L'invention de la rivière
Longue
par le baron de Lahontan
Guy Laflèche
Littératures de langue française
Université de Montréal
La rivière Morte ou la rivière
Longue est un affluent du Mississippi inventé par
Louis-Armand
de Lom d'Arce de Lahontan dans le premier volume de ses
Nouveaux Voyages dans l'Amérique septentrionale
datés de 1703, mais parus en 1702. Si la rivière
était une réalité géophysique, elle
suivrait très précisément le 46e
parallèle, en ligne droite, sur pas moins de 2 244
kilomètres vers l'ouest. Tout au long de ce parcours,
vivent de très paisibles nations amérindiennes, qui
sont pourtant en guerre les unes contre les autres, les Eokoros,
les Essanapés et les Gnacsitares. Ce sont aussi de
très ordinaires Amérindiens, qui ressemblent comme
deux gouttes d'eau aux Sioux qui occupaient alors cette
région, sauf qu'ils sont de plus en plus policés,
leurs chefs étant de vénérables vieillards.
En plus, les Essanapés seraient un peu pythagoriciens. Quoi
qu'il en soit, on trouve chez les Gnacsitares des prisonniers qu'on
prendrait à première vue pour des Espagnols, d'autant
qu'ils portent la barbe, ce qui est vraiment une rareté chez
les autochtones d'Amérique. Ils sont de la nation des
Mozeemleks et connaissent la nation des Tahuglauks qui se trouve
encore plus à l'ouest qu'eux, pourtant à 150 lieues
au-delà d'une région montagneuse, sur les rives d'un
grand lac salé de trente lieues de large et cent de
circonférence (!) qui prend sa source d'une
rivière venant du sud, de très loin. En tout cas,
nous voici rendus au moins à plus de 3 000
kilomètres
à l'ouest du Mississippi sur le 46e parallèle,
c'est-à-dire
dans le Pacifique, alors qu'on n'a pas encore
rencontré les Rocheuses, bien au-delà des limites de
l'Amérique.
Lahontan raconte son voyage de
« découverte » dans la Lettre XVI de ses
Nouveaux Voyages et en produit une carte qui aura deux
versions, l'une dans l'édition originale (1702) et l'autre
dans sa traduction anglaise (1703), qui connaîtront toutes
deux de nombreuses éditions et contrefaçons.
Lahontan s'amuse ! Le
« baron » est arrivé en Nouvelle-France
à l'âge de 16 ans; c'était un jeune militaire,
qui deviendra officier, pour monter dans la hiérarchie
jusqu'à sa destitution pour insubordination, en 1696,
à Plaisance où il avait été
nommé lieutenant du roi. Il tentera ensuite, faute de
mieux, de se faire espion et contre-espion au Danemark, en
Angleterre et en Espagne. Comme il n'a manifestement rien à
vendre, il se fera romancier populaire. Son ouvrage,
développé en trois volumes, compte encore aujourd'hui
parmi les grands succès de librairie, grâce à
ses fameux Dialogues avec un bon Sauvage. Mais ses
« Lettes d'Amérique » ne sont pas en
reste, notamment avec le récit de sa découverte et de
son exploration de la rivière Longue.
Le fabulateur compte au moins deux trophées à son tableau de chasse.
D'abord la carte
de Guillaume Delisle en 1703, ensuite l'édition critique
de
son oeuvre complète par Réal Ouellet en 1990 >
un trophée à son tableau de chasse, la carte de
Guillaume Delisle en 1703 [1]. Au
moment où il réalise l'une de ses premières
grandes cartes, sa seconde carte d'Amérique, le jeune
prodige Guillaume Delisle (1675-1726), qui sera bientôt la
plus grande figure des cartographes français, est
piégé par Lahontan auquel il accorde sans aucune
forme d'analyse critique tout l'extrème ouest de sa
« Carte du Canada ou de Nouvelle-France ».
Certes, cette carte sera corrigée par la suivante,
dès 1718 (« La Louisiane et le cours du
Mississippi »), mais sa carte de 1703 sera
rééditée sans cesse de son vivant,
signée à titre de Géographe du roi, et bien
après sa mort, jusqu'en 1783 ! Une bien belle carte
qui prend une tournure toute narrative pour redessiner
l'affabulation de Lahontan dans la réalité
géographique, alors même que le talentueux cartographe
dit explicitement qu'il n'a aucune autre information sur la
rivière Longue que le témoignage de Lahontan :
« La Rivière Longue ou Rivière Morte a
été découverte depuis peu par le Baron de
Lahontan [...] à moins que le dit sieur de Lahontan n'ait
inventé toutes ces choses, ce qu'il est difficile de
résoudre, étant le seul qui a
pénétré dans ces vastes
contrées ». On remarquera, bien entendu, la
pétition de principe.
Après Jacques Cartier et Samuel de
Champlain, ce sont les jésuites qui furent les plus
importants cartographes de la Nouvelle-France. Les missionnaires
ont été à l'avant-garde de toutes les
explorations du XVIIe siècle, jusqu'à la
découverte du haut Mississippi par Jacques Marquette,
accompagné du géographe Louis Jolliet, en 1673. Ils
sont donc bien placés pour dénoncer de manière
pertinentes l'affabulation de Lahontan, bien qu'ils soient
évidemment en conflit d'intérêts pour
discréditer ce dangereux déiste anti-jésuite.
Le compte rendu des Mémoires de Trévoux, paru
dès 1703, est sceptique sur la découverte de la
rivière Longue, tandis que Charlevoix, en 1744,
dénonce et ridiculise Lahontan sans détour sur ces
« épisodes entiers, qui sont de pures fictions,
tel qu'est le voyage sur la rivière Longue, aussi fabuleuse
que l'île Barataria, dont Sancho Pansa fut fait
Gouverneur ». En effet, on ne saurait continuer de
chercher ce qui aurait déjà été
« découvert » et qui reste parfaitement
inconnu dans la colonie française, décennie
après décennie. Sans compter que Lahontan
lui-même
a gardé le secret sur sa prétendue
découverte durant plus de dix ans, alors même qu'il
tentait de vendre ses informations aux puissances maritimes
européennes.
Mais cela n'empêchera pas ensuite les
savants de faire leur travail et ils l'ont fait correctement. Les
géographes, en particulier, ont tenté de comprendre
rétrospectivement à quel tracé pouvait
correspondre la rivière Longue. J. H. Perkins en 1839, M.
H. Scadding en 1872 et Stephen Leacock en 1932 ont petit à
petit réduit les possibilités (ouvertes en 1754 par
de Grange de Chézieux au Mercure de France) pour en
déduire que Lahontan devait décrire un bassin fluvial
conduisant non pas au sud, vers les mers du sud, mais plutôt
au nord, vers le lac Winnipeg, puis la baie d'Hudson, à
partir des rivières Cannon, Root ou Saint-Pierre, soit la
Minnesota, le tout construit à partir de renseignements
tirés des Amérindiens.
Ce sont les sources de l'invention de la
rivière Longue. L'affabulation était en effet fort
crédible, du point de vue narratif en tout cas, parce
qu'elle reposait sur la rencontre de trois sources. D'abord la
source autobiographique, puisque Lahontan a séjourné
au fort Michillimakinac et qu'il a connu la région; en
plus, il a manifestement suivi une partie du voyage qu'il
décrit, un trajet bien connu à l'époque :
la rivière Fox qui conduit au Mississippi que Lahontan a
probablement descendu jusqu'à l'Ohio pour revenir ensuite
par l'Illinois. Sa seconde source est livresque et c'est tout
simplement le journal de voyage de Jean Cavelier de La Salle (le
frère de Robert), journal qu'il a lui-même transcrit
de sa main pour le transmettre au roi d'Espagne auquel il a
tenté de vendre ses services. Lahontan connaît aussi
la relation de Louis Hennepin parue en 1683, mais il n'a pas besoin
d'autres récits de voyage que celui de l'abbé de La
Salle pour produire un faux d'une parfaite vraisemblance. Enfin,
le plus important, c'est la source amérindienne : le
plaisantin utilise non pas des informations précises (ce qui
se verrait et se comprendrait tout de suite), mais bien un jeu
d'informations diverses qui viennent des Amérindiens pour
les mettre en scène sous la forme d'une découverte,
d'une exploration et d'une description de la fabuleuse
région de la rivière Longue. Il suit que le
récit aussi bien que la carte qui l'accompagne sont
construits en trois dimensions : d'abord les données
géographiques déjà connues sur le haut
Mississippi (et plus généralement sur
l'Amérique du nord-est); ensuite le récit
« autobiographique » de l'exploration d'une
partie de la découverte, la première moitié de
la rivière Longue, jusques chez les supposés
Gnacsitares; enfin des bribes descriptives sur les Mozeemleks et
les Tahuglauks, c'est-à-dire les témoignages des
Gnacsitares et de leurs captifs Mozeemleks, qui témoignent
eux-mêmes sur la nation des Tahuglauks. D'est en ouest, la
carte de la rivière Longue se divise en trois parties
distinctes où sont projetées ces trois dimensions de
l'affabulation : les Grands Lacs et le haut Mississippi; la
« Carte de la rivière longue » qui
correspond à la prétendue exploration de Lahontan;
et la « Carte que les Gnacsitares ont
dessinée », le témoignage
amérindien, propre à exciter la curiosité,
voire l'imagination du lecteur.
La preuve de la
redoutable efficacité
de ce système d'emboîtements, amusante plaisanterie,
n'est pas à faire, bien entendu, puisque la savante
édition critique de l'oeuvre complète des Presses de
l'Université de Montréal, en 1990, suit pas à
pas les tours et détours de l'exploration de la
« Minnesota », à grand renfort du
lexique des Sioux ! La mystification est donc une parfaite
réussite. En revanche, la preuve de l'affabulation est elle
aussi irréfutable, précisément parce qu'elle
est de la main de Lahontan [2].
