Lors de la mise en place d'une édition
critique, il faut d'abord et avant tout sérier les questions
à l'étude. Il ne s'agit pas de les étudier
dans
l'ordre, mais de les mettre en perspective. Autrement,
l'édition sera tout simplement inutile, accumulant à
tort et à travers n'importe quelles informations, sans
intérêt pour la compréhension du texte et de
l'oeuvre. Parmi toutes les recherches possibles, il faut trouver
celles qui sont propres à relancer l'analyse sur la base
d'un
état présent des recherches.
On trouvera ici une liste des travaux à
mettre en oeuvre au fur et à mesure qu'ils pourront
être
formulés. Pour chacune de ces questions, il faut
opérer un travail préliminaire qui peut conduire
à deux conclusions possibles. Ou bien on s'arrêtera
à un bref sommaire de la recherche qui donne succinctement
l'information nécessaire à la lecture
littérale
du texte, ou bien encore, et c'est bien entendu la chance de la
découverte scientifique, on relancera l'analyse pour un
renouvellement de l'intelligence du texte à
l'étude.
On n'oublie pas, évidemment, les
sciences
de l'édition critique (l'étude bibliographique,
l'étude des sources et l'étude de genèse)
nécessaires à l'établissement du texte. Mais
les sciences littéraires doivent s'appliquer sur le texte
ainsi établi ou simplement en cours d'établissement.
C'est la raison même de l'édition critique
appliquée de manière stratégique aux fins de
l'analyse littéraire. Dans le cas présent,
l'édition critique de la Lettre XVI a pour objectif
d'étudier l'invention de la rivière Longue.
Le présent travail sur l'invention de
la rivière Longue dans la Lettre XVI des Nouveaux
Voyages
de Lahontan sera de fait, par sa nature même, s'agissant d'un
travail scientifique, une critique impitoyable de la
prétendue « édition critique »,
de
l'édition encyclopédique, de la
« Bibliothèque du nouveau monde » (BNM)
des Presses de l'Université de Montréal (Lahontan,
OEuvres complètes, édition critique [sic] par
Réal Ouellet, avec la collaboration d'Alain Beaulieu, PUM,
coll. « Bibliothèque du nouveau monde »,
1990, 2 vol.). Mais ce travail comprendra également une
critique explicite de l'annotation du chapitre correspondant
à la Lettre XVI (p. 383-437). Il est essentiel de
discréditer cet ouvrage qui
désinforme ses lecteurs et nuira à la recherche
durant de nombreuses décennies. Son premier défaut
est tout simple, mais colossal, celui de n'avoir aucune
valeur. Il n'a actuellement qu'un seul intérêt, celui
de regrouper en un même ouvrage les oeuvres de Lahontan et
les documents qui se rapportent à l'auteur et à
l'oeuvre. Il faut que l'on comprenne qu'il ne s'agit nullement
d'une « édition critique », comme le dit
sa page de titre, car on n'y trouve appliquée aucune des
sciences nécessaires à la réalisation d'une
telle édition. Il s'agit d'un travail d'ordre
encyclopédique, accumulant au fil des pages des informations
concernant Lahontan et ses oeuvres. Mais ces informations sont
inutilisables, puisqu'elles n'ont été soumises
à aucune forme d'analyse critique. On voit vite qu'elles
correspondent à des « fiches »
rédigées par des étudiants et assistants de
recherche sans formation adéquate dans aucun des domaines
des études textuelles, à commencer par les
études littéraires, s'agissant pourtant pour la
plupart d'étudiants en lettres auxquels on enseigne la
« critique littéraire »,
c'est-à-dire l'inutile commentaire de texte.
Pour l'instant, je pense qu'on pourra classer
ces maladresses, sottises et erreurs
dans un ordre progressif, des candides naïvetés aux
fautes d'analyse. En voici une première
esquisse.
a) Ignorance, p. 411, n. 514. L'assistant de recherche, qui
ne connaissait pas le vocable
« pythagoricien », en a dressé une
fiche. Comme il a pris le mot pour un archaïsme, un vocable
ancien, au lieu d'ouvrir son Petit Larousse, il a
recopié un article de
Furetière ! Et répété ce
qu'écrit
Lahontan : « en raison
de cette croyance en la transmigration des âmes, les sectes
pythagoriciennes prêchaient le respect de la vie animale et
rejetaient comme un crime la consommation de viande (Diogène
Laërce, la Vie de Pythagore,
p. 175-177) ».
Ne riez pas : ce n'est pas une plaisanterie ! Et
l'édition de recopier la fiche, comme si ses lecteurs
pouvaient être aussi ignorants que l'étudiant.
b) Enfantillages, p. 394, n. 464, p. 417, n. 528, puis p.
424, n. 547, on nous
précise (à l'ouest du Mississippi) que le boeuf
(sauvage) est un « bison ». De même,
probablement à l'intention des codindes, on précise
qu'un coq d'Inde (et donc un dinde, avant de se dire
au féminin) est un « dindon »
(p. 426, n. 555). Et je ne vous parle pas du blé
d'Inde (le « mais » !), du raisin
(« fruit d'une vigne sauvage, le "vitis" »), du
chevreuil (« cerf de Virginie »!) »,
ni d'une note sur les pois et fèves
(« qui étaient sans doute [sic] des
faséoles (phaseolus vulgaris) » !
(p. 407, n. 503), ni de la dissertation sur des
grains qui ressemblent à nos lentilles !
(p. 414, n. 525). Et c'est sans compter les notes sur
les lièvres, les loups et même les roseaux qu'on
trouve à l'ouest du Mississippi ! Et ce n'est pas
tout. Vous devez savoir que le faisan, « originaire de
l'Eurasie », ne se trouvait pas encore en Amérique
à la fin du XVIIe siècle : Lahontan a
certainement voulu désigner la « gélinotte
à queue étroite (centrocerus urophasianus) ou
la gélinotte à queue fine (pedicoecetes
phasianellus) », ce qui nous vaut la très
longue note 471 (p. 396). Et le goujon et le brochet, vous
voulez connaître aussi leur nom savant en latin ? Comme
vous êtes curieux. Alors vous avez droit à deux notes
qui font une demi page (p. 391). Évidemment, on s'en
tient ici à l'annotation de la Lettre XVI. Vous imaginez le
ravage de ces enfantillages au cours des 781 notes de
l'introduction, des 788 des oeuvres de Lahontan, sans compter
toutes celles des documents annexes ?
L'analyse mettra à jour un
mécanisme qu'on nommera la
« réalismation », le fait de
comprendre de manière réaliste une oeuvre de fiction
et, donc, de la réalismer ! La dérivation
lexicale s'impose aussi simplement que la nature du
phénomène : réalité >
réalisation :: réalisme >
réalismation. On ne
peut parler de réalisation et les périphrases
(« rendre réaliste »,
« prendre la fiction pour la
réalité », etc.) ne conviennent pas, car
l'opération très originale consiste à
transformer la découverte et l'exploration de la
rivière Longue,
une pure invention, en un
document autobiographique, historique. La
BNM interprète cette fiction comme s'il s'agissait d'une
description
« réaliste » de la Minnesota (comme
celle que Pierre-Charles Le Sueur
rédige pour le géographe Guillaume Delisle au moment
où Lahontan publie son affabulation). On
peut dire tout de suite que la réalismation profitera
d'un procédé rhétorique mis en
place par Lahontan et employé ici au second degré.
Pour justifier ses très
surprenantes ignorances, l'auteur peut
« expliquer » pourquoi ses informations sont
« incomplètes », voire
« inexistantes » : c'est tout
simplement parce qu'il n'avait pas de bons
interprètes ! « Malheureusement je manquais
d'un bon interprète, et ayant affaire à plusieurs
hommes qui ne s'entendaient pas eux-mêmes, c'était un
galimatias où je ne comprenais rien, ce qui m'obligea
à m'en reporter à ce qui en est » (BNM,
p. 423). Et voilà pourquoi il ne sait
rien des Tahuglauks, qui portent de longues barbes, ont des robes
qui leur viennent aux genoux et... portent des bonnets
pointus ! Il s'agit d'une évidente plaisante
rhétorique, mais c'est l'argument
qu'évoquent partout les rédacteurs de la BNM, et le
plus sérieusement du monde, pour nous expliquer que Lahontan
voulait dire en
fait ceci mais que, malheureusement, à cause de ses piteux
interprètes, il a compris et écrit cela. Et c'est
ainsi que
s'opère une
surréaliste réalismation. On trouve donc souvent
« une erreur provoquée par l'utilisation
d'interprètes » (p. 421, n. 539 et 541).
En voici deux petits
exemples.
c) Esclave, p. 400, n. 482. « Les interprètes de
Lahontan ont peut-être [sic] confondu deux mots dakotas
très proches phonétiquement : wahaka et
woyaka », respectivement « esclave »
et « interprète ». La
réalismation se double d'une évidente faute de
lecture, car il est parfaitement clair que les six Essanapés
sont des captifs qui vont servir de guides et
d'interprètes.
d) Eokoro, p. 397, n. 475. « Le nom "Eokoro" est
probablement [sic] la transcription de Inyan Kago
(prononcé
à peu près [sic] "iyankaro") qui signifie, en dakota,
"pierre gravée" ». Tous les noms inventés
par Lahontan sont ainsi réalismés. C'est
très surprenant en regard des nombreuses
listes de noms de lieux et de peuples que les explorateurs du haut
Mississippi ont transcrits dans la langue des Sioux et traduits
rigoureusement. — Cf. Marc de Villiers du Terrage,
« Noms de lieux sioux tirés d'un dictionnaire
inédit et probablement perdu de Le Sueur »,
Journal de la Société des Américanistes de
Paris, vol. 14-15 (1922): 220-221. Il suffit d'avoir ce
lexique sous les yeux (Le Sueur parlait le sioux) pour comprendre
que les inventions de Lahontan ne saurait s'en approcher.
On aura remarqué les
parenthèses, [sic], que j'ai placées dans les deux
derniers exemples. Ils représentent un trait constant de la
réalismation. Il s'agit de la marque de l'approximation
qui, paradoxalement, justifie l'affirmation. Après l'emploi
du conditionnel, il s'agit d'une série impressionnante
d'adverbes : « peut-être » (6
occurrences), « probablement » (3 occ.),
« sans doute » (4 occ), sans oublier les
périphrases, comme « il n'est pas impossible
que », « il est (donc) (fort) possible
que » (4 occ.), « il se peut que » ou
« il est probable que ». Il est difficile de
comprendre comment les responsables de la BNM ne se soient pas
rendu compte qu'ils réécrivaient complètement
le texte de Lahontan.
e) Notes inutiles. Des hommes d'un tempérament sec
(p. 435,
n. 571); l'orviétan (n. 572); le
séné (n. 573). Plus de vingt-cinq notes
sont de cette eau claire : l'outarde est une bernache
[sic] (p. 392, n. 454), etc. Le summum, certainement,
concerne cette note de Lahontan pour que son lecteur n'oublie pas
que son exploration de la rivière Longue s'est
déroulé en hiver : c'est le triste état
des arbres fruitiers du Mississippi à ce moment. Note
vraiment inattendue de la BNM : « on ne saurait
préciser la nature de ces arbres
fruitiers » ! (p. 431, n. 560). Comme
c'est dommage. Avec cette note, de nombreux lecteurs
laissés dans l'expectative de s'interroger. S'agirait-il de
cocotiers, de bananiers ? Peut-être de
pommiers !
Cela dit, la réalismation est
également productive, car il faut beaucoup d'imagination
pour transformer une fiction en un texte réaliste. Pour
bien dire, cela n'est pas à la portée du premier
venu. Deux exemples, l'un géographique et l'autre
historique.
f) La rivière Rouge et son lac Winnipeg, p. 418,
n. 533. Lahontan décrit trois fois son lac des
Tahuglauks non loin duquel vivent les Mozeemlecks, dont il
rencontre quatre captifs chez les Gnacsitares. La première
fois, il écrit que « leurs villages sont
situés sur le bord d'une rivière qui tire sa source
d'une chaîne de montagnes où la rivière Longue
se forme aussi par quantité de grands ruisseaux qui font
là un confluant » (p. 418-419). Et nos
savants chercheurs, sans s'occuper des corrections et
précisions qui suivront, d'en conclure,
réalismation oblige, que cette rivière qui origine
comme la Minnesota du bassin de Big Stone ne peut être que la
rivière Rouge qui conduit au lac Winnipeg ! On voit
que
ces chercheurs sont déboussolés puisque Lahontan va
préciser clairement que la rivière qui conduirait
à ce lac prend sa source sur le versant ouest de la
chaîne de montagnes qui jouxterait le réservoir de Big
Stone et coulerait vers le sud pour se
décharger « dans un grand lac d'eau salée
de trois cents lieues de circuit » (p. 420),
précisant plus loin, pour la troisième fois, sa
description du « lac d'eau salée dans lequel [la
rivière] se décharge, et que je vous ai dit avoir
trois cents lieues de circuit, en a trente de largeur, son
embouchure étant bien loin vers le midi ou le
sud » (p. 423). Et il s'agirait là,
dans la réalité, du lac Winnipeg ! Et
contrairement aux réalismateurs de la BNM, les
géographes Delisle ont parfaitement bien compris le
texte de Lahontan et ont situé sa fabuleuse mer du
sud au sud (!), dans un magnifique prolongement de l'Iowa. Et
c'est toute la différence entre le réalisme et la
réalismation.
g) Vingt-six ans, mis pour 26 générations,
p. 400, n. 483. Lahontan a mal compris :
« l'espèce de roi » des Essanapés
dit qu'ils étaient en paix avec les Gnacsitares depuis 26
ans
(p. 409). Ah ! misère. Lahontan a encore mal
compris. C'est un certain Baptiste Good qui a raconté
à un certain Mallery la tradition orale relative à la
guerre des rouges et des noirs qui a eu lieu entre 1211 et 1280
(!). Bref, soyons réalistes, le vénérable
vieillard essanapé s'est mal exprimé ou Lahontan a
été trompé par ses interprètes :
la paix ne date pas de 26 ans, mais de 26
générations. Ces datations ne sont pas si rares chez
les Amérindiens. La preuve en est, rappelez-vous, que le
missionnaire Paul Lejeune disait qu'ils avaient très bien
connu le déluge, du temps de Noé, bien avant
Mathusalem.
Mais il n'y a pas que la
réalismation que la BNM permet d'illustrer. On y trouve
plusieurs niveaux d'humour blanc. Et cela va de zéro
à l'infini. Des troupeaux de guerriers aux armoiries du roi
de France. Qu'on en juge.
h) Vingt mille guerriers confondus avec un troupeau de bisons,
p. 409, n. 508. Oui, la réalismation n'a pas
de limite. Elle demande certes beaucoup d'imagination, mais son
résultat vaut son pesant d'humour blanc, même si l'on
se trouve ici au degré zéro, car il n'est pas certain
que les lecteurs seront nombreux à lire de près la
très longue note 508, longue et tordue !
Il s'agit des Mozeemleks, « une nation fort
inquiète et fort belliqueuse; [le grand chef des
Essanapés]
ajouta même qu'ils marchaient en grand nombre, que la moindre
de leurs troupes était de vingt mille hommes »
(p. 409). Incroyable ? Mais non. Lahontan a encore mal
compris, tout cela n'étant qu'un « quiproquo
résultant de subtilités linguistiques incomprises par
les interprètes ». — Et attendez de savoir
de
quelles « subtilités » il s'agit :
on a tout simplement confondu le mot « homme »
et le mot « bison » ! « Il est
donc probable [sic] que lorsque les interprètes de Lahontan
comprennent "troupe de vingt mille hommes", on leur parle en fait
de "troupeaux de vingt mille bisons ». Comme on le
voit, il ne faut pas se laisser décourager par la longueur
de la note, on doit la lire (pour y croire). Elle repose
sur le mot français
« Sioux » traduisant les vocables dakotas
tatanka, « bison », et ospaye,
« troupeau », mot qui ressemble à s'y
méprendre à oyate,
« nation ». C'est simple. Il suffisait d'y
penser. Les Sioux, en sioux, se désignent comme la nation
du bison, par métonymie, les Sioux sont donc des bisons, et
inversement, de sorte que le grand chef parlait très
justement de dangereux troupeaux de bisons, car rien n'est plus
belliqueux que vingt mille bisons. On est vraiment au degré
zéro de l'humour blanc, car la longue note vous fera oublier
le texte de Lahontan qui ne parle pas de troupes d'au moins
20 000 guerriers sioux, mais bien mozeemleks,
terme qui, réalismé, « pourrait être
[sic] la transcription de Maza Mle, prononcé
"mlé" (ou Maza Mde ou bde, variantes
dialectales) qui, en dakota, signifie "lac de
métal" » (p. 418, n. 532). Bref, le
grand chef devait en fait parler d'une simple avalanche de vingt
mille cailloux de fer rouge, comme ceux qu'on trouve au milieu du
lac Winnipeg et qui donne son nom à la rivière
(Rouge !) qui y conduit.
i) La plaque de plomb aux armes du roi de France, p. 424,
n. 548. « On n'a jamais retrouvé la plaque
de Lahontan ».
Avec ce dernier exemple, on parvient au niveau
infiniment comique de l'humour blanc, car tous les lecteurs de la
BNM liront
cette note 548 qui ne fait pas quatre lignes. Lahontan, c'est
vrai, avec sa « découverte » de la
rivière Longue, ne pouvait être en reste sur Jacques
Cartier à Gaspé, La Salle à l'embouchure du
Mississippi et, plus tard, La Vérendrye au pied des
Rocheuses : « de la petite île d'où je
partais, je traversai d'abord en terre ferme pour y planter un long
et gros poteau sur lequel les armes de France paraissaient sur une
plaque de plomb ». Et les annotateurs de la BNM
d'ânonner, avec la preuve d'une citation :
« Les explorateurs avaient l'habitude de déposer
de telles plaques "en mémoire de la prise de possession
faite au nom du roi, de leurs terres" (A. Champagne, les La
Vérendrye et le poste de l'Ouest, p. 20). On n'a
jamais retrouvé la plaque de Lahontan ».
R-é-a-l-i-s-m-a-t-i-o-n.
