El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 6, strophe 9 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

VII


 
 

 
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P. 322
 
 
 
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      Le corsaire, aux cheveux d'or (1), a reçu la réponse de
Mervyn. Il suit*i dans cette page singulière la trace
des troubles intellectuels de celui qui l'écrivit, abandonné
aux faibles forces de sa propre suggestion.
Celui-ci aurait beaucoup mieux fait de consulter ses
parents, avant de répondre à l'amitié de l'inconnu.
Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler,
comme principal acteur, à cette équivoque intrigue
.
Mais, enfin, il l'a voulu. À l'heure indiquée (a), Mervyn,
de la porte de sa maison, est allé droit devant lui, en
suivant le boulevard Sébastopol, jusqu'à la fontaine
Saint-Michel (2). Il prend le quai des Grands-Augustins
et traverse le quai Conti; au moment où il passe sur
le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du
Louvre, parallèlement à sa propre direction, un individu (b),
porteur d'un sac (c) sous le bras, et qui paraît
l'examiner avec attention. Les vapeurs du matin se
sont dissipées. Les deux passants débouchent en
même temps de chaque côté du pont du Carrousel.
Quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent !
Vrai, c'était touchant de voir ces deux êtres, séparés
par l'âge, rapprocher leurs âmes par la grandeur des
sentiments. Du moins, c'eût été l'opinion de ceux
qui se seraient arrêtés devant ce spectacle, que plus
d'un, même avec un esprit mathématique (d), aurait
trouvé émouvant. Mervyn, le visage en pleurs, réfléchissait*i
qu'il rencontrait, pour ainsi dire à l'entrée
de la vie, un soutien précieux dans les futures adversités.
Soyez persuadé que l'autre ne disait rien.
Voici ce qu'il fit : il déplia le sac qu'il portait, dégagea
l'ouverture (e), et, saisissant l'adolescent par la
tête, il fit passer le corps entier dans l'enveloppe de
toile (3). Il noua, avec son mouchoir, l'extrémité qui
servait d'introduction. Comme Mervyn poussait des
cris aigus, il enleva le sac, ainsi qu'un paquet de
linges, et en frappa, à plusieurs reprises, le parapet
du pont. Alors, le patient, s'étant aperçu du craquement
de ses os, se tut. Scène unique, qu'aucun romancier
ne retrouvera ! Un boucher (4) passait, assis
sur la viande de sa charrette (f). Un individu court à
lui, l'engage à s'arrêter, et lui dit : « voici un chien,
enfermé dans ce sac; il a la gale : abattez-le au plus
vite ». L'interpellé se montre complaisant. L'interrupteur,
en s'éloignant, aperçoit une jeune fille en
haillons qui lui tend la main. Jusqu'où va donc le
comble de l'audace et de l'impiété ? Il lui donne l'aumône !
Dites-moi si vous voulez que je vous introduise,
quelques heures plus tard, à la porte d'un
abattoir reculé. Le boucher est revenu, et a dit à ses
camarades, en jetant à terre un fardeau : « dépêchons-
nous de tuer ce chien galeux ». Ils sont quatre,
et chacun saisit le marteau accoutumé. Et, cependant,
ils hésitaient, parce que le sac remuait avec
force. « Quelle émotion s'empare de moi ? » cria l'un
d'eux en abaissant lentement son bras. « Ce chien
pousse, comme un enfant, des gémissements de douleur (5),
dit un autre; on dirait qu'il comprend le sort
qui l'attend ». « C'est leur habitude, répondit un
troisième; même quand ils ne sont pas malades,
comme c'est le cas ici (g), il suffit que leur maître reste
quelques jours absent du logis, pour qu'ils se mettent
à faire entendre des hurlements qui, véritablement,
sont pénibles à supporter. » « Arrêtez !... arrêtez !... »,
cria le quatrième, avant que tous les bras
se fussent levés en cadence*i pour frapper résolument,
cette fois, sur le sac. « Arrêtez, vous dis-je; il
y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que
cette toile renferme un chien ? Je veux m'en assurer ».
Alors, malgré les railleries de ses compagnons, il
dénoua le paquet, et en retira l'un après l'autre les
membres de Mervyn ! Il était presque étouffé par la
gêne de cette position. Il s'évanouit en revoyant la
lumière. Quelques moments après, il donna des
signes indubitables d'existence. Le sauveur dit :
« apprenez, une autre fois, à mettre de la prudence
jusque dans votre métier. Vous avez failli remarquer (h),
par vous-mêmes, qu'il ne sert de rien de pratiquer
l'inobservance de cette loi ». Les bouchers s'enfuirent (6).
Mervyn, le coeur serré et plein de pressentiments
funestes, rentre chez soi et s'enferme dans sa
chambre. Ai-je besoin d'insister (i) sur cette strophe ?
Eh ! qui n'en déplorera les événements consommés !
Attendons la fin pour porter un jugement encore plus
sévère. Le dénouement va se précipiter; et, dans ces
sortes de récits, où une passion, de quelque genre
qu'elle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun
obstacle pour se frayer un passage : il n'y a pas lieu
de délayer dans un godet la gomme laque de quatre
cents pages banales (7). Ce qui peut être dit dans une
demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se
taire.


1. Variantes

Corrections justifiées

1)   P 1869, p 321: 16. T : Le corsaire aux cheveux d'or, a reçu la réponse de Mervyn. — Il faudrait soustraire la virgule qui séparait le sujet et son verbe. Je choisis plutôt d'encadrer de virgules le complément déterminatif, ce qui correspond à la logique de la ponctuation des Chants, en plus de mettre ce fameux complément en relief.

2)   P 1869, p 323: 25-28. « ... Arrêtez !... arrêtez !... » cria le quatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence pour frapper résolument, cette fois, sur le sac. « Arrêtez, vous dis-je...

      L'incise est si longue qu'elle ne peut rester à l'intérieur d'une phrase en style direct entre guillemets. Je scinde donc la phrase. L'intervention typographique s'impose.

      Dans toute la strophe, comme depuis le début de cette édition, j'utilise mon privilège d'éditeur pour régler la typographie. On a compris depuis longtemps que le « point final » se trouve toujours à l'extérieur et non à l'intérieur des phrases entre guillemets. Le point final est final, il suit le guillemet de fermeture (»). Dans les citations entre guillemets, après l'incise de présentation, la phrase ou la première phrase s'ouvre par la minuscule (il dit : « tatata » et mon « Tatata ». Cela implique quatre minusculisations dans la présente strophe !

3)   P 1869, p 324: 21. Le dénouement va se précipiter; et, dans ces sortes de récits, où une passion, de quelque genre qu'elle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, > : il n'y a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales.

La dernière proposition découle de la précédente, qui la justifie (soit, il n'y a donc pas lieu...). Cela doit être typographiquement marqué par les deux-points.


2. Commentaires linguistiques

(a) Il faudrait lire, pour arriver à l'heure indiquée, car le rendez-vous est fixé à 5 heures au pont du Carrousel (6.5, p. 299: 16). À remarquer que, dans ces conditions, la Reconnaissance (événement typique des romans d'aventures) n'a rien d'extraordinaire (« Quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent ! », p. 322: 10).

(b) La strophe accumule ses « faux indéfinis », depuis son ouverture, avec le corsaire qui désigne évidemment Maldoror. L'indéfini, individu, peut se justifier, si l'on veut, par la focalisation, le narrateur adoptant le point de vue de Mervyn, comme plus loin (p. 323: 2), celui du boucher qui ne connaît pas Maldoror. Pour les deux passants (p. 322: 8), il n'y a aucune justification, comme c'est le cas du patient (p. 322: 27) et de l'interpellé et son interrupteur ! (p. 323: 5), tous d'effet comique, jusqu'à « le » sauveur (p. 324: 8). Car en fait, le faux indéfini n'est pas dans cette strophe un trait grammatical ou narratif, mais une figure de style du roman feuilleton, que Ducasse s'amuse à employer de manière manifestement inappropriée, à tort et à travers (alors que les romanciers populaires, eux, la justifient toujours et très lourdement, sauf s'il s'agit d'une simple reprise pronominale, comme c'est plusieurs fois le cas ici).

(c) « Un individu, porteur d'un sac sous le bras » : très évident et volontaire explétisme, pour, un individu, (avec) un sac sous le bras.

(d) Esprit mathématique. Il s'agit d'opposer l'esprit rationnel à l'attitude sentimentale. L'expression est peu fréquente : le TLF en compte neuf occurrences au XIXe siècle, avec celle de Ducasse. Elle se trouve surtout en domaine philosophique (Auguste Compte, Durkhein). En littérature, on peut y voir une création d'Isidore Ducasse, dans la perspective de sa célèbre strophe en hommage aux mathématiques (2.10).

(e) Dégagea l'ouverture, pour, l'ouvrit.

(f) Un boucher assis « sur la viande de sa charrette » ? Serait-ce une inversion pour, le boucher assis... sur sa charrette de viande ? Il faut deviner et réécrire la phrase, en réorganisant trois vocables, boucher + charrette + viande, tout en oubliant le fait évident que le conducteur de la charrette est assis ! derrière le cheval, forcément.

      Cela dit, n'est pas Zola qui veut. Le boucher vient de l'abattoir où, en effet, il retournera avec son « sac ». Dès lors, il est curieux que ce soit à un boucher d'abattoir de livrer les pièces de viande aux boucheries (halles, marchés ou plus petits commerces), ne s'agissant évidemment pas de sa spécialité, si je puis dire. Bref, si l'auteur emprunte l'abattoir au roman hyper-réaliste d'Echeverría, il est bien loin de pouvoir en faire un tel usage.

(g) Comme c'est le cas ici, lourdeur, pour, comme dans ce cas-ci. — À remarquer que le castillan ne connaît pas cette formulation démonstrative renforcée (indiquant la proximité, ou l'éloignement dans, ce cas-là); il dit, simplement, dans ce cas, en este caso. Mais l'hispanophone a intériorisé le mécanisme de ce démonstratif français (el caso aqui, ici, traduit Ana Alonso pour suivre le texte de près).

(h) Remarquer. Le verbe paraît ironique, pour, voir, vous rendre compte.

(i) Insister, l'emploi du verbe est correct, mais implique des sous-entendus. On comprend, « ai-je besoin de m'appesantir sur cette strophe ? ». Bref, personne ni lui ne la trouve(ra) de bonne qualité.


3. Notes

(1) Le corsaire aux cheveux d'or. À la suite de la thèse de Naruhiko Teramoto (Nancy II, 2000), Jean-Luc Steinmetz a désigné de plus en plus précisément (GF, Pléiade II) la « source » de cette désignation, soit le titre du roman de Louis Noir (pseudonyme de Louis Salmon), paru en feuilleton dans le Conteur (revue dont le titre était auparavant Journal de la guerre). Le Corsaire aux cheveux d'or, roman historique inédit, nos 996-1042, 9 déc. 1868 au 19 mai 1869. Le roman sera ensuite réédité, à partir de 1874, en plusieurs volumes (au moins trois), généralement sans date, aux éditions Fayard (Paris).

      L'intérêt, pour nous, est la source de l'information désignée par J.-L. Steinmetz. N. Teramoto a tiré de sa thèse l'article « Lautréamont et paralittérature : la mise en oeuvre du système répétitif du roman feuilleton », Gallia (CNRS), no 40, 2001, p. 195-202. Bien sûr, le Chant 6 se moque du roman, parodie le roman populaire, mais N. Teramoto fait la preuve que cette formule est reprise très précisément des titres du roman feuilleton, qui ont la caractéristique de se rappeler, voire de se recopier (cf. son analyse judicieuse sur la variation des titres, p. 199). Le preuve ? Louis Noir est bien l'auteur du Corsaire aux cheveux d'or, mais il publiera également... l'Homme aux yeux d'acier ! (1880). Avec Jean-Pierre Lassalle, qui avait déjà trouvé le titre du roman, le Corsaire aux cheveux d'or (Cahier d'Occitanie, 1989) et l'analyse de Naruhiko Teramoto, on peut voir que la formule glisse, dans les Chants, du roman ou du roman populaire, où elle était empruntée à Victor Hugo (« l'homme au manteau » : 2.11, n. (6)), aux titres des romans feuilleton.

(2) Depuis la rue du Faubourg Saint-Denis où habite Mervyn, le boulevard Sébastopol n'est pas à sa porte, s'agissant de la grande artère parallèle, immédiatement à sa gauche, à partir de la gare de l'Est (sous le nom de boulevard de Strasbourg). Pour se rendre au pont du Carrousel, Mervyn suit un itinéraire d'une grande simplicité... sur un plan de Paris. Mais l'itinéraire en question n'est pas logique, dans la topographie parisienne (le chemin le plus court pour se rendre au pont du Carrousel serait de passer par la place des Victoires). Il suit donc le grand boulevard jusqu'au quai Saint-Michel (d'où il voit, effectivement, la célèbre fontaine); mais pour cela, il doit traverser l'île de la Cité, avec ses deux ponts, et se retrouver sur la rive gauche. Pour se rendre au pont du Carrousel, soit directement,, soit en empruntant le boulevard Sébastopol, arrivé au fleuve, on longe évidemment la rive droite, trajet que suivra justement Maldoror.

      Si l'on ne sait pas d'où vient Maldoror, en revanche on sait exactement où habite Mervyn. Il suit qu'Isidore Ducasse invente une belle symétrie dans le déplacement de ses deux personnages sur les rives de la Seine, mais il est difficile de comprendre pourquoi il n'a pas inversé leur situation sur les deux rives du fleuve, puisque celle de Mervyn est doublement illogique.

(3) L'auteur inverse manifestement l'opération. À moins d'être en face de deux acrobates, on ne peut pas imaginer Maldoror, attrapant Mervyn « par la tête » et le faire basculer dans le sac; c'est évidemment le sac qui peut être lancé à la tête du jeune homme pour être glissé ensuite à ses pieds, avant d'être fermé, si un mouchoir pouvait servir à cet effet ! Cela dit, le rédacteur a imaginé un moyen de faire transporter la victime à l'abattoir, mais il n'a pas beaucoup réfléchi à la vraisemblance des opérations qui suivent : Maldoror ne peut manoeuvrer un adolescent comme un paquet de linge et faire passer le paquet pour un... chien, ce qui sera maintenu jusqu'à la fin de la strophe !

      Du coup, on doit relire la strophe et on ne manque pas de la trouver d'une qualité narrative comparable à la strophe 6.5 dont elle est la « suite », au contraire de la strophe précédente, 6.8. Si cela ne se voit pas à première vue, c'est à cause de l'originalité qui tient entièrement à sa source d'inspiration qui sera présentée à la note suivante.

(4) Étant donné la suite de la strophe, il apparaît que le déroulement de l'histoire est prévu depuis le tout début, ce qu'on voit clairement avec l'apparition du sac que Maldoror tient sous le bras. L'auteur sait qu'il conduira Mervyn à l'abattoir.

      La cause en est que l'épisode est inspiré du tout petit roman d'Esteban Echeverría, el Matadero (l'Abattoir). Le texte en sera publié l'année suivante par Juan María Guntiérrez dans la Revista del Rio de la Plata (vol. 1, no 4 (1871), p. 556-585). Dans son prologue (p. 556-562), l'éditeur de l'oeuvre complète d'Echeverría (Buenos Aires, Imprenta de Mayo, 1870 et suiv., 4 vol.) dit qu'il a « trouvé » le manuscrit du petit brûlot dans les papiers de l'auteur. L'utilisation évidente qu'en fait Isidore Ducasse ici, un an plus tôt, nous invite à revoir la chronologie du Matadero.

