j'espère que tu m'as compris" »; « "si tu m'écoutes davantage, ta tristesse sera loin de se détacher de l'intérieur de tes narines rouges", dit-il au lecteur » (p. 124). Le critique n'a donc pas compris que le narrateur (et non l'auteur, bien entendu), et c'est ici Maldoror, s'adresse à son reflet et, au sens strict, du point de vue narratif, à lui-même.

      Justement, ce reflet est l'ombre de Maldoror projetée sur un mur de sa chambre, l'ombre de sa tête. C'est à la toute fin de la strophe qu'on lit : « ce qui me reste à faire, c'est de briser cette glace, en éclats, à l'aide d'une pierre... » (p. 212 : 8). La transformation tient d'abord au jeu de la variation synonymique systématique, cf. n. (1), et ensuite à son aboutissement narratif, car si tout au long de la strophe le discours joue sur la nature du reflet (ombre, fantasme, brouillard, vapeur... fantôme), le fin mot de l'histoire viendra avec le mot de la fin, « ma propre image » (p. 210: 9), telle qu'elle se présente toujours dans une glace. Or, ce glissement sémantique, cette constante transformation de la nature du reflet, le sujet de la strophe, tout cela échappe complètement à Robert Faurisson, qui résume la strophe ainsi (c'est le résumé p. 124) : Maldoror adresse des insultes (!) à son image « dans la glace »; tandis qu'il commence son commentaire par la rencontre de Maldoror et de « sa propre image dans un miroir », comme s'il s'agissait de la situation narrative de toute la strophe.

      Bref, Faurisson voit le lecteur partout dans cette strophe, où le personnage ne se trouve pas, tandis que lui-même en est un bien mauvais !

      Ah ! Comme dans la strophe précédente, 4.4 (voir le point 2 des Faurissonneries), notre critique a trouvé une grave contradiction (!) dans la rédaction, et même deux : Maldoror n'est pas assez vieux pour avoir vécu « un demi-siècle » (p. 209: 14) sur les côtes de l'Afrique. Sans compter que la contradiction en question « concerne son âge et son état civil » (p. 124-125). Son état civil ? Oui, ce n'est plus un homme, c'est maintenant un poisson, un requin. Quelles contradictions ! On pourrait croire que Robert Faurisson s'amuse, mais tel n'est pas le cas. Quiconque lit son commentaire de cette strophe voit bien qu'il n'y a là aucun humour, aucune intention de faire rire : cette désignation des « distractions » n'est pas de l'ordre du comique, mais bien du sarcasme. L'objectif est de dénigrer et de ridiculiser le texte d'Isidore Ducasse. Résultat ? Le critique prouve seulement, hors de tout doute, qu'il est un piètre lecteur.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe