De son arrivée, le 8 novembre 1683, au 2 novembre de
l'année suivante, en un an, Lahontan adresse sept de ses 25
lettres à son correspondant. Sa lettre la plus courte est
du
8 juin 1687, alors qu'il l'informe qu'il ne pourra rentrer en
France,
comme cela avait été convenu. Sa lettre la plus
longue
fait le récit de son expédition en Iroquoisie sous
les
ordres du général La Barre (Lettre VII).
L'ensemble de sa correspondance, après la première
année, si on l'examine globalement, présente une
courbe
régulière, car les envois annuels s'allongent un peu,
petit à petit, jusqu'au milieu de son séjour (1688),
pour diminuer ensuite, toujours petit à petit,
jusqu'à
son retour en France. Cette régularité dans les
longueurs par ailleurs aléatoires de chacune des lettres,
cela
ne s'invente pas.
En revanche, la Lettre XVI doit être
ramenée à des proportions raisonnables pour pouvoir
figurer dans ce développement réaliste, d'autant que
notre explorateur est censé trouver le temps de la
rédiger entre le 22 et le 28 mai, à Missilimakinac,
de
retour d'un formidable voyage d'exploration de pas moins de huit
mois, tout de suite après une pénible
traversée
du Michigan durant un mois. Aline Côté-Lachapelle a
dressé la liste impressionnante des renvois ou des
références internes de l'oeuvre (10). Après la personne du correspondant et
le jeu des proportions des lettres, ces renvois illustrent encore
que
l'oeuvre s'est édifiée sur une correspondance
véritable. Entre 1699 et 1702, l'auteur reprend une copie
de
ses envois originaux pour en rédiger d'abord ses Nouveaux
Voyages, ensuite ses Mémoires, avant de reprendre
encore sa correspondance des Voyages de Portugal et de
Danemarc, après l'invention de ses Dialogues.
Jusqu'à preuve du contraire, la réécriture de
la correspondance et des mémoires originaux est de l'ordre
de
la mise au net (11). Sauf pour la
Lettre XVI. Celle-ci se compose de deux triptyques
emboîtés. Au coeur de la lettre, on trouve le
récit de voyage (12), en trois
parties,
soit le trajet qui conduit de Missilimakinac au Mississippi par la
baie des Puants (aujourd'hui Green Bay), du 24 septembre au 24
octobre 1688; suit l'exploration de la rivière Longue
durant
quatre mois, du 24 octobre au 2 mars 1689; enfin la descente du
Mississippi jusqu'à l'Ohio avec le retour à
Missilimakinac par l'Illinois et la rive est du Michigan, du 10
mars
au 22 mai. Ce voyage en trois parties est le centre d'un autre
triptyque, le récit de voyage étant encadré
par
une description et un mémoire; c'est d'abord la longue
description du castor qui se trouve un peu après l'ouverture
du récit de voyage, lorsque l'auteur séjourne aux
villages des Sakis, des Pouteouatamis et des Malomis, à
l'entrée de la rivière des Puants (BNM,
p. 386-391),
où il voit des castors apprivoisés
(comme on en trouve souvent dans les villages amérindiens);
c'est ensuite, à la toute fin de la lettre,
le
mémoire sur la manière de conduire des troupes de 300
hommes (sic !) dans des entreprises de découvertes
comme
la sienne (p. 434-437).
On compte huit références
internes
à la rivière Longues dans l'oeuvre. Les deux
premières sont d'ordre éditorial. À la fin de
la
préface, l'éditeur croit bon d'avertir le lecteur que
« La Carte mise en tête du premier Volume doit se
rapporter à la 16e Lettre du même Volume »
(BNM, p. 249) (13). Le
« voyage
remarquable de la Riviére Longue, avec la Carte des
Païs
découverts, & autres... » (BNM, p. 253),
vient
à la table des matières, reprenant le titre du
chapitre. Il n'est jamais question de la rivière Longue
ailleurs dans les Nouveaux Voyages, ni même à
la
fin du chapitre précédent la Lettre XVI, soit la
Lettre XV, où il annoncait son intention de parcourir
« les Païs Meridionaux » (p. 382), ce
qui était la parfaite vérité. En revanche, la
désignation de la rivière Longue apparaît
abruptement comme si elle était bien connue des Outagamis
dont
il obtiendra, dit-il, dix « guerriers pour m'accompagner
à la Riviére Longue que je voulais remonter
jusqu'à sa source » (p. 392). Oublions que
les
jésuites qui fréquentent les Outagamis depuis
près de dix ans à ce moment n'ont jamais d'aucune
manière évoqué cette rivière, dont on
ne
trouve pas non plus de trace chez Louis Hennepin ou Daniel
Greysolon
Dulhut qui ont séjourné chez les Sioux il y a
plusieurs
années déjà : nous savons bien que la
rivière Longue est une pure invention.
Cela dit, Lahontan prend soin d'authentifier
son
exploration six fois dans ses Mémoires (14). Cela commence encore par une note
éditoriale, dès la préface, où il
présente une fois de plus ses cartes. « Mon
voyage
de la Riviére Longue m'a donné lieu de faire la
petite
Carte que je vous ai envoyée de Missilimakinac en 1699 [=
1689] dans ma XVIe Lettre... » (p. 528); Lahontan
précise que cette carte est peut-être sommaire par
rapport aux connaissances sur les pays voisins maintenant
découverts, « inconnus à toute la Terre,
aussi bien que cette grande Riviére dans laquelle je
n'aurois
pas eu la témerité d'entrer sans en avoir
été instruit à fond, & sans une bonne
escorte ». Plus importantes sont ses petites remarques
sur
les poissons, les hommes et les langues ! Trois fois, en
effet,
toujours en fin de développement, Lahontan rédige une
petite notule impliquant la rivière Longue, autant de fions
ajoutés à une rédaction antérieure. La
première recopie une phrase de la Lettre XVI : les
poissons « qu'on pêche dans la Riviére
Longue,
laquelle se décharge dans le Fleuve de Missisipi sentent si
fort la vase & la bourbe qu'il est impossible d'en manger. Il en
faut excepter certaines petites truites que les Sauvages
pêchent dans quelques Lacs aux environs, qui sont un mets
assez
passable » (p. 593). Peu après
l'entrée
dans la rivière, après deux ou trois jours de
navigation, le 5 ou le 6 novembre, à la première
île rencontrée, « je ne voulus pas aller
plus
loin, écrivait Lahontan, me contentant de faire pêcher
quelques méchans poissons qui sentaient la vase »
(p. 395). Pour les petites truites, c'est banal : on en
pêche d'excellentes six jours avant l'arrivée chez les
Gnacsitares (p. 412). Au chapitre des « Habits,
Logemens, Complexions & tempérament des
Sauvages »,
en introduction, Lahontan oppose les vues des récollets et
des
jésuites, les renvoyant dos à dos. Il précise
que son exposé ne concernera que les « Sauvages de
Canada, sans y comprendre ceux qui habitent au delà du
Fleuve
de Missisipi », n'ayant pu les connaître, ce qui
est
on ne peut plus exact. Suit toutefois l'addition abrupte et pour
bien dire saugrenue dans le contexte : « J'ay dit
en
mon Journal du Voyage de la Riviére Longue qu'ils
étoient extrêmement polis, il est facile d'en juger
par
les circonstances que vous avez du remarquer »
(p. 632). En effet, on l'aura remarqué ! Vers la
fin des Mémoires, au terme du chapitre sur la
« Chasse des Sauvages », après la longue
description de l'habitat du castor (qui fait pendant à la
description de l'animal en tête de la Lettre XVI),
Lahontan produit deux anecdotes pour montrer combien les Outagamis
sont imprudents et se laissent surprendre par leurs ennemis. Il
écrit : « La seconde affaire arriva trois ans
après celle-ci [soit en 1683], dans le Païs de Chasse
des
Outagamis, où je vous ai marqué dans ma 16e Lettre
que
le Chef de cette Nation me donna dix Guerriers pour m'accompagner
à la Riviére Longue » (p. 707). Le
fabulateur est logique et conséquent, car c'est chez les
Outagamis, comme on l'a vu, que la rivière Longue a fait son
apparition : le trait vient donc naturellement lors de la
réécriture. Dernier fion, à la toute fin des
Mémoires, en queue du « Petit Dictionnaire
de la langue des Sauvages » : « Je ne
sçache point qu'aucune Langue Sauvage de Canada ait de F.
Il
est vrai que les Essanapés & les Gnacsitares en ont; mais
comme ils sont situez au delà du Missisipi sur la
Riviére Longue, ils sont au delà des bornes du
Canada » (p. 767). En quoi les Essanapés,
les
Gacsitares et le phonème F devraient-ils être exclus
des
« bornes » du Canada, alors même que
notre
explorateur est censé les avoir étendues
jusque-là
avec sa fameuse « borne de
Lahontan » ? (p. 424). Cette ultime
addition illustre sans l'ombre d'un doute la fonction
d'attestation de toutes celles qui précèdent :
ici et là, inopinément, comme point final, Lahontan
ajoute quelque cinq phrases au fil de la réécriture
des
Mémoires pour authentifier son invention de la
rivière Longue. À remarquer toutefois qu'on ne trouve
aucune mention des Eokoros, Essanapés, Gnacsitares,
Mozeemleks
et Tahuglauks dans la « Table des Nations Sauvages de
Canada » (p. 560-561). En revanche, et c'est la
contre-épreuve, si ces références internes
à la rivière Longue sont des additions artificielles
à la rédaction primitive, on voit que tel n'est pas
le
cas de la référence à la description du castor
qu'on trouve au début de la Lettre XVI (p. 697,
699,
705) ou au Missouri qu'on y trouve à la fin (p. 683),
comme aussi au lac des Illinois (p. 545). Ces
références montrent au contraire qu'il a
existé
une rédaction primitive de la Lettre XVI.
Pour la reconstituer (15), il faut commencer par lui soustraire
l'exploration de la rivière Longue, de même que le
mémoire sur les expéditions d'exploration militaires
que Lahontan n'avait aucune raison de transmettre à son
correspondant en 1689. L'analyse de genèse se trouve alors
devant un texte original crédible, soit un circuit qui
conduit
Lahontan au Mississippi qu'il descend jusqu'à l'Ohio pour
revenir à Missilimakinac par l'Illinois en longeant le
Michigan. Il faut donc refaire la chronologie pour l'ajuster
à cette réalité textuelle, c'est-à-dire
la vérité. À première vue, il y a deux
possibilités : ou bien on ajuste l'itinéraire
sur
sa date de départ, le 24 septembre 1688, de sorte que
Lahontan
reviendrait à Missilimakinac le 12 janvier, ce qui
impliquerait une difficile, dangereuse, voire impossible
expédition en canot sur les rives du Michigan, alors qu'on
se
déplace plutôt en traîneau sur les neiges et
les
glaces à ce moment. Mais on peut difficilement imaginer
l'inverse, c'est-à-dire un départ de Missilimakinac
en
plein hiver, pour ajuster l'itinéraire sur son retour au
printemps. Dès lors, la solution est toute simple :
Lahontan a bien quitté Missilimakinac le 24 septembre et a
atteint le Mississippi en un mois. Il faut d'ailleurs en conclure
qu'il navigue en canot d'écorce avec un petit nombre de
soldats, conduits par cinq Algonquins et dix Renards
expérimentés, car autrement il ne pourrait
répéter l'exploit sportif réalisé par
Louis Joliet et Jacques Marquette (16) en
1673. Il descend ensuite le fleuve jusqu'à l'Ohio et sa
carte
indique, tout comme son récit, qu'il ne visite que
l'embouchure des rivières, sauf la Missouri qu'il remonte
jusqu'à la rivière Osage. On laissera de
côté la question de savoir s'il est vraisemblable
qu'il
ait incendié un village de Missouris en représailles
contre les guerriers du villages qui auraient menacé sa
troupe
le jour précédent (p. 428), car il ne fait pas
de
doute que cet épisode, vrai ou faux, figurait dans la
version
originale de la Lettre XVI qu'il s'agit de reconstituer. De
l'Ohio (qu'il nomme Ouabach), Lahontan remonte le Mississippi
jusqu'à l'Illinois qu'il remonte à son tour jusqu'au
fort « Crèvecoeur ». Et voilà le
point important. Signalons d'abord que le fort a été
remplacé par le fort Saint-Louis, mais il n'est pas trop
surprenant que notre anticlérical et antiroyaliste s'amuse
à lui restituer, sur toutes ses cartes et dans son oeuvre,
son
beau, dramatique et théâtral nom original (Lahontan
est
un écrivain, il ne faut jamais l'oublier). Car c'est
là qu'il a passé l'hiver.
