Je me propose, toutes affaires cessantes, pour
réaliser
l'édition de Prochain Épisode. Il s'agirait
du premier
établissement scientifique du texte d'Hubert Aquin et de sa
première véritable édition critique. Pour que
cela soit
possible,
il faudrait d'abord que j'en aie le droit. Et que je puisse aussi
éditer le texte à ma propre maison d'édition,
les
Éditions du
Singulier (surtout dans le cas d'un texte contemporain, je veux
m'assurer d'une totale liberté d'expression). Mais cela ne
suffirait pas. Je m'explique.
Prochain Épisode a
été publié
pour la
première fois au
Cercle du Livre de France en 1965 par Pierre Tisseyre qui l'a
réimprimé plusieurs fois par la suite. Le roman a
connu une
seconde édition chez Laffont dès 1966 : le
texte du roman a
été
corrigé par Aquin à Montréal, sur les conseils
de Georges
Belmont,
de la maison d'édition parisienne, qui lui avait fait
parvenir un
exemplaire annoté du roman; l'auteur a fait de bonne
grâce cette
révision de son roman, en avril 1966 : il annonce
à Laffont
qu'il
fera ce travail en trois semaines, puis il écrit à
Tisseyre qu'il
a retourné à l'éditeur les
« épreuves » (sic) du roman. Il les a
corrigées
« modérément... », ajoute-t-il
entre parenthèses, ce qui
signifie, dans le contexte d'une lettre d'affaire amicale à
son
premier éditeur, qu'il ne s'agit pas d'une
réécriture, mais
bien
simplement d'une correction du texte. Ce qui est rigoureusement
exact.
En 1992, l'édition courante du roman a
été
remplacée
par une
nouvelle édition réalisée à
Montréal par la
maison Leméac qui en
détient dès lors les droits; la page de titre
précise que le
texte
est établi par Jacques Allard, tandis qu'une note ajoute
qu'il
s'agit du texte « sensiblement conforme »
à celui de
l'édition
critique à paraître dans la collection
« Bibliothèque
québécoise »,
sous la responsabilité de l'ÉDAQ, soit les volumes de
l'Édition
critique de l'oeuvre d'Hubert Aquin. Six volumes de cette
collection sont actuellement parus, dont le dernier est justement
celui de Prochain Épisode dans une édition
(prétendue) critique
établie par Jacques Allard, avec la collaboration de Claude
Sabourin et de Guy Allain (1995). Il s'agit, aussi bien le dire
tout net, d'un travail aberrant où les éditeurs ont
réussi
à
prendre toutes les mauvaises décisions, chaque fois que
c'était
possible.
D'abord ils rééditent
l'édition du Cercle du
Livre de
France, sans même tenir compte des corrections
effectuées par Aquin
pour l'édition Laffont. Cette décision est tellement
incroyable
qu'on se demande si elle ne cacherait pas une raison
commerciale :
à qui appartiennent les droits de l'édition
parisienne qui
servirait de texte de base à tout établissement
intelligent du
texte ? En tout cas, aucune des raisons
évoquées pour justifier
cette catastrophe ne tient debout : d'abord on fait une
lecture
fantaisiste de la correspondance d'Aquin à ce propos, pour
lui
supposer des « réserves » à son
travail de
correction, ce qui est
totalement faux; ensuite, on s'autorise du fait que l'auteur
aurait favorisé une « tradition de
lecture » (sic) en
laissant
paraître les réimpressions du Cercle du Livre de
France : il
n'est
pas nécessaire d'être un grand spécialiste pour
montrer
qu'Aquin
n'était pas un correcteur attentif et passionné de
ses textes et
que la maison de Pierre Tisseyre avait certainement fait tout ce
qu'elle pouvait avec la première édition, travail de
mise au point
éditorial qui a dû être considérable
d'ailleurs. Enfin,
tenez-vous
bien, la question du choix entre les éditions Tisseyre et
Laffont
est tranchée à l'aide d'un rapprochement totalement
anachronique
avec la littérature de combat éditée en
« joual » par Parti Pris,
mouvement dont Prochain Épisode se démarque
bien entendu
radicalement. Et Titi-la-Détente (ne pas confondre avec
Tsi-cul-la-Gachette) de nous sortir son flingue
québécois : il
paraît que
l'emploi de « gachette » pour
« détente » serait un
québécisme
(sic) ! Il suffit pourtant d'étudier les quelque cent
cinquante
corrections qu'Aquin apporte à son roman pour comprendre
qu'elles
sont bien de lui et dans la logique du style de la première
oeuvre
qu'il publie. Peut-on imaginer un instant que son
super-héros
puisse se tromper dans le décompte des lettres du
cryptogramme
fumant qu'il a reçu ? Puisque l'agent secret compte
les lettres du
message d'Amidou Diop que nous avons sous les yeux, il n'y a aucun
doute possible : C et A reviennent cinq fois, pas quatre. Et
Z une
fois. Or lorsqu'ils recopient plus loin le message, nos
éditeurs
font disparaître le Z. Un héros de la trempe de ceux
créés par
Aquin courent directement à la défaite et ne se
trompe jamais;
l'auteur, lui, est souvent distrait, c'est là son moindre
défaut;
ses derniers éditeurs, eux, ne savent ni compter, ni
recopier
correctement. Ce n'est pas juste. Donnez-m'en la chance et je
serai le super-éditeur d'Hubert Aquin.