Peut-on trouver d'autres réalisations de la figure de
rhétorique ? Depuis que j'ai inventé le
concept, qui s'applique rigoureusement à la
désinformation de l'édition de la Lettre XVI des
Nouveaux
Voyages par la BNM, j'en cherche d'autres exemples. Il doit
s'agir de textes manifestement fictifs que des chercheurs prennent
au premier degré, au sérieux, et qu'ils
réécrivent ou, plus précisément, qu'ils
réalisment. Il ne peut pas s'agir de
pure fiction, mais de supercheries assez
crédibles pour avoir donné lieu à des
débats sur leur crédibilité, et, pour
finir, une entreprise de réécriture, ce qui peut
avoir de nombreuses formes. Mais
l'édition (critique) en est une très
appropriée.
Aussi extraordinaire que cela me paraisse, le cas de
l'édition de la BNM semble unique.
Pour s'amuser, on peut tout de même
chercher des textes réalismables, cela doit se trouver...
Impact de la désinformation de l'édition de la BNM
sur la recherche
Pour mesurer cet impact, il faudra
dépouiller les études sur (l'invention de) la
rivière Longue parues depuis trente ans et plus
généralement les travaux sur les oeuvres de Lahontan
susceptibles d'enregistrer cet impact particulier. Pour l'instant,
à titre d'illustration de cette question à
l'étude, je présenterai sur ce point les quatre
comptes rendus qui ont accompagné la publication, en 1990,
de l'édition. Bien entendu, l'impact (négatif) sur
la recherche sera beaucoup plus important dans la recherche et les
études lors des années suivantes, mais la toute
simple présentation des réaction à chaud de la
critique journalistique, sans aucun recul, est déjà
très significative.
1991, Adrien Thério, « L'oeuvre complète de
Lahontan nous est enfin restituée », Lettres
québécoises, 63: 47-48.
Commentaire sympathique de... l'oeuvre de
Lahontan, qui met l'accent sur le
« mystère » de la rivière
Longue.
1992, Jacques Léonard, compte rendu, Revue d'histoire de
l'Amérique française, 45, 3: 445-448.
« ... ses voyages dans les Grands
Lacs jusqu'à la rivière Longue, sans doute la
rivière Minnesota, comme semble finalement le prouver
l'analyse linguistique des noms de tribus rencontrées par
Lahontan (p. 43) » (p. 447). Victime de la
réalismation, l'auteur recopie en effet l'affirmation
ingénue de l'introduction de la BNM sur son
« Apport documentaire » [sic].
« Même la question de la rivière Longue doit
maintenant faire l'objet d'une réévaluation
complète : l'analyse linguistique [sic] d[es]
nom[s] des groupes rencontrés par Lahontan
révèle
qu'il s'agit vraisemblablement [sic] de Dakotas vivant le long de
la rivière Minnesota » (BNM, p. 43).
1992, Gilles Thérien, « Les oeuvres
complètes de Lahontan », Voix et images,
17, 3: 520-529.
L'auteur a quelques propositions qui
permettraient de prolonger les analyses de l'édition de la
BNM. Mais il ne voit rien à corriger à cet insipide
pensum, qu'il prend très sérieusement comme point de
départ de futurs travaux.
1993, François Moureau, compte rendu,
Dix-huitième siècle, 25: 522-523.
Il faut peut-être accepter
« la véracité de la rivière Longue
qui, jusqu'à présent, passait pour une aimable
invention : il s'agirait réellement de la
première incursion européenne sur le cours de la
rivière Minnesota ». En si bon chemin, sur les
nombreuses explorations du haut Mississippi avant l'invention de
Lahontan, cette perle sur les dialogues :
« ces entretiens, peut-être véritables, avec
le chef huron Kondiaronk... ».
Elle implique le
dépouillement
(1) des bibliographies spécialisées, (2) des
répertoires des bibliothèques conservant des
exemplaires des ouvrages de Lahontan et (3) des bibliographies
générales, notamment sur la Nouvelle-France. Suivra
la description des exemplaires.
Pour l'instant, sur la base des travaux
bibliographiques, nous faisons l'hypothèse que le texte de
base doit
être celui de l'édition de 1704 qui désigne les
« éditions » antérieures qu'elle
prétend corriger au premier volume (cf. BNM,
p. 1339), tandis qu'elle ajoute rien de moins qu'un nouveau
chapitre au volume suivant ! (BNM, p. 1340). Comment
est-ce
possible pour une réédition que la BNM désigne
comme une édition
« dérivée » des
« contrefaçons » de 1703 ? —
L'étude bibliographique devra répondre à ces
questions. Les voici formulées.
Bibliographie
1905, Victor Hugo Paltsits, « Lahontan
Bibliography », dans Lahontan, New Voyages to
North-America
[1703], éd. R. G. Thwaites, Chicago, McClurg,
2 vol., vol. 1, p. LI-XCIII.
1954, Albert Harris Greenly, « Lahontan : an essay
and
bibliography », bg. 959.
1990, Réal Ouellet, « OEuvres de Lahontan —
OEuvres publiées au XVIIIe siècle », BNM,
vol. 2, p. 1320-1347.
—— Cet inventaire, car il ne s'agit pas d'une
étude bibliographique, fourmille de coquilles, notamment
dans la transcription des titres, où l'italique par exemple
est enregistré au petit bonheur la chance. On compte
souvent une coquille par ligne. Tout cela serait de l'ordre du
froufrou pseudo-scientifique, sans les sauts de logique qui
invalident l'édition de la BNM, comme on va le voir. Mais
pour s'y retrouver, on doit lire la section de l'introduction
consacrée à « La publication »
(p. 34-38), la note 1 de la p. 791 sur les trois
pages de titre du tome 3 et la prétendue analyse
bibliographique en question (p. 1320-1347) où des
conclusions très importantes sont justifiées d'un
seul mot (« carton »,
« contrefaçon »,
« édition bâclée », etc.)
sans le moindre examen. Tout cela réorganiserait un
siècle de travaux bibliographiques rigoureux ? C'est
peu probable. L'étude bibliographique d'un ouvrage (dite
« bibliographie matérielle ») ne
s'improvise pas à la sauvette. Il s'agit d'un travail
scientifique, dont voici les hypothèses à
l'étude.
Étude bibliographique préliminaire
Jusqu'à preuve du contraire, il
n'existe qu'un seul travail scientifique décrivant
rigoureusement les oeuvres de Lahontan et il s'agit de
l'étude bibliographique de Paltsits (1905),
actualisée par Greenly (1954). Les résultats du
dépouillement sont les suivants. Les trois tomes de
l'ouvrage de Lahontan s'appellent respectivement, en
abrégé, (1) les Nouveaux Voyages, (2) les
Mémoires et (3) les Dialogues.
1) [1702], édition « À la
renommée » (« Angel edition »)
des Nouveaux Voyages et des Mémoires, à La Haye, chez
les frères L'Honoré, 1703, 2 vol.
2) 1703a, édition « À la
renommée » (« Angel edition) »
des Dialogues, sous le titre « Supplément aux
voyages », La Haye, chez les frères
L'Honoré, 1703.
—— Le « Supplément » est
évidemment destiné à ceux qui ont
déjà acheté les deux premiers volumes. Mais
le volume est relancé avec deux autres pages de titres
visant manifestement deux autres groupes de clients (dont les pages
de titres qui nous sont restées sont d'ailleurs d'un autre
éditeur et datées de 1704). D'abord
« Suite du voyage » pour ceux qui
achèteront les trois volumes ensemble; ensuite
« Dialogues de M. le baron de La Hontan » pour
ceux, très nombreux, évidemment, qui
n'achèteront que ce volume (qui, incidemment n'est plus
désigné comme le troisième
« tome » d'un ouvrage). Les pages de titre,
les noms des éditeurs, les dates de publication, tout
concorde avec cette succession des trois pages de titre du
troisième tome de l'édition originale.
—— La BNM voudrait changer cette implacable succession
logique sous prétexte de « cartons ».
En effet, les ouvrages portant la page de titre « Suite
du voyage » (Boeteman, Amsterdam, 1704) n'auraient pas un
carton comme page de titre, contrairement aux pages
« Supplément » (L'Honoré, La
Haye, 1703) et (mais cela n'est pas clair)
« Dialogues » (Boeteman, Amsterdam, 1704). Le
bon sens le dit, un « carton » pour contredire
radicalement le « texte » des pages de titre,
c'est bien mince. D'abord, la page de titre est souvent bicolore,
en noir et rouge; elle doit donc être passée deux
fois à la presse; la question doit donc être
étudiée avant de sauter aux conclusions. Ensuite, il
est vraiment peu vraisemblable que ces cartons qui ouvrent pas
moins de dix-neuf (19) exemplaires, d'après la BNM, puissent
corriger ou relancer quoi que ce soit — et certainement pas
une édition dont il nous resterait quatre (4) exemplaires du
« Supplément » et neuf (9) des
« Dialogues » (dont la BNM ne nous dit pas s'il
y a là carton ou pas, répétons-le) —
datés de 1704 ! Sans compter que la BNM n'explique
nullement la relance. Bref, jusqu'à mieux informé,
on ne peut retenir cette hypothèse.
2) 1703b, édition « À la
sphère » (« Globe edition »),
réimpression (et donc réédition) des deux
premiers tomes, toujours à La Haye, chez les frères
L'Honoré. Ces deux tomes se vendent avec les Dialogues,
soit le « Supplément » ou la
« Suite ». — Le dépouillement
des trois tomes en collection dans les bibliothèques n'est
pas encore réalisé.
—— En première analyse, on peut supposer que le
succès de l'ouvrage en moins d'une année,
relancé par la publication du troisième tome, impose
une réédition (rapide) de l'ouvrage aux frères
L'Honoré.
3) 1703c, l'édition « À
l'ornement » des Nouveaux Voyages et des Mémoires
(adresse : La Haye, L'Honoré) est une
contrefaçon des éditions de 1702-1703a ou, plus
probablement, de 1703b. Elle est d'excellente qualité, plus
belle que celle de 1703b pour son ornementation (c'est le cas de le
dire, étant donné la manière avec laquelle on
la désigne, pour ses trois astérisques en page de
titre !). Mais plusieurs de ses gravures sont des planches
inversées. Il est donc probable qu'il s'agisse d'une
contrefaçon (si on peut en faire la preuve) de
l'édition 1703b, doublant la réédition des
frères L'Honoré, pressés par le succès
de l'ouvrage.
4) 1703d, traduction anglaise des trois tomes de l'ouvrage
français, New Voyages to North-America, London, Bonwichke,
Goodwin et autres, 2 vol.
—— On publiera en 1735 une édition
abrégée de cette traduction, toujours en deux
volumes, avec de nombreuses pages de titre, soit autant de
réclames d'éditeurs de Londres.
5) 1704, réédition des Nouveaux Voyages et des
Mémoires (avec probablement une ralance ou une
réédition des Dialogues), La Haye,
L'Honoré.
—— Le premier tome évoque
« des » éditions antérieures
(réputées fautives), le second ajoute un chapitre
inédit intitulé « La manière dont
les Sauvages se régalent » (p. 194-198).
—— S'agit-il de l'édition annoncée par
les Mémoires de Trévoux (p. 1460) en août
1704 ? (BNM, 37, n. 65, présuppose qu'il s'agit
d'une annonce antidatée de l'édition revue de
1705).
—— Ces éditions sont relancées en
1707-1708,
1708 (Dialogues), 1709, 1715, 1728 (Suite) et 1741 (en deux
volumes, sauf évidemment pour la relance du seul volume des
Dialogues, sous le titre « Dialogues » ou
« Suite »).
6) 1705, Voyages, puis Mémoires et Dialogues, Amsterdam,
François L'Honoré, 2 vol.
—— Seconde édition où les Nouveaux
Voyages et les Mémoires sont entièrement
réécrits.
Rien ne permet de croire que Lahontan n'a pas autorisé cette
relance de son oeuvre, mais il est certain qu'il n'y a pas
participé. Cette réédition publiée par
les frères L'Honoré est attribuée à
Nicolas Geudeville.
—— La réédition sera relancée en
1728 et 1741.
C'est à J.-Edmond Roy qu'on doit
la mise en place de l'hypothèse que Nicolas
Gueudeville soit l'auteur de la réédition de l'oeuvre
en 1705 ou plus précisément de la
réécriture des Lettres (les NV) et des
Dialogues : « Le Baron de Lahontan »,
Mémoires de la Société royale du
Canada, 1re
série, vol. 12, 1994, section 1, p. 63-192,
réimp. en tête des Dialogues, Montréal,
Élysée, 1974, p. 5-257. L'hypothèse,
toutefois, ne repose sur aucun fait objectif, seulement sur deux
affirmations de peu de valeur, à cause de leur
partialité relevant nettement du dénigrement :
Jean-Frédéric Bernard dans son Recueil de voyages
au
nord, en 1715, attribue la paternité des
Dialogues (et non leur seconde
édition) au seul Nicolas Gueudeville,
tandis que Jean Le Clerc, affirmera en 1724 que
« Lahontan » n'était qu'un pseudonyme de
Gueudeville ! Depuis, la conviction ne repose que sur de
nombreuses et toujours approximatives études stylistiques et
de contenu idéologique. L'étude qui fait toujours
autorité à ce sujet est la très prudente
analyse d'Aubrey Rosenberg : Nicolas Gueudeville and his
work (1652-172?), La Haye, Boston et London, Martinus Nijhoff
(coll. « Archives internationales d'histoire des
idées », no 99), viii-285 p. Il
étudie la question de l'attribution de la
réécriture de 1705 dans la première section de
son chapitre justement intitulé « Works attributed
to Gueudeville », « The Voyages of
Lahontan » (p. 123-130). Si l'analyse paraît
tendre à prouver que la réécriture est bien de
Nicolas Gueudeville, ce n'est nullement la conclusion de la section
qui pose plutôt l'hypothèse conjecturale que tout
porte à croire que tel est le cas, mais que nous n'en avons
encore aucune autre preuve que le fait que Gueudeville soit
justement au bon moment au bon endroit, La Haye !
(p. 125). Or, la brève étude passionnante d'A.
Rosenberg, au lieu sauter aux conclusions, comme on dit, en arrive
plutôt à trois problèmes qui permettent de
reposer la question (p. 130). Pourquoi donc les frères
L'Honoré lancent-ils en 1705 une nouvelle édition
corrigée alors que la première a atteint
déjà un
succès considérable qui ne se démentira pas
avant des décennies ? Ensuite, plus énigmatique
encore, pourquoi les Lettres et les Dialogues sont-ils
réécrits, mais pas les Mémoires ? Et la
question est d'autant plus pertinente que c'est
précisément le second volume de l'oeuvre, ces
Mémoires, qui auraient dû mériter non seulement
d'être pour ainsi dire, non pas réécrits, mais
enfin rédigés, s'agissant souvent de
données brutes informelles. Enfin,
hypothèse très audacieuse d'A. Rosenberg, si c'est
bien Nicolas Gueudeville qui est responsable de la
réédition, pourquoi n'aurait-il pas été
impliqué dès la première édition des
oeuvres de Lahontan ?
Dans ce cas, l'hypothèse se
reformulerait
ainsi, ce que ne fait pas son auteur : Lahontan est à
La Haye avec les copies des lettres qu'il a adressées
à son parent durant son séjour en Nouvelle-France et
en a rapporté aussi des documents qui vont largement
restés informes pour constituer les Mémoires.
Nicolas Gueudeville va jouer le rôle du nègre pour les
frères L'Honoré, avec l'accord et l'aide de Lahontan,
bien entendu, pour mettre tout cela en forme, ce qu'il fait
exactement et précisément dans l'esprit de Lahontan.
C'est la première édition. Devant le succès
considérable de l'ouvrage, Nicolas Gueudeville propose de
reprendre le tout, mais cette fois dans sa propre perspective,
Lahontan étant maintenant à Londres où il ne
peut protester sans qu'on risque d'apprendre que son oeuvre
n'était pas de sa main. Et le fait que Nicolas
Gueudeville ne réécrive pas les Mémoires
s'explique du fait qu'il ne les avait pas non plus
« rédigés » dans la
première édition, tout simplement parce qu'on ne
réécrit pas aiséent des
documents :
ils étaient informes dans la première édition,
ils le resteront dans la seconde. — Voilà pour moi
une hypothèse tout à fait crédible. Elle
répond simplement aux trois questions soulevées par
Aubrey Rosenberg en s'appuyant sur un fait psychologique
incontestable : Lahontan n'est pas un écrivain !
Mais c'est en revanche un fabuleux affabulateur, une sorte de
romancier, si l'on veut, auquel il manquerait toutefois tout des
arts de la pensée philosophique et de la rédaction.
Il est donc homme à travailler sans scrupule avec le jeune
polygraphe Nicolas Gueudeville pour avoir le moyen de
« rédiger » une oeuvre digne de la
publication ou qui fera le succès des frères
L'Honoré. Et, dans cette hypothèse, ce serait
incontestablement « son » oeuvre, mais
entièrement formulée et rédigée par
Gueudeville. Tandis que celui-ci trouvera le moyen de se
la réapproprier, intellectuellement, dans une seconde
édition, qui trouve ainsi son
explication, puisque c'est aussi son oeuvre.
Cette hypothèse, toute
séduisante qu'elle soit, repose toutefois elle-même
sur plusieurs suppositions et conjectures, dont la première
constitue paradoxalement sa pierre d'assise, soit que la
seconde édition soit le fait de Nicolas Gueudeville.
Elle ne saurait être envisagée avant qu'on ait au
moins fait la preuve que Gueudeville est intervenu dans la
première édition (ce que personne n'a
tenté d'évaluer jusqu'ici). On pourrait alors tenter
d'en trouver trace dans les archives des éditeurs
hollandais, notamment celles des frères L'Honoré.
Rééditions et contrefaçons
Il est évident que les éditions
1703b et 1704 sont des
« rééditions » de
l'édition 1702-1703a des frères
L'Honoré, c'est-à-dire trois
« tirages » de l'édition originale,
chaque fois recomposée, avec un nouveau chapitre en 1704.
Il est plus que probable que 1703c soit une contrefaçon. Au
sens moderne du terme, l'édition de 1705 est une
« nouvelle édition ».