C'est sa carte du Mississippi
transmise à la Couronne d'Espagne par l'intermédiaire
du duc de Jovenazo au début de septembre 1699 : non
seulement la rivière Longue, que Lahontan est censé
avoir découverte et explorée dix ans plus tôt,
en 1689, n'y figure évidemment pas, mais en plus un
encadré du coin nord-ouest, qui porte sur tout l'ouest du
haut Mississippi, dit explicitement que les Français n'ont
encore jamais exploré cette région, bien qu'elle soit
connue de leurs alliés amérindiens, les Sioux. Au
Conseil Général des Indes, on se demande encore le 31
janvier 1700 quelles suites il faudrait donner à la
proposition de Lahontan. On sait qu'il n'y en eut aucune et on
sait pourquoi : Lahontan n'avait aucun renseignement
stratégique à vendre. Par contre, son oeuvre
fabuleuse prouve qu'il avait assez de connaissances sur
l'Amérique de Nouvelle-France, assez d'esprit critique
vis-à-vis
les ouvrages sur le sujet, ceux des missionnaires
jésuites en particulier, et bien assez d'imagination pour
compter parmi les grands auteurs mettant en scène
l'Amérique française, le plus grand écrivain
avant Chateaubriand.
Aussi n'était-il pas nécessaire
d'avoir la preuve documentaire pour montrer que la rivière
Longue était une invention pure et simple. Judith
Chamberlin Neave a mené en 1979 une étude
systématique sur la crédibilité historique et
documentaire de l'oeuvre complète de Lahontan où la
découverte et l'exploration de la rivière Longue
occupent évidemment une place de choix. Sans preuve
matérielle, elle conclut modestement à l'invention du
récit de découverte, de sorte que sa thèse
compte aujourd'hui parmi les chefs-d'oeuvre de rigueur dans
l'analyse historiographique, utilisant avec brio les
méthodes stylistiques et littéraires, l'étude
des sources et des genres, comme le recoupement des documents et
des témoignages.
Mais pourquoi donc Judith Neave n'est-elle
pas plus affirmative et catégorique dans ses conclusions sur
l'affabulation de la rivière Longue ? Certes, d'abord
parce qu'elle présente et évalue toutes les
thèses en présence, mais c'est également parce
qu'elle est victime de la puissance littéraire de
l'invention et surtout de sa parfaite gratuité. Ce lieu
imaginaire n'a manifestement aucune portée
idéologique ou philosophique, la création ne
transporte aucun contenu intellectuel, ne fait aucune propagande.
Plus encore, du point de vue intertextuel, Lahontan ne se
présente nulle part en compétition avec aucun des
explorateurs contemporains du Mississippi et ses sources,
parfaitement bien maîtrisées, ne sont surtout pas
discréditées (et par conséquent
dévoilées), comme c'est l'habitude à
l'époque. Mais le plus extraordinaire, c'est tout de
même que Lahontan ne tente jamais de tirer le moindre profit
personnel de sa découverte dont il a, par ailleurs, le
génie de ne pas se mettre en peine de faire la preuve.
C'est le pur plaisir de la création artistique.
Voilà pourquoi la rivière
Longue avec ses Amérindiens, des Eokoros aux Tahuglauks, est
un lieu imaginaire dont le réalisme, voire la
réalité, sont sans commune mesure avec les nombreux
et très contradictoires récits des explorations de
Robert Cavelier La Salle sur le Mississippi. Rien n'est plus
dommageable au réalisme que d'avoir à s'embarrasser
de la réalité.
Notes
[1] Ce que Marie-Christine Pioffet soustrait ici,
c'est en fait le nom de Réal Ouellet, qui ne sera plus
nommé par la suite, par discrétion. J'ai eu la
délicatesse de dissocier le nom du responsable de ses
méfaits.
[2] La coupure est aveugle, soustrayant une
phrase de trop, de sorte que le texte change de sens lorsqu'il
est relancé (« C'est sa carte du Mississippi,
etc. ») : en
fait, comme les amateurs que dirigeait Réal Ouellet,
Marie-Christine Pioffet confond encore les deux cartes, celle de la
rivière Longue et celle du Mississippi. Ah !
misère.
Que
l'édition critique dirigée par Réal Ouellet
(qui n'est pas
nommé ici, je le rappelle), en 1990, suive pas à pas
les
tours et détours de la Minnesota, c'est ce que tout le
monde peut vérifier. Il me paraît tout simplement
impossible de ne pas le dire dans une notice à
paraître dans un ouvrage de niveau universitaire, puisqu'il
s'agit de l'étude et de l'exposé de la
dernière édition
parue. Ma formulation est exempte de
polémique, alors même qu'elle est critique par
la force des choses, puisque c'est là l'énoncé
d'un fait.
Je ne vois pas comment un article de niveau universitaire sur la
rivière Longue pourrait
cacher un fait objectif d'une telle importance.
TdM —
TGdM
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