Mais avant de revenir à cette question,
permettez que je
finisse de vous présenter le naufrage éditorial de
Prochain
Épisode, coulé en flammes par l'ÉDAQ
entre les mains des
collégiens. L'établissement scientifique d'un texte
demande
quelque compétence en linguistique, en lexicologie et en
grammaire,
tandis qu'elle exige que l'on connaisse les règles
élémentaires de
la philologie ou de la paléographie, la science des textes.
Or,
chez Leméac, le roman est réécrit sur la base
d'une mauvaise
édition, la ponctuation est parfois refaite et la
typographie est
improvisée, indigne de la maison d'édition la
moindrement
compétente : ici et là l'alinéa commence
par un retrait
ou non, séparé par
une ligne blanche ou non; dans les notes, on trouve un peu partout,
sans aucune régularité, des mots en caractères
gras
(caractères qui
ne s'utilisent jamais « dans le texte », sauf
dans les manuels,
puisqu'ils sont réservés aux titres). Et ce n'est
pas tout :
des
fautes sont reproduites ou corrigées sans indications, les
variantes (limitées à l'édition Laffont) sont
rejetées
après les
notes, pas la moindre liste des leçons non retenues et le
glossaire
de vingt mots (oui, 20) est en concurrence avec des explications
lexicales qui viennent en note, au petit bonheur, sans
qu'évidemment aucune
étude grammaticale du texte n'ait jamais été
menée.
L'annotation et le commentaire ? Quelque
deux cents notes
(sans compter les simples renvois), cinq appendices et une
présentation. En ce qui concerne l'information, l'apport me
paraît
très mince, mais je dois dire qu'il me faudrait lire les
autres
volumes de la série pour le mesurer. Toutefois, du point de
vue
des études littéraires, les deux tiers des notes
consistent en
simples rappels d'un mot, d'un concept ou d'un thème qui
vient
ailleurs dans l'oeuvre d'Aquin (parmi des centaines d'autres qui ne
sont pas évoqués), ce qui est sans
intérêt pour le
lecteur en
dehors d'une étude thématique. Et ces rappels sont
très
souvent
saugrenus, surtout lorsqu'il s'agit de rappeler des titres comme
l'« Amour fou » de Breton ou « la
Recherche » de Proust. Une
bonne part de l'annotation est d'ordre biographique sans que ne
soit jamais abordée la question du « roman
autobiographique », de
sorte que très souvent l'annotation donne lieu à
d'invraisemblables
contresens, comme cette nuit d'amour d'un certain 24 juin que les
éditeurs ont le front de dater de 1964, en nous sortant de
l'armoire un grand saint Jean-Baptiste en pied et même un
cardinal
Paul-Émile Léger pour venir nous bénir les
flambeaux. Tous
ceux
pour qui ce roman est un grand souvenir de première lecture
ne
manqueront pas d'être choqués par cette édition
indigne
d'Aquin.
Je peux pour l'instant les consoler d'une
perle. Le héros,
appelons-le Hubert, dans son Opel bleu, rêve de passer aussi
inaperçu de jour à Échandens que le cheval de
nuit à
Troie : « Le
cheval de Troie a galopé de nuit; et moi, je rêvais de
réaliser
le
même exploit en plein jour ». Et nos
éditeurs, sur cette
comparaison aussi inattendue que tirée par les cheveux, de
s'interroger :
Homère n'était-il pas un des auteurs de
prédilection
d'Aquin ?
Oui, ses proches le confirment. Il avait même
l'Odyssée
dans
sa bibliothèque ! Ah oui ? J'espère qu'il
avait aussi
l'Énéide de Virgile et qu'il ne manquait pas
d'en
méditer longuement
le second livre sur le sac de Troie, pour en produire sa
prodigieuse comparaison,
comme je compte bien l'indiquer dans mon
édition critique, définitive et irréfutable.
Prochain
Épisode,
cheval de Troie à la culture gréco-romaine au
Québec !
Soyons sérieux. Pour que je puisse
produire
l'édition
critique de Prochain Épisode, il faut que j'en aie
le droit.
Or actuellement, cela ne pourrait être possible que si la
maison
Leméac et ceux qui détiennent ces droits me le
permettaient
(inutile de dire qu'il n'y a aucune chance que cela se produise,
aussi bien pour des raisons commerciales qu'idéologiques,
ces
dernières étant d'ailleurs déterminantes en
l'occurrence).