Jamais d'aucune manière Lahontan n'a
été dans l'imprimerie des frères
L'Honoré pour suivre la composition de son ouvrage. On
possède au moins six textes de lui à ce sujet, qu'il
faut toujours prendre avec un grain de sel.
(1) Préface de l'Éditeur aux NV, manifestement de
Lahontan (BNM, 247).
(2) L'auteur au lecteur, 1702, avec son errata (BNM, 999);
(3) Préface à la traduction anglaise, 1703 (BNM,
1002);
(4) Réplique au compte rendu du Journal de Trévoux
(BNM, 1008);
(5) Avis au lecteur en tête des Dialogues (BNM, 799) qui
reprend sommairement (3);
(6) Préface aux Dialogues (BNM, 793).
Manifestement, dans ces textes, Lahontan joue un rôle
d'auteur aux prises avec son éditeur. Le
« rôle » en question est trop profitable
aux deux intéressés, l'auteur et son éditeur,
pour qu'ils n'aient pas été de mèche. Il
suffit de lire ces textes pour y trouver tout de suite la plume, le
style et l'art de Lahontan, notamment dans les textes
attribués à l'éditeur !
Si Lahontan n'a jamais surveillé la
production de ses trois livres dans l'imprimerie, il suit que c'est
l'imprimeur-éditeur qui en est responsable. La
dernière édition de l'oeuvre
« originale » en 1704 (alors que rien ne permet
de croire que le manuscrit n'est pas demeuré dans
l'imprimerie) est donc réputée la dernière
à avoir été composée — et donc
« revue » — par
l'imprimeur-éditeur,
sous son autorité, avant la
réédition de 1705. L'édition de 1704 sera
donc le texte de base sur laquelle seront portées les
leçons antérieures et dont on corrigera les coquilles
en regard de ces variations.
La BNM ne signale en tout et pour tout que
deux variantes des textes imprimés (p. 36, n. 63),
dont la première est très intéressante :
bras françois (1702, p. 52) > vras
François (1703b ou 1703c ?) > vrais
François (1704). Le second exemple n'est pas probant pour
nous (puisqu'il pourrait s'agir d'une correction
justifiée) : que cela (1702, 1703, p. 85)
> que tout cela (1704). On le verra ci-dessous,
on n'établit pas un texte sans le dépouillement
systématique de ses variantes, sans procéder ensuite
à leur étude scientifique, dont les conclusions
s'intègrent nécessairement au travail. En effet,
même si l'on admettait que le texte de base soit
l'édition « originale » de 1702-1703, on
ne saurait se priver de la lecture littérale, mot
à mot, des rééditions de 1703b, 1703c
et 1704, car même une contrefaçon (1703c) peut nous en
apprendre beaucoup sur la lecture mot à mot du texte. Un
lapsus de 1703 ou de 1704 vaut une fortune pour l'éditeur
scientifique qui vient trois siècles plus tard, avec un
français qui a bien changé, forcément.
Notre texte de base, on vient de voir
pourquoi, est pour l'instant celui de l'édition de 1704.
Comme on le voit à la table des
matières, l'établissement du texte se fera en
trois phases qui produiront quatre formes d'édition :
d'abord l'édition diplomatique brute, doublée de
l'édition diplomatique corrigée et
régularisée selon les normes du texte, celle qui sera
destinée aux spécialistes; ensuite l'édition
uniformisée dans la graphie et le typographie du
français contemporain; enfin sa transcription en
français moderne. Puisque l'espace n'est pas compté
dans l'édition électronique, il n'y a aucune raison
de ne pas proposer ces quatre établissements du texte.
L'annotation critique (variantes et notes) se
trouvera rappelée dans toutes les formes de
l'établissement qui suivront l'édition diplomatique
brute, sauf la dernière qui comprendra au contraire un choix
des notes essentielles à la compréhension
littérale du texte, cette annotation allégée
étant destinée à la lecture rapide.
L'établissement en cours constitue la
première phase de ces
« éditions » : c'est l'établissement diplomatique du texte
de base, c'est-à-dire sa reproduction littérale,
fautes et coquilles comprises. Actuellement, des crochets
encadrent des coquilles pour les mettre en relief et les signaler
à l'intention de ceux qui procéderont aux futurs
traitements du texte, mais ils disparaîtront
évidemment de l'édition définitive de
l'établissement diplomatique.
« La manière dont les
Sauvages
se régalent », p. 194-198.
On trouve signalé dans la BNM (p. 1340)
rien de moins que ce « chapitre inédit »
de l'édition de 1704 des Mémoires. Qui, pour la
première fois, a constaté le fait ? Comment se
fait-il que l'« oeuvre complète » ne
l'édite pas ?
Pas plus que les
« corrections » signalées par la note de
l'Auteur en 1702, ce chapitre ne se trouve dans la traduction
anglaise de 1703. Pourquoi ? Parce qu'il a été
expédié après coup aux frères
L'Honoré ? Ce serait bien possible. Ce chapitre
mérite donc une étude particulière.
Ce tout dernier chapitre des Mémoires,
inséré abruptement entre la description des
« Armoiries » et le
« Dictionnaire », n'est pas repris dans la
réédition de 1705.
Une fois établie la liste des
éditions et des tirages, il faudra évidemment
procéder à... l'épouillement ! Il faut
aligner, point par point, les variantes des premières
éditions (de 1702 à 1704), quelque soit le texte de
base. En effet, sur l'échantillon d'un chapitre, cette
confrontation systématique des variantes permettra de
confirmer et de développer les conclusions de l'étude
bibliographique du texte (sa « bibliographie
matérielle »). Par ailleurs, les variantes
significatives (même dans le cas des lapsus comme
« Navigation » pour
« Nation », p. 150: 4) constituent des
lectures du texte. Quoi qu'il en soit, on ne peut présumer
des résultats de ce travail.
Réaliser un index des formes, puis une
table des fréquences des vocables de la Lettre XVI,
cela serait un assez long travail en regard du profit qu'on
pourrait en tirer. Obtenir un index des noms propres serait
déjà très utile. Peut-être pourrait-on
l'obtenir à bon compte en utilisant le système de
« Google — Recherche de livres ».
On ne trouvera pas de source livresque
à
la Lettre XVI. Toutefois Lahontan connaît la Description
de la Louisiane de Hennepin (1683), pour s'en être
moquée, et le Journal de Jean Cavelier de La Salle
(1684-1688)
pour l'avoir lui-même recopié pour la Couronne
d'Espagne
— et en avoir recopié le célèbre extrait
sur le supplice du crocodile dans les Mémoires (BNM,
p. 567-568), rédaction annoncée dans sa
Lettre XVI (174: 22).
Le travail de comparaison sur les textes
contemporains aura donc deux objectifs préliminaires.
D'abord, bien entendu, confronter les informations factuelles qui
peuvent être recoupées (trajets, distances et
chronologie, configurations géographiques, tribus et
villages
amérindiens, flore et faune, etc.); ensuite et plus encore
les structures narratives (narrations de missionnaires,
d'explorateurs et, dans le cas de Lahontan, de militaires).
Rappel bibliographique
Le sigle bg renvoie aux entrées de la Bibliographie
littéraire de la Nouvelle-France de Guy Laflèche,
Laval, Singulier, 2000, dont on trouve ici le
supplément.
BNM = Lahontan, OEuvres complètes, édition
encyclopédique de Réal Ouellet, avec la collaboration
d'Alain Beaulieu, PUM (coll. « Bibliothèque du
nouveau monde »), 1990, 2 vol. de pagination
continue.
JR = collection des Jesuit Relations de R. G. Thwaites, bg.
185.
Écrits des jésuites
1670, Claude Allouez, « De la mission de saint
François Xavier dans la baye des Puans, ou
plûtôt
des eaux puantes — Lettre du P. Alloüez qui a eu
charge
de cette Mission, au R. P. Superieur »,
chapitre XII de la Relation de 1670, JR, 54 : 196-242.
— Voir l'ensemble de la Relation de 1670 envoyée des
Outaouaks par le supérieur Claude Dablon, à la
résidence Sainte-Marie du Sault (JR, 54: 124-242).
1671, Le second de Claude Allouez, probablement Louis André
(JR, 56 : 124), « De la mission de S.
François
Xavier, & des Nations qui en dépendent »,
troisième partie, chapitre 5 (comprenant cinq
sections),
de la Relation de 1671, JR, 55: 182-224. — Denier chapitre de
la troisième partie de la Relation de 1671, soit de la
Relation des Outaouaks [par Claude Dablon].
1672, [Claude Allouez et Louis André], « De la
mission de saint François Xavier »,
chapitre 5,
seconde partie de la Relation de 1672, JR, 56 : 120-146. Voir
également les deux chapitres précédents, sur
Sainte-Marie du Sault (chap. 3, p. 106-112) et sur
Saint-Ignace
de Missilimakinac (chap. 4, p. 114-118), le tout
dans la Relation de 1672, troisième partie, missions des
Outaouaks (p. 90-146).
1673, Louis André [avec Claude Allouez], « De la
mission de St François Xavier dans la grande baye des
Puants », chapitre 5 des Missions des Outaouaks,
partie II de la Relation de 1673, JR, 57: 264-304,
58: 20-72
(voir les chapitres précédents, depuis le
chap. 1 de la Relation des Outaouaks, JR, 57: 202).
