TdM Lahontan, « Lettre XVI » des Nouveaux Voyages TGdM
(Premier) Sommaire des travaux (en cours)
14 décembre 2008, revu et complété le 21 février 2023
(*)

La rivière Longue de Lahontan,
la fabuleuse invention de l'ordinaire réalité


Résumé

      Lahontan, le plus grand (humoriste) des écrivains sur la Nouvelle-France. Depuis la parution des Nouveaux Voyages de Lahontan, en 1702, on débat sur sa découverte de la rivière Longue, d'autant que dès 1703 le savant jeune géographe Guillaume Delisle la porte sur sa Carte du Canada. Toutefois, la preuve que la découverte et l'exploration de la rivière sont une pure affabulation est de la main de Lahontan. C'est sa Carte du Missississippi transmise à la couronne d'Espagne en 1699. Dès lors, la question se pose : comment situer cette affabulation dans les vingt-cinq lettres originales des Nouveaux Voyages ? L'étude de genèse reconstitue la version originale de la Lettre XVI et l'étude des sources montre sans peine que cette version originale est la « source » (!) de l'affabulation. Bref, Lahontan a inventé entre 1700 et 1702 un récit de découverte à partir d'un circuit de voyage véritable qu'il avait réalisé et rédigé au cours de l'hiver 1688-1689. Et le plus fabuleux, c'est que Lahontan n'aura découvert, chez les fameux Eokoros, Essanapés et Gnacsitares, que de vagues informations sur les Mozeemlecks et les Tahuglauks, correspondant à peu près à la plus plate réalité américaine. Bref, voilà aux frontières de la fiction, l'invention de la pure vérité. Tout le contraire de nos « rêves compensateurs ». C'est l'oeuvre d'un écrivain génial.


Table

      Appendices

  1. Longueur relative des Lettres des Nouveaux Voyages
  2. Chronologie et topographie de la Lettre XVI
  3. Analyse événementielle de l'exploration de la rivière Longue
  4. Portraits des Amérindiens de la rivière Longue
  5. Reconstitution du voyage de Lahontan au Mississippi
  6. Évaluation de l'« escouade » de soldats dirigée par Lahontan (1687-1689)

      La rivière Longue, inventée par Lahontan en 1702, occupe rien de moins que tout l'ouest de la Carte du Canada ou de la Nouvelle France (1) de Guillaume Delisle en 1703. Il s'agit d'un remarquable exploit pour l'affabulateur qui n'en attendait pas tant. En effet, Guillaume, l'un des fils de l'historien et géographe Claude Delisle, protégé du régent Philippe d'Orléans, sera reçu tout jeune à l'Académie des Sciences de Paris, en 1702, et finira sa carrière comme premier géographe du roi, charge qu'il occupera à partir de 1718. C'est un savant. Élève de Jean Dominique Cossini, directeur de l'observatoire astronomique de Paris, il milite pour l'actualisation constante des cartes géographiques (ce qui ne sera pas le cas de sa carte de 1703 !) et réforme bientôt le calcul des longitudes établi par Ptolémée. Sa Carte du Canada dessine l'Amérique du Nord avec une remarquable compétence, comme on peut le constater aux cartes immédiatement contemporaines, comme la Carte de la Nouvelle-France de Jean-Baptiste-Louis Franquelin, pourtant bien mieux informé que lui à ce moment pour des raisons militaires (2) et parce qu'il a longtemps séjourné et voyagé en Nouvelle-France.

      Toutes les cartes géographiques parlent, on le sait, même les muettes. Mais celle de Guillaume Delisle devient bavarde, dès qu'on franchit le haut Mississippi, pour raconter l'Ouest. Écoutons-la.

Riviere Longue nommée par quelques peuples la Riviere Morte a cause de sa lenteur.

Jusqu'icy est venu le Baron de Lahontan.

La Rivière longue ou Rivière Morte a été découverte depuis peu par le Baron de Lahontan jusqu'à l'endroit qui est marqué dans la carte; ce qui est plus à l'Occident a été dessiné sur des peaux de cerf par des Sauvages de la nation des Gnacsitares; a moins que le dit Sr de Lahontan n'ait inventé toutes ces choses ce qu'il est difficile de resoudre étant le seul qui a penetre dans ces vastes contrées.

Pays des Moozembek qui ont beaucoup de politesse.

Lac d'eau salée de 30 lieües de large et de 300 de tour suivant le raport des Sauuages qui disent encore que son embouchure qui est bien loin du côté du Sud n'a pas plus de 2 lieües de large; qu'il y a environ 200 villes autour de cet espece de Mer sur laquelle ils naviguent avec de grands batteaux.

Bien entendu, le savant Guillaume Delisle ne peut situer cette « découverte » à sa place, en droite ligne sur le 46e parallèle, la région étant alors trop bien connue, mais il lui invente une embouchure raisonnable... au 42e degré, la déployant ensuite harmonieusement vers le nord-ouest, pour dérouler la rivière des Mozeemleks sur le 46e et laisser descendre l'admirable mer intérieure des Tahuglauks sur 200 lieues vers le sud, près du 41e degré. La beauté de la chose découle de l'aberration scientifique, d'une qualité artistique extraordinaire. En valeur absolue, la découverte de Lahontan correspond sur cette carte à la distance qui sépare le détroit de Belle-Isle de Montréal, c'est-à-dire aux explorations de Jacques Cartier.

L'invention de la rivière Longue

      La preuve que l'exploration de la rivière Longue est une affabulation est irréfutable parce qu'elle est de la main de Lahontan. Encore une carte trop bavarde. Mais présentons d'abord le baron, son oeuvre et ses cartes pour situer son invention. Louis Armand de Lom d'Arce de Lahontan est arrivé en Nouvelle-France en 1683. Il vient dans la colonie comme militaire, mais il n'est pas militaire de formation; en revanche, de par sa classe sociale, il obtient vite, semble-t-il, un porte de commandement qui le mettrait à la tête de détachements, s'il faut l'en croire. Cela dit, il ne fait pas de doute qu'il suive les grandes opérations militaires de la colonie sous les gouverneurs La Barre et Denonville, pour parvenir en 1693 au rang de lieutenant du roi à Plaisance, à Terre Neuve, où sa mésentente avec le gouverneur Brouillan l'amène à déserter. Entre-temps, le jeune baron a perdu tous ses biens familiaux en France. Comme il ne parvient pas à rentrer en grâce auprès de la couronne, il tente de se faire espion et contre-espion auprès du Portugal, du Danemark, de l'Angleterre et finalement de l'Espagne. C'est alors que nous le retrouvons le 1er septembre 1699, quand il écrit de Lisbonne à son ami don Domingo del Júdice (il l'a connu à Saragosse en 1695), prince de Chelamar, duc de Jovenazo, ennemi juré de la France depuis qu'on a refusé de le recevoir comme ambassadeur d'Espagne en 1679, une vieille affaire qui ne s'oublie pas (3). En deux lettres qui n'auront pas de suite, Lahontan offre ses services à la couronne d'Espagne en transmettant (en ces deux envois) une copie de la relation de Jean Cavelier de La Salle adressée au ministre de la marine, Seignelay, texte vraisemblablement de 1688. Cette lettre décrit la remontée du Mississippi entreprise par Robert Cavelier de La Salle venant chercher au Saint-Laurent de l'aide pour sauver son entreprise du golfe du Mexique. La Salle sera assassiné par des mutins en cours de route, le 19 mars 1687. Lahontan a rencontré son frère, Jean Cavelier, et quelques autres survivants de l'expédition lors de leur arrivée à Missilimakinac le 18 avril 1688, mais n'aurait eu copie de la lettre de l'abbé Cavelier qu'au printemps de l'année suivante. Quoi qu'il en soit, il accompagne sa transcription du document d'une splendide carte de l'Amérique du nord, la Mapa del Mississipi (4) dédiée à Domingo del Júdice avec la première de ses deux lettres et datée en effet de 1699. Cette carte n'a aucune valeur stratégique, puisqu'elle consigne des informations qui datent alors de dix ans; elle n'a pas de valeur scientifique non plus, d'autant qu'elle s'appuie sur un document, la lettre de Jean Cavelier, qu'on ne cessera jamais de suspecter; bien plus, elle n'ajoute rien de neuf au tracé du Mississippi tel qu'on le trouvait sur la Carte de l'Amérique septentrionale de Coronelli en 1689 ! En revanche, elle consigne objectivement les ignorances géographiques de Lahontan, ce qui est bien normal puisque les informations sur l'ouest du haut Mississippi ne sont pas alors cartographiées; mais l'important est que la carte dénonce ainsi d'avance l'invention de la rivière Longue.

      D'abord, bien entendu, la rivière n'y figure pas, alors que son auteur est censé l'avoir découverte et explorée en 1687-1688 et qu'il a tout intérêt à faire état de ses « découvertes » pour garantir sa compétence et ses performances. Il suit que Lahontan ne l'a pas encore inventée en 1699, ce qui sera fait deux ans plus tard, en 1702. Ensuite, la carte dit explicitement qu'on ne connaît rien encore de la rive ouest du haut Mississippi. Il s'agit de la première note de l'encadré qui figure en évidence au coin nord-ouest de la carte.

Esta banda del rio Missisipi es muy conocida de muchos Salvages amigos de los Francezes. Solo [mis pour salvo] en [ajouté en surcharge] el lago de los Apaches, aun no estuvieron alla. Pero se saben muchas noticias dellos.

Ce côté du fleuve Missisipi est bien connu de beaucoup de Sauvages amis des Français. Seulement [mis pour sauf] au lac des Apaches, ceux-ci [les Français] n'ont pas encore été là. Mais on en connaît beaucoup d'informations de ceux-là [les Amérindiens].

Cela signifie qu'aucune exploration d'aucune rivière Longue n'a jamais été faite à l'ouest du haut Mississippi. En revanche, le premier affluent du Mississippi venant de l'ouest sur cette carte correspond au dessin de la fameuse rivière Longue. Il s'agit de la rivière Masotanta, avec un village du même nom à son embouchure. Ce sera la rivière Otenta des cartes imprimées de Lahontan, qui correspond à la rivière Des Moines, conduisant au lac du même nom : la « R. des Otentas » porte une fleur de lys, indiquant qu'on ne connaît que son embouchure. En revanche, les renseignements sur le déroulement de la rivière, qui proviennent des Amérindiens, préfigurent l'invention de la rivière Longue. Sur la carte du Mississippi de Lahontan, la rivière conduit au Lac des Apaches. « LAGO DE LOS APACHES ». On trouve trois villages « Panassas » à l'est du lac, avec la précision « Panassa[s] : aliados de los Panamia[s] », pour le village qui est le plus au sud. A l'ouest, la mention suivante contourne deux villages sur la rive du lac, pour se rendre à un troisième village : « 3 poblaciones de Massotanta[s] ». Au sud, viennent ensuite deux villages « Panamia[s] », juste avant une agglutination de nombreux villages en forme de carapace de tortue : « Panamia[s] : 20 poblaciones ». Ces renseignements venus des Amérindiens sont bien assez pour orienter l'invention de la rivière Longue. On trouve donc les équivalences suivantes avec les cartes publiées de Lahontan (5) : Masotanta/Otonta, avec la variante inattendue Massopota, Panamia/Panimaha et Panassa/Paneassa, tandis que Panetonka n'a pas de correspondant sur la carte du Mississippi. Bizarrement, les Masotantas et les Onontas, dont la rivière porte pourtant le nom, occupent dans les deux séries des positions opposées, soit ici les sources lointaines de la rivière, et son embouchure sur la Carte générale de Canada et la Carte de la rivière Longue. Mais peu importe les approximations, il est clair que la rivière Longue prend sa source dans la Massotenta/Ottenta de la carte du Mississippi.

      Avec la preuve de l'invention de la rivière Longue, il faut s'arrêter aux nombreux travaux scientifiques qui ont interrogé l'oeuvre de Lahontan à ce propos. Et ce sera vite fait, car Judith Chamberlin Neave, à la suite de l'analyse serrée de Viateur Ravary en 1952, a réalisé un état de la question en 1975 (publié en 1978), sur la base de sa thèse de doctorat soutenue en 1979. Il s'agit d'une oeuvre peu commune, car rarement aura-t-on mené un travail de recherche aussi exemplaire. Il suffit de lire son article pour comprendre que la rivière Longue de Lahontan est une pure invention, tandis qu'à lire sa thèse on comprend aussi que Lahontan est par ailleurs fort bien informé sur la Nouvelle-France, alors même qu'il s'amuse à caricaturer la réalité coloniale (6). Dès lors, la question se pose : pourquoi donc Judith Chamberlin Neave n'a-t-elle pas été plus audacieuse dans l'exposé (7) de ses conclusions ? On compte trois raisons à cela : Neave étudie le cas de la rivière Longue dans un vaste ensemble, la question de la « vérité historique » de toute l'oeuvre de Lahontan, dans une thèse dont la première fonction est d'informer les historiens à partir des méthodes des études littéraires; ensuite, son premier objectif, avant de trancher la question, est d'évaluer les diverses et fort nombreuses hypothèses en présence; et cela sans compter qu'elle n'a aucune preuve documentaire de l'affabulation, ce qui est tout à l'honneur de son analyse et de ses conclusions. Car il suffit de lire sa thèse pour comprendre la conclusion catégorique de son article qui tient en une proposition : « the whole chapter was pure invention » (p. 142). Mieux encore, son analyse littéraire implique les études de sources, les comparaisons des éditions et de la traduction anglaise, les études de style et de narration, toutes études qui laissent peu de place aux interprétations impressionnistes.

      Mais je n'ai encore rien dit d'une troisième cause de l'extrême prudence de Neave : contre toutes attentes, elle aura été victime du génie de Lahontan ! En effet, on peut tout de suite se poser quelques questions très élémentaires pour situer l'affabulation dans les inventions américaines. On comprend vite que la rivière Longue ne correspond à aucun de ces lieux fictifs compensateurs générés par le rêve d'une Amérique d'El Dorado, pays d'avance perdu. De ce point de vue, il faut oublier la belle Sauvagesse abénaquise de Claude Lebeau et les deux belles Floridiennes de Chateaubriand : on ne trouve pas le moindre romanesque dans l'exploration de la rivière Longue. Mais il y a une seconde différence radicale entre Lahontan et les inventeurs de rêves américains et c'est la gratuité, celle précisément de l'écrivain. Contrairement à ses concurrents en affabulation, non seulement Lahontan ne se donne pas le rôle ni les mérites d'un découvreur ou d'un explorateur, mais il fait bien mieux : le récit de son exploration ne lui rapporte rien. Le narrateur ne confère à son personnage, Lahontan, nulle gloire, ni renommée, ni même à proprement parler aucun succès ! Le voyageur et l'explorateur s'est livré au seul plaisir de ses activités, tout comme le narrateur est au service d'une pure fiction qui ne se dénoncera donc pas comme telle. L'art de Lahontan consiste à recréer la réalité aux frontières de la fiction et c'est cette réussite qu'il s'agit d'étudier. La preuve en est que si Lahontan avait prétendu décrire la rivière Saint-Pierre, la Minnesota d'aujourd'hui, ce dont il s'est bien gardé, et l'eût-il effectivement « explorée », il en aurait été moins crédible ! Car rien n'est plus embarrassant pour l'historien, que d'avoir à tenir compte de la réalité, comme on le voit aux récits réalistes des romanciers de génie.

      Car il faut bien le dire, on ne découvre ni n'explore la Minnesota, c'est le bon sens le plus élémentaire qui le dit. Autrement, j'aurai été moi-même le découvreur et l'explorateur du fabuleux ruisseau de Saint-Martin qui serpentait jusqu'à L'Abord-à-Plouffe, passant tout à côté de la maison de mon enfance, avant de se jeter dans la rivière des Prairies. Et voilà pourtant l'invention de la rivière Longue. C'est ce que vont montrer deux méthodes fondamentales des études littéraires, d'abord l'étude de genèse et l'analyse de la rédaction, ensuite l'étude renouvelée des sources, soit l'invention proprement dite, l'inventio.

      L'analyse doit commencer par l'étude de genre. Le récit de voyage à la rivière Longue se trouve dans la Lettre XVI des Nouveaux Voyages (8) qui en comptent vingt-cinq. Il s'agit d'une correspondance entre Lahontan et un parent ou un protecteur dont on n'a pas les lettres. Il faut d'abord poser qu'il ne fait aucun doute que la rédaction de Lahontan ne se fasse à partir d'une véritable correspondance. Cela est évident au contenu des lettres, comme cela se voit aussi bien à leurs proportions. Le sens littéraire commun prouve sans peine que le correspondant de Lahontan et leur correspondance originale ne peuvent être une création, car il faudrait un très grand romancier pour mettre en place des lettres qui comprennent une part historique si importante sans se couper, ce qui n'arrive jamais. En outre, ce correspondant est trop vivant et vivace pour être une création. Lahontan dit avoir écrit à un parent (« mon parent », comme il le désigne par exemple dans son avis de l'Auteur au Lecteur du 26 novembre [= 7 décembre] 1702, BNM, p. 996). Comme ce correspondant a toujours été le même, on peut donc déduire son portrait de l'ouvrage. S'il vit en province, il séjourne à l'occasion à Paris où il a ses entrées à la cour; il est assez important pour que Lahontan lui suggère de rencontrer Robert Cavelier de La Salle (Lettre VIII). Non seulement ce parent écrit à Lahontan et l'interroge sur des points précis, mais en plus il lui donne des informations sur ce qui se passe en France. Le personnage est tout aussi important du point de vue autobiographique, Lahontan l'interrogeant sur ses affaires personnelles, comme sur ses démêlés avec la justice, lui adressant même copie de quelques-unes de ses lettres à des tiers, comme sa lettre à Seignelay du 6 mai 1688 (Lettre XIV). En plus, de nombreux passages de ces évocations sont incompréhensibles aux étrangers que sont les lecteurs comme nous, ce qui est une preuve irréfutable de véracité. Ce correspondant est particulièrement présent dans les Lettres I, VIII, IX, X, XIII, XVIII et XXV. Mais il faut aussi considérer son rôle dans les Mémoires, le second volume de l'ouvrage. De ce point de vue, il faut encore évaluer le cercle des premiers destinateurs. En effet, Lahontan s'adresse, à travers son correspondant, à un groupe de destinataires, parents et amis, auxquels celui-ci transmettra copie ou fera lire ses lettres.

La genèse de l'affabulation

      Posons maintenant la question en fonction de la genèse de l'oeuvre. Est-ce que ce correspondant de province était un anticlérical, voire un antireligieux ? et un antiroyaliste ? Tel est pourtant le cas du narrataire des oeuvres de Lahontan. Dès lors, on peut se demander dans quelle mesure la correspondance et les mémoires ont été réécrits, lorsqu'ils ont été destinés à la publication; dans quelle mesure le « correspondant » est alors devenu un personnage dans l'oeuvre maintenant destiné au « public ». Chose certaine, ce parent est un parfait complice de Lahontan, tout comme le sera Adario dans les Dialogues. Cela dit, la crédibilité de la correspondance ne repose pas seulement sur la vraisemblance incontestable du correspondant. Il suffit, pour s'en assurer, de considérer les proportions des vingt-cinq lettres (9). La Lettre XVI est d'une longueur anormale (puisque le chapitre fait à lui seul près de 20% du livre). Ensuite, sans qu'il soit nécessaire d'y appliquer aucun test statistique, on voit que la longueur de chacun des chapitres les uns par rapport aux autres est aléatoire, comme c'est le cas d'une correspondance qui ne se fait pas sur du papier réglé, mais en fonction des informations à transmettre. Plus encore, réparties en fonction du temps, chaque lettre étant datée, on trouve les proportions suivantes, qui correspondent au développement normal d'une correspondance.

1683
1684
1685
1686
1687
1688
1689
1690
1691
1692
1693
1694
1 lettre
6 lettres
2 lettres
1 lettre
3 lettres
2 lettres
3 lettres
1 lettre
3 lettres
1 lettre
1 lettre
1 lettre
0,0293
0,1832
0,0501
0,0230
0,0983
0,1192
0,2592
0,0218
0,0791
0,0609
0,0300
0,0458
(1683)


(1689)


(1694)












De son arrivée, le 8 novembre 1683, au 2 novembre de l'année suivante, en un an, Lahontan adresse sept de ses 25 lettres à son correspondant. Sa lettre la plus courte est du 8 juin 1687, alors qu'il l'informe qu'il ne pourra rentrer en France, comme cela avait été convenu. Sa lettre la plus longue fait le récit de son expédition en Iroquoisie sous les ordres du général La Barre (Lettre VII). L'ensemble de sa correspondance, après la première année, si on l'examine globalement, présente une courbe régulière, car les envois annuels s'allongent un peu, petit à petit, jusqu'au milieu de son séjour (1688), pour diminuer ensuite, toujours petit à petit, jusqu'à son retour en France. Cette régularité dans les longueurs par ailleurs aléatoires de chacune des lettres, cela ne s'invente pas.

      En revanche, la Lettre XVI doit être ramenée à des proportions raisonnables pour pouvoir figurer dans ce développement réaliste, d'autant que notre explorateur est censé trouver le temps de la rédiger entre le 22 et le 28 mai, à Missilimakinac, de retour d'un formidable voyage d'exploration de pas moins de huit mois, tout de suite après une pénible traversée du Michigan durant un mois. Aline Côté-Lachapelle a dressé la liste impressionnante des renvois ou des références internes de l'oeuvre (10). Après la personne du correspondant et le jeu des proportions des lettres, ces renvois illustrent encore que l'oeuvre s'est édifiée sur une correspondance véritable. Entre 1699 et 1702, l'auteur reprend une copie de ses envois originaux pour en rédiger d'abord ses Nouveaux Voyages, ensuite ses Mémoires, avant de reprendre encore sa correspondance des Voyages de Portugal et de Danemarc, après l'invention de ses Dialogues. Jusqu'à preuve du contraire, la réécriture de la correspondance et des mémoires originaux est de l'ordre de la mise au net (11). Sauf pour la Lettre XVI. Celle-ci se compose de deux triptyques emboîtés. Au coeur de la lettre, on trouve le récit de voyage (12), en trois parties, soit le trajet qui conduit de Missilimakinac au Mississippi par la baie des Puants (aujourd'hui Green Bay), du 24 septembre au 24 octobre 1688; suit l'exploration de la rivière Longue durant quatre mois, du 24 octobre au 2 mars 1689; enfin la descente du Mississippi jusqu'à l'Ohio avec le retour à Missilimakinac par l'Illinois et la rive est du Michigan, du 10 mars au 22 mai. Ce voyage en trois parties est le centre d'un autre triptyque, le récit de voyage étant encadré par une description et un mémoire; c'est d'abord la longue description du castor qui se trouve un peu après l'ouverture du récit de voyage, lorsque l'auteur séjourne aux villages des Sakis, des Pouteouatamis et des Malomis, à l'entrée de la rivière des Puants (BNM, p. 386-391), où il voit des castors apprivoisés (comme on en trouve souvent dans les villages amérindiens); c'est ensuite, à la toute fin de la lettre, le mémoire sur la manière de conduire des troupes de 300 hommes (sic !) dans des entreprises de découvertes comme la sienne (p. 434-437).

      On compte huit références internes à la rivière Longues dans l'oeuvre. Les deux premières sont d'ordre éditorial. À la fin de la préface, l'éditeur croit bon d'avertir le lecteur que « La Carte mise en tête du premier Volume doit se rapporter à la 16e Lettre du même Volume » (BNM, p. 249) (13). Le « voyage remarquable de la Riviére Longue, avec la Carte des Païs découverts, & autres... » (BNM, p. 253), vient à la table des matières, reprenant le titre du chapitre. Il n'est jamais question de la rivière Longue ailleurs dans les Nouveaux Voyages, ni même à la fin du chapitre précédent la Lettre XVI, soit la Lettre XV, où il annoncait son intention de parcourir « les Païs Meridionaux » (p. 382), ce qui était la parfaite vérité. En revanche, la désignation de la rivière Longue apparaît abruptement comme si elle était bien connue des Outagamis dont il obtiendra, dit-il, dix « guerriers pour m'accompagner à la Riviére Longue que je voulais remonter jusqu'à sa source » (p. 392). Oublions que les jésuites qui fréquentent les Outagamis depuis près de dix ans à ce moment n'ont jamais d'aucune manière évoqué cette rivière, dont on ne trouve pas non plus de trace chez Louis Hennepin ou Daniel Greysolon Dulhut qui ont séjourné chez les Sioux il y a plusieurs années déjà : nous savons bien que la rivière Longue est une pure invention.

      Cela dit, Lahontan prend soin d'authentifier son exploration six fois dans ses Mémoires (14). Cela commence encore par une note éditoriale, dès la préface, où il présente une fois de plus ses cartes. « Mon voyage de la Riviére Longue m'a donné lieu de faire la petite Carte que je vous ai envoyée de Missilimakinac en 1699 [= 1689] dans ma XVIe Lettre... » (p. 528); Lahontan précise que cette carte est peut-être sommaire par rapport aux connaissances sur les pays voisins maintenant découverts, « inconnus à toute la Terre, aussi bien que cette grande Riviére dans laquelle je n'aurois pas eu la témerité d'entrer sans en avoir été instruit à fond, & sans une bonne escorte ». Plus importantes sont ses petites remarques sur les poissons, les hommes et les langues ! Trois fois, en effet, toujours en fin de développement, Lahontan rédige une petite notule impliquant la rivière Longue, autant de fions ajoutés à une rédaction antérieure. La première recopie une phrase de la Lettre XVI : les poissons « qu'on pêche dans la Riviére Longue, laquelle se décharge dans le Fleuve de Missisipi sentent si fort la vase & la bourbe qu'il est impossible d'en manger. Il en faut excepter certaines petites truites que les Sauvages pêchent dans quelques Lacs aux environs, qui sont un mets assez passable » (p. 593). Peu après l'entrée dans la rivière, après deux ou trois jours de navigation, le 5 ou le 6 novembre, à la première île rencontrée, « je ne voulus pas aller plus loin, écrivait Lahontan, me contentant de faire pêcher quelques méchans poissons qui sentaient la vase » (p. 395). Pour les petites truites, c'est banal : on en pêche d'excellentes six jours avant l'arrivée chez les Gnacsitares (p. 412). Au chapitre des « Habits, Logemens, Complexions & tempérament des Sauvages », en introduction, Lahontan oppose les vues des récollets et des jésuites, les renvoyant dos à dos. Il précise que son exposé ne concernera que les « Sauvages de Canada, sans y comprendre ceux qui habitent au delà du Fleuve de Missisipi », n'ayant pu les connaître, ce qui est on ne peut plus exact. Suit toutefois l'addition abrupte et pour bien dire saugrenue dans le contexte : « J'ay dit en mon Journal du Voyage de la Riviére Longue qu'ils étoient extrêmement polis, il est facile d'en juger par les circonstances que vous avez du remarquer » (p. 632). En effet, on l'aura remarqué ! Vers la fin des Mémoires, au terme du chapitre sur la « Chasse des Sauvages », après la longue description de l'habitat du castor (qui fait pendant à la description de l'animal en tête de la Lettre XVI), Lahontan produit deux anecdotes pour montrer combien les Outagamis sont imprudents et se laissent surprendre par leurs ennemis. Il écrit : « La seconde affaire arriva trois ans après celle-ci [soit en 1683], dans le Païs de Chasse des Outagamis, où je vous ai marqué dans ma 16e Lettre que le Chef de cette Nation me donna dix Guerriers pour m'accompagner à la Riviére Longue » (p. 707). Le fabulateur est logique et conséquent, car c'est chez les Outagamis, comme on l'a vu, que la rivière Longue a fait son apparition : le trait vient donc naturellement lors de la réécriture. Dernier fion, à la toute fin des Mémoires, en queue du « Petit Dictionnaire de la langue des Sauvages » : « Je ne sçache point qu'aucune Langue Sauvage de Canada ait de F. Il est vrai que les Essanapés & les Gnacsitares en ont; mais comme ils sont situez au delà du Missisipi sur la Riviére Longue, ils sont au delà des bornes du Canada » (p. 767). En quoi les Essanapés, les Gacsitares et le phonème F devraient-ils être exclus des « bornes » du Canada, alors même que notre explorateur est censé les avoir étendues jusque-là avec sa fameuse « borne de Lahontan » ? (p. 424). Cette ultime addition illustre sans l'ombre d'un doute la fonction d'attestation de toutes celles qui précèdent : ici et là, inopinément, comme point final, Lahontan ajoute quelque cinq phrases au fil de la réécriture des Mémoires pour authentifier son invention de la rivière Longue. À remarquer toutefois qu'on ne trouve aucune mention des Eokoros, Essanapés, Gnacsitares, Mozeemleks et Tahuglauks dans la « Table des Nations Sauvages de Canada » (p. 560-561). En revanche, et c'est la contre-épreuve, si ces références internes à la rivière Longue sont des additions artificielles à la rédaction primitive, on voit que tel n'est pas le cas de la référence à la description du castor qu'on trouve au début de la Lettre XVI (p. 697, 699, 705) ou au Missouri qu'on y trouve à la fin (p. 683), comme aussi au lac des Illinois (p. 545). Ces références montrent au contraire qu'il a existé une rédaction primitive de la Lettre XVI.

      Pour la reconstituer (15), il faut commencer par lui soustraire l'exploration de la rivière Longue, de même que le mémoire sur les expéditions d'exploration militaires que Lahontan n'avait aucune raison de transmettre à son correspondant en 1689. L'analyse de genèse se trouve alors devant un texte original crédible, soit un circuit qui conduit Lahontan au Mississippi qu'il descend jusqu'à l'Ohio pour revenir à Missilimakinac par l'Illinois en longeant le Michigan. Il faut donc refaire la chronologie pour l'ajuster à cette réalité textuelle, c'est-à-dire la vérité. À première vue, il y a deux possibilités : ou bien on ajuste l'itinéraire sur sa date de départ, le 24 septembre 1688, de sorte que Lahontan reviendrait à Missilimakinac le 12 janvier, ce qui impliquerait une difficile, dangereuse, voire impossible expédition en canot sur les rives du Michigan, alors qu'on se déplace plutôt en traîneau sur les neiges et les glaces à ce moment. Mais on peut difficilement imaginer l'inverse, c'est-à-dire un départ de Missilimakinac en plein hiver, pour ajuster l'itinéraire sur son retour au printemps. Dès lors, la solution est toute simple : Lahontan a bien quitté Missilimakinac le 24 septembre et a atteint le Mississippi en un mois. Il faut d'ailleurs en conclure qu'il navigue en canot d'écorce avec un petit nombre de soldats, conduits par cinq Algonquins et dix Renards expérimentés, car autrement il ne pourrait répéter l'exploit sportif réalisé par Louis Joliet et Jacques Marquette (16) en 1673. Il descend ensuite le fleuve jusqu'à l'Ohio et sa carte indique, tout comme son récit, qu'il ne visite que l'embouchure des rivières, sauf la Missouri qu'il remonte jusqu'à la rivière Osage. On laissera de côté la question de savoir s'il est vraisemblable qu'il ait incendié un village de Missouris en représailles contre les guerriers du villages qui auraient menacé sa troupe le jour précédent (p. 428), car il ne fait pas de doute que cet épisode, vrai ou faux, figurait dans la version originale de la Lettre XVI qu'il s'agit de reconstituer. De l'Ohio (qu'il nomme Ouabach), Lahontan remonte le Mississippi jusqu'à l'Illinois qu'il remonte à son tour jusqu'au fort « Crèvecoeur ». Et voilà le point important. Signalons d'abord que le fort a été remplacé par le fort Saint-Louis, mais il n'est pas trop surprenant que notre anticlérical et antiroyaliste s'amuse à lui restituer, sur toutes ses cartes et dans son oeuvre, son beau, dramatique et théâtral nom original (Lahontan est un écrivain, il ne faut jamais l'oublier). Car c'est là qu'il a passé l'hiver.

      En effet, si l'on ajuste la chronologie à cette hypothèse, Lahontan descend le Mississippi jusqu'à la rivière Des Moines (le village des Otentas), du 24 au 30 octobre, il est au Missouri le 5 novembre et en repart le 12, pour arriver à l'Ohio le 16, d'où il revient aussitôt (dès le lendemain, certainement), remontant le fleuve jusqu'à l'Illinois, qu'il remonte à son tour jusqu'au fort Saint-Louis, du 27 novembre au 4 décembre. Il quittera le fort, comme il le dit, au printemps suivant, le 20 avril, pour arriver à Missilimakinac le 22 mai. — Voir l'appendice 5.

Des sources biographiques et « textuelles » à l'invention de la réalité

      Si l'étude de genèse reconstitue la version originale de la Lettre XVI avec les déplacements et séjours de Lahontan durant l'hiver 1688-1689 (reformulant du même coup les questions biographiques) (17), elle permet de relancer une autre forme des études littéraires, soit l'importante question des sources de l'invention de la rivière Longue. Car s'il y a une conclusion qui se dégageait des travaux de Judith Chamberlin Neave, c'est que Lahontan n'utilise jamais aucun document pour rédiger ses oeuvres; on n'en trouve aucune source textuelle (18). On le sait, car on a depuis longtemps passé en revue les écrits des jésuites sur la baie des Puants, les Outagamis et les Illinois, comme c'est le cas des Relations de Jacques Marquette qui a été le premier à décrire le circuit que suit Lahontan; de même pour la Description de la Louisiane où Louis Hennepin décrit le même circuit, en sens inverse; ou encore les nombreuses relations sur les expéditions de Robert Cavelier de La Salle, celles d'Henri de Tonty en particulier (19). Or, la source « textuelle » de l'invention de la rivière Longue se trouve dans la version originale de la Lettre XVI. Si les sources d'informations de Lahontan ne sont pas textuelles ou livresques, il suit qu'elles viennent des Amérindiens par l'intermédiaire des Français qui séjournent dans la région des Grands Lacs. Revenons sur ce point aux deux cartes liminaires de Lahontan. Elles sont toutes deux « originales » alors qu'elles sont à la fois anachroniques et fort bien informées. Sa Carte générale de Canada, comme ce qu'il en reprend dans sa Carte de la rivière Longue, ne prend pas sa source dans les cartes qui, petit à petit, depuis celles des jésuites, se développent en s'appuyant les unes sur les autres, pour aboutir à ce moment aux cartes de Delisle et de Franquelin au tournant du siècle, cartes présentées au début de cette étude. Cette carte « apparaît » au contraire, sans antécédent. Certes, elle présente de nombreux traits fantaisistes, dont le plus spectaculaire est l'excroissance du « fleuve de Saint-Laurent » qui conduit au Grand Lac des Assinybouels, à partir du nord-ouest du lac Supérieur. En revanche, la carte marque point par point les portages et les sauts, tandis qu'elle est toujours constituée de droites et de cercles, trajets et circuits, c'est-à-dire qu'elle apparaît comme la traduction ou l'interprétation européenne de « cartes » amérindiennes, ce qui est « réellement » le cas de la carte inventée de la rivière Longue, correspondant en tout point aux réalisations amérindiennes (20). Il faut comprendre que Lahontan a suivi la plus grande partie de ces trajets, depuis l'Acadie jusqu'aux Grands Lacs et au Mississippi, en passant par l'Iroquoisie. Et que c'est à partir d'informations amérindiennes, dont on n'a plus aujourd'hui d'autres traces que ses cartes, appuyées sur sa propre expérience acquise petit à petit en Nouvelle-France, qu'il a réalisé ses voyages, racontés au fil des années dans les Lettres des Nouveaux Voyages. Ainsi a été réalisé puis raconté le circuit présenté par la version originale de la Lettre XVI à partir de Missilimakinac : guidé par les Amérindiens, le voyageur raconte ses déplacements comme si c'est lui qui les dirigeait.

      L'affabulation, le fabuleux récit de découverte et d'exploration trouve donc sa source dans la version originale de la Lettre XVI. La réception des Sakis, des Pouteouatamis et des Malomis à la baie des Puants (BNM, p. 384) préfigure celle des Eokoros, des Essanapés et des Gnacsitares, tout comme les démêlés (réalistes) avec les Missouris (p. 426-428) annoncent le conflit (surréaliste) au premier village des Essanapés; les détails qui passent du circuit original à l'itinéraire inventé sont nombreux : l'ignorance des armes à feu des habitants de la rivière Longue était déjà celle des Missouris (p. 428); les festins et les danses, notamment celle du calumet (p. 385); les rencontres prudentes, inquiétantes et finalement heureuses correspondent à celle des Akansas (p. 428); et les envois d'ambassadeurs s'effectuaient déjà au deuxième village des Missouris (p. 426). Mais le trait le plus important, à première vue un tout petit détail, est le fait que Lahontan s'intéresse aux relations avec les Espagnols dès qu'il entreprend sa descente du Mississippi (21) : la reprise, le développement et la dramatisation du rôle joué par les « Espagnols », voire le Nouveau Mexique, à la rivière Longue, c'est-à-dire à l'ouest du haut Mississippi, fait basculer la narration dans la fiction, à tel point que ce sont les Français de Lahontan qu'on soupçonnera d'être espagnols chez les Gnacsitares qui vont déployer beaucoup d'énergie pour s'informer à ce sujet.

      Nous sommes au pays de la pure invention. Le récit de l'exploration de la rivière Longue tresse trois contenus qui se développent de plus en plus en ordre inverse de leur importance proportionnelle, la chronologie des déplacements, la trame narrative et la description des Amérindiens. La chronologie et la topographie constituent la part essentielle du récit de l'exploration, puisqu'elles dessinent la « carte » de la rivière Longue telle que Lahontan la fera graver. La narration comme la carte développent un emboîtement de trois espaces, ce qui en assure la parfaite crédibilité. C'est d'abord la géographie de la Nouvelle-France alors connue de tous, soit la Carte générale du Canada telle qu'elle est reprise dans le premier tiers de la Carte de la rivière Longue, depuis l'est; il s'agit du cadre général de l'invention correspondant à la première version de la Lettre XVI, soit le circuit réalisé par Lahontan. Vient ensuite l'exploration de la rivière, l'invention proprement dite, soit la partie centrale de la Carte de la rivière Longue et qui s'intitule « Carte de la Riviere Longue et de quelques autres ». Enfin la « deuxième carte » constitue la troisième partie de la narration géographique, l'ouest de la Carte de la rivière Longue, qui a pour titre : « Carte que les Gnacsitares ont dessiné[e] sur des peaux de cerfs ». Cela correspond aux territoires des Gnacsitares et de leurs ennemis les Mozeemleks. La carte laisse hors champ le territoire des Tahuglauks situé encore plus à l'ouest, puis loin au sud, sur les rives d'une mer intérieure de la forme et des dimensions du Michigan. Ce développement est remarquable parce que Lahontan situe sa découverte et son exploration entre ce qui est bien connu et l'inconnu, dont il laisse la responsabilité d'abord aux Gnacsitares eux-mêmes (alors qu'il est chez eux durant plus d'un mois !) et ensuite à quatre captifs mozeemlecks décrivant à leur tour le territoire des Tahuglauks. Ce système d'encadrement géographique est si ingénieux que la trame du récit s'y perd, de sorte qu'on n'en voit pas le caractère simpliste et pour bien dire puéril, comme le montre bien quatre siècle de « controverse » sur la rivière Longue. En effet, si les événements narratifs, ou plutôt les « faits », pris un à un, sont anodins, on voit aussitôt à leur enchaînement qu'il s'agit d'une « histoire » rocambolesque, saugrenue, invraisemblable. Et cela est vrai aussi bien de l'événementiel que de l'actantiel. On ne se déplace pas en territoire inconnu, dans une nature hostile, à la rencontre de populations indigènes aussi nombreuses, et qui sont en guerre les unes contre les autres, avec une telle désinvolture, comme si les Amérindiens n'étaient pas de redoutables guerriers, même et surtout ceux qui ne connaissent pas les armes à feu; on ne passe pas un mois entier sur une petite île à n'y rien faire, comme chez les Gnacsitares (pour n'en rien apprendre en plus !). Ce sont deux des exemples qu'on voit tout de suite lorsqu'on a sous les yeux les résultats de l'analyse événementielle (22), tandis que les rapports entre les personnages sont non seulement tout aussi invraisemblables, mais en l'occurrence parfaitement ridicules ! Il suffit d'ailleurs d'énumérer les groupes de personnages pour le comprendre : Lahontan n'a jamais quelque rapport que ce soit avec aucun de ses soldats, ni avec les Algonquins et les Outagamis qui les accompagnent; tous se placent docilement, sans hésiter, à la merci de centaines, voire de milliers d'indigènes, où se trouve toujours un grand chef, chaque fois anonyme, pour s'entretenir tranquillement avec notre militaire; d'ailleurs, lorsque les rapports avec des Essanapés ou des Gnacsitares sont quelque peu conflictuels, ils deviennent loufoques (et bien entendu incroyables si l'on connaît un tant soit peu les récits de voyages contemporains dans ces régions). Bref, les rapports entre les personnages, tout comme l'absence de rapports interpersonnels, n'ont aucun sens en dehors de la fiction.

      Et ces personnages, parlons-en. Car cette histoire n'a pas d'autres fonctions, que de mettre en place les « portraits » des Amérindiens de la rivière Longue. Voilà l'invention ethnologique, qui est encore plus mince, simple et simpliste, plus saugrenue et invraisemblable aussi, que l'invention narrative et l'affabulation géographique. L'étude du discours descriptif (23) le montre bien en mettant les faits en correspondance, comme on peut illustrer catégoriquement : que des Amérindiens portent une barbe touffue, les Mozeemlecks et les Tahuglauks, et soient présentés vêtus d'étoffe, voilà qui est aussi inouï que ces Eokoros et ces Essanapés qui vivraient au contraire entièrement nus (p. 401 et 411), couverts d'un simple brayer, alors que le narrateur insiste lourdement sur ce fait, faisant même le portrait en pied du roi des Essanapés en cette légère tenue : il faut pour cela oublier que nous sommes alors en plein hiver, en novembre et décembre, au centre du Canada ! Pourtant, pris hors contexte et sans les rapprocher, les deux faits vestimentaires sont anodins.

      L'anodin, voilà où il faut en venir. En effet, qu'est-ce donc que l'invention de la rivière Longue sinon celle d'un univers géographique, historique et ethnologique on ne peut plus insignifiant ? Là se trouve le génie de Lahontan. L'aboutissement de la narration se réduit à si peu de chose qu'elle est paradoxalement d'une puissance réaliste extraordinaire, échappant à tout romanesque. L'auteur, qui ne manque pourtant pas d'imagination dans l'ensemble de son oeuvre, fait preuve dans l'invention de la rivière Longue d'une platitude qui ne saurait être le fait du hasard. Au contraire, Lahontan s'amuse ! Il prend plaisir à créer une forme d'anti-utopie en contraste absolu avec toutes les réalisations du récit de voyage en Nouvelle-France. On cherche un « passage » vers les mers de l'ouest ? Lahontan ne l'évoque même pas. On promet de l'or : Lahontan ne présente rien d'autre que du cuivre, comme celui qu'on trouve dans la région depuis plus de deux décennies — et même cela n'est pas trop assuré, car il se contente d'évoquer les « haches de cuivre » des Tahuglauks et une simple médaille qu'il prend soin de faire fondre (après l'avoir soigneusement dessinée sur sa carte, il est vrai). Il rencontre donc, tout au long de la rivière Longue, des peuples de plus en plus polis et poilus qui finissent par ressembler à des Espagnols et être d'un abord aussi « civil » que les Européens; des grands chefs, caciques et rois de plus en plus « despotiques », et des Essanapés qui croient à la métempsycose, des Tahuglauks dont les femmes restent à la maison comme des Italiennes ou des Espagnoles. Cet aboutissement est d'autant moins « fabuleux », en regard des fictions et des rêves compensateurs d'une réalité décevante, que c'en est la nette contradiction, la contradictoire « décevante ». La cause en est fort simple. Lahontan était assez brillant pour avoir compris trois siècles avant nous combien les récits de voyages de Nouvelle-France devaient compenser de quelques fantaisies la « déception américaine » dans la colonie française. Le Royaume du Saguenay de Jacques Cartier, le Passage de l'Ouest de Charlevoix relancé par Chateaubriand, les Acacias de Mathieu Sagean, ces « inventions » étaient en fait bien moins extraordinaires que la réalité, la plate réalité, deux grands fleuves, le Saint-Laurent et le Mississippi, avec tout un continent sans rien des riches épices ni des splendides richesses de l'Orient, sans même aucun passage praticable vers cet Orient-là. C'était la Nouvelle-France, c'est aujourd'hui le Québec, le Canada et les États-Unis d'Amérique. Voilà ce que s'est amusé à décrire tel quel le plus grand (humoriste) des écrivains sur la Nouvelle-France. D'ailleurs, c'est peu de dire qu'avec sa rivière Longue Lahontan, le personnage, n'a rien découvert du tout, je veux dire rien de surprenant ou d'extraordinaire, car il n'a rien trouvé de simplement intéressant ! Rien d'autre que l'Amérique du Nord. Les territoires des Eokoros, des Essanapés, des Gnacsitares, des Mozeemlecks et des Tahuglauks, aux frontières de la fiction, c'est la réalité telle qu'on la connaît depuis longtemps à ce moment, la réalité ou la vérité américaine, plate et ennuyante, dans toute sa splendeur, en regard des rêves européens. La preuve en est que le géographe Guillaume Delisle l'a projetée sans sourciller dans la réalité cartographique.

Notes et références

(*) La première version de cet article a été rédigée à la demande de Marie-Christine Pioffet pour le numéro de Tangence qu'elle préparait sur la Nouvelle-France. L'article lui a été retiré après qu'elle ait censuré la notice que j'avais préparée sur la rivière Longue pour son Dictionnaire des toponymes imaginaires. Voir le chapitre correspondant des Polémiques dans l'ouvrage ci-contre :

« Censure : Marie-Christine Pioffet (York University), championne de son directeur de thèse,
Réal Ouellet (Université Laval), auprès des PUL ».

(1) Guillaume Delisle (De l'Isle ou Insulanus), Carte du Canada ou de la Nouvelle France et des decouvertes qui y ont été faites dressée sur plusieurs observations et sur un grand nombre de relations imprimées ou manuscrites, Paris, chez l'auteur, 1703, feuillet ou double folio de 495 × 645 mm (l'exemplaire cité : British Librairy, Map C36f4, fo 15; deux exemplaires se consultent sur Gallica : GE DD 2987-8548-8548B ou 8549B). La carte est bientôt signée par Guillaume Delisle (1675-1726) à titre de premier géographe du roi et sera rééditée au moins jusqu'en 1783. Il s'agit toujours de nouveaux tirages de la carte de 1703 que l'on trouve aujourd'hui dans les atlas de Delisle, aussi bien à la Bibliothèque nationale de France qu'à la British Librairy par exemple. L'important ici est que la rivière Longue ne figurait évidemment pas sur la carte précédente et ne se trouvera plus dès la carte suivante du géographe, soit respectivement, L'Amérique septentrionale (America septentrionalis), Paris, Wolf, 1700; et Carte de la Louisiane et du cours du Mississippi, Paris, chez l'auteur, 1718.

(2) J.-B.-L. Franquelin (vers 1651-après 1712), Carte de la Nouvelle-France où est compris la Nouvelle Angleterre, Nouvelle York, Nouvelle Albanie, Nouvelle Suède, la Pensilvanie, la Virginie, la Floride, Paris, 1702 et 1711, 475 × 635 mm, BNF, Rés. Ge DD 2987 (8536); se consulte sur Gallica. Franquelin était venu commercer en Nouvelle-France en 1671, mais dès 1674 il met ses talents de cartographe au service du gouverneur Frontenac pour illustrer les explorations du Mississippi. Au cours de la guerre de la Ligue d'Augsbourg, il est chargé, toujours par Frontenac, de cartographier la Nouvelle-Angleterre et les autres colonies du littoral qu'il ira lui-même reconnaître avant de se rendre à Paris où il sera retenu par la cour pour dessiner des cartes stratégiques, dont celle citée ici. Voir l'entrée de M. W. Burke-Gaffney au DBC, vol. 2, à son nom.

(3) Lahontan présente Domingo del Júdice dans la Lettre XVII du troisième volume de son ouvrage, datée 8 octobre 1675 (on en trouvera les références plus loin, n. (7) : BNM, p. 983 et suivantes). Je tire mes renseignements de l'index des ambassadeurs : Ricardo Magdaleno, Titulos de Indias, cat. XX del Archivo General de Simancas, Valladolid, 1954, p. 760.

(4) Lahontan, Mapa del Mississipi dedicada [sic] al Excelen[tisi]mo Señor Duque de Jovenazo por su servidor don Armando de Arce, Baron de Lahontan, carte manuscrite en couleur, Séville, Archivo General de Indias, collection « Florida y Luisiana », no 29, 745 × 520 mm, 1699. Reproduction en fac-similé dans un format très légèrement réduit, 70 × 49 cm, par María Antonia Colomar, Madrid, Testimonio Campañia Editorial (Minísterio de educación, cultura y deporte), 2001. Le coffret comprend un fascicule où la carte est sommairement présentée (en trois pages) par l'archiviste M. A. Colomar en fonction des explorations du Mississippi et de sa situation aux Archives de Séville.

(5) « R. des Otentas ». La Carte générale de Canada (vol. 2) et celle que nous nommerons en abrégé la Carte de la rivière Longue (vol. 1), 1702. Elles paraissent en tête des deux premiers des trois volumes, en ordre inverse de leur conception, la fabulation de la rivière Longue, au premier volume, s'ajustant sur la carte générale, du deuxième volume. Je reviendrai plus loin sur leur genèse, n. (13).

(6) J'évoque ici deux articles vraiment remarquables qui découlent tous deux d'une thèse de doctorat. Viateur Ravary, « Lahontan et la rivière Longue », RHAF, vol. 5, no 4 (1952), p. 471-492. Judith Chamberlin Neave, « Lahontan and the Long River Controversy », Revue de l'Université d'Ottawa, vol. 48, nos 1-2, 1978 (actes du colloque de York University, 1975), p. 124-147. On trouvera dans le second article, qui relance le premier, les références aux analyses de Charlevoix, puis Chézieux, Perkins, Scadding, Leacock, et de façon générale un état présent de la réception critique de l'invention de la rivière Longue. A Study of Historical Veracity in the Works of the Baron de Lahontan, Ph. D., University of Toronto (department of French), 1979, 482 p. Bien entendu, maintenant que nous avons la preuve documentaire que l'exploration de la rivière Longue est une pure invention, tout le travail d'analyse de la vraisemblance et de l'invraisemblance est à reprendre, à partir des conclusions déjà établies à tous les niveaux dans les très nombreuses analyse de l'affabulation — conclusions qui ne seront pas reprises ni étudiées ici. Toutefois, il faut au moins rappeler que Lahontan ne se met jamais en peine de « prouver » sa découverte et son exploration, ce que font évidemment tous les affabulateurs sans talent, dont le plus grand de tous est le Louis Hennepin des Nouvelles Découvertes (Utrecht, Groedelet, 2 vol. 1697 et 1698, cf. n. (19)). Il s'agit d'une parfaite création artistique, pour le pur plaisir littéraire.

(7) Il se trouve, en effet, que la publication des Oeuvres complètes par Réal Ouellet, en 1990, prolongera de plus de vingt ans la « vraisemblance » de l'affabulation, l'éditeur suivant pas à pas l'invention de Lahontan tout au long de la Minnesota à grand renfort du lexique des Sioux ! Aux Archives de Séville, le chercheur n'a tout bonnement pas demandé à voir la carte du Mississippi de Lahontan, croyant qu'il s'agissait de celle de la rivière Longue ! (BNM, p. 1114, n. 4). Lahontan, OEuvres complètes, éd. Réal Ouellet, avec la collaboration d'Alain Beaulieu, Les Presses de l'Université de Montréal (coll. « Bibliothèque du nouveau monde »), 1990, 2 vol. de pagination continue, 1474 p. C'est dans cette édition que nous citons les oeuvres de Lahontan sous le sigle BNM.

(8) Après les cartes, il faut maintenant présenter les livres de Lahontan. Son oeuvre est constituée d'un seul ouvrage paru d'abord en trois volumes, en deux temps. L'oeuvre paraît d'abord en 1702, postdatée de 1703, en deux volumes complémentaires, soit les Nouveaux Voyages dans l'Amérique septentrionale et les Mémoires de l'Amérique septentrionale (La Haye, les frères l'Honoré, 1703, 24+294 et 220 p.), suivis du Supplément aux voyages du baron Lahontan, où l'on trouve des dialogues curieux entre l'auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé (les frères l'Honoré, 1703, 222 p.). L'oeuvre est traduite en anglais et paraît à Londres sous l'autorité de Lahontan qui s'y trouve, dès 1703, en deux volumes, New Voyages to North-America... (London, Bonwicke, Goodwin, Wotton, Tooke and Manship, rééd. Reuben Gold Thwaites, Chicago, McClurg, 1905, 2 vol.). L'ouvrage en trois volumes est réédité par les frères l'Honoré en 1704, avec un chapitre inédit au second volume (« La maniere dont les Sauvages se régalent », p. 194-198), ce qui devrait en faire le texte de base d'une édition critique (toute fautive qu'elle paraisse), soit la dernière édition revue sur le manuscrit original de l'auteur. L'année suivante, l'oeuvre est relancée dans une nouvelle version par les frères l'Honoré, manifestement avec l'accord de l'auteur, de sorte que, rétrospectivement, on peut croire que les écrits de notre auteur ont tous été revus (cf. la note 11), voire réécrits par ses éditeurs, sauf que dans ce dernier cas la réécriture s'éloigne considérablement des manuscrits originaux, comme on le voit aux développements d'un rédacteur qui connaît fort mal la Nouvelle-France (Amsterdam, François ou Jonas l'Honoré, 2 vol.). Il s'agit toutefois d'une très importante publication, car c'est dans cette réécriture que les « dialogues » de Lahontan et d'Adario seront connus tout au long du siècle des Lumières (l'édition critique de Gilbert Chinard prend soin de reprendre les additions de 1705, Dialogues et Mémoires, Maryland, Johns Hopkins, 1931). On consulte facilement la Lettre XVI dans l'édition originale des Nouveaux Voyages sur la toile : l'édition de 1703 dite à la Renommée sur « Recherche de livres » de Google, l'édition dite à la Sphère sur Gallica de la BNF et l'édition de 1704 sur Canadiana.org de la BNC. La référence à l'édition encyclopédique de Réal Ouellet a été donnée n. (7).

(9) C'est la longueur relative des chapitres des Nouveaux Voyages qu'on trouvera en appendice.

(10) Aline Côté-Lachapelle, « Réseau de renvois », dans « Le Discours du récit et ses effets chez Lahontan », Études littéraires (Québec), vol. 10, nos 1-2 (avril-août 1977), p. 195-219, p. 214-219. Le dépouillement ne compte pas moins de 251 renvois explicites ou implicites. Cela ne s'invente pas, bien entendu. Ce sont les renvois à la rivière Longue que je retiens ici de ce dépouillement, le confrontant à l'index de l'BNM qui en confirme l'exactitude.

(11) Rédaction probablement revue et corrigée par un professionnel, comme on l'a vu, si l'on en juge par la destinée de l'oeuvre entièrement réécrite en 1705. Il n'y a aucune raison de ne pas croire Lahontan à ce sujet qui l'écrit deux fois en français et une fois en anglais (BNM, 995, 793 et 1001) : il publie son oeuvre tout simplement parce qu'il ne peut rentrer en grâce auprès du roi de France (ni trouver d'autres commanditaires royaux). Dès lors, comme il s'agit d'un ouvrage populaire vendu aux frères l'Honoré, puis aux éditeurs de la traduction anglaise, les très nombreuses éditions et rééditions de l'ouvrage sont manifestement de l'ordre du commerce. Ce qui, du reste, est parfaitement conforme à l'« idéologie » de son auteur, celle d'un humoriste.

(12) On suivra cet itinéraire sur la chronologie et la topographie qu'on trouvera en appendice et qui servira notre analyse à partir d'ici. Voici les proportions brutes des quatre grandes parties de la Lettre XVI qu'on trouvera analysées n. (14) : le trajet jusqu'au Mississippi, comprenant la description du castor (0,2161), l'exploration de la rivière Longue (O,4463), la descente du Mississippi jusqu'à l'Ohio, puis le retour à Missilimakinac (0,2416) et le mémoire sur l'organisation des explorations militaires (0,0960).

(13) La note fait double emploi avec celle qu'on trouve bien en évidence sur toutes les éditions de la carte : « Cette carte se raporte à la Lettre 16eme ». Mais l'important est que la note contribue à expliquer la genèse des cartes imprimées de Lahontan. Il apparaît en effet que la Carte générale de Canada qu'on trouve en tête du deuxième volume devait figurer en tête du premier où elle serait à sa place; Lahontan en a déduit sa Carte de la rivière Longue, résultat net de l'invention, qui s'ajuste parfaitement à sa carte générale et qu'il place, pour d'évidentes raisons romanesques, en tête du premier volume, tandis qu'il produit sa Carte generale de Canada a petit point pour remplacer celle qu'il a dû déplacer au volume suivant (une « carte à petit point » est une carte réduite, présentant un vaste espace sur une petite surface, soit en pratique un résumé de sa carte générale).

(14) Y compris la curieuse référence à un passage inexistant de la Lettre XVI, sur les pratiques de crémation des « Sauvages de la Riviére Longue » (BNM, p. 695).

(15) Une fois ramené à ses dimensions originelles, la première version de la Lettre XVI était un peu plus de deux fois moins longue (soit une proportion de 0,4577), de sorte qu'elle représentait non pas 20% des Nouveaux Voyages (0,1943), mais exactement 10% de l'oeuvre. C'était déjà la lettre la plus longue, ce qui s'explique facilement (s'agissant d'un récit de voyage doublé d'une longue description du castor), mais avec une étendue qui restait dans l'ordre de grandeur des lettres les plus longues, comme on le visualise au graphique du premier appendice à la fin de ce travail.

(16) Marquette et Joliet ont quitté Missilimakinac le 17 mai pour atteindre le Mississippi le 17 juin, en exactement un mois (JR, 59: 90-106), en suivant la baie des Puants, la rivière des Outagamis ou des Renards (la Fox River), puis la Wisconsin pour aboutir au Mississippi devant la Prairie du Chien, soit un trajet de 205 lieues, 1.100 km. Lahontan, rappelons-le, a fait ce trajet du 24 septembre au 23 octobre. Par ailleurs, nous avons de très nombreuses lettres et relations des jésuites qui ont exploré la région de la baie des Puants, depuis Claude Allouez en 1670, et qui y font leurs missions itinérantes depuis leur résidence de Saint-François-Xavier au fond de la baie, à l'entrée de la rivière des Outagamis. Toutes concordent avec les renseignements chronologiques et topographiques consignés sommairement par Lahontan. Même chose, disons-le tout de suite, pour les informations que nous donne Lahontan sur son trajet jusqu'à l'Ohio, puis sa remontée de l'Illinois et du Michigan (ce sont les écrits de Louis Hennepin, Cavelier de La Salle et Henri de Tonty). On trouve les écrits des jésuites sur leurs missions des « Outaouacs » dans la collection des Jesuit Relations (abrégé JR : R. G. Thwaites ed., Cleveland, Burrows, 1896-1901, 73 vol.); voir la relation annuelle, de 1670 à 1674, les relations de Marquette de 1673-1675, puis les lettres des Illinois de 1677, 1678, 1699 et 1700; enfin, on sera édifié par la lettre confidentielle d'Étienne de Carheil du 30 août 1702, qui dénonce avec une vigueur peu commune le comportement des militaires dans la région depuis plus de quinze ans (JR, 65: 188-252), soit depuis l'époque où Lahontan y séjournait avec son détachement.

(17) Questions qu'on n'étudiera pas ici : de combien de soldats était le « détachement » de Lahontan ? et quels étaient les objectifs de leurs déplacements ? Si l'auteur ne répond pas à ces questions dans la version originale de la Lettre XVI, on peut être assuré d'une chose, c'est qu'il ne voulait ou ne pouvait y répondre (l'objectif devenant l'« exploration » ou la « découverte » dans la seconde version, la question était cachée). Dès lors on peut penser, puisque le texte original de Lahontan nous y force, qu'il s'agissait d'une opération militaire destinée à appuyer des opérations commerciales et donc des trafiquants illégaux (sous le régime des congés de traites, de 1681 à 1696, les « coureurs de bois », c'est-à-dire les hors-la-loi, sont en majorité), de ceux qui seront bientôt admissibles aux lois d'amnistie.

(18) La preuve en est que le passage des Mémoires qui décrit l'exécution d'un crocodile et auquel renvoie la Lettre XVI (BNM, p. 567 et 430), entièrement recopié de la Lettre de Jean Cavelier de La Salle (p. 1172), est une très remarquable exception.

(19) Louis Hennepin, Description de la Louisiane, Paris, Huré, 1683; le récollet relancera son oeuvre en 1697-1698, pour s'attribuer la découverte de l'embouchure du Mississippi, dans une version aussi fabuleuse qu'incroyable de son récit original, parfaitement crédible (cf. n. (6)). Pierre Berthiaume, Cavelier de la Salle : une épopée aux Amériques — Récits de trois expéditions (1643-1687), Paris, Cosmopole, 2001. On y trouve, entre les récits de Bréhant de Galiné et de Jean Cavelier de La Salle, la relation d'Henri de Tonty, déjà publiée par Pierre Margry, mais rééditée sur le manuscrit original de la BNF : « Relation de monsieur de Tonty commencée en l'année 1678 et finie en 1683, écrite à Québec le 14 novembre 1684 » (p. 55-92).

(20) Lahontan a bien connu ces cartes de colliers amérindiens, wampums ou matachias, qui sont aussi bien des droites que des cercles, et qu'on trouve aussi peint en effet sur des peaux, comme l'« invente » Lahontan sur sa Carte de la rivière Longue. Je suppose, en lisant sa carte du Mississippi, que notre auteur a inventé sa rivière Longue à partir du dessin des Otentas de la rivière Des Moines. Sur la cartographie amérindienne, voir David Woodward et Malcolm Lewis, « Northeast », notamment « Wampum Maps », The History of Cartography, University of Chigago Press, vol. 2, book 3 : « Cartography in the Traditional African, American, Artic, Australian, and Pacific Societies », 1998, p. 66b-94b.

(21) Au village des Otentas : « comme le tems me pressoit, & que je ne voyois point d'apparence d'apprendre ce que je voulais sçavoir, touchant les Espagnols, j'en partis le lendemain... » (BNM, p. 426). « Je voulus m'informer des Espagnols à ces Peuples [les Akansas], mais ils ne m'en donnerent aucun éclaircissement » (p. 430). Bien entendu, le correspondant auquel est adressée la version originale de la Lettre XVI n'y verra que du feu s'il n'est pas informé par ailleurs des explorations du Mississippi, mais on ne peut trouver nulle trace des Espagnols à la rivière Des Moines et sur l'Ohio ! Or cette innocente petite affabulation deviendra l'un des puissants moteurs narratifs de l'invention de la rivière Longue.

(22) L'analyse événementielle permet de représenter l'histoire racontée par Lahontan dans son exploration de la rivière Longue par une dizaine de faits, d'événements ou de séquences. On trouvera ce découpage en appendice. On fera attention qu'il ne s'agit pas d'un résumé, mais d'un modèle de l'histoire racontée par Lahontan, qui met à jour ses mécanismes et ses propriétés. Si le résultat porte à rire, c'est que l'étude narrative est rigoureusement impitoyable, comme je viens de l'illustrer pourtant très sommairement. On devine que la comparaison avec la trame narrative des relations contemporaines de voyages au Mississippi accentuerait ces caractères, mais il suffit de rapprocher les rencontres avec les Amérindiens de la riviere Longue et celles des Missouris et des Akansas de la version originale de la Lettre XVI, source de l'affabulation, pour en voir toute la fantaisie.

(23) Les résultats de l'analyse du discours descriptif se trouvent en appendice, dans les « Portraits des Amérindiens de la rivière Longue ». Il s'agit, cette fois, d'une énumération complète et systématique, dont l'évaluation suit.

Appendices

1. Longueur relative des Lettres des Nouveaux Voyages

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
0,0293
0,0174
0,0247
0,0282
0,0173
0,0173
0,0783
0,0271
0,0230
0,0230
0,0400
0,0100
0,0483
0,0628
0,0564
0,1943
0,0469
0,0180
0,0218
0,0366
0,0221
0,0204
0,0609
0,0300
0,0458




(1)








(16)




(25)





























2. Chronologie et topographie de la Lettre XVI

      La Lettre XVI comprend 69 dates explicites ou implicites qui jalonnent les durées des déplacements et des séjours du voyage, alors que sont situés les lieux visités, décrits par petites touches successives (sauf de rares et très courts panoramas, sur la rivière Longue, le Mississippi, le Michigan et la baie de l'Ours qui dort). Les distances, lorsqu'elles sont exprimées dans le récit, sont données en lieues terrestres ou communes (3 milles anglo-saxons, une heure de marche, 5 km); autrement, ces distances s'évaluent sur les deux cartes complémentaires, soit la Carte générale du Canada et la Carte de la rivière Longue; la distance correspond alors à la lieue marine (soit 5,556 km). Si le décompte chronologique est très rigoureux, il apparaît que l'analyse topographique est lacunaire, alors même qu'elle correspond toutefois approximativement et parfois assez précisément à la réalité tout au long du circuit qui représente la version initiale de la Lettre XVI. Voici un bref sommaire de cette matière première du récit narratif et cartographique de Lahontan.

1. Du lac des Illinois (Michigan) à la baie des Puants (Green Bay).
Départ de Missilimakinac le 24 septembre 1688, séjour de trois ou quatre jours aux villages des Sakis, Pouteouatamis et Malomis, à l'entrée de la rivière des Puants, jusqu'au dernier jour de septembre. Distance : 65 lieues, 325 km.

2. Remontée de la rivière des Puants (la rivière des Renards, Fox River).
Du 30 septembre au 16 octobre; la distance, calculée sur la carte de la rivière Longue, correspond à 80 lieues marines, 444 km. Lahontan reste deux jours au campement du grand chef des Outagamis qui lui donne dix de ses guerriers pour lui servir de guide.

3. Descente de la rivière Wisconsin jusqu'au Mississippi.
Aucune distance n'est donnée dans le texte, mais sur la carte il faut compter 60 lieues (333 km); la descente s'effectue en quatre jours, du 19 au 23 octobre. De Missilimakinac au Mississippi, par la baie des Puants, le texte et sa carte comptent 205 lieues, soit 1.100 km, ce qui est près de la réalité. La durée d'un mois (24 sept. au 23 oct.) correspond exactement à l'expérience des voyageurs contemporains, l'exploration de Jacques Marquette et de Louis Joliet, par exemple.

4. Remontée du Mississippi jusqu'à la rivière Longue.
Neuf jours, du 24 octobre au 2 novembre. Aucune indication sur la distance. Sur la carte, on compte 60 lieues (333 km), du 43e au 46e parallèle. De Prairie du Chien à la Minnesota, où l'on voudrait voir Lahontan se rendre, on compte 416 km (BNM, p. 394, n. 463).

5. Exploration de la rivière Longue.

5a. Chez les Eokoros.
Lahontan entre dans le chenal de la rivière Longue le 3 novembre. Le 8 novembre, à 14 heures, on aperçoit quelques cabanes à un quart de lieue de la rive, à gauche de la rivière, et Lahontan y dépêche les 14 Amérindiens de sa troupe et dix soldats. Le lendemain soir, on compte 2.000 Eokoros sur la rive de la rivière pour accueillir les Français qui arrivent au premier village à minuit. Ils campent à un quart de lieu du village. Selon la distance mesurée sur la carte, ce premier village des Eokoros se trouverait à 60 lieues du Mississippi (333 km), distance franchie en six jours, du 3 au 9 novembre. Le 12 novembre, on quitte le village, avec une « escorte » de 5 à 6.000 hommes. On s'arrête quelques jours plus tard au dernier village (le 11e ou le 12e, selon la numérotation de la Carte de la rivière Longue, ce dernier se trouvant en haut d'un affluent). Mesuré sur la carte, le territoire des Eokoros compte 40 lieues (222 km) sur la rivière Longue, comparativement aux 50 lieues des Essanapés. Selon le chef du dernier village, les Essanapés, leurs ennemis, se trouvent 60 lieues plus haut (300 km).

5b. Chez les Essanapés.
Le 21 novembre, à la pointe du jour, la troupe de Lahontan reprend la route et parvient au premier village des Essanapés le 27 novembre. Mal accueilli, Lahontan décide de quitter aussitôt les lieux pour se rendre au principal village de la nation, le tout dernier, où il arrive le 3 décembre. La troupe met 6 jours à franchir les 50 lieues (250 km) qui séparent les deux villages.

5c. Chez les Gnacsitares.
Dès le lendemain, 4 décembre, les Français et les Amérindiens qui les accompagnent (avec peut-être une escorte de 200 ou 300 guerriers) entreprennent de franchir le « grand lac » qui sépare les Essanapés des Gnacsitares, lac qui fait 80 lieues sur la carte (444 km). Le 19 décembre, Lahontan installe sa troupe à l'entrée du territoire des Gnacsitares, sur une grande île, devant leur principal village, vraisemblablement le 27e village rencontré sur la rivière (tous numérotés sur sa carte). Comme ses éclaireurs et ambassadeurs sont mal reçus, Lahontan retire ses hommes sur une petite île, en face de la grande île où se trouve le village. Il y séjournera jusqu'à la fin de janvier, soit plus d'un mois. Le 7 janvier, Lahontan se rend au village des Gnacsitares, tandis que le chef du village et roi de toute la nation vient le visiter à son tour deux jours plus tard. Quatre captifs mozeemleks qui l'accompagnent décrivent alors à Lahontan leur pays et celui de leurs alliés, les Tahuglauks. Le pays des Gnacsitares n'est pas présenté autrement que sur la carte, soit la suite de la rivière jusqu'à la chaîne de montagnes où elle prend naissance. Mesurée sur la carte, la rivière Longue compte encore 160 lieues (889 km) jusqu'à ces montagnes. La rivière des Mozeemleks, qui prend ensuite sa source sur l'autre versant de la chaîne de montagnes, comprend d'abord un affluent (marqué sur la carte par un portage) de 40 lieues (222 km), la rivière descendant ensuite sur 115 lieues (639 km), jusqu'à la limite ouest de la carte. Le portage entre les deux rivières, c'est la largeur de la chaîne de montagnes, soit 6 lieues (30 km). Le texte de la description compte pour sa part non pas 115, mais 150 lieues de long à la rivière des Mozeemleks (830 km). Il faudrait donc additionner 222, 830 et 30 km, soit 1.083 km, ce qui nous conduit à 3.500 km à l'ouest du Mississippi. La rivière des Mozeemleks se décharge alors dans un lac d'eau salée qui compte 300 lieues de circuit et 30 de large : ce sont les dimensions du lac des Illinois, le Michigan, sur les cartes publiées par Lahontan et rappelées dans la Lettre XVI (BNM, p. 433), soit de 120 lieues jusqu'à son embouchure (300 - 60 = 240/2 = 120 lieues, 667 km). C'est l'« embouchure » de cette mer intérieure, située « bien loin vers le Midi ou le Sud ».

5d. Descente de la rivière Longue, retour au Mississippi.
Le voyage de retour s'effectue du 26 janvier au 2 mars, sans aucun incident. La distance parcourue par Lahontan sur la rivière Longue est de 290 lieues; comme elle compte encore 160 lieues en territoire des Gnacsitares, on vient de le voir, jusqu'à la chaîne de montagnes où elle prend naissance, elle compte donc au total 450 lieues (2.500 km).

6. Descente du Mississippi jusqu'à l'Ohio.
En dix jours, Lahontan descend le Mississippi jusqu'à la rivière des Otentas, aujourd'hui Des Moines. Il faut ajouter aux 60 lieues qui séparent la rivière Longue du Ouisconsinc (333 km), les 80 lieues qui séparent celle-ci à la rivière des Otentas (444 km), soit au total 140 lieues (778 km). En suivant les méandres du Mississippi de Prairie du Chien à Keokuk, à l'embouchure de la rivière Des Moines, on compte en effet 440 km. Lahontan ne prend pas le temps d'explorer la rivière, ne comptant rien y apprendre sur les Espagnols (!). Les Otentas lui apprennent que sur son cours habitent les Panimahas, les Paneassas et les Panetonkas. —— On trouve ici, sur la carte du Mississippi de Lahontan, la source de son affabulation de la rivière Longue : une longue rivière conduisant à un grand lac, le « lac des Apaches », rivière jalonnée de trois tribus. —— Le 13 mars, la troupe quitte le village et poursuit sa descente du Mississippi jusqu'à la Missouri (la carte compte 50 lieues, 278 km, mais de Keokuk à Saint-Louis, il n'y a pas plus de 200 km). Du 18 au 22 mars, le détachement de Lahontan avec ses alliés affrontent l'hostilité de deux villages des Missouris, à tel point que Lahontan ordonnera l'incendie d'un de leur village, le second qu'il aura rencontré avant de parvenir à la rivière des Osages. De retour au Mississippi, Lahontan y trouve un fort groupe de chasseurs akansas. En leur compagnie, il descend encore le fleuve jusqu'à la rivière Ouabach, c'est-à-dire jusqu'à l'Ohio (là où la carte mesure grossièrement, sur sa marge sud, 20 lieues, soit lll km, il faut compter en réalité au moins 225 km, de Saint-Louis à Cairo). Sans pousser plus avant, Lahontan ordonne le retour. Le 9 avril la troupe sera devant la rivière des Illinois. La carte compte 45 lieues (250 km) de l'Ohio ou de la Wabash jusqu'à l'Illinois; cette distance peut difficilement être confrontée à la réalité (ce serait pourtant 225 km) puisque l'Illinois ne débouche pas entre la rivière Des Moines et la Missouri, mais bien devant celle-ci, à la hauteur de Saint-Louis.

7. Le retour par la rivière des Illinois et le Michigan.
Le 10 avril, on entreprend la remontée de l'Illinois et on met six jours à se rendre au fort Crèvecoeur où la troupe ne reste que trois jours. Le 20 avril, c'est l'arrivée au village des Illinois, où Lahontan engage 400 hommes pour faire le portage de 12 lieues, ce qui sera fait en quatre jours. Le 24 avril, arrivée à Chekakou. Le texte ne donne aucune indication sur la longueur de l'Illinois. La carte, très schématique, suppose une distance de 90 lieues (500 km), soit 60 jusqu'à Crève-Coeur, puis 30 jusqu'au portage des Illinois. Comme on vient de le voir, on ne peut confronter ces données à la réalité, faute de savoir où se situe pour Lahontan l'embouchure de l'Illinois. Toutefois, l'approximation schématique est juste, puisque de Saint-Charles à Chicago, en suivant les méandres de la rivière, il faut compter environ 450 km. Embarqué dès le lendemain, 25 avril, Lahontan et ses hommes arrivent le 28 à la rivière des Oumamis, les Miamis, à l'entrée de laquelle ils trouvent 400 guerriers à l'endroit où La Salle fit jadis un fort, le fort Saint-Joseph des Miamis, édifié en 1679 et détruit en 1680 (BNM, p. 432, n. 565). Sur les cartes imprimées de Lahontan, le lac des Illinois, le Michigan, compte 120 lieues au total (667 km), ce qui représente la distance qui sépare Chekakou de Missilimakinac, soit aujourd'hui de Chicago à Mackinaw (650 km). Le 22 mai, la troupe arrive à Missilimakinac (178: 12), après avoir traversé la baie de l'Ours qui dort.

8. Missilimakinac
À son arrivée, le 22 mai, Lahontan apprend de Saint-Pierre de Repentigny (venu de Montréal sur les glaces) que le gouverneur Denonville voudrait voir descendre à Québec Adario dit le Rat pour le faire pendre. Par défi, celui-ci compte partir pour québec dès le lendemain, le 23 mai. Lahontan distribue les soldats de son détachement dans le convoi qui part à ce moment pour Montréal. Pour sa part, il restera encore 7 ou 8 jours à Missilimakinac. Le 28 mai, Lahontan date sa Lettre XVI, de Missilimakinac.

3. Analyse événementielle de l'exploration de la rivière Longue

1. Lahontan s'engage avec sa troupe sur la rivière Longue le 3 novembre 1688, sans autre inquiétude que les joncs qui obstruent la rivière.
2. Il arrive au premier village des Eokoros le 9 novembre; il y est accueilli par 2.000 personnes alertées par les premières cabanes de chasseurs rencontrées la veille; la rencontre est on ne peut plus chaleureuse.
3. Le chef du dernier village des Eokoros, vénérable vieillard, ne manifeste aucune opposition à ce que les Français se rendent chez ses ennemis, les Essanapés; mieux que cela, il donne à Lahontan six captifs de cette tribu pour lui servir d'interprètes. Lahontan quitte le village le 21 novembre.
4. Après une navigation légèrement plus difficile, Lahontan est accueilli le 27 novembre au premier village des Essanapés par 300 ou 400 personnes qui le portent en triomphe, accompagné de 20 de ses soldats et des 18 Amérindiens de sa troupe; il est reçu à la cabane de la paix par 500 à 600 hommes armés, ce contre quoi protestent les dix Outagamis qui l'accompagnent, alors que les Essanapés refusent l'entrée de la cabane à ces ennemis outagamis. Lahontan ramène sa troupe à la rivière, s'embarque et quitte les lieux en dépit de l'opposition du chef qui leur interdit d'aller plus avant.
5. Lahontan décide alors de se rendre au village principal des Essanapés où le Grand Chef de toute la nation réprouve le comportement délinquant du chef du premier village et organise lui-même la suite du voyage des explorateurs en offrant à Lahontan quatre pirogues et, peut-être, une escorte de 200 ou 300 hommes, s'engageant à garder leurs canots.
6. Arrivé chez les Gnacsitares le 19 décembre, Lahontan est d'abord fort mal reçu; en effet, le grand chef, le cacique ou le roi de la tribu suppose qu'il s'agit d'Espagnols ! Il envoie donc des messagers à des alliés, vivant à 80 lieues vers le sud, alliés qui ont connaissance des Espagnols du Nouveaux Mexique, de sorte que quelques-uns de ces Amérindiens viennent chez eux et peuvent témoigner que ces Français ne sont pas des Espagnols.
7. Dès lors, à partir du 7 janvier 1689, les relations entre Lahontan et le chef des Gnacsitares sont extrêmement chaleureuses, chacun se visitant à tour de rôle; lors de ces échanges (qui portent d'abord surtout sur les Espagnols), Lahontan peut rencontrer quatre captifs mozeemleks qui ressemblent comme deux gouttes d'eaux à des Espagnols, étant vêtus de tissus, portant la barbe.
8. Revenu de sa méprise, Lahontan apprend de ces quatre Mozeemleks que leur nation est alliée des Tahuglauks, qui vivent tout au bout de la rivière des Mozeemleks, sur les rives d'une grande mer d'eau salée de 300 lieues de circonférence, bien loin au sud. Non seulement ces Tahuglauks portent aussi la barbe et des vêtements, et même de bottes, mais ils ont des chapeaux pointus et ne marchent pas sans canes ferrées.
9. Le 26 janvier, avant son départ, après plus d'un mois de séjour au pays des Gnacsitares, Lahontan fait dresser un poteau portant les armes du roi de France sur une plaque de plomb.
10. C'est ensuite le retour; le 5 février, il reprend ses canots laissés chez les Essanapés; le 2 mars, il est au Mississippi.

4. Portraits des Amérindiens de la rivière Longue

      Ces portraits ou ces descriptions « ethnologiques » s'allongent, passant de quelques lignes (p. 150, puis 157-158) à quelques pages (p. 161-166), aboutissement objectif du récit; leur contenu est par ailleurs toujours plus favorable ou positif — ces Amérindiens étant de plus en plus « polis » (BNM, p. 632) —, tandis qu'il devient toujours plus vague et imprécis. D'ailleurs, toute la dernière section, pourtant de style indirect, est marquée de guillemets en accolade (BNM, p. 162-164 et 165-166), ce que l'oeuvre complète ne reproduit pas ni n'indique. — Dans le présent appendice, le décompte des pages et des lignes se fait sur l'édition de 1704.

1. Les Eokoros, 19 lignes (150: 14-32).
— 20.000 guerriers en 12 villages fortifiés de rondins et de glaise;
— leurs cabanes sont de type iroquoien, mais de roseaux et de glaise et non d'écorces;
— ils vont toujours nus, ne portant que le brayer;
— croyance : « ils adorent le Soleil, la Lune et les Étoiles »;
— socio-politique : ils connaissent « quelque sorte de subordination ».
2. Les Essanapés, 38 lignes (157: 12 - 158: 16).
— Leurs cabanes ont la forme de four, grandes et hautes, faites de roseaux et de glaise;
— le chef du plus grand village est le grand chef de toute la nation;
— il vit avec sa famille dans un quartier réservé parmi 50 autres;
— s'il va nu, sauf le brayer, comme tous, il est porté par six « esclaves », alors qu'on jette des feuilles sur son passage;
— les Essanapés croient à la métempsycose, mais les âmes ne passent pas d'une espèce à l'autre (Lahontan a d'ailleurs vu 30 ou 40 jeunes mariées qui couraient tenter de recueillir l'âme d'un vieillard à l'agonie).
3. Les Gnacsitares, 33 lignes (161: 9 - 162: 9);
en fait, plus de 33 lignes, car la présentation des territoires de chasse et des relations guerrières des Gnacsitares et des Mozeemlecks, qui suit, continue la description des deux tribus (p. 162-163) —— je les distingue ci-dessous.
— Le grand chef ou cassique des Essanapés se présente comme un roi de toute la nation, plus encore que ceux des deux nations précédentes;
— sur leurs îles, les Essanapés dressent des parcs où ils gardent les buffles;
— ils vont chasser le buffle en pirogue, en haut de la rivière Longue, mais le territoire est contesté par les Mozeemlecks qui leur font une guerre féroce;
— ils offrent leurs filles aux voyageurs (ce que Lahontan et ses soldats ont dû refuser, pour cause de fatigue et d'abstinence).
4. Les Mozeemlecks et les Tahuglauks, 97 lignes (163: 17 - 166: 17).
En effet, après quelques lignes, la description des Mozeemlecks se perd dans celle des Tahuglauks, pour reprendre ensuite, entremêlée d'une comparaison avec les Gnacsitares.
— Les Mozeemlecks sont vêtus de tissus, il portent une grosse barbe et gardent les cheveux longs, jusqu'en dessous des oreilles;
— de teint basané, ils ressemblent à des Espagnols, se comportant comme des Européens;
— les villes des Mozeemlecks et des Tahuglauks ont des enceintes de pierres et de glaise; les Tahuglauks en ont plus de cent;
— les maisons des Tahuglauks n'ont pas un toit arrondi, mais plat, légèrement incliné, fait de dalles formant dalots (Lahontan renvoie ici au dessin qu'il en porte sur sa carte où se déduisent ces informations : ces « maisons », car il ne s'agit plus de cabanes, ont 80 pas de long);
— cela dit, ces Tahuglauks ont aussi la barbe longue (« de deux doigts », p. 166); ils sont « coëffez d'un bonnet pointu, [ont] toûjours à la main un long bâton, à peu prés ferré comme les nôtre, & [sont] chaussez d'une bottine qui leur monte jusqu'au genoüil »;
— par ailleurs, leurs femmes « ne se montr[ent] point, apparemment sur le même principe qu'en Italie ou en Espagne »;
— ces Tahuglauks ont de grosses embarcations sur leur mer intérieure d'eau salé, de 130 pieds, conduites par 200 rameurs;
— ils font des étoffes et des haches de cuivre;
— socio-politique : leur gouvernement est « despotique », « tout se réunissant à un Grand Chef sous qui tous les autres tremblent »;
— les Mozeemlecks vendent aux Tahuglauks des troupeaux de petits buffles, de « petit veaux », que ceux-ci dressent aux labours (!), qu'ils mangent et dont il font des vêtements et leurs bottes;
— les Tahuglauks fabriquent des médailles de cuivre rouge dont « ils font beaucoup de cas »; Lahontan en a obtenu un exemplaire qu'il a trouvé au cou d'un des quatre Mozeemlecks, tel qu'il en dessine les deux faces sur sa Carte de la rivière Longue; lorsqu'il l'a fait fondre, le métal est devenu plus pesant et plus foncé, « et même un peu maniable ».
5. Conclusion, 19 lignes (166: 18 - 167: 4).
Malheureusement, Lahontan n'a pu obtenir plus d'information au cours de ses cinq semaines de séjour chez les Gnacsitares (et les cinq mois de son exploration de la rivière Longue); il n'est pas parvenu non plus à ramener au Canada aucun des captifs mozeemlecks, en dépit de la fortune qu'il leur promettait, qui devait pourtant leur « paraître des Montagnes d'or; mais l'amour de la Patrie l'emporta, [...] tant il est vrai que la Nature réduite à ses justes bornes se soucie peu de la fortune » (p. 167).

5. Reconstitution du voyage de Lahontan au Mississippi

      Pour les fins de ce travail, je décris sommairement le voyage de Lahontan au Mississippi, comme on l'a lu plus haut, à la fin de la deuxième section, à partir du texte de la Lettre XVI, y soustrayant l'exploration de la rivière Longue, et ajustant en conséquence son voyage touristique qui le conduit à l'Ohio, pour revenir ensuite au fort Saint-Louis, sur l'Illinois, où il passe l'hiver. De façon plus générale, du 24 septembre 1688 au 22 mai 1689, Lahontan refait en partie le voyage d'exploration de Louis Jolliet et de Jacques Marquette, réalisée plus de quinze ans plus tôt, en 1673, et de beaucoup complétée depuis, par les entreprises de Robert Cavelier de La Salle et de nombreux commerçants comme Tonty et Dulhut. D'ailleurs, Lahontan ne refait qu'une partie du voyage de 1673 : d'abord il ne se rend qu'à l'Ohio, alors que L. Jolliet et J. Marquette étaient parvenus assez près de la source du Mississippi, à la rivière Blanche voire à l'Arkansas (les embouchures des deux rivières étant souvent entremêlées : cf. Jean Delanglez, Louis Jolliet : vie et voyages (1645-1700), Montréal, Granger, « Institut d'histoire de l'Amérique française », 1950, p. 117 et 203-209); ensuite, Lahontan est revenu non pas directement à Missilimakinac, mais après avoir passé l'hiver 1688-1689 au fort Saint-Louis sur l'Illinois (du 4 décembre au 20 avril).

      Le voyage de Lahontan se déroule donc de la manière suivante. En un mois, du 24 septembre au 23 octobre, il se rend de Missilimakinac au Mississippi, traversant la baie des Puants (Green Bay), et suivant la Fox River, puis le Wisconsin. Il décrit longuement et très précisément ce début de son voyage. Le 23 octobre, il est donc à l'embouchure du Wisconsin (BNM, p. 383-394, c'est le tout début de la Lettre XVI).

      On oublie évidemment sa remontée du Mississippi vers la rivière Longue (supposée du 23 octobre au 2 novembre) et son exploration (supposée du 3 novembre au 2 mars 1688, BNM, p. 394-424). Au contraire, Lahontan descend le Mississippi jusqu'à l'Illinois, en quatre jours, du 24 au 28 octobre. Pour faire ce calcul, il faut une règle de trois. On vient de lire que le voyageur aurait remonté le fleuve du Wisconsin à la « rivière Longue » en 9 jours; de la rivière de son invention à l'Illinois, il calculera une descente du fleuve en 8 jours (du 2 au 10 mars). Les cartes de Lahontan indiquent clairement que de sa rivière inventée jusqu'au Wisconsin, on trouve exactement la même distance que du Wisconsin à l'Illinois, et donc deux fois quatre jours. Le 10 mars de la Lettre XVI (BNM, p. 425-426) correspond donc au 28 octobre du voyage réel.

      À partir de là, il suffit de reprendre systématiquement la chrono-topographie de la Lettre XVI jour pour jour, ce qui donne le déroulement suivant : de l'Illinois à la rivière des Moines (la rivière des Otentas), [du 10 au 12 mars, BNM, p. 426, 2 jours =] du 28 au 30 octobre; de là au premier village des Missouris [du 12 au 18 mars, 6 jours =] du 30 octobre au 5 novembre — ici, la chronologie doit être précisée, car la rivière est atteinte une journée avant la remontée au premier village; Lahontan et son équipe arrive au Missouri le 4 novembre; le séjour « mouvementé » jusqu'à la rivière des Osages, puis le retour au fleuve, dure au total sept jours, à partir de l'arrivée au premier village [du 18 au 25 mars, BNM, p. 426-428 =] du 5 au 12 novembre; le lendemain du retour au Mississippi, la troupe passe deux jours en compagnie d'Akansas [26-28 mars, BNM, p. 428-430], soit les 13-14 novembre; il ne faut ensuite qu'une journée pour arriver à l'embouchure de l'Ohio [le 29 mars, BNM, p. 430 =] le 15 novembre.

    La remontée du Mississippi de l'Ohio à l'Illinois se fait en onze jours [du 29 mars au 9 avril, BNM, p. 430 =] du 16 au 27 novembre, tandis qu'on remonte l'Illinois jusqu'au fort Saint-Louis en six jours [10-16 avril, BNM, p. 431 =] du 27 novembre au 4 décembre.

      Pour finir, Lahontan cache seulement qu'il passe l'hiver au fort « Crève-coeur », tandis qu'il raconte son voyage de retour réel du fort Saint-Louis à Missilimakinac, du 20 avril au 22 mai.

6. Évaluation de l'« escouade » de soldats dirigée par Lahontan (1687-1689)

      « Escouade » : Lahontan ne désigne jamais autrement les soldats qu'il dirige ou qui l'accompagnent durant son séjour aux Grands Lacs et au Mississippi. Après sa campagne contre les Tsonnontouans, dont il a ravagé les récoltes et les villages, Denonville se rend à Niagara avec ses troupes et y construit en trois jours, du 30 juillet au 2 août 1687, un fort destiné à servir de retraite aux alliés qui iraient guerroyer en Iroquoisie. C'est le 3 août que Denonville charge abruptement Lahontan (« malgré le congé qu'il avait ordre de (lui) donner ») d'aller garder le fort Saint-Joseph, au détroit qui sépare le lac Huron du lac Érié. Lieutenant réformé, Lahontan n'a donc pas de compagnie, ni ne fait partie d'aucune. Son escouade sera donc formée de soldats pris des compagnies de l'armée alors sous les ordre de Denonville. Et Lahontan dit que ses « amis » lui « donnèrent leurs meilleurs soldats » : « les soldats qu'on me donne sont vigoureux et de bonne taille, et mes canots sont grands et neufs » (BNM., p. 356). Ici, deux questions se posent qui n'en font qu'une : Lahontan est choisi pour cette mission, parce qu'il entend l'algonquin (p. 355), ce qui n'est pas très convainquant (son fort étant sur la route des Illinois et des Miamis) — mais on peut oublier cette « justification », car on sait que l'auteur ne rate jamais une occasion de mettre ses qualités en valeur. Mais s'agissant d'une mission militaire, on s'attendrait à ce que le capitaine d'une compagnie, avec son lieutenant et son enseigne, en soit chargé, au lieu de rassembler un « détachement », où la nécessaire discipline militaire devra être improvisée et imposée...

      Quel est le nombre de soldats de cette « escouade » de Lahontan ? Il faut l'estimer à une cinquantaine, ce qui correspond à une compagnie. En effet, au moment où Denonville quitte Niagara, il laisse 120 hommes, dirigés par Des Bergères, à la garde du fort sous la responsabilité du chevalier de Troyes (BNM, p. 357 et 379-380). Avant de quitter le fort Frontenac pour retourner avec ses troupes à Montréal, il y laisse encore une garnison de 100 soldats. Ces deux forts sont l'aboutissement de deux circuits. D'abord ils doivent servir de camp de base et de refuge aux alliés amérindiens, on l'a vu, Outaouais, Illinois et Miamis, par exemple. Ensuite, ils vont constituer un des circuits qui relient Missilimakinac (où la garnison, les marchands et coureurs de bois sont beaucoup plus nombreux, s'agissant de la principale clé du commerce de la fourrure de l'ouest). C'est sur ce tout dernier circuit que doit être situé et évalué le fort Saint-Joseph : aussi bien pour les Amérindiens de l'ouest que pour les Français et Outaouais de Missilimakinac, il s'agit d'une halte sur le chemin des forts Niagara et Frontenac. Sa garnison, l'escouade de Lahontan, sera donc deux fois moindre que celles de ces deux forts, soit un maximum de 50 soldats. On ne peut pas imaginer, en effet, en 1687-1688, la nécessité d'un imposant rempart contre les Iroquois des régions supérieures, surtout pas les Tsonnontouans dont les villages et les récoltes viennent d'être saccagés, qui emprunteraient la voie guerrière du lac Érié : il n'est besoin que de l'inverse, une halte pour les éventuels guerriers de l'ouest.

      Cette analyse logique est confirmée par la mise en place du fort depuis l'année précédente. En effet, Denonville a précisément programmé le travail à réaliser dans ses deux lettres du 6 juin 1686, l'une à La Durantaye, commandant de Missilimakinac, et l'autre adressée personnellement à Dulhut : celui-ci doit se rendre immédiatement au détroit, avec un groupe de coureurs de bois pour y édifier le fort Saint-Joseph; il y laissera 20 hommes sous la direction d'un lieutenant de son choix; revenu à Missilimakinac, il retournera au fort avec 30 autres coureurs de bois — et c'est là qu'il rassemblera les guerriers illinois selon les instructions que lui aura données de vive voix le père Jean Enjalran, s'agissant de préparer secrètement l'attaque des Tsonnontouans du printemps suivant (AN C11A, respectivement 2 et 3 fo, microfilm sur l'internet des BN du Canada et de Québec). Venant prendre la relève des cinquante coureurs de bois de Dulhut, le détachement de Lahontan devrait donc être d'environ cinquante soldats (BNM, p. 361).