      Esteban Echeverría a rédigé sa petite parodie romanesque naturaliste et surréaliste en Argentine, alors qu'il s'était retiré à son estancia, en 1839 (la mort d'Encarnación Ezcurra de Rosas, l'épouse du dictateur, désignée dans le roman est survenue en octobre 1838, tandis que le « déluge », qui ouvre le roman correspond à la météorologie journalistique des mois de mars et avril 1839). En 1840, il doit se réfugier à Colonia, puis à Montévidéo, où il retrouvera plusieurs de ses amis de l'association (clandestine) de Mai. Il lit el Matadero à plusieurs d'entre eux, notamment à Juan Bautista Alberdi, à Florencio Varela et, justement, à Juan María Gutierrez, le futur éditeur de ses oeuvres complètes (cf. José Pablo Fleinmann, Radar, 9 mars 2008). Mais le roman reste inédit, probablement parce qu'Echeverría sera pris par son grand essai, le Dogme socialiste qui paraîtra en 1846, peu avant sa mort en 1851, mais probablement aussi parce que le pamphlet porte sur une situation toujours actuelle — et constitue un très brutal engagement politique.

      Cela dit, il ne fait pas de doute qu'el Matadero a circulé sous forme manuscrite, bien avant sa publication en 1871 et la présente strophe 6.9 en est la preuve. Aux spécialistes de l'auteur, au Cône sud, de faire la démonstration matérielle de ce qui ne fait aucun doute. Le petit roman a certainement circulé dès avant le décès d'Echeverría, c'est-à-dire durant plus de vingt ans. D'abord et avant tout parce qu'il est impossible qu'une oeuvre aussi spectaculaire ne soit pas recopiée par les amis et les admirateurs du poète, de l'homme politique et de l'essayiste (il suffit de lire sa nécrologie par Alberdi pour s'en convaincre, car on ne trouve pas souvent de texte aussi émouvant : « Esteban Echeverría », Chili, Valparaíso, mai 1851).

      Il faut en conclure que François Ducasse s'était procuré une copie d'el Matadero et que le tout jeune Isidore l'a lue avant son départ pour Paris, à 13 ans, en 1859. En effet, l'influence du Matadero sur la strophe 6.9 n'est pas d'ordre « textuel » (Isidore Ducasse n'en a évidemment pas le texte à Paris). En revanche, le souvenir de sa lecture, faite à l'adolescence, a laissé à notre auteur une telle impression que son influence déborde de beaucoup cette strophe (où la « source d'inspiration » est involontairement enregistrée) pour marquer l'ensemble du roman au Chant 6 (voir l'analyse que j'en propose dans « Les sources d'inspiration des Chants de Maldoror »).

      On en veut la preuve ? Le simple mot « abattoir », qui date de 1806 en français (DELF), n'apparaît qu'en 1813 dans la littérature française (TLF), et chez Balzac en 1822 (dans une comparaison). En 1869, lorsqu'on le trouve dans les Chants de Maldoror, le vocable n'a que 82 occurrences dans les oeuvres de la littérature française. En psycho-sociologie, le titre et surtout le cadre de l'histoire imaginée par Esteban Echeverría lui vient, naturellement, de sa culture argentine, qui se nourrit, c'est le cas de le dire, de la parillada (c'est la grille et tout ce qu'on y met à frire) et de son asado. Il ne faut pas connaître beaucoup la culture du Rio de la Plata, l'Argentine et l'Uruguay, pour le savoir. Par contre, en France depuis le début de son adolescence, Isidore Ducasse n'a aucune chance de participer à cette culture culinaire, bien au contraire ! Il suit que son idée d'envoyer Mervyn à l'abattoir lui vient tout naturellement d'el Matadero d'Echeverría. Autrement, le court-circuit tiendrait du miracle.