1674, « Relation des missions au pays des
Outaouacs », puis « De la mission de
Saint-François-Xavier »
(JR, 58: 254-288),
1673-1675, Jacques Marquette, Voyages : « Le
premier voyage qu'a fait le P. Marquette vers le nouveau
Mexique
et comment s'en est formé le dessein » (JR, 59:
86-162),
« Journal incomplet du P. Jacques Marquette,
adressé au R. P. Claude Dablon, supérieur des
missions » (p. 164-182) et « Récit
du second voyage et de la mort du P. Jacques
Marquette » (p. 184-211).
— Voir les recueils et les traductions (souvent
commentées) de ces textes, bg. 103-104.
1677, Claude Allouez, « Récit d'un
troisième voyage faict aux Ilinos » (1676-1677),
JR, 60 : 148-166.
1677, Claude Allouez, Louis André et autres, « De
la mission des Outaouacs en l'an 1676 », Relation
inédite de 1677, JR, 60: 196-212
1678, « Missions des Outaouais » dans la
Relation de 1678 de Claude Dablon, JR, 61 : 68-72.
1679, « De la mission des Outaouacs »,
première partie de la Relation de 1679 de Claude Dablon, JR,
61: 89-156.
1699, Julien Binneteau, « Lettre à un père
de la Compagnie de Jésus », [janvier] 1699, du
pays
des Illinois, JR, 65: 64-77.
1699, Gabriel Marest, « Lettre à un père de
la Compagnie de Jésus », 29 avril 1699, du pays
des
Illinois, JR, 65: 78-85.
1700, Jacques Gravier, « Relation ou Journal du voyage en
1700 depuis le pays des Illinois jusqu'à l'embouchure du
Mississipi », 16 février 1701, JR, 65: 100-179.
Les explorations de Robert Cavelier de La Salle
1679-1681, la « Relation officielle » de La
Salle, par Claude Bernou, bg. 109.
1682, Minet, « Voyage... et Journal de nostre voiage au
golphe de Mexique », bg. 113-114.
1683, Louis Hennepin, Description de la Louisiane (puis les
Nouvelles Découvertes et le Nouveau Voyage, en
1697 et 1698), bg. 117-119.
1684-1688, Journal de Jean Cavelier de La Salle, bg. 106-108
1691, Zénobe Membré, abrégé par
Valentin
Leroux dans son ouvrage, attribué à Chrestien
Leclercq,
Premier Établissement de la foi dans la
Nouvelle-France,
bg. 133, vol. 1, chap. 21-23,
p. 132-268.
1697, Henri de Tonty, Dernières découvertes dans
l'Amerique septentrionale de M. De la Salle, bg. 115.
Les explorations de la Minnesota
Au moment où Lahontan affabule son
exploration de la rivière Longue, que certains critiques
assimilent à la Minnesota, l'exploration de la
rivière a déjà une longue histoire. La preuve
en est que les Delisle, bien informés des premières
explorations de Dulhut, puis de Perrot, devront faire preuve
d'imagination pour situer l'invention de Lahontan dans la
réalité géographique ! Mais
l'intérêt ici est de comparer le récit fictif
de Lahontan avec la relation de Le Sueur qui va fonder le fort
L'Huillier l'année même où Lahontan publie sa
« découverte » et son
« exploration », 1700-1701. Il suffit de
comparer le trajet de Le Sueur du Wisconsin … la Minnesota avec
celui de Lahontan, pour opposer la réalité à
la fiction. Sans compter que les mémoires de Le Sueur ont
permis de dresser une carte évidemment sans aucune commune
mesure avec celle de la « rivière
Longue ».
1700, Pierre-Charles Le Sueur,
« Voyage de Le Sueur chez
les Sioux : après avoir quitté le Mississipi
pour entrer dans la rivière Saint-Pierre [la Minnesota] et
dans la rivière Bleue, il établit le fort L'Huissier
(1700) », éd. de Pierre Margry,
Découvertes et établissements des Français
dans l'Amérique septentrionale, vol. 6, Paris,
Maisonneuve et Leclerc, 1888, p. 69-96.
1702, Guillaume Delisle, Carte du Mississipi, sur les
mémoire de M. Le Sueur qui a pris avec la boussole tous les
tours et détours depuis la mer jusqu'à la
rivière Saint-Pierre, Paris, 1702, AN de Paris, S.M.
Port. fo 138bis, div. 3, pièce 2, 4 fo).
Voir la cartographie de la rivière Saint-Pierre (pour
comparaison avec notre rivière Longue !). Mais voir
également le trajet du Wisconsin à la
Saint-Pierre.
Les officiers de la marine dans les forts des Grands Lacs
Pour évaluer la situation de Lahontan
lors de son séjour dans les Grands Lacs et au Mississippi,
on devra dépouiller sur ce point les documents des Archives
nationales de Paris. La première question qui se pose est
celle de la traite des fourrures par les officiers responsables des
postes de l'Ouest, comme c'est le cas de Lahontan, commandant du
fort Saint-Joseph du détroit en 1687-1688. Les
études suivantes constitueront un bon point de
départ.
2003, Gilles Havard, Empire et métissage : Indiens
et Français dans le pays d'en Haut (1660-1715),
Québec, Septentrion et Presses universitaires de
Paris-Sorbonne, 2003, 610 p. Notamment « Les
militaires : officiers et soldats des troupes de la
marine » (p. 79-87). — On dit depuis toujours
« dans les pays d'en haut », ce que l'ouvrage
justifie du point de vue socio-politique.
2009, René Chartrand, « La gouvernance militaire
en Nouvelle-France », Bulletin d'histoire
politique, 18: 1 (2009), p. 125-136, notamment
« Exploration et postes
éloignés », p. 130.
2015, Louis Lalancette, les Capitaines des troupes de la marine
de 1683 à 1739 : la carrière militaire en
Nouvelle-France, mémoire de maîtrise en histoire,
Université de Montréal. Notamment, « La
traite dans les postes : une source de revenus
convoitée par les commandants » (p. 132-134,
dans une série d'analyses explorant le sujet, p. 127 et
suiv.).
La liste des cartes de Lahontan se trouve
à la table des matières. En
fait l'édition critique des deux versions de la carte de la
rivière Longue implique d'une part l'étude de toutes
les autres cartes de Lahontan dans l'histoire de la cartographie de
la Nouvelle-France jusqu'en 1702, et notamment les cartes
contemporaines du Mississippi.
On trouvera un sommaire de la chronologie et de la topographie de
l'exploration de la rivière Longue en appendice à
l'exposé des conclusions actuelles du présent
travail. Les deux longues listes complètes qui ont servi de
base à ce sommaire devront être revues et encore
complétées au fil de l'analyse textuelle du chapitre.
Point par point, il faut comparer les distances et les
durées des trajets avec ceux décrits par les
voyageurs contemporains, depuis les explorations de Marquette. Le
résultat comptable se trouvera dans un appendice qui
renverra sur chaque point au texte édité et,
inversement, auquel l'annotation renverra au fur et à mesure
du déroulement du texte.
On pose que les Nouveaux Voyages, tout
comme les Mémoires, ont comme source autobiographique
une correspondance réelle de Lahontan. Par principe, cette
hypothèse doit être absolument maintenue
jusqu'à
ce que l'on puisse formellement la montrer fausse. En langage
courant, on dit simplement que rien ne permet de contredire
Lahontan
jusqu'à preuve du contraire. Or, du point de vue
très
élémentaire des études littéraires, on
montre facilement que la rédaction de Lahontan de ce point
de
vue est « sans faute ». Il faudrait non
seulement un grand écrivain, mais un remarquable fabulateur
de métier pour écrire un tel ouvrage sans se couper
souvent, ce qui n'arrive jamais à Lahontan.
On pose ensuite, vu la preuve de
l'affabulation
de la rivière Longue après 1699, date de la carte du
Mississippi de Séville, que Lahontan réécrit
la
Lettre XVI et plus précisément la
développe
à partir d'une rédaction originale de 1689.
Dès
lors, la question se pose de savoir quelle était cette
rédaction originale.
Une seule chose est certaine : elle ne
comprenait pas l'invention de la rivière Longue. Et c'est
déjà beaucoup pour reconstituer une part essentielle
de la rédaction primitive, puisqu'on se retrouve alors avec
un « texte » qui correspond à la
longueur
moyenne (à mesurer) des 25 lettres de l'ouvrage.
En revanche, on peut montrer facilement que
Lahontan a inventé son exploration très tôt
dans
sa rédaction (à situer entre 1700 et 1702), à
cause des nombreux recoupements qu'il a placés dans
l'ensemble
de son oeuvre, c'est-à-dire les références
à la rivière Longue. En voici la liste
« chronologique » dans l'ordre des ouvrages
(car
l'étude de genèse devra déterminer les
additions
possibles, après coup, dans le corps de la
rédaction) :
1. À la suite de la préface de Lahontan (car elle est
évidemment de lui et non de l'éditeur comme Beaulieu
et Ouellet en croient... Lahontan !), suit la note
éditoriale : « La Carte mise en tête
du
premier Volume doit se rapporter à la 16e Lettre du
même
Volume » (BNM, p. 249).
Alors que la Carte générale du
Canada est à sa place en tête du volume 2, comme
la « Carte générale de Canada a petit
point » en tête du volume 1, celle-ci est
brochée avec la Carte de la rivière Longue, qui n'est
pas là à sa place. La carte de la rivière
Longue est le développement fabuleux de cette carte
générale du volume suivant. Certes, il suit que la
carte de la rivière Longue a été conçue
et probablement gravée après les autres, mais
pourquoi
cette note adressée au lecteur à la fin de la
préface, alors qu'il suffisait de placer la carte à
sa
place ? — comme le font d'ailleurs les deux autres
éditions de 1703.
2. Table des matières. Lettres XVI : « ...
voyage remarquable de la Riviére Longue, avec la Carte des
Païs découverts, & autres... » (BNM,
p. 253). La table est composé en même temps que
la préface. En fait, la composition du titre du chapitre a
probablement été gardée en réserve.
L'important pour nous est que jamais la
rivière Longue ne sera évoquée de quelque
manière que ce soit avant la Lettre XVI, soit la
« composition » du titre du chapitre, tel qu'on
le retrouve ici dans la table des matières.
3. C'est au volume 2, à l'« ouverture »
des Mémoires qu'il est question pour la première fois
de la rivière Longue en dehors de la Lettre XVI (car
les
nos 1 et 2 dont des rédactions ultérieures). Or,
cela
se fait justement à l'occasion d'une situation de ses
« deux » cartes, celle de la rivière
Longue et la carte générale du Canada qui ouvrent les
deux volumes : « Mon voyage de la Riviére
Longue m'a donné lieu de faire la petite Carte que je vous
ai
envoyée de Missilimakinac en 1699 [= 1689] dans ma XVIe
Lettre... » (BNM, p. 528); Lahontan précise
à ce moment que cette carte est peut-être sommaire par
rapport aux connaissances sur les pays voisins maintenant
découverts, « inconnus à toute la Terre,
aussi bien que cette grande Riviére dans laquelle je
n'aurois
pas eu la témerité d'entrer sans en avoir
été instruit à fond, & sans une bonne
escorte ».
4. Énumération des poissons. Lahontan fait d'abord
la
liste des poissons et des coquillages du Saint-Laurent jusqu'aux
Grands Lacs, puis ceux du Mississippi, qui se trouvent
également en Europe. Il décrit ensuite
précisément, un à un, ceux qui sont exotiques,
pour à la toute fin ajouter ceux rencontrés lors de
son
voyage de la rivière Longue, dont la remarque
suivante :
« ceux qu'on pêche dans la Riviére Longue,
laquelle se décharge dans le Fleuve de Missisippi sentent si
fort la vase & la bourbe qu'il est impossible d'en manger. Il en
faut excepter certaines petites truites que les Sauvages
pêchent dans quelques Lacs aux environs, qui sont un mets
assez
passable » (BNM, p. 593). À remarquer que
les
deux alinéas qui terminent cet exposé sont de l'ordre
de la constatation générale, s'appliquant
au-delà
des Grands Lacs, et paraissent une addition à
une
rédaction antérieure. — Plus que cela, la
première remarque venant de l'exploration de la
rivière
Longue reprend significativement mot pour mot ce qui correspond
à l'entrée dans la rivière : après
deux ou trois jours de navigation, le 5 ou le 6 novembre, à
la première île rencontrée, « je ne
voulus pas aller plus loin, écrivait Lahontan, me contentant
de faire pêcher quelques méchans poissons qui
sentaient
la vase » (147: 21). Pour les petites truites, c'est
évidemment banal : on en pêche d'excellentes six
jours avant l'arrivée chez les Gnacsitares (159: 12).
5. Au chapitre des « Habits, Logemens, Complexions &
tempérament des Sauvage ». Introduction :
Lahontan oppose les vues des récollets et des
jésuites,
les renvoyant dos à dos. Il précise à ce
moment
que son exposé ne concernera que les « Sauvages de
Canada, sans y comprendre ceux qui habitent au delà du
Fleuve
de Missisipi », n'ayant pu les connaître. Suit
l'addition abrupte et pour bien dire saugrenue dans le
contexte : « J'ay dit en mon Journal du Voyage de
la
Riviére Longue qu'ils étoient extrêmement
polis,
il est facile d'en juger par les circonstances que vous avez du
remarquer » (BNM, p. 632).
Tout comme dans le cas des poissons, mais de
manière un peu plus surprenante, les Amérindiens de
la
rivière Longue (que sont pourtant les Eokoros, les
Esanapés, les Gnacsitares et les autres !) ne sont
qu'un
petit fion ajouté à la recopie d'une rédaction
faite bien avant l'invention de l'exploration de la Lettre XVI.
6. Vers la fin des Mémoires, à la fin du chapitre sur
la « Chasse des Sauvages », après la
longue description de l'habitat du castor (qui fait pendant
à
la description de l'animal en tête de la Lettre XVI),
Lahontan produit deux anecdotes pour montrer combien les Outagamis
sont imprudents et se laissent surprendre par leurs ennemis. Il
écrit « La seconde affaire arriva trois ans
après celle-ci [soit en 1683], dans le Païs de Chasse
des
Outagamis, où je vous ai marqué dans ma 16e Lettre
que
le Chef de cette Nation me donna dix Guerriers pour m'accompagner
à la Riviére Longue » (BNM,
p. 707).
Addition correspondant à l'addition
opérée par l'invention de la rivière Longue
dans
la Lettre XVI. On remarque en effet que c'est
précisément lors du récit du séjour
chez
les Outagamis qu'apparaît la rivière Longue comme un
cheveu sur la soupe (rivière supposée connue de ces
Renards, alors qu'il n'en a jamais été question
depuis
plus de dix ans, en Nouvelle-France, depuis que les jésuites
sont chez eux). Cela dit, on peut supposer que Lahontan a
rédigé son oeuvre à partir de ses originaux,
les
Lettres d'abord, les Mémoires ensuite. L'addition se fait
donc ici, dans la réécriture, au fil de la plume.
7. Dernier fion, à la toute fin des Mémoires, en
queue
du « Petit Dictionnaire de la langue des
Sauvages » : « Je ne sçache point
qu'aucune Langue Sauvage de Canada ait de F. Il est vrai que les
Essanapés & les Gnacsitares en ont; mais comme ils sont
situez au delà du Missisipi sur la Riviére Longue,
ils
sont au delà des bornes du Canada » (BNM,
p. 767).
Cette ultime addition illustre plus
clairement,
et sans l'ombre d'un doute, la fonction d'attestation de
toutes celles qui précèdent : ici et là,
inopinément, comme point final, Lahontan ajoute quelque cinq
phrases pour authentifier son invention de la rivière
Longue.
— À remarquer toutefois qu'on ne trouve aucune mention
des Eokoros, Essanapés, Gnacsitares, Mozeemlek et Tahuglauk
dans la « Table des Nations Sauvages de
Canada »
(BNM, p. 560-561)...
8. Il faut signaler pour finir la référence à
un passage inexistant du récit de l'exploration de la
rivière Longue : « Les Sauvages de la
Riviére Longue brûlent les corps, comme je l'ai dit
ailleurs; & même ils les conservent dans des Cavots
jusqu'à ce qu'il y en ait un assez grand nombre pour les
brûler tous ensemble, ce qui se fait hors du Village dans un
lieu destiné pour cette cérémonie »
(BNM, p. 695). — Il faudra non seulement expliquer ce
lapsus (où donc est-il question de la crémation dans
l'oeuvre de Lahontan ?), mais comprendre aussi pourquoi la
rivière Longue est ici désignée.
Contre-épreuve
Si ces sept ou huit
« références » internes à
la rivière Longue sont manifestement des additions à
la rédaction primitive, on montre que tel n'est pas le cas
de
la référence à la description du castor qu'on
trouve au début de la Lettre XVI (BNM, p. 697,
699,
705) ou au Missouri qu'on y trouve à la fin (BNM,
p. 683),
comme aussi au lac des Illinois (BNM, p. 545). Ces
références montrent au contraire qu'il a
existé
une rédaction primitive de la Lettre XVI.
Bibliographie
Outre l'index des BNM, j'ai utilisé
pour
cette analyse le dépouillement d'Aline
Côté-Lachapelle,
« Réseau de renvois »,
bg. 967, p. 214-219.
L'analyse littéraire prouve sans peine
que le correspondant de Lahontan (et par conséquent la
correspondance originale) ne peut être une création,
car
il faudrait un très grand romancier pour créer une
correspondance qui comprend une part historique très
importante sans se couper, ce qui n'arrive jamais.
