TdM Lahontan, « Lettre XVI » des Nouveaux Voyages TGdM
État du travail au 11 août 2015, revu le 21 février 2023

Questions à l'étude

Table

  1. L'étude bibliographique
  2. Établissement du texte
  3. Le chapitre inédit de l'édition de 1704
  4. Le dépouillement des variantes
  5. L'index des formes, table des fréquences
  6. L'étude de sources : les textes contemporains sur l'exploration du Mississippi
  7. L'étude des cartes
  8. Chronologie et topographie de la Lettre XVI
  9. L'étude de genèse
  10. Le correspondant de Lahontan, le personnage et le narrataire
  11. La narration
  12. L'humoriste, précurseur des philosophes
  13. Le castor selon Lahontan
  14. Le militaire, l'entreprise militaire
  15. Les genres littéraires
      Lors de la mise en place d'une édition critique, il faut d'abord et avant tout sérier les questions à l'étude. Il ne s'agit pas de les étudier dans l'ordre, mais de les mettre en perspective. Autrement, l'édition sera tout simplement inutile, accumulant à tort et à travers n'importe quelles informations, sans intérêt pour la compréhension du texte et de l'oeuvre. Parmi toutes les recherches possibles, il faut trouver celles qui sont propres à relancer l'analyse sur la base d'un état présent des recherches.

      On trouvera ici une liste des travaux à mettre en oeuvre au fur et à mesure qu'ils pourront être formulés. Pour chacune de ces questions, il faut opérer un travail préliminaire qui peut conduire à deux conclusions possibles. Ou bien on s'arrêtera à un bref sommaire de la recherche qui donne succinctement l'information nécessaire à la lecture littérale du texte, ou bien encore, et c'est bien entendu la chance de la découverte scientifique, on relancera l'analyse pour un renouvellement de l'intelligence du texte à l'étude.

      On n'oublie pas, évidemment, les sciences de l'édition critique (l'étude bibliographique, l'étude des sources et l'étude de genèse) nécessaires à l'établissement du texte. Mais les sciences littéraires doivent s'appliquer sur le texte ainsi établi ou simplement en cours d'établissement. C'est la raison même de l'édition critique appliquée de manière stratégique aux fins de l'analyse littéraire. Dans le cas présent, l'édition critique de la Lettre XVI a pour objectif d'étudier l'invention de la rivière Longue.

Analyse critique de l'annotation de la BNM

      Le présent travail sur l'invention de la rivière Longue dans la Lettre XVI des Nouveaux Voyages de Lahontan sera de fait, par sa nature même, s'agissant d'un travail scientifique, une critique impitoyable de la prétendue « édition critique », de l'édition encyclopédique, de la « Bibliothèque du nouveau monde » (BNM) des Presses de l'Université de Montréal (Lahontan, OEuvres complètes, édition critique [sic] par Réal Ouellet, avec la collaboration d'Alain Beaulieu, PUM, coll. « Bibliothèque du nouveau monde », 1990, 2 vol.). Mais ce travail comprendra également une critique explicite de l'annotation du chapitre correspondant à la Lettre XVI (p. 383-437). Il est essentiel de discréditer cet ouvrage qui désinforme ses lecteurs et nuira à la recherche durant de nombreuses décennies. Son premier défaut est tout simple, mais colossal, celui de n'avoir aucune valeur. Il n'a actuellement qu'un seul intérêt, celui de regrouper en un même ouvrage les oeuvres de Lahontan et les documents qui se rapportent à l'auteur et à l'oeuvre. Il faut que l'on comprenne qu'il ne s'agit nullement d'une « édition critique », comme le dit sa page de titre, car on n'y trouve appliquée aucune des sciences nécessaires à la réalisation d'une telle édition. Il s'agit d'un travail d'ordre encyclopédique, accumulant au fil des pages des informations concernant Lahontan et ses oeuvres. Mais ces informations sont inutilisables, puisqu'elles n'ont été soumises à aucune forme d'analyse critique. On voit vite qu'elles correspondent à des « fiches » rédigées par des étudiants et assistants de recherche sans formation adéquate dans aucun des domaines des études textuelles, à commencer par les études littéraires, s'agissant pourtant pour la plupart d'étudiants en lettres auxquels on enseigne la « critique littéraire », c'est-à-dire l'inutile commentaire de texte.

      Pour l'instant, je pense qu'on pourra classer ces maladresses, sottises et erreurs dans un ordre progressif, des candides naïvetés aux fautes d'analyse. En voici une première esquisse.

a) Ignorance, p. 411, n. 514. L'assistant de recherche, qui ne connaissait pas le vocable « pythagoricien », en a dressé une fiche. Comme il a pris le mot pour un archaïsme, un vocable ancien, au lieu d'ouvrir son Petit Larousse, il a recopié un article de Furetière ! Et répété ce qu'écrit Lahontan : « en raison de cette croyance en la transmigration des âmes, les sectes pythagoriciennes prêchaient le respect de la vie animale et rejetaient comme un crime la consommation de viande (Diogène Laërce, la Vie de Pythagore, p. 175-177) ». Ne riez pas : ce n'est pas une plaisanterie ! Et l'édition de recopier la fiche, comme si ses lecteurs pouvaient être aussi ignorants que l'étudiant.

b) Enfantillages, p. 394, n. 464, p. 417, n. 528, puis p. 424, n. 547, on nous précise (à l'ouest du Mississippi) que le boeuf (sauvage) est un « bison ». De même, probablement à l'intention des codindes, on précise qu'un coq d'Inde (et donc un dinde, avant de se dire au féminin) est un « dindon » (p. 426, n. 555). Et je ne vous parle pas du blé d'Inde (le « mais » !), du raisin (« fruit d'une vigne sauvage, le "vitis" »), du chevreuil (« cerf de Virginie »!) », ni d'une note sur les pois et fèves (« qui étaient sans doute [sic] des faséoles (phaseolus vulgaris) » ! (p. 407, n. 503), ni de la dissertation sur des grains qui ressemblent à nos lentilles ! (p. 414, n. 525). Et c'est sans compter les notes sur les lièvres, les loups et même les roseaux qu'on trouve à l'ouest du Mississippi ! Et ce n'est pas tout. Vous devez savoir que le faisan, « originaire de l'Eurasie », ne se trouvait pas encore en Amérique à la fin du XVIIe siècle : Lahontan a certainement voulu désigner la « gélinotte à queue étroite (centrocerus urophasianus) ou la gélinotte à queue fine (pedicoecetes phasianellus) », ce qui nous vaut la très longue note 471 (p. 396). Et le goujon et le brochet, vous voulez connaître aussi leur nom savant en latin ? Comme vous êtes curieux. Alors vous avez droit à deux notes qui font une demi page (p. 391). Évidemment, on s'en tient ici à l'annotation de la Lettre XVI. Vous imaginez le ravage de ces enfantillages au cours des 781 notes de l'introduction, des 788 des oeuvres de Lahontan, sans compter toutes celles des documents annexes ?

      L'analyse mettra à jour un mécanisme qu'on nommera la « réalismation », le fait de comprendre de manière réaliste une oeuvre de fiction et, donc, de la réalismer ! La dérivation lexicale s'impose aussi simplement que la nature du phénomène : réalité > réalisation :: réalisme > réalismation. On ne peut parler de réalisation et les périphrases (« rendre réaliste », « prendre la fiction pour la réalité », etc.) ne conviennent pas, car l'opération très originale consiste à transformer la découverte et l'exploration de la rivière Longue, une pure invention, en un document autobiographique, historique. La BNM interprète cette fiction comme s'il s'agissait d'une description « réaliste » de la Minnesota (comme celle que Pierre-Charles Le Sueur rédige pour le géographe Guillaume Delisle au moment où Lahontan publie son affabulation). On peut dire tout de suite que la réalismation profitera d'un procédé rhétorique mis en place par Lahontan et employé ici au second degré. Pour justifier ses très surprenantes ignorances, l'auteur peut « expliquer » pourquoi ses informations sont « incomplètes », voire « inexistantes » : c'est tout simplement parce qu'il n'avait pas de bons interprètes ! « Malheureusement je manquais d'un bon interprète, et ayant affaire à plusieurs hommes qui ne s'entendaient pas eux-mêmes, c'était un galimatias où je ne comprenais rien, ce qui m'obligea à m'en reporter à ce qui en est » (BNM, p. 423). Et voilà pourquoi il ne sait rien des Tahuglauks, qui portent de longues barbes, ont des robes qui leur viennent aux genoux et... portent des bonnets pointus ! Il s'agit d'une évidente plaisante rhétorique, mais c'est l'argument qu'évoquent partout les rédacteurs de la BNM, et le plus sérieusement du monde, pour nous expliquer que Lahontan voulait dire en fait ceci mais que, malheureusement, à cause de ses piteux interprètes, il a compris et écrit cela. Et c'est ainsi que s'opère une surréaliste réalismation. On trouve donc souvent « une erreur provoquée par l'utilisation d'interprètes » (p. 421, n. 539 et 541). En voici deux petits exemples.

c) Esclave, p. 400, n. 482. « Les interprètes de Lahontan ont peut-être [sic] confondu deux mots dakotas très proches phonétiquement : wahaka et woyaka », respectivement « esclave » et « interprète ». La réalismation se double d'une évidente faute de lecture, car il est parfaitement clair que les six Essanapés sont des captifs qui vont servir de guides et d'interprètes.

d) Eokoro, p. 397, n. 475. « Le nom "Eokoro" est probablement [sic] la transcription de Inyan Kago (prononcé à peu près [sic] "iyankaro") qui signifie, en dakota, "pierre gravée" ». Tous les noms inventés par Lahontan sont ainsi réalismés. C'est très surprenant en regard des nombreuses listes de noms de lieux et de peuples que les explorateurs du haut Mississippi ont transcrits dans la langue des Sioux et traduits rigoureusement. — Cf. Marc de Villiers du Terrage, « Noms de lieux sioux tirés d'un dictionnaire inédit et probablement perdu de Le Sueur », Journal de la Société des Américanistes de Paris, vol. 14-15 (1922): 220-221. Il suffit d'avoir ce lexique sous les yeux (Le Sueur parlait le sioux) pour comprendre que les inventions de Lahontan ne saurait s'en approcher.

      On aura remarqué les parenthèses, [sic], que j'ai placées dans les deux derniers exemples. Ils représentent un trait constant de la réalismation. Il s'agit de la marque de l'approximation qui, paradoxalement, justifie l'affirmation. Après l'emploi du conditionnel, il s'agit d'une série impressionnante d'adverbes : « peut-être » (6 occurrences), « probablement » (3 occ.), « sans doute » (4 occ), sans oublier les périphrases, comme « il n'est pas impossible que », « il est (donc) (fort) possible que » (4 occ.), « il se peut que » ou « il est probable que ». Il est difficile de comprendre comment les responsables de la BNM ne se soient pas rendu compte qu'ils réécrivaient complètement le texte de Lahontan.

e) Notes inutiles. Des hommes d'un tempérament sec (p. 435, n. 571); l'orviétan (n. 572); le séné (n. 573). Plus de vingt-cinq notes sont de cette eau claire : l'outarde est une bernache [sic] (p. 392, n. 454), etc. Le summum, certainement, concerne cette note de Lahontan pour que son lecteur n'oublie pas que son exploration de la rivière Longue s'est déroulé en hiver : c'est le triste état des arbres fruitiers du Mississippi à ce moment. Note vraiment inattendue de la BNM : « on ne saurait préciser la nature de ces arbres fruitiers » ! (p. 431, n. 560). Comme c'est dommage. Avec cette note, de nombreux lecteurs laissés dans l'expectative de s'interroger. S'agirait-il de cocotiers, de bananiers ? Peut-être de pommiers !

      Cela dit, la réalismation est également productive, car il faut beaucoup d'imagination pour transformer une fiction en un texte réaliste. Pour bien dire, cela n'est pas à la portée du premier venu. Deux exemples, l'un géographique et l'autre historique.

f) La rivière Rouge et son lac Winnipeg, p. 418, n. 533. Lahontan décrit trois fois son lac des Tahuglauks non loin duquel vivent les Mozeemlecks, dont il rencontre quatre captifs chez les Gnacsitares. La première fois, il écrit que « leurs villages sont situés sur le bord d'une rivière qui tire sa source d'une chaîne de montagnes où la rivière Longue se forme aussi par quantité de grands ruisseaux qui font là un confluant » (p. 418-419). Et nos savants chercheurs, sans s'occuper des corrections et précisions qui suivront, d'en conclure, réalismation oblige, que cette rivière qui origine comme la Minnesota du bassin de Big Stone ne peut être que la rivière Rouge qui conduit au lac Winnipeg ! On voit que ces chercheurs sont déboussolés puisque Lahontan va préciser clairement que la rivière qui conduirait à ce lac prend sa source sur le versant ouest de la chaîne de montagnes qui jouxterait le réservoir de Big Stone et coulerait vers le sud pour se décharger « dans un grand lac d'eau salée de trois cents lieues de circuit » (p. 420), précisant plus loin, pour la troisième fois, sa description du « lac d'eau salée dans lequel [la rivière] se décharge, et que je vous ai dit avoir trois cents lieues de circuit, en a trente de largeur, son embouchure étant bien loin vers le midi ou le sud » (p. 423). Et il s'agirait là, dans la réalité, du lac Winnipeg ! Et contrairement aux réalismateurs de la BNM, les géographes Delisle ont parfaitement bien compris le texte de Lahontan et ont situé sa fabuleuse mer du sud au sud (!), dans un magnifique prolongement de l'Iowa. Et c'est toute la différence entre le réalisme et la réalismation.

g) Vingt-six ans, mis pour 26 générations, p. 400, n. 483. Lahontan a mal compris : « l'espèce de roi » des Essanapés dit qu'ils étaient en paix avec les Gnacsitares depuis 26 ans (p. 409). Ah ! misère. Lahontan a encore mal compris. C'est un certain Baptiste Good qui a raconté à un certain Mallery la tradition orale relative à la guerre des rouges et des noirs qui a eu lieu entre 1211 et 1280 (!). Bref, soyons réalistes, le vénérable vieillard essanapé s'est mal exprimé ou Lahontan a été trompé par ses interprètes : la paix ne date pas de 26 ans, mais de 26 générations. Ces datations ne sont pas si rares chez les Amérindiens. La preuve en est, rappelez-vous, que le missionnaire Paul Lejeune disait qu'ils avaient très bien connu le déluge, du temps de Noé, bien avant Mathusalem.

      Mais il n'y a pas que la réalismation que la BNM permet d'illustrer. On y trouve plusieurs niveaux d'humour blanc. Et cela va de zéro à l'infini. Des troupeaux de guerriers aux armoiries du roi de France. Qu'on en juge.

h) Vingt mille guerriers confondus avec un troupeau de bisons, p. 409, n. 508. Oui, la réalismation n'a pas de limite. Elle demande certes beaucoup d'imagination, mais son résultat vaut son pesant d'humour blanc, même si l'on se trouve ici au degré zéro, car il n'est pas certain que les lecteurs seront nombreux à lire de près la très longue note 508, longue et tordue ! Il s'agit des Mozeemleks, « une nation fort inquiète et fort belliqueuse; [le grand chef des Essanapés] ajouta même qu'ils marchaient en grand nombre, que la moindre de leurs troupes était de vingt mille hommes » (p. 409). Incroyable ? Mais non. Lahontan a encore mal compris, tout cela n'étant qu'un « quiproquo résultant de subtilités linguistiques incomprises par les interprètes ». — Et attendez de savoir de quelles « subtilités » il s'agit : on a tout simplement confondu le mot « homme » et le mot « bison » ! « Il est donc probable [sic] que lorsque les interprètes de Lahontan comprennent "troupe de vingt mille hommes", on leur parle en fait de "troupeaux de vingt mille bisons ». Comme on le voit, il ne faut pas se laisser décourager par la longueur de la note, on doit la lire (pour y croire). Elle repose sur le mot français « Sioux » traduisant les vocables dakotas tatanka, « bison », et ospaye, « troupeau », mot qui ressemble à s'y méprendre à oyate, « nation ». C'est simple. Il suffisait d'y penser. Les Sioux, en sioux, se désignent comme la nation du bison, par métonymie, les Sioux sont donc des bisons, et inversement, de sorte que le grand chef parlait très justement de dangereux troupeaux de bisons, car rien n'est plus belliqueux que vingt mille bisons. On est vraiment au degré zéro de l'humour blanc, car la longue note vous fera oublier le texte de Lahontan qui ne parle pas de troupes d'au moins 20 000 guerriers sioux, mais bien mozeemleks, terme qui, réalismé, « pourrait être [sic] la transcription de Maza Mle, prononcé "mlé" (ou Maza Mde ou bde, variantes dialectales) qui, en dakota, signifie "lac de métal" » (p. 418, n. 532). Bref, le grand chef devait en fait parler d'une simple avalanche de vingt mille cailloux de fer rouge, comme ceux qu'on trouve au milieu du lac Winnipeg et qui donne son nom à la rivière (Rouge !) qui y conduit.

i) La plaque de plomb aux armes du roi de France, p. 424, n. 548. « On n'a jamais retrouvé la plaque de Lahontan ».

      Avec ce dernier exemple, on parvient au niveau infiniment comique de l'humour blanc, car tous les lecteurs de la BNM liront cette note 548 qui ne fait pas quatre lignes. Lahontan, c'est vrai, avec sa « découverte » de la rivière Longue, ne pouvait être en reste sur Jacques Cartier à Gaspé, La Salle à l'embouchure du Mississippi et, plus tard, La Vérendrye au pied des Rocheuses : « de la petite île d'où je partais, je traversai d'abord en terre ferme pour y planter un long et gros poteau sur lequel les armes de France paraissaient sur une plaque de plomb ». Et les annotateurs de la BNM d'ânonner, avec la preuve d'une citation : « Les explorateurs avaient l'habitude de déposer de telles plaques "en mémoire de la prise de possession faite au nom du roi, de leurs terres" (A. Champagne, les La Vérendrye et le poste de l'Ouest, p. 20). On n'a jamais retrouvé la plaque de Lahontan ».