      Mais il faut dire que l'« influence » de la source s'arrête au fait de conduire Mervyn à l'abattoir dans le but de le mettre à mort. Voici le déroulement narratif du texte d'Echeverría qui est aussi simple qu'échevelé.

El Matadero (sommaire)

    (1) Nous sommes au carême de l'an 183?; un véritable déluge s'abat sur Buenos Aires; l'abattoir de la banlieue en est inondé; ce qui n'est pas trop grave, parce qu'il est inopérant depuis plusieurs semaines à cause de la puissance de l'Église, du Restaurateur (Juan Manuel de Rosas) et de ses Fédéralistes qui régissent les consciences et les estomacs; (2) mais voilà qu'un troupeau de 50 bouvillons, finalement, se trouve à l'abattoir, après des semaines de disettes : c'est l'abattage ! et un carnage si extraordinaire qu'il doit être décrit dans les moindres détails; (3) mais parmi ces belles jeunes bêtes émasculées, se trouve un taureau que non seulement on ne peut maîtriser, mais qui étrangle un jeune homme de la corde qui devait le retenir; après une heure de cavale, on le ramène à l'abattoir, où il sera magistralement égorgé par le matasiete (un matador d'une puissance bouffonne). Il faut dire que depuis l'arrivée des bouvillons, l'atmosphère de l'abattoir est survoltée : le carême, le déluge, la privation de viande, tout cela est le fait de l'Église catholique, soutenue par le Restaurateur et tous ses Fédéralistes. L'atmosphère en question est surtout obscène, vulgaire et dégradante. Mais voilà, avec l'ovation au matasiete, saluée d'ailleurs par le Juge qui préside à l'indiscipline de l'abattoir, toute la populace, la racaille (la chusma, comme elle est désignée très vulgairement) va se disperser.

      (4) Or, voilà que le récit est relancé par l'apparition au loin d'un... Unitaire (les Unitaires sont les opposants des Fédéralistes du dictateur Restaurateur). Il est traîné à l'abattoir, malmené et étendu, devant le juge, sur la table où officie habituellement le matasiete. Alors se déroule l'inverse d'un assassinat fait d'échange d'insultes et d'accusations. Le jeune Unitaire est attaché, difficilement, sur la table, mais se débat; il refuse énergiquement qu'on le déshabille; et demande qu'on l'égorge plutôt; finalement, bien attaché, dans ses hurlements, il crache tout son sang et meurt. Tous les spectateurs sont stupéfaits, mais le jeune homme n'avait cessé de le hurler de rage : ils ne sont que des sauvages rosistes fédéralistes, d'infâmes assassins de toute forme de liberté. C'est la chusma et où qu'elle soit, elle se trouve dans un abattoir.

      — Je vois sur l'internet qu'on trouve actuellement deux traductions françaises de l'oeuvre en librairie, celle de Paul Verdevoye (L'Harmattan, 1997) et celle de François Gaudry (L'Escarpette, 2010). Je la lis dans la petite édition de poche où elle est éditée avec « La cautiva », la réalisation poétique la plus connue d'Echeverría (édition de María Elena Álvarez, Buenos Aires, Edico, 1969).

      On le voit à l'évidence, c'est la situation narrative qui est retenue, l'abattoir et la possibilité de la mise à mort (par quatre « bouchers » — peu de bouchers dans el Matadero, mais un seul et formidable matasiete : on est donc loin du texte, s'agissant d'un souvenir de lecture de la jeune adolescence). Mais on retrouve également de nombreux traits de la narration que mon résumé ne peut rendre, évidemment, à commencer par la distanciation ironique et la désinvolture du narrateur qui peut se permettre de raconter une histoire sordide dans tous ses détails et... à l'auteur d'exprimer sa haine et son dégoût pour le régime politique qui l'a chassé d'Argentine, avec toute forme de liberté. Sur ce point, il en reste le comportement de Maldoror.