La personne du correspondant. Lahontan dit
avoir écrit à un parent (« mon
parent », comme il le désigne par exemple dans son
avis de l'Auteur au Lecteur du 26 novembre [= 7 décembre]
1702, BNM, p. 996). Comme ce correspondant a toujours
été le même, on peut donc déduire son
portrait de l'ouvrage. Par exemple, s'il vit en province, il
séjourne à l'occasion à Paris où il a
ses
entrées à la cour; il est assez important pour que
Lahontan lui suggère de rencontrer Robert Cavelier de La
Salle
(Lettre VIII). Non seulement il écrit à Lahontan et
l'interroge sur des points précis, mais en plus il lui donne
des informations sur ce qui se passe en France. Le personnage est
tout aussi important du point de vue autobiographique, Lahontan
l'interrogeant sur ses affaires personnelles, comme sur ses
démêlés avec la justice, lui adressant
même
copie de quelques-unes de ses lettres, Lettre à Seignelai du
6 mai 1688 (Lettre XIV). — Ce correspondant est
particulièrement présent dans les Lettres I, VIII,
IX,
X, XIII, XVIII et XXV. Mais il faut également
étudier
son rôle dans les Mémoires. Pourrait-il être
beaucoup plus qu'un parent et un ami, le protecteur de
Lahontan ?
Le cercle des premiers destinateurs.
L'étude narrative du discours peut-elle montrer que Lahontan
s'adresse, à travers son correspondant, à un groupe
de
destinataires, parents et amis auxquels celui-ci transmettra copie
ou fera lire la correspondance de Lahontan ? La situation
narrative est telle qu'on peut en tout cas en faire
l'hypothèse. En trouve-t-on des traces dans
l'ouvrage ?
Enfin, troisième question, ce
correspondant de province était-il donc un
anticlérical, voire un antireligieux ? et un
anti-royaliste ?
Tel est le cas du narrataire. En effet,
lorsque la correspondance et les mémoires sont
réécrits pour la publication, il est clair que le
« correspondant » devient un personnage
dans l'oeuvre maintenant destiné au
« public ». Comment se définit ce
public
supposé par le texte de Lahontan ? —
L'étude narrative doit évaluer l'hypothèse que
ce narrataire se constitue progressivement tout au long de la
réécriture et du développement des textes
originaux ou premiers pour prendre toute son ampleur dans les
Dialogues. Qu'en est-il alors du personnage et du
narrataire
dans les sept Lettres des Voyages de Portugal et de
Danemarc ? (BNM, p. 887-992).
Judith Chamberlin Neave a déjà
lancé l'étude des formes du récit
caractéristiques de la narration de Lahontan dans sa
Lettre XVI : le point de vue du narrateur est par trop
objectif, de sorte qu'on se trouve avec un évident
déficit de la « fonction
émotive »
(bg. 972, p. 426). Ce qui est doublé de la figure
du « on m'a dit que » (« monitorial
shifter » de Barthes, p. 428). C'est l'absence de
la fonction émotive de Jokobson (p. 107). Voir la
conclusion de l'article de Neave paru dans la Revue de
l'Université d'Ottawa (bg. 970,
p; 137-138).
On poursuivra cette analyse en appliquant
systématiquement les figures du récit au texte de
Lahontan et dans sa Lettres XVI et dans les Nouveaux Voyages
où elle se trouve (fonctions du narrateur,
énonciation
et focalisation, en particulier).
On pose que Lahontan n'est nullement un
philosophe, mais un précurseur des philosophes des
Lumières. Contrairement à Rousseau, Voltaire,
Didedot,
D'Alembert, il ne propose aucune pensée organisée
propre à révolutionner la philosophie. Bien au
contraire, il s'agit d'un guérillero visant les
pensées
établies, comme tous les adolescents, un parfait
franc-tireur,
propre à tirer sur tout ce qui bouge, à viser tous
les
canards boiteux. Bref, on ne saurait en tirer aucune
« philosophie », à moins de le lire
à contresens ou anachroniquement, puisque ses charges
idéologiques sont toutes négatives
(anticlérical, antiroyaliste, etc.), traits visant
d'ailleurs
tout aussi bien les Européens que les Amérindiens.
Cela dit, il est fort curieux que dans sa
Lettre
XVI le narrateur fasse preuve d'une exceptionnelle retenue.
Exemple
évident : les résidences jésuites.
Lettre
XIV, on a droit à une violente charge anticléricale
inopinée à propos de la Résidence de
Saint-Ignace :
« Les Jesuites y ont une petite Maison
à côté d'une espéce d'Eglise dans un
enclos de Palissades qui les sépare du Village des Hurons.
Ces bons Peres employent en vain leur Théologie & leur
patience à la conversion de ces incrédules ignorans.
Il est vrai qu'ils baptisent assez souvent des enfans moribons, &
quelques vieillards, qui consentent de recevoir le
Bâtême
lors qu'ils se voyent à l'article de la mort »
(BNM,
p. 306). Lettre XVI, à l'entrée de la
rivière des Renards où les Sakis, les Pouteouatamis
et
Malominis ont leurs villages : « les Jesuites y ont
aussi une Maison » ! (137: 14).
La remarque suivante, somme toute anodine,
paraît la plus virulente critique socio-politique de la
Lettre XVI : « belle leçon pour les
Princes, qui savent si bien mettre en usage le droit du plus
fort » (166: 15). Elle félicite les Tahuglauks
qui
ne s'en prennent pas aux Amérindiens nomades qui environnent
leur territoire, parce qu'ils sont plus faibles qu'eux...
Textes et documents
1. Lettres XVI, p. 139: 8 — 142: 27.
2. Mémoires, « Chasse
des Sauvages », sur la chasse du castor, BNM, p.
697-705.
3. Gravure « Tom. Prem.: pag.
141 », « Castor de 26. pouces de longueur entre
teste et queue », BNM, p. 387.
4. Gravure « Tom. 2, pag.
155 », « E'TANG 'A CASTORS », BNM,
p. 698.
Bibliographie. François-Marc Gagnon, Images du castor
canadien, bg. 422.
Travail. À partir de la monographie de F.-M. Gagnon sur le
castor dans les écrits de la Nouvelle-France, on situera les
deux descriptions de Lahontan dans l'histoire de la description de
l'animal. Ensuite, et c'est l'objectif principal du travail, on
évaluera les sources (les sources textuelles s'il s'en
trouve)
et par conséquent l'originalité des deux
exposés
de Lahontan. Genèse : situer les deux exposés
de
Lahontan en fonction de leur rédaction respective (dans quel
ordre ont-ils été rédigés ?).
Lahontan est un militaire qui a
été entièrement formé
en
Nouvelle-France, où il est arrivé comme cadet en
1683. Il faut donc connaître la biographie de ce
militaire, tout autant que son déroulement dans l'histoire
militaire de la colonie, de 1663 (arrivée du régiment
de Carignan-Sallière) jusqu'en 1693 (date du départ
définitif de Lahontan du Canada).
Pour l'analyse de la Lettre XVI, la question
essentielle est de savoir si des militaires ont déjà
eu pour fonction, en Nouvelle-France, d'explorer le territoire.
Jusqu'à preuve du contraire, la réponse est
négative.
En pratique, ce travail devrait commencer par
un dépouillement systématique du vocabulaire
militaire
de la Lettre XVI (comme échantillon de l'oeuvre
complète) : détachement, soldat, sergent et
armurier européens; guerrier et armée
amérindiens; énumération et description des
armes. On lira de ce point de vue le mémoire qui termine la
Lettre XVI. Suivra l'étude des techniques et
stratégies militaires et dans l'exploration de la
rivière Longue et dans les voyages en terres connues qui
l'encadrent.
Les genres discursifs et narratifs
impliqués dans l'analyse de la Lettre XVI sont la
lettre
et la correspondance, la description (zoologique, s'agissant du
castor), le récit de voyage et d'exploration et le
mémoire (l'organisation militaire de voyage d'exploration).
De ce point de vue, la Lettre XVI est un triptyque, sa partie
centrale étant elle-même un triptyque (le récit
d'exploration fictif de la rivière Longue étant
encadré de deux récits de voyages en terres connues,
la rivière des Renards et celle des Illinois). Le tout
forme
un récit historique, au sens journalistique du terme,
comprenant au moins un récit historique au sens strict, le
combat de l'île aux Rencontres.
Dans l'histoire littéraire, la Lettre
XVI
doit pouvoir se situer en regard des récits
authentiques/fictifs, d'autant qu'elle entremêle les deux
genres. Ce seront d'un côté les mémoires
(Nicolas Perrot, bg. 87) et de l'autre les affabulations
(Mathieu Sagean, bg. 141), la Description de la
Louisiane
(1683) de Hennepin (bg. 117) et sa réécriture
romancée dans la Nouvelle Découverte
(1697-1698)
(bg. 118-119) — et à plus forte raison, bien
sûr, les oeuvres françaises jouant à la
même époque sur les deux tableaux du roman et des
mémoires (cf. l'analyse de Jacques Chupeau, bg. 577).
— Toutefois, avec la Lettre XVI, nous n'en sommes pas
encore aux romans de Lebeau (bg. 169) ou de Chateaubriand
(voir
les travaux de Gilbert Chinard sur l'« exotisme
américain », bg. 283).
En tout cas, situer l'affabulation de la
rivière Longue parmi les autres oeuvres littéraires
françaises est certainement l'un des travaux des plus
prometteurs. On n'oubliera pas pour ce travail les États
et Empires de la lune (1657) puis du Soleil (1662) de
Cyrano de Bergerac, avec ses « oeuvres
libertines », car il y a un peu de fantastique et de
science fiction dans la Lettre XVI, pour trop peu de
« libertinage » encore.
|