Un rêve de Mérimée raconté
à Jenny Dacquin
pour satisfaire sa curiosité
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Prosper Mérimée,
Lettres à une inconnue,
correspondance,
1873
Mon cher ami féminin,
Nous devenons fort tendres. Vous me
dites : Amigo de mi alma; ce qui est fort joli dans
une bouche féminine. Votre lettre ne me donne pas de
nouvelles de votre santé. Vous me disiez dans
l'avant-dernière lettre que mon ami féminin
était malade, et vous auriez dû savoir que j'en
étais en peine. Ayez plus d'exactitude à l'avenir.
C'est bien à vous à vous plaindre de mes
réticences, vous qui êtes le mystère
incarné ! Que voulez-vous de plus sur l'histoire du
diamant (1), si ce n'est son
nom ? Des détails peut-être; mais il seraient
ennuyeux à écrire, et ils vous amuseront
peut-être un jour que nous ne trouverons rien à nous
dire, assis face à face, chacun dans un fauteuil au coin du
feu. Écoutez le rêve que j'ai fait il y a deux nuits,
et, si vous êtes sincère,
interprétez-le (2). Me
thought (a) que nous étions tous
les deux à Valence, dans un beau jardin avec force oranges,
grenades, etc. Vous étiez assise sur un banc adossé
à une haie. En face était un mur de quelque six
pieds qui séparait le jardin d'un jardin voisin beaucoup
plus bas. Moi, j'étais en face de vous, et nous causions en
valencien (3), à ce qu'il me semblait.
— Nota bene que je n'entends le valencien qu'avec
beaucoup de peine. Quelle diable de langue parle-t-on en
rêve quand on parle une langue qu'on ne sait pas ? Par
désoeuvrement, et comme c'est mon habitude, je montai sur
une pierre et je regardai dans le jardin d'en bas. Il y avait un
banc adossé contre le mur, et sur ce banc une espèce
de jardinier valencien et mon diamant écoutant le jardinier,
qui jouait de la guitare. Cette vue me mit à l'instant de
très mauvaise humeur, mais je n'en montrai rien d'abord. Le
diamant leva la tête, me vit avec surprise, mais ne bougea
pas et ne parut pas autrement déconcerté.
Après quelque temps, je descendis de ma pierre et je vous
dis, de l'air du monde le plus naturel et sans vous parler du
diamant, que nous pouvions faire une excellente plaisanterie qui
serait de jeter une grosse pierre par-dessus la crête du mur.
Cette pierre était fort lourde. Vous fûtes
très-empressée à m'aider, et, sans me faire de
questions (ce qui n'est pas naturel), à force de pousser,
nous parvînmes à poser la pierre sur le haut du mur et
nous nous apprêtions à la précipiter, lorsque
le mur lui-même céda, s'écroula, et nous
tombâmes tous les deux avec la pierre et les débris du
mur. J'ignore la suite, car je me réveillai. Pour vous
faire mieux comprendre la scène, je vous envoie un dessin.
Je n'ai pu voir la figure du jardinier, dont j'enrage.
Notes
(1) Dans une lettre précédente, et
plus haut dans celle-ci, le narrateur avait parlé de son
amour pour une femme, qu'il avait comparée à un
diamant. On voit qu'il la désigne maintenant de cette
métaphore.
(2) L'« ami féminin »
à qui le narrateur demande de la sincérité ne
répondra pas à ses attentes. Aussi lui
reprochera-t-il la sécheresse de sa réponse :
« Votre dernière lettre était d'une
brièveté désespérante et d'une
sécheresse à laquelle j'étais autrefois
accoutumé de votre part, mais qui m'est maintenant plus
pénible que vous ne sauriez croire » (chapitre 9,
p. 35-36).
(3) Le valencien est très proche du
catalan, mais il comprend plus de mots d'origine arabe.
Variantes
(a) Notre texte porte Methought (en un
seul mot), manifestement pour pour me thought,
« il me sembla », « je
pensai ».
Références
Prosper Mérimée, Lettres à une
inconnue, Paris, Calmann-Lévy, 1883, 2 tomes,
tome 1, p. 31-33.
Édition originale
Prosper Mérimée, Lettres à une
inconnue, Paris, Michel Lévy frères, 1873,
2 vol.
Éditions critiques
Situation matérielle
Au début du chapitre 8.
Situation narrative
Prosper Mérimée, de 1841
à 1870, écrit à une « inconnue »
(comme le porte le titre de l'édition posthume de la
correspondance en 1873), Jenny Dacquin, qu'il entretient de sujets
très divers. La lettre qui nous intéresse figure
néanmoins dans un groupe de lettres où
l'épistolier parle de son amour pour celle qu'il appelle son
« diamant ».
Bibliographie
Canovas : 73-74, 94, 104-105.
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