      R-é-a-l-i-s-m-a-t-i-o-n. Peut-on trouver d'autres réalisations de la figure de rhétorique ? Depuis que j'ai inventé le concept, qui s'applique rigoureusement à la désinformation de l'édition de la Lettre XVI des Nouveaux Voyages par la BNM, j'en cherche d'autres exemples. Il doit s'agir de textes manifestement fictifs que des chercheurs prennent au premier degré, au sérieux, et qu'ils réécrivent ou, plus précisément, qu'ils réalisment. Il ne peut pas s'agir de pure fiction, mais de supercheries assez crédibles pour avoir donné lieu à des débats sur leur crédibilité, et, pour finir, une entreprise de réécriture, ce qui peut avoir de nombreuses formes. Mais l'édition (critique) en est une très appropriée. Aussi extraordinaire que cela me paraisse, le cas de l'édition de la BNM semble unique.

      Pour s'amuser, on peut tout de même chercher des textes réalismables, cela doit se trouver...

Impact de la désinformation de l'édition de la BNM sur la recherche

      Pour mesurer cet impact, il faudra dépouiller les études sur (l'invention de) la rivière Longue parues depuis trente ans et plus généralement les travaux sur les oeuvres de Lahontan susceptibles d'enregistrer cet impact particulier. Pour l'instant, à titre d'illustration de cette question à l'étude, je présenterai sur ce point les quatre comptes rendus qui ont accompagné la publication, en 1990, de l'édition. Bien entendu, l'impact (négatif) sur la recherche sera beaucoup plus important dans la recherche et les études lors des années suivantes, mais la toute simple présentation des réaction à chaud de la critique journalistique, sans aucun recul, est déjà très significative.

1991, Adrien Thério, « L'oeuvre complète de Lahontan nous est enfin restituée », Lettres québécoises, 63: 47-48.

      Commentaire sympathique de... l'oeuvre de Lahontan, qui met l'accent sur le « mystère » de la rivière Longue.

1992, Jacques Léonard, compte rendu, Revue d'histoire de l'Amérique française, 45, 3: 445-448.

      « ... ses voyages dans les Grands Lacs jusqu'à la rivière Longue, sans doute la rivière Minnesota, comme semble finalement le prouver l'analyse linguistique des noms de tribus rencontrées par Lahontan (p. 43) » (p. 447). Victime de la réalismation, l'auteur recopie en effet l'affirmation ingénue de l'introduction de la BNM sur son « Apport documentaire » [sic]. « Même la question de la rivière Longue doit maintenant faire l'objet d'une réévaluation complète : l'analyse linguistique [sic] d[es] nom[s] des groupes rencontrés par Lahontan révèle qu'il s'agit vraisemblablement [sic] de Dakotas vivant le long de la rivière Minnesota » (BNM, p. 43).

1992, Gilles Thérien, « Les oeuvres complètes de Lahontan », Voix et images, 17, 3: 520-529.

      L'auteur a quelques propositions qui permettraient de prolonger les analyses de l'édition de la BNM. Mais il ne voit rien à corriger à cet insipide pensum, qu'il prend très sérieusement comme point de départ de futurs travaux.

1993, François Moureau, compte rendu, Dix-huitième siècle, 25: 522-523.

      Il faut peut-être accepter « la véracité de la rivière Longue qui, jusqu'à présent, passait pour une aimable invention : il s'agirait réellement de la première incursion européenne sur le cours de la rivière Minnesota ». En si bon chemin, sur les nombreuses explorations du haut Mississippi avant l'invention de Lahontan, cette perle sur les dialogues : « ces entretiens, peut-être véritables, avec le chef huron Kondiaronk... ».

L'étude bibliographique

      Elle implique le dépouillement (1) des bibliographies spécialisées, (2) des répertoires des bibliothèques conservant des exemplaires des ouvrages de Lahontan et (3) des bibliographies générales, notamment sur la Nouvelle-France. Suivra la description des exemplaires.

      Pour l'instant, sur la base des travaux bibliographiques, nous faisons l'hypothèse que le texte de base doit être celui de l'édition de 1704 qui désigne les « éditions » antérieures qu'elle prétend corriger au premier volume (cf. BNM, p. 1339), tandis qu'elle ajoute rien de moins qu'un nouveau chapitre au volume suivant ! (BNM, p. 1340). Comment est-ce possible pour une réédition que la BNM désigne comme une édition « dérivée » des « contrefaçons » de 1703 ? — L'étude bibliographique devra répondre à ces questions. Les voici formulées.

Bibliographie

1905, Victor Hugo Paltsits, « Lahontan Bibliography », dans Lahontan, New Voyages to North-America [1703], éd. R. G. Thwaites, Chicago, McClurg, 2 vol., vol. 1, p. LI-XCIII.

1954, Albert Harris Greenly, « Lahontan : an essay and bibliography », bg. 959.

1990, Réal Ouellet, « OEuvres de Lahontan — OEuvres publiées au XVIIIe siècle », BNM, vol. 2, p. 1320-1347.

—— Cet inventaire, car il ne s'agit pas d'une étude bibliographique, fourmille de coquilles, notamment dans la transcription des titres, où l'italique par exemple est enregistré au petit bonheur la chance. On compte souvent une coquille par ligne. Tout cela serait de l'ordre du froufrou pseudo-scientifique, sans les sauts de logique qui invalident l'édition de la BNM, comme on va le voir. Mais pour s'y retrouver, on doit lire la section de l'introduction consacrée à « La publication » (p. 34-38), la note 1 de la p. 791 sur les trois pages de titre du tome 3 et la prétendue analyse bibliographique en question (p. 1320-1347) où des conclusions très importantes sont justifiées d'un seul mot (« carton », « contrefaçon », « édition bâclée », etc.) sans le moindre examen. Tout cela réorganiserait un siècle de travaux bibliographiques rigoureux ? C'est peu probable. L'étude bibliographique d'un ouvrage (dite « bibliographie matérielle ») ne s'improvise pas à la sauvette. Il s'agit d'un travail scientifique, dont voici les hypothèses à l'étude.

Étude bibliographique préliminaire

      Jusqu'à preuve du contraire, il n'existe qu'un seul travail scientifique décrivant rigoureusement les oeuvres de Lahontan et il s'agit de l'étude bibliographique de Paltsits (1905), actualisée par Greenly (1954). Les résultats du dépouillement sont les suivants. Les trois tomes de l'ouvrage de Lahontan s'appellent respectivement, en abrégé, (1) les Nouveaux Voyages, (2) les Mémoires et (3) les Dialogues.

1) [1702], édition « À la renommée » (« Angel edition ») des Nouveaux Voyages et des Mémoires, à La Haye, chez les frères L'Honoré, 1703, 2 vol.

2) 1703a, édition « À la renommée » (« Angel edition) » des Dialogues, sous le titre « Supplément aux voyages », La Haye, chez les frères L'Honoré, 1703.

—— Le « Supplément » est évidemment destiné à ceux qui ont déjà acheté les deux premiers volumes. Mais le volume est relancé avec deux autres pages de titres visant manifestement deux autres groupes de clients (dont les pages de titres qui nous sont restées sont d'ailleurs d'un autre éditeur et datées de 1704). D'abord « Suite du voyage » pour ceux qui achèteront les trois volumes ensemble; ensuite « Dialogues de M. le baron de La Hontan » pour ceux, très nombreux, évidemment, qui n'achèteront que ce volume (qui, incidemment n'est plus désigné comme le troisième « tome » d'un ouvrage). Les pages de titre, les noms des éditeurs, les dates de publication, tout concorde avec cette succession des trois pages de titre du troisième tome de l'édition originale.

—— La BNM voudrait changer cette implacable succession logique sous prétexte de « cartons ». En effet, les ouvrages portant la page de titre « Suite du voyage » (Boeteman, Amsterdam, 1704) n'auraient pas un carton comme page de titre, contrairement aux pages « Supplément » (L'Honoré, La Haye, 1703) et (mais cela n'est pas clair) « Dialogues » (Boeteman, Amsterdam, 1704). Le bon sens le dit, un « carton » pour contredire radicalement le « texte » des pages de titre, c'est bien mince. D'abord, la page de titre est souvent bicolore, en noir et rouge; elle doit donc être passée deux fois à la presse; la question doit donc être étudiée avant de sauter aux conclusions. Ensuite, il est vraiment peu vraisemblable que ces cartons qui ouvrent pas moins de dix-neuf (19) exemplaires, d'après la BNM, puissent corriger ou relancer quoi que ce soit — et certainement pas une édition dont il nous resterait quatre (4) exemplaires du « Supplément » et neuf (9) des « Dialogues » (dont la BNM ne nous dit pas s'il y a là carton ou pas, répétons-le) — datés de 1704 ! Sans compter que la BNM n'explique nullement la relance. Bref, jusqu'à mieux informé, on ne peut retenir cette hypothèse.

2) 1703b, édition « À la sphère » (« Globe edition »), réimpression (et donc réédition) des deux premiers tomes, toujours à La Haye, chez les frères L'Honoré. Ces deux tomes se vendent avec les Dialogues, soit le « Supplément » ou la « Suite ». — Le dépouillement des trois tomes en collection dans les bibliothèques n'est pas encore réalisé.

—— En première analyse, on peut supposer que le succès de l'ouvrage en moins d'une année, relancé par la publication du troisième tome, impose une réédition (rapide) de l'ouvrage aux frères L'Honoré.

3) 1703c, l'édition « À l'ornement » des Nouveaux Voyages et des Mémoires (adresse : La Haye, L'Honoré) est une contrefaçon des éditions de 1702-1703a ou, plus probablement, de 1703b. Elle est d'excellente qualité, plus belle que celle de 1703b pour son ornementation (c'est le cas de le dire, étant donné la manière avec laquelle on la désigne, pour ses trois astérisques en page de titre !). Mais plusieurs de ses gravures sont des planches inversées. Il est donc probable qu'il s'agisse d'une contrefaçon (si on peut en faire la preuve) de l'édition 1703b, doublant la réédition des frères L'Honoré, pressés par le succès de l'ouvrage.

4) 1703d, traduction anglaise des trois tomes de l'ouvrage français, New Voyages to North-America, London, Bonwichke, Goodwin et autres, 2 vol.

—— On publiera en 1735 une édition abrégée de cette traduction, toujours en deux volumes, avec de nombreuses pages de titre, soit autant de réclames d'éditeurs de Londres.

5) 1704, réédition des Nouveaux Voyages et des Mémoires (avec probablement une ralance ou une réédition des Dialogues), La Haye, L'Honoré.

—— Le premier tome évoque « des » éditions antérieures (réputées fautives), le second ajoute un chapitre inédit intitulé « La manière dont les Sauvages se régalent » (p. 194-198).

—— S'agit-il de l'édition annoncée par les Mémoires de Trévoux (p. 1460) en août 1704 ? (BNM, 37, n. 65, présuppose qu'il s'agit d'une annonce antidatée de l'édition revue de 1705).

—— Ces éditions sont relancées en 1707-1708, 1708 (Dialogues), 1709, 1715, 1728 (Suite) et 1741 (en deux volumes, sauf évidemment pour la relance du seul volume des Dialogues, sous le titre « Dialogues » ou « Suite »).

6) 1705, Voyages, puis Mémoires et Dialogues, Amsterdam, François L'Honoré, 2 vol.

—— Seconde édition où les Nouveaux Voyages et les Mémoires sont entièrement réécrits. Rien ne permet de croire que Lahontan n'a pas autorisé cette relance de son oeuvre, mais il est certain qu'il n'y a pas participé. Cette réédition publiée par les frères L'Honoré est attribuée à Nicolas Geudeville.

—— La réédition sera relancée en 1728 et 1741.

      C'est à J.-Edmond Roy qu'on doit la mise en place de l'hypothèse que Nicolas Gueudeville soit l'auteur de la réédition de l'oeuvre en 1705 ou plus précisément de la réécriture des Lettres (les NV) et des Dialogues : « Le Baron de Lahontan », Mémoires de la Société royale du Canada, 1re série, vol. 12, 1994, section 1, p. 63-192, réimp. en tête des Dialogues, Montréal, Élysée, 1974, p. 5-257. L'hypothèse, toutefois, ne repose sur aucun fait objectif, seulement sur deux affirmations de peu de valeur, à cause de leur partialité relevant nettement du dénigrement : Jean-Frédéric Bernard dans son Recueil de voyages au nord, en 1715, attribue la paternité des Dialogues (et non leur seconde édition) au seul Nicolas Gueudeville, tandis que Jean Le Clerc, affirmera en 1724 que « Lahontan » n'était qu'un pseudonyme de Gueudeville ! Depuis, la conviction ne repose que sur de nombreuses et toujours approximatives études stylistiques et de contenu idéologique. L'étude qui fait toujours autorité à ce sujet est la très prudente analyse d'Aubrey Rosenberg : Nicolas Gueudeville and his work (1652-172?), La Haye, Boston et London, Martinus Nijhoff (coll. « Archives internationales d'histoire des idées », no 99), viii-285 p. Il étudie la question de l'attribution de la réécriture de 1705 dans la première section de son chapitre justement intitulé « Works attributed to Gueudeville », « The Voyages of Lahontan » (p. 123-130). Si l'analyse paraît tendre à prouver que la réécriture est bien de Nicolas Gueudeville, ce n'est nullement la conclusion de la section qui pose plutôt l'hypothèse conjecturale que tout porte à croire que tel est le cas, mais que nous n'en avons encore aucune autre preuve que le fait que Gueudeville soit justement au bon moment au bon endroit, La Haye ! (p. 125). Or, la brève étude passionnante d'A. Rosenberg, au lieu sauter aux conclusions, comme on dit, en arrive plutôt à trois problèmes qui permettent de reposer la question (p. 130). Pourquoi donc les frères L'Honoré lancent-ils en 1705 une nouvelle édition corrigée alors que la première a atteint déjà un succès considérable qui ne se démentira pas avant des décennies ? Ensuite, plus énigmatique encore, pourquoi les Lettres et les Dialogues sont-ils réécrits, mais pas les Mémoires ? Et la question est d'autant plus pertinente que c'est précisément le second volume de l'oeuvre, ces Mémoires, qui auraient dû mériter non seulement d'être pour ainsi dire, non pas réécrits, mais enfin rédigés, s'agissant souvent de données brutes informelles. Enfin, hypothèse très audacieuse d'A. Rosenberg, si c'est bien Nicolas Gueudeville qui est responsable de la réédition, pourquoi n'aurait-il pas été impliqué dès la première édition des oeuvres de Lahontan ?

      Dans ce cas, l'hypothèse se reformulerait ainsi, ce que ne fait pas son auteur : Lahontan est à La Haye avec les copies des lettres qu'il a adressées à son parent durant son séjour en Nouvelle-France et en a rapporté aussi des documents qui vont largement restés informes pour constituer les Mémoires. Nicolas Gueudeville va jouer le rôle du nègre pour les frères L'Honoré, avec l'accord et l'aide de Lahontan, bien entendu, pour mettre tout cela en forme, ce qu'il fait exactement et précisément dans l'esprit de Lahontan. C'est la première édition. Devant le succès considérable de l'ouvrage, Nicolas Gueudeville propose de reprendre le tout, mais cette fois dans sa propre perspective, Lahontan étant maintenant à Londres où il ne peut protester sans qu'on risque d'apprendre que son oeuvre n'était pas de sa main. Et le fait que Nicolas Gueudeville ne réécrive pas les Mémoires s'explique du fait qu'il ne les avait pas non plus « rédigés » dans la première édition, tout simplement parce qu'on ne réécrit pas aiséent des documents : ils étaient informes dans la première édition, ils le resteront dans la seconde. — Voilà pour moi une hypothèse tout à fait crédible. Elle répond simplement aux trois questions soulevées par Aubrey Rosenberg en s'appuyant sur un fait psychologique incontestable : Lahontan n'est pas un écrivain ! Mais c'est en revanche un fabuleux affabulateur, une sorte de romancier, si l'on veut, auquel il manquerait toutefois tout des arts de la pensée philosophique et de la rédaction. Il est donc homme à travailler sans scrupule avec le jeune polygraphe Nicolas Gueudeville pour avoir le moyen de « rédiger » une oeuvre digne de la publication ou qui fera le succès des frères L'Honoré. Et, dans cette hypothèse, ce serait incontestablement « son » oeuvre, mais entièrement formulée et rédigée par Gueudeville. Tandis que celui-ci trouvera le moyen de se la réapproprier, intellectuellement, dans une seconde édition, qui trouve ainsi son explication, puisque c'est aussi son oeuvre.

      Cette hypothèse, toute séduisante qu'elle soit, repose toutefois elle-même sur plusieurs suppositions et conjectures, dont la première constitue paradoxalement sa pierre d'assise, soit que la seconde édition soit le fait de Nicolas Gueudeville. Elle ne saurait être envisagée avant qu'on ait au moins fait la preuve que Gueudeville est intervenu dans la première édition (ce que personne n'a tenté d'évaluer jusqu'ici). On pourrait alors tenter d'en trouver trace dans les archives des éditeurs hollandais, notamment celles des frères L'Honoré.

Rééditions et contrefaçons

      Il est évident que les éditions 1703b et 1704 sont des « rééditions » de l'édition 1702-1703a des frères L'Honoré, c'est-à-dire trois « tirages » de l'édition originale, chaque fois recomposée, avec un nouveau chapitre en 1704. Il est plus que probable que 1703c soit une contrefaçon. Au sens moderne du terme, l'édition de 1705 est une « nouvelle édition ».

      Jamais d'aucune manière Lahontan n'a été dans l'imprimerie des frères L'Honoré pour suivre la composition de son ouvrage. On possède au moins six textes de lui à ce sujet, qu'il faut toujours prendre avec un grain de sel.

(1) Préface de l'Éditeur aux NV, manifestement de Lahontan (BNM, 247).
(2) L'auteur au lecteur, 1702, avec son errata (BNM, 999);
(3) Préface à la traduction anglaise, 1703 (BNM, 1002);
(4) Réplique au compte rendu du Journal de Trévoux (BNM, 1008);
(5) Avis au lecteur en tête des Dialogues (BNM, 799) qui reprend sommairement (3);
(6) Préface aux Dialogues (BNM, 793).

Manifestement, dans ces textes, Lahontan joue un rôle d'auteur aux prises avec son éditeur. Le « rôle » en question est trop profitable aux deux intéressés, l'auteur et son éditeur, pour qu'ils n'aient pas été de mèche. Il suffit de lire ces textes pour y trouver tout de suite la plume, le style et l'art de Lahontan, notamment dans les textes attribués à l'éditeur !

      Si Lahontan n'a jamais surveillé la production de ses trois livres dans l'imprimerie, il suit que c'est l'imprimeur-éditeur qui en est responsable. La dernière édition de l'oeuvre « originale » en 1704 (alors que rien ne permet de croire que le manuscrit n'est pas demeuré dans l'imprimerie) est donc réputée la dernière à avoir été composée — et donc « revue » — par l'imprimeur-éditeur, sous son autorité, avant la réédition de 1705. L'édition de 1704 sera donc le texte de base sur laquelle seront portées les leçons antérieures et dont on corrigera les coquilles en regard de ces variations.

      La BNM ne signale en tout et pour tout que deux variantes des textes imprimés (p. 36, n. 63), dont la première est très intéressante : bras françois (1702, p. 52) > vras François (1703b ou 1703c ?) > vrais François (1704). Le second exemple n'est pas probant pour nous (puisqu'il pourrait s'agir d'une correction justifiée) : que cela (1702, 1703, p. 85) > que tout cela (1704). On le verra ci-dessous, on n'établit pas un texte sans le dépouillement systématique de ses variantes, sans procéder ensuite à leur étude scientifique, dont les conclusions s'intègrent nécessairement au travail. En effet, même si l'on admettait que le texte de base soit l'édition « originale » de 1702-1703, on ne saurait se priver de la lecture littérale, mot à mot, des rééditions de 1703b, 1703c et 1704, car même une contrefaçon (1703c) peut nous en apprendre beaucoup sur la lecture mot à mot du texte. Un lapsus de 1703 ou de 1704 vaut une fortune pour l'éditeur scientifique qui vient trois siècles plus tard, avec un français qui a bien changé, forcément.

Établissement du texte

      Notre texte de base, on vient de voir pourquoi, est pour l'instant celui de l'édition de 1704. Comme on le voit à la table des matières, l'établissement du texte se fera en trois phases qui produiront quatre formes d'édition : d'abord l'édition diplomatique brute, doublée de l'édition diplomatique corrigée et régularisée selon les normes du texte, celle qui sera destinée aux spécialistes; ensuite l'édition uniformisée dans la graphie et le typographie du français contemporain; enfin sa transcription en français moderne. Puisque l'espace n'est pas compté dans l'édition électronique, il n'y a aucune raison de ne pas proposer ces quatre établissements du texte.

      L'annotation critique (variantes et notes) se trouvera rappelée dans toutes les formes de l'établissement qui suivront l'édition diplomatique brute, sauf la dernière qui comprendra au contraire un choix des notes essentielles à la compréhension littérale du texte, cette annotation allégée étant destinée à la lecture rapide.

      L'établissement en cours constitue la première phase de ces « éditions » : c'est l'établissement diplomatique du texte de base, c'est-à-dire sa reproduction littérale, fautes et coquilles comprises. Actuellement, des crochets encadrent des coquilles pour les mettre en relief et les signaler à l'intention de ceux qui procéderont aux futurs traitements du texte, mais ils disparaîtront évidemment de l'édition définitive de l'établissement diplomatique.

Le chapitre inédit de l'édition de 1704

      « La manière dont les Sauvages se régalent », p. 194-198.

      On trouve signalé dans la BNM (p. 1340) rien de moins que ce « chapitre inédit » de l'édition de 1704 des Mémoires. Qui, pour la première fois, a constaté le fait ? Comment se fait-il que l'« oeuvre complète » ne l'édite pas ?

      Pas plus que les « corrections » signalées par la note de l'Auteur en 1702, ce chapitre ne se trouve dans la traduction anglaise de 1703. Pourquoi ? Parce qu'il a été expédié après coup aux frères L'Honoré ? Ce serait bien possible. Ce chapitre mérite donc une étude particulière.

      Ce tout dernier chapitre des Mémoires, inséré abruptement entre la description des « Armoiries » et le « Dictionnaire », n'est pas repris dans la réédition de 1705.

Le dépouillement des variantes

      Une fois établie la liste des éditions et des tirages, il faudra évidemment procéder à... l'épouillement ! Il faut aligner, point par point, les variantes des premières éditions (de 1702 à 1704), quelque soit le texte de base. En effet, sur l'échantillon d'un chapitre, cette confrontation systématique des variantes permettra de confirmer et de développer les conclusions de l'étude bibliographique du texte (sa « bibliographie matérielle »). Par ailleurs, les variantes significatives (même dans le cas des lapsus comme « Navigation » pour « Nation », p. 150: 4) constituent des lectures du texte. Quoi qu'il en soit, on ne peut présumer des résultats de ce travail.

L'index des formes, table des fréquences

      Réaliser un index des formes, puis une table des fréquences des vocables de la Lettre XVI, cela serait un assez long travail en regard du profit qu'on pourrait en tirer. Obtenir un index des noms propres serait déjà très utile. Peut-être pourrait-on l'obtenir à bon compte en utilisant le système de « Google — Recherche de livres ».

L'étude de sources : les textes contemporains sur l'exploration du Mississippi

      On ne trouvera pas de source livresque à la Lettre XVI. Toutefois Lahontan connaît la Description de la Louisiane de Hennepin (1683), pour s'en être moquée, et le Journal de Jean Cavelier de La Salle (1684-1688) pour l'avoir lui-même recopié pour la Couronne d'Espagne — et en avoir recopié le célèbre extrait sur le supplice du crocodile dans les Mémoires (BNM, p. 567-568), rédaction annoncée dans sa Lettre XVI (174: 22).

      Le travail de comparaison sur les textes contemporains aura donc deux objectifs préliminaires. D'abord, bien entendu, confronter les informations factuelles qui peuvent être recoupées (trajets, distances et chronologie, configurations géographiques, tribus et villages amérindiens, flore et faune, etc.); ensuite et plus encore les structures narratives (narrations de missionnaires, d'explorateurs et, dans le cas de Lahontan, de militaires).

Rappel bibliographique

Le sigle bg renvoie aux entrées de la Bibliographie littéraire de la Nouvelle-France de Guy Laflèche, Laval, Singulier, 2000, dont on trouve ici le supplément.

BNM = Lahontan, OEuvres complètes, édition encyclopédique de Réal Ouellet, avec la collaboration d'Alain Beaulieu, PUM (coll. « Bibliothèque du nouveau monde »), 1990, 2 vol. de pagination continue.

JR = collection des Jesuit Relations de R. G. Thwaites, bg. 185.

Écrits des jésuites

1670, Claude Allouez, « De la mission de saint François Xavier dans la baye des Puans, ou plûtôt des eaux puantes — Lettre du P. Alloüez qui a eu charge de cette Mission, au R. P. Superieur », chapitre XII de la Relation de 1670, JR, 54 : 196-242. — Voir l'ensemble de la Relation de 1670 envoyée des Outaouaks par le supérieur Claude Dablon, à la résidence Sainte-Marie du Sault (JR, 54: 124-242).

1671, Le second de Claude Allouez, probablement Louis André (JR, 56 : 124), « De la mission de S. François Xavier, & des Nations qui en dépendent », troisième partie, chapitre 5 (comprenant cinq sections), de la Relation de 1671, JR, 55: 182-224. — Denier chapitre de la troisième partie de la Relation de 1671, soit de la Relation des Outaouaks [par Claude Dablon].

1672, [Claude Allouez et Louis André], « De la mission de saint François Xavier », chapitre 5, seconde partie de la Relation de 1672, JR, 56 : 120-146. Voir également les deux chapitres précédents, sur Sainte-Marie du Sault (chap. 3, p. 106-112) et sur Saint-Ignace de Missilimakinac (chap. 4, p. 114-118), le tout dans la Relation de 1672, troisième partie, missions des Outaouaks (p. 90-146).

1673, Louis André [avec Claude Allouez], « De la mission de St François Xavier dans la grande baye des Puants », chapitre 5 des Missions des Outaouaks, partie II de la Relation de 1673, JR, 57: 264-304, 58: 20-72 (voir les chapitres précédents, depuis le chap. 1 de la Relation des Outaouaks, JR, 57: 202).

1674, « Relation des missions au pays des Outaouacs », puis « De la mission de Saint-François-Xavier » (JR, 58: 254-288),

1673-1675, Jacques Marquette, Voyages : « Le premier voyage qu'a fait le P. Marquette vers le nouveau Mexique et comment s'en est formé le dessein » (JR, 59: 86-162), « Journal incomplet du P. Jacques Marquette, adressé au R. P. Claude Dablon, supérieur des missions » (p. 164-182) et « Récit du second voyage et de la mort du P. Jacques Marquette » (p. 184-211).

— Voir les recueils et les traductions (souvent commentées) de ces textes, bg. 103-104.

1677, Claude Allouez, « Récit d'un troisième voyage faict aux Ilinos » (1676-1677), JR, 60 : 148-166.

1677, Claude Allouez, Louis André et autres, « De la mission des Outaouacs en l'an 1676 », Relation inédite de 1677, JR, 60: 196-212

1678, « Missions des Outaouais » dans la Relation de 1678 de Claude Dablon, JR, 61 : 68-72.

1679, « De la mission des Outaouacs », première partie de la Relation de 1679 de Claude Dablon, JR, 61: 89-156.

1699, Julien Binneteau, « Lettre à un père de la Compagnie de Jésus », [janvier] 1699, du pays des Illinois, JR, 65: 64-77.

1699, Gabriel Marest, « Lettre à un père de la Compagnie de Jésus », 29 avril 1699, du pays des Illinois, JR, 65: 78-85.

1700, Jacques Gravier, « Relation ou Journal du voyage en 1700 depuis le pays des Illinois jusqu'à l'embouchure du Mississipi », 16 février 1701, JR, 65: 100-179.

Les explorations de Robert Cavelier de La Salle

1679-1681, la « Relation officielle » de La Salle, par Claude Bernou, bg. 109.

1682, Minet, « Voyage... et Journal de nostre voiage au golphe de Mexique », bg. 113-114.

1683, Louis Hennepin, Description de la Louisiane (puis les Nouvelles Découvertes et le Nouveau Voyage, en 1697 et 1698), bg. 117-119.

1684-1688, Journal de Jean Cavelier de La Salle, bg. 106-108

1691, Zénobe Membré, abrégé par Valentin Leroux dans son ouvrage, attribué à Chrestien Leclercq, Premier Établissement de la foi dans la Nouvelle-France, bg. 133, vol. 1, chap. 21-23, p. 132-268.

1697, Henri de Tonty, Dernières découvertes dans l'Amerique septentrionale de M. De la Salle, bg. 115.

Les explorations de la Minnesota

      Au moment où Lahontan affabule son exploration de la rivière Longue, que certains critiques assimilent à la Minnesota, l'exploration de la rivière a déjà une longue histoire. La preuve en est que les Delisle, bien informés des premières explorations de Dulhut, puis de Perrot, devront faire preuve d'imagination pour situer l'invention de Lahontan dans la réalité géographique ! Mais l'intérêt ici est de comparer le récit fictif de Lahontan avec la relation de Le Sueur qui va fonder le fort L'Huillier l'année même où Lahontan publie sa « découverte » et son « exploration », 1700-1701. Il suffit de comparer le trajet de Le Sueur du Wisconsin … la Minnesota avec celui de Lahontan, pour opposer la réalité à la fiction. Sans compter que les mémoires de Le Sueur ont permis de dresser une carte évidemment sans aucune commune mesure avec celle de la « rivière Longue ».

1700, Pierre-Charles Le Sueur, « Voyage de Le Sueur chez les Sioux : après avoir quitté le Mississipi pour entrer dans la rivière Saint-Pierre [la Minnesota] et dans la rivière Bleue, il établit le fort L'Huissier (1700) », éd. de Pierre Margry, Découvertes et établissements des Français dans l'Amérique septentrionale, vol. 6, Paris, Maisonneuve et Leclerc, 1888, p. 69-96.

1702, Guillaume Delisle, Carte du Mississipi, sur les mémoire de M. Le Sueur qui a pris avec la boussole tous les tours et détours depuis la mer jusqu'à la rivière Saint-Pierre, Paris, 1702, AN de Paris, S.M. Port. fo 138bis, div. 3, pièce 2, 4 fo). Voir la cartographie de la rivière Saint-Pierre (pour comparaison avec notre rivière Longue !). Mais voir également le trajet du Wisconsin à la Saint-Pierre.

Les officiers de la marine dans les forts des Grands Lacs

      Pour évaluer la situation de Lahontan lors de son séjour dans les Grands Lacs et au Mississippi, on devra dépouiller sur ce point les documents des Archives nationales de Paris. La première question qui se pose est celle de la traite des fourrures par les officiers responsables des postes de l'Ouest, comme c'est le cas de Lahontan, commandant du fort Saint-Joseph du détroit en 1687-1688. Les études suivantes constitueront un bon point de départ.

2003, Gilles Havard, Empire et métissage : Indiens et Français dans le pays d'en Haut (1660-1715), Québec, Septentrion et Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2003, 610 p. Notamment « Les militaires : officiers et soldats des troupes de la marine » (p. 79-87). — On dit depuis toujours « dans les pays d'en haut », ce que l'ouvrage justifie du point de vue socio-politique.

2009, René Chartrand, « La gouvernance militaire en Nouvelle-France », Bulletin d'histoire politique, 18: 1 (2009), p. 125-136, notamment « Exploration et postes éloignés », p. 130.

2015, Louis Lalancette, les Capitaines des troupes de la marine de 1683 à 1739 : la carrière militaire en Nouvelle-France, mémoire de maîtrise en histoire, Université de Montréal. Notamment, « La traite dans les postes : une source de revenus convoitée par les commandants » (p. 132-134, dans une série d'analyses explorant le sujet, p. 127 et suiv.).

L'étude des cartes

      La liste des cartes de Lahontan se trouve à la table des matières. En fait l'édition critique des deux versions de la carte de la rivière Longue implique d'une part l'étude de toutes les autres cartes de Lahontan dans l'histoire de la cartographie de la Nouvelle-France jusqu'en 1702, et notamment les cartes contemporaines du Mississippi.

Chronologie et topographie de la Lettre XVI

      On trouvera un sommaire de la chronologie et de la topographie de l'exploration de la rivière Longue en appendice à l'exposé des conclusions actuelles du présent travail. Les deux longues listes complètes qui ont servi de base à ce sommaire devront être revues et encore complétées au fil de l'analyse textuelle du chapitre. Point par point, il faut comparer les distances et les durées des trajets avec ceux décrits par les voyageurs contemporains, depuis les explorations de Marquette. Le résultat comptable se trouvera dans un appendice qui renverra sur chaque point au texte édité et, inversement, auquel l'annotation renverra au fur et à mesure du déroulement du texte.

L'étude de genèse

      On pose que les Nouveaux Voyages, tout comme les Mémoires, ont comme source autobiographique une correspondance réelle de Lahontan. Par principe, cette hypothèse doit être absolument maintenue jusqu'à ce que l'on puisse formellement la montrer fausse. En langage courant, on dit simplement que rien ne permet de contredire Lahontan jusqu'à preuve du contraire. Or, du point de vue très élémentaire des études littéraires, on montre facilement que la rédaction de Lahontan de ce point de vue est « sans faute ». Il faudrait non seulement un grand écrivain, mais un remarquable fabulateur de métier pour écrire un tel ouvrage sans se couper souvent, ce qui n'arrive jamais à Lahontan.

      On pose ensuite, vu la preuve de l'affabulation de la rivière Longue après 1699, date de la carte du Mississippi de Séville, que Lahontan réécrit la Lettre XVI et plus précisément la développe à partir d'une rédaction originale de 1689. Dès lors, la question se pose de savoir quelle était cette rédaction originale.

      Une seule chose est certaine : elle ne comprenait pas l'invention de la rivière Longue. Et c'est déjà beaucoup pour reconstituer une part essentielle de la rédaction primitive, puisqu'on se retrouve alors avec un « texte » qui correspond à la longueur moyenne (à mesurer) des 25 lettres de l'ouvrage.

      En revanche, on peut montrer facilement que Lahontan a inventé son exploration très tôt dans sa rédaction (à situer entre 1700 et 1702), à cause des nombreux recoupements qu'il a placés dans l'ensemble de son oeuvre, c'est-à-dire les références à la rivière Longue. En voici la liste « chronologique » dans l'ordre des ouvrages (car l'étude de genèse devra déterminer les additions possibles, après coup, dans le corps de la rédaction) :

1. À la suite de la préface de Lahontan (car elle est évidemment de lui et non de l'éditeur comme Beaulieu et Ouellet en croient... Lahontan !), suit la note éditoriale : « La Carte mise en tête du premier Volume doit se rapporter à la 16e Lettre du même Volume » (BNM, p. 249).