      Il faut insister sur l'utilisation du Matadero à cause du caractère exceptionnel qu'elle présente dans l'oeuvre d'Isidore Ducasse. Il s'agit certes d'une oeuvre « populaire », parfaitement inconnue des lecteurs des Chants, mais il s'agit surtout de la seule et unique source littéraire de langue espagnole qu'on y trouve. Alors que l'hispanisme « linguistique » (lexique, morphologie et syntaxe, avec son contraire, une grammaire française défectueuse) se rencontre à toutes les pages des Chants de Maldoror, l'hispanisme « culturel » reste, et involontairement, celui de l'enfance à Montévidéo. On en déduit qu'Isidore Ducasse n'a pas seulement choisi d'écrire en français, de devenir un auteur français, mais également de produire une oeuvre où ne se trouvera (consciemment) aucun trait de culture hispanique (ce qui est d'autant plus curieux qu'on le sent fier de ses origines sud-américaines). Et le paradoxe, c'est que ce soit une oeuvre sud-américaine qui permette d'en faire l'illustration, el Matadero !

      Comme on trouve peu d'informations en français sur Esteban Echeverría, il faut s'en reporter aux travaux en langue espagnole. Le journal, la revue el Ortiba, colectivo de Cultura popular, de Buenos Aires, lui a consacré un numéro, rassemblant plusieurs études, avec l'édition du roman :

< elortiba.org/old/echev.html >
.

(5) Le narrateur n'explique pas pourquoi Mervyn n'a pas crié ou appelé à l'aide depuis qu'il a été emporté par la charrette du boucher. La cause en est, évidemment, que le rédacteur n'avait qu'une idée en tête : conduire Mervyn à l'abattoir. C'est fait. On comprend que, maintenant, l'objectif est qu'il ne soit pas mis à mort...

      Ces questions s'imposent parce que, contrairement à la strophe précédente et à la suivante, nous sommes ici dans une tentative de narration « réaliste », la strophe faisant explicitement suite à celle de l'échange de correspondances ou, si l'on veut, à la séduction de Mervyn par Maldoror (6.5). Bref, ce n'est pas moi qui pose ces questions, mais le narrateur ou l'auteur qui... n'y répond pas. Autrement dit, ce sont des questions que pose le texte.

      À remarquer que du point de vue de la structure narrative, on retrouve ici la « narration automatique » du récit de rêve, alors même que, pour une première fois peut-être, l'auteur sait dès le départ ce qu'il veut raconter, la conduite de Mervyn à l'abattoir, inspirée d'Esteban Echeverría. Mais le résultat est tout de même surréaliste, comme on le voit aux nombreuses questions qui se posent.

(6) La fuite des bouchers est évidemment inexplicable, comme le retour de Mervyn à la maison se passe de toute narration et ses « pressentiments funestes » de toutes justifications de la part du narrateur, sauf que l'auteur et ses lecteurs savent bien que cela va mal finir. Mais l'auteur, lui, ne sait manifestement pas comment...

      C'est pourtant cette fin abrupte (ou cette très mauvaise finale que rien n'explique) qui se trouve commentée dans les phrases qui achèvent la strophe. Qui ne déplorera pas une histoire ainsi laissée en plan ? Mais il faut attendre la fin pour porter un jugement. Ce sera le dénouement précipité de la prochaine strophe.

      La cause en est « la passion » ? Nous sommes pourtant bien loin d'un roman sentimental.

(7) « Il n'y a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales ». La proposition, qui découle de la précédente, est parfaitement claire. Sans risque d'erreur, elle se commente ainsi : comme rien ne peut arrêter une passion, quelle qu'elle soit, le dénouement va se précipiter à la strophe suivante; il n'y a donc pas lieu de faire de cette histoire un roman de quatre cents pages. D'où la phrase qui suit : ce qui peut être dit en une demi-douzaine de strophes ou de chapitres, on le dit et on se tait ! Mais si le sens de la phrase se comprend très bien, son expression ne s'explique pas. Et il est très surprenant que les éditeurs la transcrivent sans sourciller, alors même qu'elle est très souvent citée par les critiques, comme si elle allait de soi.

