TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Le rêve du Loti des Propos d'exil
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Pierre Loti, Propos d'exil, récit de voyage, 1887

IX

      Le rêve prend ici une importance étrange, surtout pendant le lourd sommeil de midi. Il en reste ensuite des images dépareillées, incohérentes, le plus souvent fort mystérieuses, qui vous poursuivent jusqu'au soir.

      Aujourd'hui je revoyais la terrasse d'un vieux domaine de campagne, — que j'aimais beaucoup quand j'étais enfant. Dans le rêve, il faisait une nuit d'été très chaude; on dominait au loin des plaines de bruyères. Il y avait près de moi un groupe de jeunes filles qui portaient des costumes d'époques fort différentes, bien qu'elles parussent toutes à peu près du même âge.

      Ces jeunes filles, c'étaient ma mère, mes grands-mères, mes grands-tantes, très reconnaissables sans hésitation possible, bien que rajeunies jusqu'à seize ans, et vêtues de leurs toilettes surannées d'alors. Il y avait même la petite dernière venue de notre famille, qui est en réalité très jeune, celle-ci, avec de longs cheveux blonds, — nullement surprise du reste de se trouver toutes ensemble, ni de me voir au milieu d'elles, et causant gaîment de choses d'autrefois.

      Des vols de flamants roses, presque lumineux, passaient très haut dans le ciel, qui était pesant et sombre; on sentait des parfums d'été très suaves. Les pierres de cette terrasse étaient disjointes, moussues comme dans les ruines, et on y voyait courir des branches de jasmin, fleurettes démodées, que les jeunes filles du vieux temps mettaient à leur corsage.

      Sur la plaine de bruyères, obscure et profonde, le ciel était devenu absolument noir, noir comme un drap de deuil, et maintenant quelque chose de sinistre, une sorte de disque blême, surgissait lentement du bout de l'horizon.

      Elles dirent que c'était la lune, qui même s'était fait attendre, et, dans leur contentement de la voir, se mirent à rire d'une manière fraîche, qui n'avait rien du rire des fantômes.

      Moi, je lui trouvais une figure inquiétante, à cette lune : en montant dans le ciel tout noir, elle s'élargissait démesurément et pâlissait toujours; elle se dissolvait peu à peu en un grand halo diaphane, en un cerne à peine visible.

      Et, après celle-ci, une seconde parut, qui commença de surgir à la même place, comme sortant de la terre; alors j'eus peur, comprenant, même dans mon rêve, que j'assistais à un bouleversement de l'éternel Cosmos...

      — Non, dirent-elles toutes; c'était prédit dans l'almanach des astronomes; et il y en aura encore deux autres.

      En effet, deux autres lunes parurent ensemble, — et s'évanouirent aussi en grands halos troubles, donnant une lumière pâle et tremblotante; — j'avais vraiment très peur.

      Elles riaient de moi : « Allons-nous-en, puisque cela l'ennuie. — Mais, comme il est peureux, pour un homme » ! — Et nous nous en allâmes par une allée de hautes charmilles taillées en voûte, où il faisait de plus en plus chaud et sombre; — autant qu'on pouvait voir, c'étaient des aubépines, fleuries à profusion comme en mai.

      Elles marchaient en avant, toujours aussi jeunes, toutes. Les plus anciennes avaient des robes Louis XV, ou Directoire avec des tailles attachées très haut sous les bras, — comme dans les portraits datant de leur enfance. — Et voici que la petite dernière venue, — la vraiment jeune, — accrocha tout à coup ses cheveux blonds dans les aubépines.

      Elles s'arrêtèrent pour la secourir. Les boucles s'étaient enroulées comme des couleuvres autour d'une quantité de branches. C'était très long à démêler : un travail fatigant qui n'aboutissait pas et qui nous donnait encore plus chaud. Dans cette obscurité, ces mèches y mettaient de l'obstination; il en poussait même de nouvelles qui s'entortillaient à mesure; il y en avait, à la fin, qui s'élançaient avec un bruit de fusée pour aller se perdre je ne sais où, dans l'épaisseur des taillis.

      — Il faut couper, couper, couper; ça repoussera, dit une des étranges jeunes filles. (Une grand-tante que je n'ai connue que très vieille, octogénaire, mais qui était restée une personne vive, à idées brusques).

      Elle coupa tout ras; crac, crac, crac ! avec de grands ciseaux qui étaient pendus par une chaîne à sa ceinture. Et puis la bande reprit sa route, en sautant sur l'air : Nous n'irons plus au bois !

      Nous arrivâmes, au bout du jardin, à un vieux kiosque tapissé de roses en espaliers, où elles entrèrent. Il n'y avait là que deux ou trois chaises, où s'assirent, après quelques cérémonies, les plus anciennes, — les manches à gigot et les tailles empire.

      Toujours le chaud crépuscule d'été, les parfums de foins et de fleurs. Mais les jeunes filles ne chantaient plus, et leur assemblée avait pris tout à coup pour moi le caractère d'une chose extrêmement solennelle.

      Celles qui étaient restées debout ouvrirent une armoire dissimulée dans l'épaisseur du mur et en tirèrent, pour me la montrer, une petite robe d'enfant qu'on avait cachée là... Relique de mort, ou présage de vie ?... Elles me la présentaient, avec des sourires de mystère et de silence, et moi JE COMPRENAIS, et, en regardant cette petite robe, j'éprouvais une émotion douce, tendre, si poignante et si forte que je m'éveillai...

      Alors ce fut fini; le charme rompu; le sens brisé et pour jamais impossible à ressaisir... Ce crépuscule d'été, ces jeunes filles, ce parfum de vieux temps, tout cela en moins d'une minute avait fui dans le monde instable et ténébreux des visions. Je retrouvais le grand jour de deux heures, ma chambre de bord et le pays d'exil.

      [...]

      ... Jusqu'à la nuit, j'ai gardé l'impression de tendresse douce, profonde, inexpliquée et inexplicable, que m'avait apportée cette robe de petit enfant (p. 73).


Références

Pierre Loti, OEuvres complètes, vol. 4, Propos d'exil, Paris, Calmann-Lévy, 1894, p. 68-72.

Édition originale

Pierre Loti, Propos d'exil, Paris, Calmann-Lévy, 1887.


Situation matérielle

      Le début et la majeure partie du chapitre 9.


Situation narrative

      Propos d'exil est un récit de voyage. La France vient d'occuper une province chinoise et Pierre Loti, militaire, est sommé de s'y trouver en reconnaissance avec d'autres soldats. Le texte raconte leur visite au marché, chez les gens, etc. Mais bientôt, les soldats immobilisés s'ennuient et c'est dans la torpeur d'un jour tropical que Loti fait ce rêve.


Bibliographie

Canovas : 56.



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