      Alors que la Carte générale du Canada est à sa place en tête du volume 2, comme la « Carte générale de Canada a petit point » en tête du volume 1, celle-ci est brochée avec la Carte de la rivière Longue, qui n'est pas là à sa place. La carte de la rivière Longue est le développement fabuleux de cette carte générale du volume suivant. Certes, il suit que la carte de la rivière Longue a été conçue et probablement gravée après les autres, mais pourquoi cette note adressée au lecteur à la fin de la préface, alors qu'il suffisait de placer la carte à sa place ? — comme le font d'ailleurs les deux autres éditions de 1703.

2. Table des matières. Lettres XVI : « ... voyage remarquable de la Riviére Longue, avec la Carte des Païs découverts, & autres... » (BNM, p. 253). La table est composé en même temps que la préface. En fait, la composition du titre du chapitre a probablement été gardée en réserve.

      L'important pour nous est que jamais la rivière Longue ne sera évoquée de quelque manière que ce soit avant la Lettre XVI, soit la « composition » du titre du chapitre, tel qu'on le retrouve ici dans la table des matières.

3. C'est au volume 2, à l'« ouverture » des Mémoires qu'il est question pour la première fois de la rivière Longue en dehors de la Lettre XVI (car les nos 1 et 2 dont des rédactions ultérieures). Or, cela se fait justement à l'occasion d'une situation de ses « deux » cartes, celle de la rivière Longue et la carte générale du Canada qui ouvrent les deux volumes : « Mon voyage de la Riviére Longue m'a donné lieu de faire la petite Carte que je vous ai envoyée de Missilimakinac en 1699 [= 1689] dans ma XVIe Lettre... » (BNM, p. 528); Lahontan précise à ce moment que cette carte est peut-être sommaire par rapport aux connaissances sur les pays voisins maintenant découverts, « inconnus à toute la Terre, aussi bien que cette grande Riviére dans laquelle je n'aurois pas eu la témerité d'entrer sans en avoir été instruit à fond, & sans une bonne escorte ».

4. Énumération des poissons. Lahontan fait d'abord la liste des poissons et des coquillages du Saint-Laurent jusqu'aux Grands Lacs, puis ceux du Mississippi, qui se trouvent également en Europe. Il décrit ensuite précisément, un à un, ceux qui sont exotiques, pour à la toute fin ajouter ceux rencontrés lors de son voyage de la rivière Longue, dont la remarque suivante : « ceux qu'on pêche dans la Riviére Longue, laquelle se décharge dans le Fleuve de Missisippi sentent si fort la vase & la bourbe qu'il est impossible d'en manger. Il en faut excepter certaines petites truites que les Sauvages pêchent dans quelques Lacs aux environs, qui sont un mets assez passable » (BNM, p. 593). À remarquer que les deux alinéas qui terminent cet exposé sont de l'ordre de la constatation générale, s'appliquant au-delà des Grands Lacs, et paraissent une addition à une rédaction antérieure. — Plus que cela, la première remarque venant de l'exploration de la rivière Longue reprend significativement mot pour mot ce qui correspond à l'entrée dans la rivière : après deux ou trois jours de navigation, le 5 ou le 6 novembre, à la première île rencontrée, « je ne voulus pas aller plus loin, écrivait Lahontan, me contentant de faire pêcher quelques méchans poissons qui sentaient la vase » (147: 21). Pour les petites truites, c'est évidemment banal : on en pêche d'excellentes six jours avant l'arrivée chez les Gnacsitares (159: 12).

5. Au chapitre des « Habits, Logemens, Complexions & tempérament des Sauvage ». Introduction : Lahontan oppose les vues des récollets et des jésuites, les renvoyant dos à dos. Il précise à ce moment que son exposé ne concernera que les « Sauvages de Canada, sans y comprendre ceux qui habitent au delà du Fleuve de Missisipi », n'ayant pu les connaître. Suit l'addition abrupte et pour bien dire saugrenue dans le contexte : « J'ay dit en mon Journal du Voyage de la Riviére Longue qu'ils étoient extrêmement polis, il est facile d'en juger par les circonstances que vous avez du remarquer » (BNM, p. 632).

      Tout comme dans le cas des poissons, mais de manière un peu plus surprenante, les Amérindiens de la rivière Longue (que sont pourtant les Eokoros, les Esanapés, les Gnacsitares et les autres !) ne sont qu'un petit fion ajouté à la recopie d'une rédaction faite bien avant l'invention de l'exploration de la Lettre XVI.

6. Vers la fin des Mémoires, à la fin du chapitre sur la « Chasse des Sauvages », après la longue description de l'habitat du castor (qui fait pendant à la description de l'animal en tête de la Lettre XVI), Lahontan produit deux anecdotes pour montrer combien les Outagamis sont imprudents et se laissent surprendre par leurs ennemis. Il écrit « La seconde affaire arriva trois ans après celle-ci [soit en 1683], dans le Païs de Chasse des Outagamis, où je vous ai marqué dans ma 16e Lettre que le Chef de cette Nation me donna dix Guerriers pour m'accompagner à la Riviére Longue » (BNM, p. 707).

      Addition correspondant à l'addition opérée par l'invention de la rivière Longue dans la Lettre XVI. On remarque en effet que c'est précisément lors du récit du séjour chez les Outagamis qu'apparaît la rivière Longue comme un cheveu sur la soupe (rivière supposée connue de ces Renards, alors qu'il n'en a jamais été question depuis plus de dix ans, en Nouvelle-France, depuis que les jésuites sont chez eux). Cela dit, on peut supposer que Lahontan a rédigé son oeuvre à partir de ses originaux, les Lettres d'abord, les Mémoires ensuite. L'addition se fait donc ici, dans la réécriture, au fil de la plume.

7. Dernier fion, à la toute fin des Mémoires, en queue du « Petit Dictionnaire de la langue des Sauvages » : « Je ne sçache point qu'aucune Langue Sauvage de Canada ait de F. Il est vrai que les Essanapés & les Gnacsitares en ont; mais comme ils sont situez au delà du Missisipi sur la Riviére Longue, ils sont au delà des bornes du Canada » (BNM, p. 767).

      Cette ultime addition illustre plus clairement, et sans l'ombre d'un doute, la fonction d'attestation de toutes celles qui précèdent : ici et là, inopinément, comme point final, Lahontan ajoute quelque cinq phrases pour authentifier son invention de la rivière Longue. — À remarquer toutefois qu'on ne trouve aucune mention des Eokoros, Essanapés, Gnacsitares, Mozeemlek et Tahuglauk dans la « Table des Nations Sauvages de Canada » (BNM, p. 560-561)...

8. Il faut signaler pour finir la référence à un passage inexistant du récit de l'exploration de la rivière Longue : « Les Sauvages de la Riviére Longue brûlent les corps, comme je l'ai dit ailleurs; & même ils les conservent dans des Cavots jusqu'à ce qu'il y en ait un assez grand nombre pour les brûler tous ensemble, ce qui se fait hors du Village dans un lieu destiné pour cette cérémonie » (BNM, p. 695). — Il faudra non seulement expliquer ce lapsus (où donc est-il question de la crémation dans l'oeuvre de Lahontan ?), mais comprendre aussi pourquoi la rivière Longue est ici désignée.

Contre-épreuve

      Si ces sept ou huit « références » internes à la rivière Longue sont manifestement des additions à la rédaction primitive, on montre que tel n'est pas le cas de la référence à la description du castor qu'on trouve au début de la Lettre XVI (BNM, p. 697, 699, 705) ou au Missouri qu'on y trouve à la fin (BNM, p. 683), comme aussi au lac des Illinois (BNM, p. 545). Ces références montrent au contraire qu'il a existé une rédaction primitive de la Lettre XVI.

Bibliographie

      Outre l'index des BNM, j'ai utilisé pour cette analyse le dépouillement d'Aline Côté-Lachapelle, « Réseau de renvois », bg. 967, p. 214-219.

Le correspondant de Lahontan, le personnage et le narrataire

      L'analyse littéraire prouve sans peine que le correspondant de Lahontan (et par conséquent la correspondance originale) ne peut être une création, car il faudrait un très grand romancier pour créer une correspondance qui comprend une part historique très importante sans se couper, ce qui n'arrive jamais.

