[...]
Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous (2)
amusent. [...].
Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que
celui qui
serait une demi-heure sans pouvoir dormir, éveillerait
l'autre afin qu'il
eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un
songe bien
comique, ou de nature à produire une émotion forte,
en avertirait
aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on
l'expliquât
selon l'antique science secrète.
Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil [...]. Vers le
matin je me mets
sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas
éveillé; je suis
bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de
calme, j'aime
à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est
étrangère;
je n'y ai point de rôle. [...].
[...] (3).
D'autres fois je me trouve dans une situation
indéfinissable; je ne dors ni
ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime
à
mêler, à confondre les idées du jour et celles
du sommeil.
Souvent il me reste peu de l'agitation douce que laisse un songe
animé,
effrayant, singulier, rempli de ces rapports mystérieux et
de cette
incohérence pittoresque qui amusent l'imagination.
Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas
à ce que
lui présentent les caprices de la nuit. Il y a quelque
temps que je vis une
éruption de volcan; mais jamais l'horreur des volcans ne fut
aussi grande,
aussi épouvantable, aussi belle. Je voyais d'un lieu
élevé;
j'étais, je crois, à la fenêtre d'un palais, et
plusieurs
personnes étaient auprès de moi. C'était
pendant la nuit,
mais elle était éclairée. La Lune et Saturne
paraissaient
dans le ciel, entre des nuages épars, et
entraînés rapidement,
quoique tout le reste fût calme. Saturne était
près de la
Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc
comme le
métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la
plaine immense
cultivée et peuplée. Une longue chaîne,
très
éloignée, mais bien visible, de monts neigeux,
élevés,
uniformes, réunissait la plaine et les cieux. J'examinais
: un vent
terrible passe sur la campagne, enlève et dissipe culture,
habitations,
forêts; et en deux secondes ne laisse qu'un désert de
sable aride,
rouge et comme embrasé par un feu intérieur. Alors
l'anneau de
Saturne se détache, il glisse dans les cieux, il descend
avec une
rapidité sinistre, il va toucher la haute cime des neiges;
et en même
temps elles sont agitées et comme travaillées dans
leurs bases; elles
s'élèvent, s'ébranlent et roulent sans
changer, comme les
vagues énormes d'une mer que le tremblement du globe entier
soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis
du sommet de
ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont
élancés,
et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient
pâles et
embrasés selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient
dans leur
mouvement lugubre; et ce grand désastre s'accomplissait au
milieu d'un
silence plus lugubre encore.
Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je
m'éveillai plein
d'horreur avant la catastrophe; mais mon songe n'a pas fini selon
les
règles. Je ne m'éveillai point; les feux cessèrent, l'on se
trouva dans un grand calme. Le temps était obscur (a); on ferma les fenêtres, on se mit à
jaser dans le
salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon
rêve continua.
J'entends dire et répéter que les rêves
dépendent de ce
dont nous avons été frappés les jours
précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi
que toutes nos
idées et nos sensations, ne sont composés que de
parties
déjà familières et dont nous avons fait
l'épreuve; mais
je pense que ce composé n'a souvent pas d'autre rapport avec
le
passé. Tout ce que nous imaginons ne peut être
formé que de
ce qui est; mais nous rêvons, comme nous imaginons, des
choses nouvelles, et
qui n'ont souvent, avec ce que nous avons vu
précédemment, aucun
rapport que nous puissions découvrir. Quelques-uns de ces
rêves
reviennent constamment de la même manière, et
semblables dans
plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y
pensions durant
l'intervalle qui s'écoule entre ces diverses époques.
J'ai vu en
songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus beaux que
ceux que
j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les mêmes.
Dès mon
enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès
d'une des
premières villes de l'Europe. L'aspect du pays
différait
essentiellement de celui des terres qui environnent
réellement cette
capitale, que je n'ai jamais vue; et toutes les fois que j'ai
rêvé
qu'étant en voyage, j'approchais de cette ville, j'ai
toujours trouvé
le pays tel que je l'avais rêvé la première
fois, et non pas
tel que je le sais être.
Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu
de la Suisse
que je connaissais déjà avant le premier de ces
rêves; et
néanmoins, quand j'y passe ainsi en songe, je le vois
très
différent de ce qu'il est réellement, et toujours
comme je l'ai
rêvé la première fois.
Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si
parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute
qu'il en existe
de semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore, et
j'y ai trouvé
de plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain
à la porte
d'une petite cabane fort misérable. « Je vous
attendais, m'a-t-il
dit; je savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y
serai plus, et
vous trouverez ici du changement ». Ensuite nous avons
été
sur le lac, dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant
dans l'eau.
J'allai au fond; je me noyais et je m'éveillai.
Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être
prophétique,
et que je verrai un lac et une vallée semblables. Afin que
le songe
s'accomplisse, nous avons arrêté que si je trouve
jamais un lieu
pareil, j'irai sur l'eau, pourvu que le bateau soit bien construit,
que le temps
soit calme, et qu'il n'y ait point de vieillard.
Notes
(*) Un tableau animé (le volcan) et un
récit
sommaire (la noyade) à l'occasion d'une réflexion sur
le
rêve.
C'est la seconde fois dans l'oeuvre que le héros de Pivert
de Senancour
aborde la question du rêve. Dans sa lettre 46, Oberman
évoque
en effet les rêves le loterie ! Il ajoute qu'il a
lui-même
déjà fait trois rêves prédisant les
résultats de
la loterie de Paris. « Le dernier fut [le] plus
étrange; j'avais
vu dans cet ordre : 7, 39, 72, 81... Je n'avais pas vu le
cinquième
numéro, et quant au troisième, je l'avais mal
discerné; je
n'étais pas assuré si c'était 72 ou
70 »
(éd. Cornély, 1912, vol. 2, p. 218). Pour
les amateurs,
voici la « solution » : « je
voulus mettre au
moins le quaterne, et je mis 7, 39, 72, 81. Si j'eusse choisi le
70, j'eusse eu
le quaterne, ce qui est déjà extraordinaire, mais ce
qui l'est bien
davantage, c'est que ma note, faite exactement selon l'ordre dans
lequel j'avais
vu les quatre numéros, porta un terne
déterminé, et que
c'eût été un quaterne déterminé,
si, en
hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le
70 ». Le reste
de la lettre et les deux suivantes (lettres 47 et 48) continuent
ces
considérations sur le hasard et la connaissance
irrationnelle, sans plus de
rapport avec le rêve. Mais, on le voit, pas de récit
de rêve
ici.
(1) « Immenstròm, 12 octobre, 9e
année ».
La 9e année de la correspondance : après neuf
ans, nous sommes
à la toute fin des lettres d'Oberman, soit la 85e des 89
lettres de
l'ouvrage. Oberman avait commencé sa corresponce à
l'âge de
vingt ans; il approche donc la trentaine. L'épistolier est
à
Immenstròm depuis le 21 juillet précédent,
soit la lettre
67 : « Immenstròm » est le nom
fictif d'une ville
Suisse qu'on pourrait situer autour de Vevey.
(2) Oberman séjourne en Suisse avec son ami
Fonsalbe. La
fantaisie en question est celle d'un cordon qui permet au deux amis
de communiquer
à tout moment du jour et de la nuit (c'est à
l'époque le
cordon qui sonne les domestiques).
(3) Suivent, sur quelques pages, des
réflexions sous forme
de rêverie. Nous reprenons l'édition du texte au
moment où la
rêverie porte sur les rêves, jusqu'à la fin de
la lettre.
Variantes
(a) Les premières éditions
portaient :
« La nuit était obscure », ce qui
contredisait
évidemment la belle nuit éclairée par la lune
et saturne; il
faut comprendre que le temps s'est obscurci.
Références
Étienne Pivert de Senancour, Oberman, éd. G.
Michaut, Paris,
Cornély, 1912, 2 vol., vol. 2, p. 200-203.
Édition originale
Étienne Pivert de Senancour, Oberman, lettres
publiées par M.
Senancour, auteur des « Rêveries sur la nature
primitive de
l'homme », Paris, Cérioux, an XII-1804,
2 vol.
Éditions critiques
Étienne Pivert de Senancour, Oberman, éd. G.
Michaut,
2 vol., Paris, Cornély et Hachette, respectivement
1912 et 1913,
vol. 2, p. 200-203.
Autres éditions
Étienne Pivert de Senancour, Oberman, éd.
Béatrice
Didier, Paris, Le Livre de poche, 1984, p. 400-403.
--, Oberman, éd. Jean-Maurice Monnoyer, Paris,
Gallimard (coll.
« Folio »), 1984, p.
Situation matérielle
Lettre 75, seconde partie de la lettre. Le roman en
compte 89.
Situation narrative
Oberman, le personnage de Senancour, est proprement une
« âme » romantique, tout le contraire
d'un héros
de biographie d'aventures. De même, son correspondant est si
peu
dessiné, que la correspondance d'Oberman tient du journal
personnel.
Même Immenstròm, la ville de Suisse où
aboutissent Oberman et
son ami Fonsalbe, est une création imaginaire. C'est
là, en tout
cas, proche de la fin du roman, qu'Oberman rêvasse sur le
rêve dans
l'une de ses lettres...
Bibliographie
Canovas : 38, 41, 73, 74, 105, 107.
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