En effet, si l'on ajuste la chronologie
à cette hypothèse, Lahontan descend le Mississippi
jusqu'à la rivière Des Moines (le village des
Otentas), du 24 au 30 octobre,
il est au Missouri le 5 novembre et en repart le 12, pour
arriver à l'Ohio le 16, d'où il revient
aussitôt (dès le lendemain, certainement), remontant
le fleuve
jusqu'à l'Illinois, qu'il remonte à son tour jusqu'au
fort Saint-Louis,
du 27 novembre au 4 décembre. Il quittera le fort, comme il
le dit, au printemps suivant, le 20 avril, pour arriver à
Missilimakinac le 22 mai. — Voir l'appendice 5.
Si l'étude de genèse reconstitue
la version originale de la Lettre XVI avec les déplacements
et séjours de Lahontan durant l'hiver 1688-1689 (reformulant
du même coup les questions biographiques) (17), elle permet de relancer une autre forme des
études littéraires, soit l'importante question des
sources de l'invention de la rivière Longue. Car s'il y a
une
conclusion qui se dégageait des travaux de Judith Chamberlin
Neave, c'est que Lahontan n'utilise jamais aucun document pour
rédiger ses oeuvres; on n'en trouve aucune source
textuelle (18). On le sait, car on a depuis
longtemps passé en revue les écrits des
jésuites
sur la baie des Puants, les Outagamis et les Illinois, comme c'est
le cas des Relations de Jacques Marquette qui a été
le
premier à décrire le circuit que suit Lahontan; de
même pour la Description de la Louisiane où
Louis
Hennepin décrit le même circuit, en sens inverse; ou
encore les nombreuses relations sur les expéditions de
Robert
Cavelier de La Salle, celles d'Henri de Tonty en
particulier (19). Or, la source
« textuelle »
de l'invention de la rivière Longue se trouve dans la
version
originale de la Lettre XVI. Si les sources d'informations de
Lahontan ne sont pas textuelles ou livresques, il suit qu'elles
viennent des Amérindiens par l'intermédiaire des
Français qui séjournent dans la région des
Grands Lacs. Revenons sur ce point aux deux cartes liminaires de
Lahontan. Elles sont toutes deux
« originales »
alors qu'elles sont à la fois anachroniques et fort bien
informées. Sa Carte générale de
Canada,
comme ce qu'il en reprend dans sa Carte de la rivière
Longue, ne prend pas sa source dans les cartes qui, petit
à petit, depuis celles des jésuites, se
développent en s'appuyant les unes sur les autres, pour
aboutir à ce moment aux cartes de Delisle et de Franquelin
au
tournant du siècle, cartes présentées au
début de cette étude. Cette carte
« apparaît » au contraire, sans
antécédent. Certes, elle présente de nombreux
traits fantaisistes, dont le plus spectaculaire est l'excroissance
du « fleuve de Saint-Laurent » qui conduit au
Grand Lac des Assinybouels, à partir du nord-ouest du lac
Supérieur. En revanche, la carte marque point par point les
portages et les sauts, tandis qu'elle est toujours
constituée
de droites et de cercles, trajets et circuits, c'est-à-dire
qu'elle apparaît comme la traduction ou
l'interprétation
européenne de « cartes »
amérindiennes, ce qui est
« réellement » le cas de la carte
inventée de la rivière Longue, correspondant en tout
point aux réalisations amérindiennes (20). Il faut comprendre que Lahontan a suivi la
plus
grande partie de ces trajets, depuis l'Acadie jusqu'aux Grands Lacs
et au Mississippi, en passant par l'Iroquoisie. Et que c'est
à partir d'informations amérindiennes, dont on n'a
plus
aujourd'hui d'autres traces que ses cartes, appuyées sur sa
propre expérience acquise petit à petit en
Nouvelle-France,
qu'il a réalisé ses voyages, racontés
au fil des années dans les Lettres des Nouveaux
Voyages. Ainsi a été réalisé puis
raconté le circuit présenté par la version
originale de la Lettre XVI à partir de
Missilimakinac : guidé par les Amérindiens, le
voyageur raconte ses déplacements comme si c'est lui qui les
dirigeait.
L'affabulation, le fabuleux récit de
découverte et d'exploration trouve donc sa source dans la
version originale de la Lettre XVI. La réception des
Sakis, des Pouteouatamis et des Malomis à la baie des Puants
(BNM, p. 384) préfigure celle des Eokoros, des
Essanapés et des Gnacsitares, tout comme les
démêlés (réalistes) avec les Missouris
(p. 426-428) annoncent le conflit (surréaliste) au
premier village des Essanapés; les détails qui
passent
du circuit original à l'itinéraire inventé
sont
nombreux : l'ignorance des armes à feu des habitants de
la rivière Longue était déjà celle des
Missouris (p. 428); les festins et les danses, notamment celle
du calumet (p. 385); les rencontres prudentes,
inquiétantes et finalement heureuses correspondent à
celle des Akansas (p. 428); et les envois d'ambassadeurs
s'effectuaient déjà au deuxième village des
Missouris (p. 426). Mais le trait le plus important, à
première vue un tout petit détail, est le fait que
Lahontan s'intéresse aux relations avec les Espagnols
dès qu'il entreprend sa descente du Mississippi (21) : la reprise, le développement et
la dramatisation du rôle joué par les
« Espagnols », voire le Nouveau Mexique,
à
la rivière Longue, c'est-à-dire à l'ouest du
haut Mississippi, fait basculer la narration dans la fiction,
à tel point que ce sont les Français de Lahontan
qu'on
soupçonnera d'être espagnols chez les Gnacsitares qui
vont déployer beaucoup d'énergie pour s'informer
à ce sujet.