      La personne du correspondant. Lahontan dit avoir écrit à un parent (« mon parent », comme il le désigne par exemple dans son avis de l'Auteur au Lecteur du 26 novembre [= 7 décembre] 1702, BNM, p. 996). Comme ce correspondant a toujours été le même, on peut donc déduire son portrait de l'ouvrage. Par exemple, s'il vit en province, il séjourne à l'occasion à Paris où il a ses entrées à la cour; il est assez important pour que Lahontan lui suggère de rencontrer Robert Cavelier de La Salle (Lettre VIII). Non seulement il écrit à Lahontan et l'interroge sur des points précis, mais en plus il lui donne des informations sur ce qui se passe en France. Le personnage est tout aussi important du point de vue autobiographique, Lahontan l'interrogeant sur ses affaires personnelles, comme sur ses démêlés avec la justice, lui adressant même copie de quelques-unes de ses lettres, Lettre à Seignelai du 6 mai 1688 (Lettre XIV). — Ce correspondant est particulièrement présent dans les Lettres I, VIII, IX, X, XIII, XVIII et XXV. Mais il faut également étudier son rôle dans les Mémoires. Pourrait-il être beaucoup plus qu'un parent et un ami, le protecteur de Lahontan ?

      Le cercle des premiers destinateurs. L'étude narrative du discours peut-elle montrer que Lahontan s'adresse, à travers son correspondant, à un groupe de destinataires, parents et amis auxquels celui-ci transmettra copie ou fera lire la correspondance de Lahontan ? La situation narrative est telle qu'on peut en tout cas en faire l'hypothèse. En trouve-t-on des traces dans l'ouvrage ?

      Enfin, troisième question, ce correspondant de province était-il donc un anticlérical, voire un antireligieux ? et un anti-royaliste ? Tel est le cas du narrataire. En effet, lorsque la correspondance et les mémoires sont réécrits pour la publication, il est clair que le « correspondant » devient un personnage dans l'oeuvre maintenant destiné au « public ». Comment se définit ce public supposé par le texte de Lahontan ? — L'étude narrative doit évaluer l'hypothèse que ce narrataire se constitue progressivement tout au long de la réécriture et du développement des textes originaux ou premiers pour prendre toute son ampleur dans les Dialogues. Qu'en est-il alors du personnage et du narrataire dans les sept Lettres des Voyages de Portugal et de Danemarc ? (BNM, p. 887-992).

La narration

      Judith Chamberlin Neave a déjà lancé l'étude des formes du récit caractéristiques de la narration de Lahontan dans sa Lettre XVI : le point de vue du narrateur est par trop objectif, de sorte qu'on se trouve avec un évident déficit de la « fonction émotive » (bg. 972, p. 426). Ce qui est doublé de la figure du « on m'a dit que » (« monitorial shifter » de Barthes, p. 428). C'est l'absence de la fonction émotive de Jokobson (p. 107). Voir la conclusion de l'article de Neave paru dans la Revue de l'Université d'Ottawa (bg. 970, p; 137-138).

      On poursuivra cette analyse en appliquant systématiquement les figures du récit au texte de Lahontan et dans sa Lettres XVI et dans les Nouveaux Voyages où elle se trouve (fonctions du narrateur, énonciation et focalisation, en particulier).

L'humoriste, précurseur des philosophes

      On pose que Lahontan n'est nullement un philosophe, mais un précurseur des philosophes des Lumières. Contrairement à Rousseau, Voltaire, Didedot, D'Alembert, il ne propose aucune pensée organisée propre à révolutionner la philosophie. Bien au contraire, il s'agit d'un guérillero visant les pensées établies, comme tous les adolescents, un parfait franc-tireur, propre à tirer sur tout ce qui bouge, à viser tous les canards boiteux. Bref, on ne saurait en tirer aucune « philosophie », à moins de le lire à contresens ou anachroniquement, puisque ses charges idéologiques sont toutes négatives (anticlérical, antiroyaliste, etc.), traits visant d'ailleurs tout aussi bien les Européens que les Amérindiens.

      Cela dit, il est fort curieux que dans sa Lettre XVI le narrateur fasse preuve d'une exceptionnelle retenue. Exemple évident : les résidences jésuites. Lettre XIV, on a droit à une violente charge anticléricale inopinée à propos de la Résidence de Saint-Ignace : « Les Jesuites y ont une petite Maison à côté d'une espéce d'Eglise dans un enclos de Palissades qui les sépare du Village des Hurons. Ces bons Peres employent en vain leur Théologie & leur patience à la conversion de ces incrédules ignorans. Il est vrai qu'ils baptisent assez souvent des enfans moribons, & quelques vieillards, qui consentent de recevoir le Bâtême lors qu'ils se voyent à l'article de la mort » (BNM, p. 306). Lettre XVI, à l'entrée de la rivière des Renards où les Sakis, les Pouteouatamis et Malominis ont leurs villages : « les Jesuites y ont aussi une Maison » ! (137: 14).

      La remarque suivante, somme toute anodine, paraît la plus virulente critique socio-politique de la Lettre XVI : « belle leçon pour les Princes, qui savent si bien mettre en usage le droit du plus fort » (166: 15). Elle félicite les Tahuglauks qui ne s'en prennent pas aux Amérindiens nomades qui environnent leur territoire, parce qu'ils sont plus faibles qu'eux...

Le castor selon Lahontan

Textes et documents

      1. Lettres XVI, p. 139: 8 — 142: 27.
      2. Mémoires, « Chasse des Sauvages », sur la chasse du castor, BNM, p. 697-705.
      3. Gravure « Tom. Prem.: pag. 141 », « Castor de 26. pouces de longueur entre teste et queue », BNM, p. 387.
      4. Gravure « Tom. 2, pag. 155 », « E'TANG 'A CASTORS », BNM, p. 698.

Bibliographie. François-Marc Gagnon, Images du castor canadien, bg. 422.

Travail. À partir de la monographie de F.-M. Gagnon sur le castor dans les écrits de la Nouvelle-France, on situera les deux descriptions de Lahontan dans l'histoire de la description de l'animal. Ensuite, et c'est l'objectif principal du travail, on évaluera les sources (les sources textuelles s'il s'en trouve) et par conséquent l'originalité des deux exposés de Lahontan. Genèse : situer les deux exposés de Lahontan en fonction de leur rédaction respective (dans quel ordre ont-ils été rédigés ?).

Le militaire, l'entreprise militaire

      Lahontan est un militaire qui a été entièrement formé en Nouvelle-France, où il est arrivé comme cadet en 1683. Il faut donc connaître la biographie de ce militaire, tout autant que son déroulement dans l'histoire militaire de la colonie, de 1663 (arrivée du régiment de Carignan-Sallière) jusqu'en 1693 (date du départ définitif de Lahontan du Canada).

      Pour l'analyse de la Lettre XVI, la question essentielle est de savoir si des militaires ont déjà eu pour fonction, en Nouvelle-France, d'explorer le territoire. Jusqu'à preuve du contraire, la réponse est négative.

      En pratique, ce travail devrait commencer par un dépouillement systématique du vocabulaire militaire de la Lettre XVI (comme échantillon de l'oeuvre complète) : détachement, soldat, sergent et armurier européens; guerrier et armée amérindiens; énumération et description des armes. On lira de ce point de vue le mémoire qui termine la Lettre XVI. Suivra l'étude des techniques et stratégies militaires et dans l'exploration de la rivière Longue et dans les voyages en terres connues qui l'encadrent.

Les genres littéraires

      Les genres discursifs et narratifs impliqués dans l'analyse de la Lettre XVI sont la lettre et la correspondance, la description (zoologique, s'agissant du castor), le récit de voyage et d'exploration et le mémoire (l'organisation militaire de voyage d'exploration). De ce point de vue, la Lettre XVI est un triptyque, sa partie centrale étant elle-même un triptyque (le récit d'exploration fictif de la rivière Longue étant encadré de deux récits de voyages en terres connues, la rivière des Renards et celle des Illinois). Le tout forme un récit historique, au sens journalistique du terme, comprenant au moins un récit historique au sens strict, le combat de l'île aux Rencontres.

      Dans l'histoire littéraire, la Lettre XVI doit pouvoir se situer en regard des récits authentiques/fictifs, d'autant qu'elle entremêle les deux genres. Ce seront d'un côté les mémoires (Nicolas Perrot, bg. 87) et de l'autre les affabulations (Mathieu Sagean, bg. 141), la Description de la Louisiane (1683) de Hennepin (bg. 117) et sa réécriture romancée dans la Nouvelle Découverte (1697-1698) (bg. 118-119) — et à plus forte raison, bien sûr, les oeuvres françaises jouant à la même époque sur les deux tableaux du roman et des mémoires (cf. l'analyse de Jacques Chupeau, bg. 577). — Toutefois, avec la Lettre XVI, nous n'en sommes pas encore aux romans de Lebeau (bg. 169) ou de Chateaubriand (voir les travaux de Gilbert Chinard sur l'« exotisme américain », bg. 283).

      En tout cas, situer l'affabulation de la rivière Longue parmi les autres oeuvres littéraires françaises est certainement l'un des travaux des plus prometteurs. On n'oubliera pas pour ce travail les États et Empires de la lune (1657) puis du Soleil (1662) de Cyrano de Bergerac, avec ses « oeuvres libertines », car il y a un peu de fantastique et de science fiction dans la Lettre XVI, pour trop peu de « libertinage » encore.

 
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