      On note que le jésuite Claude Aveneau passe l'hiver au fort. Lahontan enregistre son arrivée, au retour de deux canots de soldats de son détachement envoyés échanger du blé d'Inde contre du tabac. En un mois (de fin septembre à la fin du mois suivant), ils se sont rendus et sont revenus de Missilimakinac, où le jésuite résidait depuis un an : « ces soldats furent de retour à mon fort à la fin de novembre; ils emmenèrent avec eux le R. P. Aveneau de la Compagnie de Jésus, qui n'eût assurément pas l'embarras de nous prêcher l'abstinence des viandes durant le carême » (BNM, p. 362). Arrivé à Québec deux ans après Lahontan, en 1685, mais de plus de quinze ans son aîné (né le 25 décembre 1650), il passe d'abord un an à Sillery avant d'être envoyé à Missilimakinac : manifestement, il est à l'école de langue des jésuites et fait l'apprentissage de l'algonquin. En 1687, il pouvait donc en apprendre beaucoup à Lahontan. À partir de 1689, il sera en mission chez les Miamis de la rivière Saint-Joseph et y fera son ministère jusqu'à sa mort à Québec en 1711, où il est renvoyé pour cause de maladie (Léon Pouliot, DBC, 2: 43; JR, 73: 302). Nous ne saurons jamais rien des rapports entre les deux hommes au fort Saint-Joseph en 1687-1688, du rôle que le jésuite a dû jouer auprès des soldats de Lahontan, ni auprès des Amérindiens de passage, notamment du groupe des 80 Miamis du chef Michitonka, qui, de retour du fort Niagara, seront à la source de l'abandon et de l'incendie du fort de Lahontan à la fin de l'été (BNM, p. 379-380). Bref, Lahontan écrivant à son parent : rien à signaler.

      Quand Lahontan quitte inopinément son fort pour se rendre à Missilimakinac, au printemps, le premier avril 1688, il laisse « quelques soldats » pour garder le fort et entreprend le voyage avec le reste de son détachement (BNM, p. 361). Si la logique du tiers/deux tiers, dont il sera question plus loin, est appliquée, alors c'est une quinzaine de soldats (17) qu'il laisserait au fort, une trentaine (33) l'accompagnant à Missilimakinac. Du point de vue de la mission militaire, c'est bien entendu le contraire qui serait attendu, un petit nombre de soldats allant avec lui chercher rapidement des vivres pour ravitailler le détachement. Rapidement ? L'officier sera absent de son fort durant trois mois !.

      À la toute fin de ce séjour à Missilimakinac, Lahontan engage « quelques » Outaouais dans sa troupe (BNM, p. 370), qui seront bientôt quatre ou cinq (p. 382), pour être comptés plusieurs fois au nombre de quatre dans le voyage au Mississippi de l'automne suivant. En attendant, il se rend au fort Sainte-Marie pour rassembler quarante Sauteux, avec lesquels il va rejoindre en cinq canots, les quatre Outaouais et ses soldats (BNM, p. 370, 372 et 373). Le voilà donc avec une troupe de 75 à 80 (77) combattants. Et la troupe, se rend au fort Saint-Joseph (le 1er juillet)2 et y passe deux jours avant d'aller guerroyer sur le lac Érié. Elle attaquera deux avant-gardes d'une armée iroquoise de 400 hommes (p. 375); les deux escarmouches vont permettre de délivrer respectivement pas moins de 18 et 34 captifs miamis (p. 377 et 378), sans qu'on puisse deviner ni où se dirigeait cette armée iroquoise, ni pourquoi on trouverait autant d'« esclaves » miamis dans leurs avant-gardes... Mais la question préliminaire, encore sans réponse, est bien plus importante : comment un lieutenant réformé chargé de garder un fort peut-il engager de son propre chef un (aussi important) parti de guérilla ?

    Et c'est à la suite de cet épisode de guérilla que Lahontan abandonne le fort Saint-Joseph, non sans prendre le soin de l'incendier (le 27 août). Toute son escouade de soldats, les Sauteurs (moins quatre hommes tués dans la première embuscade, p. 377) et ses Outaouais se rendent à Missilimakinac. Il s'agit, en principe, d'une troupe de 90 hommes (50 soldats, 36 Sauteux et 4 Outaouais).Aucun de ses soldats n'est décédé et aucun ne s'est enfui, deux faits pourtant très courants dans les postes de l'ouest.

      Mais l'escouade de Lahontan ne sera plus de 50 soldats, mais tout au plus de 30, on le verra, lors de l'excursion du Mississippi qu'il entreprend à ce moment. Lahontan quitte donc Missilimakinac pour la baie des Puants, en direction du Mississippi qu'il atteindra en un mois, du 24 septembre au 23 octobre 1688. Le premier fait militaire de cette expédition, si je puis dire, se situe à l'entrée de la rivière où le chef du village des Outagamis (les Renards), alors à la chasse aux castors, le reçoit durant quelques jours. Dans sa relation par lettres, Lahontan en est à la Lettre XVI, au début de son expédition au Mississippi, dans la réalité, au début de sa découverte et de son exploration de la rivière Longue, dans la fiction. Le chef des Renards lui demande donc quel est l'objectif de son voyage. Lahontan écrit :

« Je lui répondis que bien loin de marcher vers les Nadouessious ses ennemis, je n'en approcherais de plus de cent lieues, et que pour l'en assurer davantage je le priais de vouloir bien me donner six guerriers pour m'accompagner à la rivière Longue que je voulais remonter jusqu'à sa source » (BNM, p. 392).

Le chef va lui donner dix guerriers. Or, ce sont ces dix Outagamis, Renards ennemis des Sioux, qui vont escorter Lahontan tout au long de son exploration fictive de la rivière Longue, mais, entraîné par sa fiction, il va les traîner ensuite dans toute son excursion du Mississippi, notamment chez les Missouris, comme on sait, dont ils exigeront la destruction d'un village sioux par le feu ! Lahontan traînera le boulet de l'invention narrative jusqu'à la fin (la fin de sa Lettre XVI); après l'hiver passé au fort Saint-Louis des Illinois, sur le chemin du retour à Missilimakinac : « le 24 [avril 1689] j'arrivai à Chekakou et ce fut là que mes Outagamis me quittèrent pour s'en retourner chez eux, aussi contents de moi que du présent que je leur fis de quelques fusils et de quelques pistolets » (BNM, p. 432). On aura compris, évidemment que tout cela relève de la fiction, celle de la rivière Longue, et qu'aucun Outagamis, aucun Renard, n'a accompagné Lahontan et son escouade dans son excursion touristique au Mississippi.

      On va voir maintenant que l'escouade de Lahontan, dans cette excursion, était probablement composé de 30 soldats qu'accompagnaient ses quatre Outaouais. Voici comment on en vient à cette conclusion : c'est la « règle des tiers », le partage des soldats d'une escouade, d'une compagnie ou d'une troupe en un et deux tiers. Je dois cette analyse à Jean-Baptiste Breton, l'un de mes étudiants, en 2008. Ce jeune militaire préparait alors son engagement dans je ne sais plus quelle campagne des forces canadiennes. On l'avait chargé d'étudier la Lettre XVI de Lahontan du point de vue militaire. Or, il avait réussi à calculer l'effectif de l'escouade de Lahontan en expliquant qu'on n'avait que deux seules données, sur le nombre de ses soldats; Lahontan distinguait chaque fois les soldats qui étaient en avancée vers un village en regard de ceux qui restaient en sentinelle auprès des canots et du bagage, ou encore au campement (sentinelles dont on n'avait jamais l'efectif). Mais ces deux chiffres étaient suffisants pour en déduire le nombre des soldats de son détachement. Les avancées étaient une fois au nombre de 20 (BNM, p. 404) et trois fois au nombre de 10 (p. 397, 407 et 426). J.-B. Breton nous a expliqué que c'est une tendance assez générale dans les armées de diviser ses forces par trois : même si cela varie considérablement selon les pays et les époques, un bataillon comptera souvent trois compagnies, une compagnie, trois pelotons, et un peloton, trois sections. Mais l'important est que l'idéal, dans les opérations « habituelles », est de partager ses forces en deux groupes d'un et de deux tiers. Il suit, si l'on additionne les deux chiffres produit par Lahontan, que son escouade devrait être de 30 soldats, qu'on répartissait en deux groupes de 10 et de 20 : si vingt sont envoyés à l'avant-garde, dix restent en sentinelles, et inversement. Bien entendu on ne trouvera pas une telle information ailleurs que dans les pratiques militaires, ce que j'aimerais faire confirmer.

      Si nous posons comme hypothèse très vraisemblable « en principe » que Lahontan fait son circuit du Mississippi avec une escouade de 30 soldats et de quatre Outaouais, et que tous passeront l'hiver au fort Saint-Louis de l'Illinois, avant de revenir à Missilimakinac, il en découle de nombreuses questions qui concernent soit la réalité de l'excursion, soit son récit. Plusieurs de ces question ont déjà été posées depuis le début de cette section, d'autres se posent maintenant.

      Il faut rappeler ce qu'on a déjà établi. L'excursion n'a aucun objectif d'exploration, ni aucun but militaire. Comme Lahontan ne nous permet d'envisager aucun objectif commercial (ce sur quoi on devra revenir !), il suit qu'il s'agirait donc d'un exploit sportif d'ordre essentiellement touristique. Et cela concorde bien avec le déroulement du séjour de Lahontan en Nouvelle-France depuis 1683. Et la conséquence de cette déduction s'accorde aussi avec la nature de la relation par lettres, qui tient depuis 1687 au récit d'aventures. Tout cela est parfaitement logique... du point de vue narratif !

      Car cette escouade des 30 soldats est, elle, très problématique. Lorsqu'il s'agissait pour Lahontan d'aller guerroyer les Iroquois avec une troupe de 40 guerriers sauteux, on a vu que cela était déjà peu vraisemblable. Mais, du moins, la présence de son escouade était implicitement justifiée, puisqu'il pouvait s'agir d'opérations quasi-militaires. Mais il n'y a plus rien de tel dans l'excursion du Mississippi. Il faut rappeler que Louis Jolliet et Jacques Marquette, en 1673, étaient accompagnés de cinq Fançais et que l'expédition de découverte s'est déroulée très longuement et en terrain inconnu; dès lors, on ne manque pas de se demander quelle pouvait être l'utilité d'une escouade de trente soldats en terrain parfaitement bien connu, sauf pour le Missouri (dont il est impossible d'évaluer correctement le déroulement des événements fabuleux qui s'y rapportent). Comme on le voit, la question est sans réponse possible à cause des sous-questions qu'elle soulève. D'abord quel pourrait être l'intérêt de se déplacer avec une escouade lourde et donc peu mobile en regard des guerriers amérindiens et, par conséquent, à l'inverse, bien fragile face aux très nombreux habitants des villages sioux ? Mais se pose aussi une question de discipline militaire. Est-il non seulement légitime, mais simplement possible qu'un officier puisse détourner de sa propre autorité l'équivalent d'une demi-compagnie à des fins non seulement personnelles, mais pour réaliser un voyage touristique ? Et l'expression « de sa propre autorité » est ici essentielle. Un militaire ne peut certainement pas faire ce qu'il veut d'un détachement ou d'une partie du détachement qui lui a été confié pour garder un fort. Plus encore, le détachement en question n'est pas une compagnie et hors du fort Saint-Joseph, Lahontan n'est plus leur capitaine et on imagine mal ces soldats sous les ordre d'un « lieutenant réformé ». Et tout ce beau monde de passer l'hiver au fort Saint-Louis-des-Illinois, commandé par Dulhut et son lieutenant La Forest. Tout cela, c'est la réalité, est bien difficile à comprendre et à expliquer.

      Cela dit, devant tant de question sans réponse, il faut envisager une hypothèse invraisemblable. Lahontan est conduit au fort de Dulhut par Tonti. Son escouade de 50 soldats remplace autant de coureurs de bois. Est-ce que tous les aléas de Lahontan à partir du moment où il quitte son fort pour Missilimakinac ne serait pas essentiellement liés à l'organisation du commerce de la fourrure ? Chargé abruptement du fort Saint-Joseph du détroit, il n'a évidemment pas pu mettre en place une compagnie qui, depuis Montréal, lui aurait permis le commerce de la fourrure à son fort, ce qui est le premier objectif du commandant d'un fort. On peut donc imaginer que c'est à Missilimakinac que Lahontan met en place une telle compagnie. Dès lors, son expédition « touristique » au Mississippi, serait en fait une entreprise commerciale importante menée avec une trentaine de soldats (« démobilisés ») qui en seront bien rémunérés. Et ainsi s'expliquerait l'hivernement au fort de Tonti, rompu aux entreprises commerciales.

      Si l'on avait là l'explication de toutes les invraisemblances du « récit » de Lahontan, elle ne correspond nullement à la vraisemblance historique, à la biographie de Lahontan. S'il avait mené ainsi, sous la direction de Tonty, une belle et, forcément, profitable opération commerciale, il aurait tout fait pour la poursuivre, c'est le bon sens qui le dit, puisque là est le plus lucratif avenir des officiers de la marine. Bref, l'hypothèse est trop belle pour être vraisemblable. Il nous faut rester avec nos questions sans réponse et toutes les invraisemblances du séjour de Lahontan aux Grands Lacs et au Mississippi.

      On aimerait pouvoir revenir à la toute simple fiction de l'exploration de la rivière Longue !

 
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