Nous sommes au pays de la pure invention. Le
récit de l'exploration de la rivière Longue tresse
trois contenus qui se développent de plus en plus en ordre
inverse de leur importance proportionnelle, la chronologie des
déplacements, la trame narrative et la description des
Amérindiens. La chronologie et la topographie constituent
la
part essentielle du récit de l'exploration, puisqu'elles
dessinent la « carte » de la rivière
Longue telle que Lahontan la fera graver. La narration comme la
carte développent un emboîtement de trois espaces, ce
qui en assure la parfaite crédibilité. C'est d'abord
la géographie de la Nouvelle-France alors connue de tous,
soit
la Carte générale du Canada telle qu'elle est
reprise dans le premier tiers de la Carte de la rivière
Longue, depuis l'est; il s'agit du cadre général
de l'invention correspondant à la première version de
la Lettre XVI, soit le circuit réalisé par
Lahontan. Vient ensuite l'exploration de la rivière,
l'invention proprement dite, soit la partie centrale de la Carte
de la rivière Longue et qui s'intitule « Carte
de la Riviere Longue et de quelques autres ». Enfin la
« deuxième carte » constitue la
troisième partie de la narration géographique,
l'ouest
de la Carte de la rivière Longue, qui a pour
titre : « Carte que les Gnacsitares ont
dessiné[e] sur des peaux de cerfs ». Cela
correspond aux territoires des Gnacsitares et de leurs ennemis les
Mozeemleks. La carte laisse hors champ le territoire des
Tahuglauks
situé encore plus à l'ouest, puis loin au sud, sur
les
rives d'une mer intérieure de la forme et des dimensions du
Michigan. Ce développement est remarquable parce que
Lahontan
situe sa découverte et son exploration entre ce qui est bien
connu et l'inconnu, dont il laisse la responsabilité d'abord
aux Gnacsitares eux-mêmes (alors qu'il est chez eux durant
plus
d'un mois !) et ensuite à quatre captifs mozeemlecks
décrivant à leur tour le territoire des Tahuglauks.
Ce système d'encadrement géographique est si
ingénieux que la trame du récit s'y perd, de sorte
qu'on n'en voit pas le caractère simpliste et pour bien dire
puéril, comme le montre bien quatre siècle de
« controverse » sur la rivière Longue.
En effet, si les événements narratifs, ou
plutôt
les « faits », pris un à un, sont
anodins,
on voit aussitôt à leur enchaînement qu'il
s'agit
d'une « histoire » rocambolesque, saugrenue,
invraisemblable. Et cela est vrai aussi bien de
l'événementiel que de l'actantiel. On ne se
déplace pas en territoire inconnu, dans une nature hostile,
à la rencontre de populations indigènes aussi
nombreuses, et qui sont en guerre les unes contre les autres, avec
une telle désinvolture, comme si les Amérindiens
n'étaient pas de redoutables guerriers, même et
surtout
ceux qui ne connaissent pas les armes à feu; on ne passe
pas
un mois entier sur une petite île à n'y rien faire,
comme chez les Gnacsitares (pour n'en rien apprendre en
plus !).
Ce sont deux des exemples qu'on voit tout de suite lorsqu'on a sous
les yeux les résultats de l'analyse
événementielle (22), tandis
que
les rapports entre les personnages sont non seulement tout aussi
invraisemblables, mais en l'occurrence parfaitement
ridicules !
Il suffit d'ailleurs d'énumérer les groupes de
personnages pour le comprendre : Lahontan n'a jamais quelque
rapport que ce soit avec aucun de ses soldats, ni avec les
Algonquins
et les Outagamis qui les accompagnent; tous se placent docilement,
sans hésiter, à la merci de centaines, voire de
milliers d'indigènes, où se trouve toujours un grand
chef, chaque fois anonyme, pour s'entretenir tranquillement avec
notre militaire; d'ailleurs, lorsque les rapports avec des
Essanapés ou des Gnacsitares sont quelque peu conflictuels,
ils deviennent loufoques (et bien entendu incroyables si l'on
connaît un tant soit peu les récits de voyages
contemporains dans ces régions). Bref, les rapports entre
les
personnages, tout comme l'absence de rapports interpersonnels,
n'ont
aucun sens en dehors de la fiction.
Et ces personnages, parlons-en. Car cette
histoire n'a pas d'autres fonctions, que de mettre en place les
« portraits » des Amérindiens de la
rivière Longue. Voilà l'invention ethnologique, qui
est encore plus mince, simple et simpliste, plus saugrenue et
invraisemblable aussi, que l'invention narrative et l'affabulation
géographique. L'étude du discours descriptif (23) le montre bien en mettant les faits en
correspondance, comme on peut illustrer catégoriquement :
que
des Amérindiens portent une barbe touffue, les Mozeemlecks
et
les Tahuglauks, et soient présentés vêtus
d'étoffe, voilà qui est aussi inouï que ces
Eokoros et ces Essanapés qui vivraient au contraire
entièrement nus (p. 401 et 411), couverts d'un simple
brayer, alors que le narrateur insiste lourdement sur ce fait,
faisant même le portrait en pied du roi des Essanapés
en cette légère tenue : il faut pour cela
oublier
que nous sommes alors en plein hiver, en novembre et
décembre,
au centre du Canada ! Pourtant, pris hors contexte et sans
les
rapprocher, les deux faits vestimentaires sont anodins.
L'anodin, voilà où il faut en
venir. En effet, qu'est-ce donc que l'invention de la
rivière
Longue sinon celle d'un univers géographique, historique et
ethnologique on ne peut plus insignifiant ? Là se
trouve
le génie de Lahontan. L'aboutissement de la narration se
réduit à si peu de chose qu'elle est paradoxalement
d'une puissance réaliste extraordinaire, échappant
à tout romanesque. L'auteur, qui ne manque pourtant pas
d'imagination dans l'ensemble de son oeuvre, fait preuve dans
l'invention de la rivière Longue d'une platitude qui ne
saurait être le fait du hasard. Au contraire, Lahontan
s'amuse ! Il prend plaisir à créer une forme
d'anti-utopie en contraste absolu avec toutes les
réalisations
du récit de voyage en Nouvelle-France. On cherche un
« passage » vers les mers de l'ouest ?
Lahontan ne l'évoque même pas. On promet de
l'or :
Lahontan ne présente rien d'autre que du cuivre, comme celui
qu'on trouve dans la région depuis plus de deux
décennies — et même cela n'est pas trop
assuré, car il se contente d'évoquer les
« haches de cuivre » des Tahuglauks et une
simple
médaille qu'il prend soin de faire fondre (après
l'avoir soigneusement dessinée sur sa carte, il est vrai).
Il rencontre donc, tout au long de la rivière Longue, des
peuples de plus en plus polis et poilus qui finissent par
ressembler
à des Espagnols et être d'un abord aussi
« civil » que les Européens; des grands
chefs, caciques et rois de plus en plus
« despotiques », et des Essanapés qui
croient à la métempsycose, des Tahuglauks dont les
femmes restent à la maison comme des Italiennes ou des
Espagnoles. Cet aboutissement est d'autant moins
« fabuleux », en regard des fictions et des
rêves compensateurs d'une réalité
décevante, que c'en est la nette contradiction, la
contradictoire « décevante ». La cause
en est fort simple. Lahontan était assez brillant pour
avoir
compris trois siècles avant nous combien les récits
de
voyages de Nouvelle-France devaient compenser de quelques
fantaisies
la « déception américaine » dans
la colonie française. Le Royaume du Saguenay de Jacques
Cartier, le Passage de l'Ouest de Charlevoix relancé par
Chateaubriand, les Acacias de Mathieu Sagean, ces
« inventions » étaient en fait bien
moins
extraordinaires que la réalité, la plate
réalité, deux grands fleuves, le Saint-Laurent et le
Mississippi, avec tout un continent sans rien des riches
épices ni des splendides richesses de l'Orient, sans
même aucun passage praticable vers cet Orient-là.
C'était la Nouvelle-France, c'est aujourd'hui le
Québec, le Canada et les États-Unis
d'Amérique.
Voilà ce que s'est amusé à décrire tel
quel le plus grand (humoriste) des écrivains sur la
Nouvelle-France.
D'ailleurs, c'est peu de dire qu'avec sa rivière
Longue Lahontan, le personnage, n'a rien découvert du tout,
je veux dire rien de surprenant ou d'extraordinaire, car il n'a
rien
trouvé de simplement intéressant ! Rien d'autre
que l'Amérique du Nord. Les territoires des Eokoros, des
Essanapés, des Gnacsitares, des Mozeemlecks et des
Tahuglauks,
aux frontières de la fiction, c'est la réalité
telle qu'on la connaît depuis longtemps à ce moment,
la
réalité ou la vérité américaine,
plate et ennuyante, dans toute sa splendeur, en regard des
rêves européens. La preuve en est que le
géographe Guillaume Delisle l'a projetée sans
sourciller dans la réalité cartographique.
(*) La première version de cet article a
été
rédigée à la demande de Marie-Christine
Pioffet
pour le numéro de Tangence qu'elle préparait
sur
la Nouvelle-France. L'article lui a été
retiré
après qu'elle ait censuré la notice que j'avais
préparée sur la rivière Longue pour son
Dictionnaire des toponymes imaginaires. Voir le chapitre
correspondant des Polémiques dans l'ouvrage
ci-contre :
« Censure :
Marie-Christine Pioffet (York University), championne de son
directeur de thèse, Réal Ouellet
(Université
Laval), auprès des PUL ».
(1) Guillaume Delisle (De l'Isle ou Insulanus),
Carte du Canada ou de la Nouvelle France et des decouvertes qui
y ont été faites dressée sur plusieurs
observations et sur un grand nombre de relations imprimées
ou
manuscrites, Paris, chez l'auteur, 1703, feuillet ou double
folio
de 495 × 645 mm (l'exemplaire cité : British
Librairy, Map C36f4, fo 15; deux exemplaires se consultent sur
Gallica : GE DD 2987-8548-8548B ou 8549B). La carte est
bientôt signée par Guillaume Delisle (1675-1726)
à titre de premier géographe du roi et sera
rééditée au moins jusqu'en 1783. Il s'agit
toujours de nouveaux tirages de la carte de 1703 que l'on trouve
aujourd'hui dans les atlas de Delisle, aussi bien à la
Bibliothèque nationale de France qu'à la British
Librairy par exemple. L'important ici est que la rivière
Longue ne figurait évidemment pas sur la carte
précédente et ne se trouvera plus dès la carte
suivante du géographe, soit respectivement,
L'Amérique septentrionale (America septentrionalis),
Paris, Wolf, 1700; et Carte de la Louisiane et du cours du
Mississippi, Paris, chez l'auteur, 1718.
(2) J.-B.-L. Franquelin (vers 1651-après
1712), Carte de la Nouvelle-France où est compris la
Nouvelle Angleterre, Nouvelle York, Nouvelle Albanie, Nouvelle
Suède, la Pensilvanie, la Virginie, la Floride, Paris,
1702 et 1711, 475 × 635 mm, BNF, Rés. Ge DD 2987
(8536); se
consulte sur Gallica. Franquelin était venu commercer en
Nouvelle-France en 1671, mais dès 1674 il met ses talents de
cartographe au service du gouverneur Frontenac pour illustrer les
explorations du Mississippi. Au cours de la guerre de la Ligue
d'Augsbourg, il est chargé, toujours par Frontenac, de
cartographier la Nouvelle-Angleterre et les autres colonies du
littoral qu'il ira lui-même reconnaître avant de se
rendre à Paris où il sera retenu par la cour pour
dessiner des cartes stratégiques, dont celle citée
ici.
Voir l'entrée de M. W. Burke-Gaffney au DBC, vol. 2,
à son nom.
(3) Lahontan présente Domingo del
Júdice dans la Lettre XVII du troisième volume de son
ouvrage, datée 8 octobre 1675 (on en trouvera les
références plus loin, n. (7) : BNM, p. 983 et suivantes). Je tire
mes
renseignements de l'index des ambassadeurs : Ricardo
Magdaleno,
Titulos de Indias, cat. XX del Archivo General de
Simancas, Valladolid, 1954, p. 760.
(4) Lahontan, Mapa del Mississipi dedicada [sic]
al Excelen[tisi]mo Señor Duque de Jovenazo por su servidor
don
Armando de Arce, Baron de Lahontan, carte manuscrite en
couleur,
Séville, Archivo General de Indias, collection
« Florida y Luisiana », no 29, 745 ×
520 mm,
1699. Reproduction en fac-similé dans un format très
légèrement réduit, 70 × 49 cm, par
María Antonia Colomar, Madrid, Testimonio Campañia
Editorial (Minísterio de educación, cultura y
deporte),
2001. Le coffret comprend un fascicule où la carte est
sommairement présentée (en trois pages) par
l'archiviste M. A. Colomar en fonction des explorations du
Mississippi et de sa situation aux Archives de Séville.
(5) « R. des Otentas ». La
Carte générale de Canada (vol. 2) et celle que
nous nommerons en abrégé la Carte de la
rivière Longue (vol. 1), 1702. Elles paraissent en
tête des deux premiers des trois volumes, en ordre inverse de
leur conception, la fabulation de la rivière Longue, au
premier volume, s'ajustant sur la carte générale, du
deuxième volume. Je reviendrai plus loin sur leur
genèse, n. (13).
(6) J'évoque ici deux articles vraiment
remarquables qui découlent tous deux d'une thèse de
doctorat. Viateur Ravary, « Lahontan et la
rivière Longue », RHAF, vol. 5, no 4
(1952), p. 471-492. Judith Chamberlin Neave,
« Lahontan
and
the Long River Controversy », Revue de
l'Université d'Ottawa, vol. 48, nos 1-2, 1978
(actes du colloque de York University, 1975), p. 124-147. On
trouvera dans le second article, qui relance le premier, les
références aux analyses
de Charlevoix, puis Chézieux, Perkins, Scadding, Leacock, et
de façon générale un état
présent
de la réception critique de l'invention de la rivière
Longue. A Study of Historical Veracity in the Works of the
Baron
de Lahontan, Ph. D., University of Toronto (department of
French), 1979, 482 p. Bien entendu, maintenant que nous avons
la preuve documentaire que l'exploration de la rivière
Longue
est une pure invention, tout le travail d'analyse de la
vraisemblance
et de l'invraisemblance est à reprendre, à partir des
conclusions déjà établies à tous les
niveaux dans les très nombreuses analyse de l'affabulation
— conclusions qui ne seront pas reprises ni
étudiées ici. Toutefois, il faut au moins rappeler
que
Lahontan ne se met jamais en peine de
« prouver »
sa découverte et son exploration, ce que font
évidemment tous les affabulateurs sans talent, dont le plus
grand de tous est le Louis Hennepin des Nouvelles
Découvertes (Utrecht, Groedelet, 2 vol. 1697 et
1698,
cf. n. (19)). Il s'agit d'une parfaite
création artistique, pour le pur plaisir
littéraire.
(7) Il se trouve, en effet, que la publication des
Oeuvres complètes par Réal Ouellet, en 1990,
prolongera de plus de vingt ans la
« vraisemblance » de l'affabulation,
l'éditeur suivant pas à pas l'invention de Lahontan
tout au long de la Minnesota à grand renfort du lexique des
Sioux ! Aux Archives de Séville, le chercheur n'a tout
bonnement pas demandé à voir la carte du Mississippi
de Lahontan, croyant qu'il s'agissait de celle de la rivière
Longue ! (BNM, p. 1114, n. 4). Lahontan, OEuvres
complètes, éd. Réal Ouellet, avec la
collaboration d'Alain Beaulieu, Les Presses de l'Université
de Montréal (coll. « Bibliothèque du
nouveau
monde »), 1990, 2 vol. de pagination continue,
1474 p. C'est dans cette édition que nous citons les
oeuvres de Lahontan sous le sigle BNM.
(8) Après les cartes, il faut maintenant
présenter les livres de Lahontan. Son oeuvre est
constituée d'un seul ouvrage paru d'abord en trois volumes,
en deux temps. L'oeuvre paraît d'abord en 1702,
postdatée de 1703, en deux volumes complémentaires,
soit les Nouveaux Voyages dans l'Amérique septentrionale
et les Mémoires de l'Amérique septentrionale (La
Haye, les frères l'Honoré, 1703, 24+294 et
220 p.), suivis du Supplément aux voyages du baron
Lahontan, où l'on trouve des dialogues curieux entre
l'auteur
et un sauvage de bon sens qui a voyagé (les
frères
l'Honoré, 1703, 222 p.). L'oeuvre est traduite en
anglais et paraît à Londres sous l'autorité de
Lahontan qui s'y trouve, dès 1703, en deux volumes, New
Voyages to North-America... (London, Bonwicke, Goodwin, Wotton,
Tooke and Manship, rééd. Reuben Gold Thwaites,
Chicago, McClurg, 1905, 2 vol.). L'ouvrage en trois volumes
est
réédité par les frères l'Honoré
en 1704, avec un chapitre inédit au second volume
(« La maniere dont les Sauvages se
régalent », p. 194-198), ce qui devrait en
faire le texte de base d'une édition critique (toute fautive
qu'elle paraisse), soit la dernière édition revue sur
le manuscrit original de l'auteur. L'année suivante,
l'oeuvre
est relancée dans une nouvelle version par les frères
l'Honoré, manifestement avec l'accord de l'auteur, de sorte
que, rétrospectivement, on peut croire que les écrits
de notre auteur ont tous été revus (cf. la
note 11), voire réécrits par ses
éditeurs,
sauf que dans ce dernier cas la réécriture
s'éloigne considérablement des manuscrits originaux,
comme on le voit aux développements d'un rédacteur
qui
connaît fort mal la Nouvelle-France (Amsterdam,
François
ou Jonas l'Honoré, 2 vol.). Il s'agit toutefois d'une
très importante publication, car c'est dans cette
réécriture que les « dialogues »
de Lahontan et d'Adario seront connus tout au long du siècle
des Lumières (l'édition critique de Gilbert Chinard
prend soin de reprendre les additions de 1705, Dialogues et
Mémoires, Maryland, Johns Hopkins, 1931). On consulte
facilement la Lettre XVI dans l'édition originale des
Nouveaux Voyages sur la toile : l'édition de
1703
dite à la Renommée sur « Recherche de
livres » de Google, l'édition dite à la
Sphère sur Gallica de la BNF et l'édition de 1704 sur
Canadiana.org de la BNC. La référence à
l'édition encyclopédique de Réal Ouellet a
été donnée n. (7).
(9) C'est la longueur relative des chapitres des
Nouveaux Voyages qu'on trouvera en appendice.
(10) Aline Côté-Lachapelle,
« Réseau de renvois », dans
« Le
Discours du récit et ses effets chez Lahontan »,
Études littéraires (Québec),
vol. 10, nos 1-2 (avril-août 1977), p. 195-219,
p. 214-219. Le dépouillement ne compte pas moins de
251
renvois explicites ou implicites. Cela ne s'invente pas, bien
entendu. Ce sont les renvois à la rivière Longue que
je retiens ici de ce dépouillement, le confrontant à
l'index de l'BNM qui en confirme l'exactitude.
(11) Rédaction probablement revue et
corrigée par un professionnel, comme on l'a vu, si l'on en
juge par la destinée de l'oeuvre entièrement
réécrite en 1705. Il n'y a aucune raison de ne pas
croire Lahontan à ce sujet qui l'écrit deux fois en
français et une fois en anglais (BNM, 995, 793 et
1001) :
il publie son oeuvre tout simplement parce qu'il ne peut rentrer en
grâce auprès du roi de France (ni trouver d'autres
commanditaires royaux). Dès lors, comme il s'agit d'un
ouvrage populaire vendu aux frères l'Honoré, puis aux
éditeurs de la traduction anglaise, les très
nombreuses
éditions et rééditions de l'ouvrage sont
manifestement de l'ordre du commerce. Ce qui, du reste, est
parfaitement conforme à
l'« idéologie » de son auteur, celle
d'un
humoriste.
(12) On suivra cet itinéraire sur la
chronologie et la topographie qu'on trouvera en appendice et qui
servira notre analyse à partir d'ici. Voici les proportions
brutes des quatre grandes parties de la Lettre XVI qu'on
trouvera analysées n. (14) : le
trajet jusqu'au Mississippi, comprenant la description du castor
(0,2161), l'exploration de la rivière Longue (O,4463), la
descente du Mississippi jusqu'à l'Ohio, puis le retour
à Missilimakinac (0,2416) et le mémoire sur
l'organisation des explorations militaires (0,0960).
(13) La note fait double emploi avec celle qu'on
trouve bien en évidence sur toutes les éditions de la
carte : « Cette carte se raporte à la Lettre
16eme ». Mais l'important est que la note contribue
à expliquer la genèse des cartes imprimées de
Lahontan. Il apparaît en effet que la Carte
générale de Canada qu'on trouve en tête du
deuxième volume devait figurer en tête du premier
où elle serait à sa place; Lahontan en a
déduit
sa Carte de la rivière Longue, résultat net de
l'invention, qui s'ajuste parfaitement à sa carte
générale et qu'il place, pour d'évidentes
raisons romanesques, en tête du premier volume, tandis qu'il
produit sa Carte generale de Canada a petit point pour
remplacer celle qu'il a dû déplacer au volume suivant
(une « carte à petit point » est une
carte
réduite, présentant un vaste espace sur une petite
surface, soit en pratique un résumé de sa carte
générale).
(14) Y compris la curieuse référence
à un passage inexistant de la Lettre XVI, sur les
pratiques de crémation des « Sauvages de la
Riviére Longue » (BNM, p. 695).
(15) Une fois ramené à ses
dimensions
originelles, la première version de la Lettre XVI
était un peu plus de deux fois moins longue (soit une
proportion de 0,4577), de sorte qu'elle représentait non pas
20% des Nouveaux Voyages (0,1943), mais exactement 10% de
l'oeuvre. C'était déjà la lettre la plus
longue, ce qui s'explique facilement (s'agissant d'un récit
de voyage doublé d'une longue description du castor), mais
avec une étendue qui restait dans l'ordre de grandeur des
lettres les plus longues, comme on le visualise au graphique du
premier appendice à la fin de ce travail.
(16) Marquette et Joliet ont quitté
Missilimakinac le 17 mai pour atteindre le Mississippi le 17 juin,
en exactement un mois (JR, 59: 90-106), en suivant la baie des
Puants, la rivière des Outagamis ou des Renards (la Fox
River), puis la Wisconsin pour aboutir au Mississippi devant la
Prairie du Chien, soit un trajet de 205 lieues, 1.100 km.
Lahontan,
rappelons-le, a fait ce trajet du 24 septembre au 23 octobre. Par
ailleurs, nous avons de très nombreuses lettres et relations
des jésuites qui ont exploré la région de la
baie des Puants, depuis Claude Allouez en 1670, et qui y font leurs
missions itinérantes depuis leur résidence de
Saint-François-Xavier
au fond de la baie, à l'entrée
de la rivière des Outagamis. Toutes concordent avec les
renseignements chronologiques et topographiques consignés
sommairement par Lahontan. Même chose, disons-le tout de
suite, pour les informations que nous donne Lahontan sur son trajet
jusqu'à l'Ohio, puis sa remontée de l'Illinois et du
Michigan (ce sont les écrits de Louis Hennepin, Cavelier de
La Salle et Henri de Tonty). On trouve les écrits des
jésuites sur leurs missions des
« Outaouacs » dans la collection des Jesuit
Relations (abrégé JR : R. G. Thwaites ed.,
Cleveland, Burrows, 1896-1901, 73 vol.); voir la relation
annuelle, de 1670 à 1674, les relations de Marquette de
1673-1675,
puis les lettres des Illinois de 1677, 1678, 1699 et 1700;
enfin, on sera édifié par la lettre confidentielle
d'Étienne de Carheil du 30 août 1702, qui
dénonce
avec une vigueur peu commune le comportement des militaires dans la
région depuis plus de quinze ans (JR, 65: 188-252), soit
depuis l'époque où Lahontan y séjournait avec
son détachement.
(17) Questions qu'on n'étudiera pas ici :
de combien de soldats était le
« détachement » de Lahontan ? et
quels étaient les objectifs de leurs
déplacements ? Si l'auteur ne répond pas
à
ces questions dans la version originale de la Lettre XVI, on
peut être assuré d'une chose, c'est qu'il ne voulait
ou
ne pouvait y répondre (l'objectif devenant
l'« exploration » ou la
« découverte » dans la seconde version,
la question était cachée). Dès lors on peut
penser, puisque le texte original de Lahontan nous y force, qu'il
s'agissait d'une opération militaire destinée
à
appuyer des opérations commerciales et donc des trafiquants
illégaux (sous le régime des congés de
traites,
de 1681 à 1696, les « coureurs de
bois »,
c'est-à-dire les hors-la-loi, sont en majorité), de
ceux qui seront bientôt admissibles aux lois d'amnistie.
(18) La preuve en est que le passage des
Mémoires qui décrit l'exécution d'un
crocodile et auquel renvoie la Lettre XVI (BNM, p. 567 et
430), entièrement recopié de la Lettre de Jean
Cavelier
de La Salle (p. 1172), est une très remarquable
exception.
(19) Louis Hennepin, Description de la
Louisiane, Paris, Huré, 1683; le récollet
relancera son oeuvre en 1697-1698, pour s'attribuer la
découverte de l'embouchure du Mississippi, dans une version
aussi fabuleuse qu'incroyable de son récit original,
parfaitement crédible (cf. n. (6)).
Pierre Berthiaume, Cavelier de la Salle : une
épopée
aux Amériques — Récits de trois
expéditions (1643-1687), Paris, Cosmopole, 2001. On y
trouve, entre les récits de Bréhant de Galiné
et de Jean Cavelier de La Salle, la relation d'Henri de Tonty,
déjà publiée par Pierre Margry, mais
rééditée sur le manuscrit original de la
BNF : « Relation de monsieur de Tonty
commencée
en l'année 1678 et finie en 1683, écrite à
Québec le 14 novembre 1684 » (p. 55-92).
(20) Lahontan a bien connu ces cartes de colliers
amérindiens, wampums ou matachias, qui sont aussi bien des
droites que des cercles, et qu'on trouve aussi peint en effet sur
des
peaux, comme l'« invente » Lahontan sur sa
Carte
de la rivière Longue. Je suppose, en lisant sa carte du
Mississippi, que notre auteur a inventé sa rivière
Longue à partir du dessin des Otentas de la rivière
Des
Moines. Sur la cartographie amérindienne, voir David
Woodward
et Malcolm Lewis, « Northeast », notamment
« Wampum Maps », The History of
Cartography, University of Chigago Press, vol. 2,
book 3 : « Cartography in the Traditional
African, American, Artic, Australian, and Pacific
Societies », 1998, p. 66b-94b.
(21) Au village des Otentas : « comme le
tems me pressoit, & que je ne voyois point d'apparence d'apprendre
ce que je voulais sçavoir, touchant les Espagnols, j'en
partis
le lendemain... » (BNM, p. 426). « Je
voulus
m'informer des Espagnols à ces Peuples [les Akansas],
mais ils ne m'en donnerent aucun éclaircissement »
(p. 430). Bien entendu, le correspondant auquel est
adressée la version originale de la Lettre XVI n'y
verra
que du feu s'il n'est pas informé par ailleurs des
explorations du Mississippi, mais on ne peut trouver nulle trace
des
Espagnols à la rivière Des Moines et sur
l'Ohio !
Or cette innocente petite affabulation deviendra l'un des puissants
moteurs narratifs de l'invention de la rivière Longue.
(22) L'analyse événementielle permet
de représenter l'histoire racontée par Lahontan dans
son exploration de la rivière Longue par une dizaine de
faits,
d'événements ou de séquences. On trouvera ce
découpage en appendice. On fera attention qu'il ne s'agit
pas
d'un résumé, mais d'un modèle de l'histoire
racontée par Lahontan, qui met à jour ses
mécanismes et ses propriétés. Si le
résultat porte à rire, c'est que l'étude
narrative est rigoureusement impitoyable, comme je viens de
l'illustrer pourtant très sommairement. On devine que la
comparaison avec la trame narrative des relations contemporaines de
voyages au Mississippi accentuerait ces caractères, mais il
suffit de rapprocher les rencontres avec les Amérindiens de
la riviere Longue et celles des Missouris et des Akansas de la
version originale de la Lettre XVI, source de l'affabulation,
pour en voir toute la fantaisie.
(23) Les résultats de l'analyse du discours
descriptif se trouvent en appendice, dans les « Portraits
des Amérindiens de la rivière Longue ». Il
s'agit, cette fois, d'une énumération complète
et systématique, dont l'évaluation suit.
Appendices
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