      Qu'est-ce donc que « délayer dans un godet », un petit récipient à tout usage, la « gomme laque », c'est-à-dire un vernis et plus précisément de la laque, soit un vernis teinté, généralement brun-rouge, mais qui reste transparent et qu'on utilise pour protéger et embellir les poteries et surtout les tableaux et les peintures murales, mais qui s'utilise aussi pour protéger... la chevelure ! Et qu'est-ce que la laque, la gomme laque d'une page ? Faudrait-il relire tout cela à l'envers, à partir du long roman de quatre cents pages ? On pourrait comprendre qu'il n'y a pas lieu d'« enjoliver » cette histoire en l'« étirant » sur quatre cents pages, qui ne manqueraient pas d'être « banales ». Mais ces conjectures ne sont pas satisfaisantes, surtout pour exprimer une idée aussi simple que celle qui découle du contexte. L'explication de cette expression inintelligible reste donc à trouver.

      Pour en revenir au sens immédiat de cette proposition et des dernières phrases de la strophe, l'auteur est conscient que son roman ne remplira pas la première caractéristique du genre, la longueur (comme il se le proposait au tout début, dans le second volet de sa préface (6.1), où il prétendait même écrire plusieurs « petits romans »...). Son narrateur doit donc s'en défendre. Et il le fait avec un argument d'autorité qui cache mal le regret et l'impuissance (s'attendant pour finir à des jugements « plus sévères » que ceux que se mérite déjà la présente strophe, sur lesquels il n'a pas « besoin d'insister », sous-entendu, il faut le répéter, une strophe trop courte et se cassant pour finir). N'est pas Victor Hugo qui veut, pour reprendre une formule déjà employée à la note (f).


4. Faurissonneries

      On ne le croira pas, mais pour la première fois depuis le début de son commentaire des Chants de Maldoror, Robert Faurisson n'écrit absolument rien qu'on puisse lui reprocher au sujet de la strophe 6.9. Il n'en dit pas un mot, sauf dans son résumé strophe par strophe du Chant 6. « Chapitre VII. Mervyn est venu au rendez-vous. Maldoror l'enferme dans un sac de toile et, soulevant le sac, "en frappe, à plusieurs reprises, le parapet du pont". Un boucher venant à passer avec sa charrette, Maldoror lui confie le sac : "voici un chien [...]; il a la gale : abattez-le au plus vite". Arrivé à l'abattoir, le boucher confie le sac à quatre de ses camarades qui finissent par en extirper Mervyn » (p. 151). Bien sûr, la dernière phrase est incorrecte. L'impératif, « dépêchons-nous à tuer ce chien » (p. 323: 12), implique que notre boucher s'adjoint trois « camarades », trois autres bouchers; ils sont donc quatre, avec lui.

      — Mais la faute de lecture est innocente. On doit l'oublier. Je dois m'excuser, puriste, de l'avoir signalée. Pour une fois que le commentaire de Robert Faurisson se méritait un zéro faute, il me semble qu'on devrait savoir s'en réjouir.

      Bien sûr, dira-t-on, ce n'est pas difficile, s'il ne dit rien de la strophe 6.9, de ne pas en dire de bêtises. C'est l'histoire bien connu qu'on raconte du professeur d'une classe tumultueuse de collège, déclarant, pour protester : « chaque fois que j'ouvre la bouche, ici, il y a un imbécile qui parle ».

      Bref, c'est la première fois sur 60 strophes, la cinquante-neuvième, qu'on ne peut pratiquement rien reprocher à notre critique. S'il a mis beaucoup de temps pour y parvenir, malheureusement, cela ne peut plus durer longtemps et ne durera pas plus d'une strophe ! Attendez ses commentaires sur la soixantième !

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe