Troisième rêve d'Isaac Jogues
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Isaac Jogues,
« Les Apparitions de la
Croix » (*),
biographie/autobiographie,
1640
Traduction et édition de Jérôme Lalemant,
la Relation
des jésuites de Nouvelle-France en 1647, Paris,
1648.
Le père est donné pour valet à des
chasseurs, il souffre,
il est consolé, il exerce son zèle en ses voyages
[...]
Il eut dans cette retraite quelques
communications avec Dieu (1), que je
traduirai fidèlement du latin de son mémoire (a).
Il me sembla, dit-il, un certain jour que je
me rencontrais en l'assemblée de plusieurs de nos
Pères, dont j'avais honoré la vertu pendant qu'ils
étaient au monde; je n'en connu que trois distinctement, le
père Jacques Bertric, le père Estienne Binet et le
père Pierre Coton; je les connus plus clairement les uns
que les autres selon que je les avais plus ou moins
communiqués en Europe (2); je les
priais de toutes les forces de mon coeur de me recommander à
la croix afin qu'elle me receut comme disciple de celui qui avait
été attaché entre ses bras; j'apportais une
raison qui jamais ne m'était venue en l'esprit, lors
même que je faisais des oraisons ou des méditations de
la croix : j'alléguais que j'étais concitoyen
de la croix puisque j'étais né dans une ville dont
l'église principale et métropolitaine était
dédiée à la sainte croix (3).
Etant encore dans cette même retraite,
je me trouvai tout à coup en la boutique d'un libraire
placé dans le cloître de Sainte-Croix, en la ville
où j'ai pris naissance; je lui demandai s'il n'avait point
quelque livre de piété et d'édification; il
me repart qu'il en avait un dont il faisait grand état sur
les hommes illustres. [À ces mots, j'eus un grand
désir de voir ce livre. C'est pourquoi je lui demandais de
me le prêter quelques jours; je le lui rendrais rapidement,
après l'avoir lu, enfermé dans ma chambre avec deux
ou trois amis très chers. Le libraire faisait quelques
difficultés, parce qu'il disait tenir beaucoup à ce
livre. Pendant ce temps, ceux qui étaient présents
discouraient sur les tribulations et les adversités; et
chacun disait celles qu'il avait supportées. J'osais dire
moi-même quelque chose de ce que j'avais souffert pour Dieu.
Enfin, ne voyant pas ce livre que je désirais très
ardemment, je me mis à demander à l'un des commis de
le chercher et de me l'apporter. Celui-ci, comme à l'insu
de son maître, me remet le livre trouvé ] (b). À même temps qu'on me l'eût
mis entre les mains, j'entendis cette voix : « ce
livre contient Illustres pietate viros et fortia bello
pectora, les faits et gestes des hommes illustres en
piété et des coeurs généreux dans la
guerre » (4), ce sont les propres
paroles que j'entendis, lesquelles imprimèrent cette
vérité dans mon âme, qu'il nous faut entrer
dans le Royaume des Cieux par beaucoup de tribulations (5). Or comme je sortais de cette boutique, je la
vis toute couverte de croix, si bien que je dis au maître du
logis que je retournerais pour en achepter, que j'en voulais avoir.
J'en vis de toutes façons et en grand nombre.
Ce bon Père ne vivait que de croix, il
ne méditait que la croix, il ne rêvait que de la
croix, ses lumières étaient sur la croix, il en fit
des litanies amoureuses qu'on a trouvées après sa
mort dans des bouts de papiers (6), où
il avait aussi couché quelques mots en langage iroquois.
Notes
Dans les notes qui suivent, on trouve un
sommaire de l'annotation de Guy Laflèche, analysant et
interprétant ces pages de la Relation de 1647, SMC, 2 :
222-224.
(*) Le titre du rêve est de nous.
(1) Les visions où se situe le rêve
sont fort proches des « compositions » que
programment les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola.
Voir l'analyse de ce phénomène au sujet des
« visions » rapportées par Jean de
Brébeuf (Guy Laflèche, Voix et images,
vol. 11, no 3, p. 464-474; SMC, 3: 204 et suiv.).
(2) Il s'agit d'une analyse de Lalemant, car Jogues
dit seulement que de tous les pères de l'assemblée,
il n'a conservé un souvenir précis que des deux
premiers et un plus vague du dernier. Mais Lalemant a raison.
Jogues n'a pas dû connaître de très près
Pierre Coton (1564-1626) qui meurt alors qu'il entreprend à
peine ses études; par contre il n'a jamais cessé
d'entendre parler de lui : célèbre provincial,
auteur spirituel à la mode d'un courant qui prend alors
naissance, l'humanisme dévot, et prédicateur, dont
l'influence politique, comme confesseur d'Henri IV, a
été considérable; c'est encore lui qui a mis
sur pied la mission de la Nouvelle-France, où les
missionnaires entretiennent tous son souvenir. Par contre, Jogues
a beaucoup mieux connu Jacques Bertrix (1558-1638) et
Étienne Binet (1569-1639), respectivement comme recteur et
provincial. Jacques Bertrix est en effet recteur du collège
de Rouen au moment où Jogues y est professeur, de 1626
à 1633; Étienne Binet pour sa part est provincial de
1635 à 1638, il est à Paris donc, comme Jogues qui a
commencé sa théologie en 1633 au collège de
Clermont; et c'est également lui qui le désignera
comme missionnaire de la Nouvelle-France en 1636. Si Jacques
Bertrix n'est pas très connu, Étienne Binet par
contre est un des meilleurs représentants de l'humanisme
dévot, ce qui lui vaudra d'être pris à partie
par Pascal dans ses Provinciales. (3) La
cathédrale d'Orléans, la ville où Jogues est
né en 1607.
(4) Félix Martin (Isaac Jogues, p.
156) et François Roustang (p. 195, n. 1) ont retrouvé
la source de ce titre dans l'Énéide de Virgile :
Insignem pietate virum, « un homme insigne par sa
piété » (1: 10) et Sunt nobis fortia
bello / Pectora, « nous avons avec nous de
braves guerriers, des coeurs vaillants » (8: 150-151,
éd. et trad. Maurice Rat, Paris, Gamier, 2 vol., 1955).
Comme dans le cas du Rêve du Palais (l'empereur, les
guerriers, l'appareil judiciaire, etc.), les Apparitions de la
Croix sont formées sur des rébus de souvenirs de
collège. Ce fragment de littérature
collégiale décrit un genre de livre qui n'existe
à peu près pas en dehors des réfectoires de
collèges, le ménologe, c'est-à-dire le
répertoire de biographies édifiantes de saints et
autres hommes illustres. Il s'agit donc bien d'un « livre
de piété et d'édification ». Et
Jogues n'a pas besoin de l'ouvrir pour y trouver son martyre :
« J'osais dire moi-même quelque chose de ce que
j'avais souffert pour Dieu » -- fragment qui devrait
expliquer la censure de Lalemant, si la soustraction n'est pas,
comme c'est plus probable, un simple saut du même au
même -- cf. la variante (b).
(5) Et quoniam per multas tribulationes oportet
nos intrare in regnum Dei (Vulgate, Actes, 14: 21, aujourd'hui
le verset 22).
(6) Ce commentaire de Jérôme Lalemant
évoque des manuscrits qui ne nous sont pas parvenus.
Toutefois, cette énumération dévote sur les
« croix » montre combien le biographe
triomphaliste est éloigné de la spiritualité
de la croix d'Isaac Jogues.
Variantes
(a) Cette mise en situation correspond à
l'ouverture du texte de Jogues : « En ce lieu
retiré [d'où le jeu de mot de Lalemant sur
« retraite »] où je m'étais fait
avec saint Bernard le disciple des bois, tandis que (pour de
nombreuses raisons, mais surtout parce que je priais chaque jour
devant une croix que je m'étais tracée sur un gros
arbre) les Barbares me détestaient, ces choses me sont
arrivées » (traduction de François
Roustang, p. 194).
(b) Ce fragment n'a pas été traduit
par Lallemant ou, ce qui est plus probable, son texte n'a pas
été reproduit correctement par son éditeur
à Paris, pour cause du saut du même au même,
faute de repérage visuel s'expliquant par un saut de l'une
à l'autre des occurrences du sujet et du titre du livre.
François Roustang croit que le texte a été
soustrait parce qu'il était trop personnel, impliquant
l'isolement de Jogues avec des amis pour lire ce texte dans
l'intimité. Je ne pense pas que cette conjecture puisse
être retenue, les relations étant des ouvrages
populaires imprimés sans beaucoup de soin. En revanche,
s'il fallait expliquer la soustraction par la censure, alors c'est
plutôt l'évocation de son
« martyre » qui l'expliquerait dans le contexte
de la biographie édifiante de Lallemant qui n'est plus celui
du journal personnel, évidemment.
Références
Jérôme Lalemant, la Relation de 1647 dans
« Le Martyre d'Isaac Jogues », les Saints
Martyrs canadiens, Laval, Singulier, vol. 2, 1989,
chap. 4, p. 65-66. En abrégé, pour les
spécialistes : SMC, 2: 65-66.
Jérôme Lalemant, la Relation de 1647, Paris,
Cramoisy, 1648, p. 98-99.
Sources
Original latin :
Isaac Jogues, « Le rêve du palais »,
traduction du latin au français par Jérôme
Lalemant : première des « Illustrationes
nonullae P. Isaaci Jogues ex ejus manu scriptis
excerptae » [« Quelques faits extraordinaires
du P. Isaac Jogues tirés de ses manuscrits »],
Manuscrit de 1652, éd. Paul Ragueneau, Archives de la
Compagnie de Jésus de Saint- Jérôme,
anciennement Collège Sainte-Marie de Montréal, p.
97-107, deuxième texte du recueil, p. 104-107.
—, « Prisonnier des Iroquois, plusieurs visions
(1642-1643) », François roustang, les
Jésuites de la Nouvelle- France, Paris, Desclée
de Brouwer (coll. « Christus », no 6),
p. 194-196.
Éditions critiques
Édition documentaire : Relations des jésuites dans
la Nouvelle-France, Québec, Augustin Côté,
1858, « Relation de 1647 », p. 29a-30a.
Édition diplomatique : The Jesuit Relations and allied
documents of the jesuit missionnaries in New France, éd.
Reuben Gold Thwaites, Cleveland Burrows, 1896-1901, 73 vol.,
vol. 31, p. 74-76. En abrégé, pour les
spécialistes : JR, 31: 60-68.
Édition critique : Jérôme Lalemant, la
Relation de 1647 dans « Le Martyre d'Isaac
Jogues », les Saints Martyrs canadiens, éd.
de Guy Laflèche, Laval, Singulier, vol. 2, 1989,
chap. 4, p. 65-66.
Situation matérielle
Au début du chapitre 6 de la Relation
de 1647. Il s'agit du troisième des six chapitres
(chap. 4-8) que la relation consacre à la biographie de
Jogues. La relation de Jérôme Lalemant comprend 15
chapitres.
L'original latin se trouve en tête des
Illustrationes, le second extrait des manuscrits de
Jogues.
Situation narrative
Ce rêve se situe dans le même
contexte que le précédent, le Rêve du Palais, un peu plus
tard, au cours du circuit de chasse de deux mois qu'il effectue en
octobre-décembre 1642. Sa situation est alors
désespérante.
Bibliographie
LAFLÈCHE, Guy, SMC, 2: 219-224.
MARTIN, Félix, le Père Isaac Jogues, Paris,
Albanel, 1873, p. 155.
ROUSTANG, François, Jésuites de la
Nouvelle-France, Paris, Desclée de Brouwer (collection
« Christus », no 6), 1961,
p. 171-172, et plus généralement l'ensemble de
son introduction aux écrits de Jogues où il accorde
une grande place à ses trois rêves (p. 165-178,
cf. p. 173).
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