Jean Giraudoux,
Simon le pathétique,
roman,
1918
Je rêvais qu'il suffisait de supplier
Anne, de la convaincre, et que tout serait comme autrefois. Par
toutes les ruses j'essayais de l'attirer dans son corps de jeune
fille, étendu près du nouveau (1). Je le vantais, j'affirmais qu'il ne contenait
pas de veines, rien que des artères. Elle secouait la
tête, elle me montrait sur son bras mort, une, deux, trois
veines isolées, vestiges d'un réseau disparu. Alors
je vantais ses yeux, dont on peut du doigt caresser les prunelles;
ses cheveux, souillés chez la femme, dont chacun
était pur. Elle acceptait enfin, par lassitude, — non
pour redevenir jeune fille, mais pour calmer tant de peine.
— Je veux bien, disait-elle, je
veux !
Je rêvais qu'Anne n'existait plus,
n'existait pas. A chaque carrefour, sur chaque affiche, de grandes
majuscules annonçait que jamais Anne n'avait existé.
On se moquait de ma douleur imaginaire. On me prouvait qu'elle
était fausse. Vides soudain étaient les minutes, les
heures, les jours qu'elle avait remplis. Un enfant soufflait dans
ma vie et la gonflait d'air comme un ballon. Mais peu à peu,
sur les écriteaux, la phrase fondait, la première
négation tombait, laissant une trace rouge, puis la seconde.
Bientôt, les traces elles-mêmes disparurent.
Bientôt, je n'en pus plus douter. Il n'y avait plus de
négatives : Anne existait. Elle me tendait les bras
aux mains coupées, elle se soulevait sur ses chevilles
éclatées, je la pressais dans mes bras, elle
disait :
— J'existe, j'existe. Simon !
Hélas non, je meurs ! je meurs !
Je rêvais que dans une caverne tendue de
pourpre, je paraissais devant un conclave. Devant des
spécialistes de scholastique (a), des
grammairiens, des logiciens, je m'humiliais.
Je leur expliquais le peu qu'ils auraient à faire pour me
sauver. Il leur suffisait de condamner le syllogisme, les axiomes.
Si B n'était plus B, si 2 n'était plus 2, Anne
n'était plus Anne, et redevenait mon amie, et redevenait
jeune fille.
— Faites que B ne soit plus B et, si
vous l'exigez, je me tue !
Grammairiens, logiciens sont friands de la
mort d'un jeune homme ! Ils agitaient leurs ailes noires. Ils
claquaient leurs becs décharnés. Ils
m'accordèrent tout : syllogismes, axiomes, B
était C, 2 était 7... Hélas ! je
m'éveillai ! et, dans la nuit profonde, bien que sourd,
bien qu'étendu, je sentais vraies toutes les chaînes
de la logique, de la pesanteur. Je n'essayai même pas de
compter, d'un filet inflexible la table de multiplication
m'enserrait, — même pas d'étendre la main
à travers ces chiffres de fer .
— Faites qu'elle ne soit pas
Thérèse ! (2).
Maintenant je murmurais cette prière
devant une foule de mères sensibles, de frères
tendres, de musiciens alanguis. Eux du moins m'interrogeaient avec
bonté : il s'agissait d'une jeune fille nommée
Laure... (3).
— Calmez-vous, Simon !
disaient-ils. Tout peut encore s'arranger. Vous ne rêvez pas,
cette fois. Mais évitez de répéter ainsi deux
fois les verbes. Vous indisposez vos meilleurs amis.
Je leur expliquais alors mon malheur.
— Je suis... je suis né pour le
mariage.
Les pères m'interrompaient :
— Pourquoi répéter deux
fois je suis né ?
— Les couples fortunés ont deux
enfants.
Bonne excuse. Ils se souriaient. Je
poursuivais mon discours, encouragé.
— Pour moi l'on élevait, l'on
élevait cette jeune fille, nommée Laure !
— Nous la voyons, mais pourquoi deux
fois « l'on élevait » ?
— Les rois frappent deux fois du pied
pour appeler.
Mauvaise excuse; aucun rapport. Ils hochaient
la tête...
— Les femmes ont deux seins...
Alors ils se levaient, méprisants.
Atterré, je m'éveillais. Pendant une minute les
décombres de mon rêve ne se confondaient pas avec
l'autre désastre. Laure un moment avait le même poids
qu'Anne elle-même. Un fantôme pleurant
équilibrait mon chagrin. Il faisait encore noir,
j'étais au fond d'un double rêve, et je
m'apprêtais pour le second réveil. Puis, car hier au
soir j'avais oublié de fermer les persiennes, le premier
dans Paris je vis venir l'aube. J'accueillis avec
délivrance, brisé par tant de rêves, ce jour,
cette lumière qui me permettrait de n'avoir plus qu'une
peine continue...
Notes
(1) Il faut probablement comprendre son nouveau
corps, vieilli, avec les « cheveux
souillés » dont il est ensuite question : de
jeune fille, du fait qu'elle a déjà eu un amant, Anne
est maintenant devenue une femme.
(2) Thérèse est une amie que Simon a
déjà fréquentée (cf. p. 66).
(3) Laure ne correspond à aucun personnage
du roman.
Variantes
L'édition de la Pléiade
énumère les versions manuscrites et les
épreuves corrigées; elle propose également un
rapprochement de « ce passage onirique sur la
virginité » avec une note manuscrite
(p. 1495-1496).
(a) Scholastique pour scolastique : l'orthographe
souligne ici l'origine grecque du mot, le caractère scolaire
de la discipline.
Références
Jean Giraudoux, Simon le pathétique, Paris, Grasset,
1926, p. 190-191.
Édition originale
Jean Giraudoux, Simon le pathétique, Paris, Grasset,
1918.
Édition critique
Jean Giraudoux, OEuvres complètes : Simon le
pathétique, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1990, p. 368-369.
Situation matérielle
Chapitre neuf, quelques pages après le
début du
chapitre.
Situation narrative
Simon est follement amoureux d'Anne et lui
demande de
l'épouser. Cette dernière, personnage
énigmatique et indépendant, refuse et du même
coup lui annonce qu'elle a déjà eu un amant.
Troublé, Simon refuse de descendre à la gare
où des amis les attendent, reste dans le train qui le
ramène à Paris (et où il s'endort, mais sans
rêver). Incapable de supporter sa propre chambre, il va
dormir à l'hôtel. Au cours de la nuit, sa
rêverie ou son délire désespérant se
transforme en rêves.
Bibliographie
Canovas : Simon le pathétique figure au corpus, mais
le roman n'est pas évoqué dans la thèse.
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