À moins
que des héritiers ou des collectionneurs ne m'offrent
d'éditer un
manuscrit du roman. Mais supposons que j'obtienne la
possibilité
de réaliser ce travail critique, je ne pourrais accepter de
le
faire qu'à la condition que le texte devienne du domaine
public et
que n'importe qui puisse entreprendre le même travail ou le
reprendre à sa guise. L'édition critique, comme
toute recherche
universitaire, ne saurait porter sur un objet contrôlé
par des
intérêts privés. Autrement, bien entendu, que
les ayants droit
et
les maisons d'édition engagent eux-mêmes et à
leur frais les
consultants qu'ils veulent sur les textes dont ils possèdent
l'exclusivité.
C'est une très simple question de
moralité publique.
Il est
scandaleux qu'un scribouillage puisse être jeté en
pâture aux
étudiants et collégiens du Québec, en totale
impunité,
sans
contrepartie possible, avec la complicité de fonctionnaires
d'Ottawa et de Québec, d'universitaires et de maisons
d'édition.
Toute personne qui détient un manuscrit
de Prochain
Épisode peut briser ce monopole inqualifiable et me
donner
l'occasion de passer aux actes : il suffit, après
m'avoir donné
copie du manuscrit, de le déposer à la
Bibliothèque Nationale
du
Québec, avec droit de reproduction sans restriction. Les
propriétaires de tels manuscrits pourraient certainement les
vendre à
la
bibliothèque : pour une fraction des sommes qui ont
été
investies
dans l'édition critique de Prochain Épisode,
ce serait
sûrement
une bonne affaire.
Appendice
Vendredi, le 23 février 1996
Le Devoir, rédaction,
Page « Idées »,
2050, rue de Bleury (9e)
Montréal H3A 3M9
Madame, monsieur le responsable du jour,
Puis-je vous proposer le texte ci-contre pour
votre page
d'opinion ?
Vous n'êtes pas sans savoir que
l'édition critique de
l'oeuvre d'Hubert Aquin (projet désigné par le sigle
ÉDAQ) est
une vaste entreprise qui a regroupé quelques dizaines
d'universitaires
depuis une quinzaine d'années. J'ai été
membre du
comité de direction lors de la fondation du projet, mais
j'ai
démissionné après quelques mois, sans donner
d'autres raisons
que
mes propres travaux d'édition critique,
précisément pour ne
pas
cautionner le projet. Personne ne pourra imaginer que ma critique
puisse
être inspirée par le ressentiment. Bien au
contraire :
je constate simplement ce que j'avais prévu,
c'est-à-dire qu'en
très grande majorité ceux qui se regroupaient autour
de ce
projet, animés de bonnes intentions, n'avaient absolument
aucune
compétence dans le domaine de l'édition critique. En
plus
d'être
totalement dépourvus d'esprit critique. Leurs ouvrages
risquaient donc
d'être fort défectueux. C'est bien le cas pour
l'édition critique de Prochain
Épisode : je n'en
invente pas
les défauts, qui sont épouvantables dans le cas d'une
entreprise
universitaire le moindrement sérieuse, surtout d'une telle
envergure. Cela n'a aucun sens.
Je vous dirai encore que je connais Jacques
Allard, amicalement.
J'ai
essayé de faire en sorte qu'il ne se sente pas
personnellement visé par ma critique qui s'adresse tout
autant à
une équipe qu'à lui.
Il n'y a rien de confidentiel dans ces
précisions dont vous
pouvez ajouter la substance en regard de mon texte si vous le
désirez et le croyez utile.
Ma critique du livre a cinq pages. Ce n'est
vraiment pas
long, car il m'en faudrait au moins le double pour faire un
exposé de ses principaux défauts. J'espère
que vous ne
voudrez
pas la raccourcir encore. Mais j'espère surtout que vous
accepterez de la
publier : je suis bien placé pour poser les bonnes
questions, ayant publié pas moins de six éditions
critiques à
ce
jour.
En vous remerciant d'avance, je vous prie
d'accepter
l'expression de mes meilleurs sentiments,
Guy Laflèche, professeur
Ce texte n'a pas été retenu par
le journal. Il est
publié ici
pour la première fois.
J'en ai aussi adressé une autre version
au journal la
Presse, le
4 mars 1996, qui n'a pas non plus été retenue. Dans
cette seconde
version, j'expliquais ce qui m'avait alors amené à
prendre
connaissance de ce volume, ce qui me conduisait à
rédiger ce compte
rendu : mon enseignement. Voici ce passage :
Pour mes étudiants de première
année du
baccalauréat,
je
viens de faire mes devoirs, comme on dit. Je leur ai
présenté
l'étude d'un extrait de Prochain Épisode.
Dans notre
jargon, nous appelons ça une « explication de
texte ».
Il y
avait de nombreuses années maintenant que je n'avais pas vu
les
travaux récents sur le roman d'Hubert Aquin. J'ai donc pris
connaissance de la prétendue édition critique
publiée dans le
cadre de l'ÉDAQ l'année dernière (en
1995)...
TdM —
TGdM
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