Théophile Gautier,
« Onuphrius ou les Vexations
fantastiques d'un
admirateur d'Hoffmann »,
conte fantastique et satirique,
1832
Harassé de fatigue, il se jeta sur un
divan et ne tarda pas à s'endormir : son sommeil
était agité; le cauchemar lui avait mis le genou sur
l'estomac. Il fit une multitude de rêves incohérents,
monstrueux, qui ne contribuèrent pas peu à
déranger sa raison déjà
ébranlée. En voici un qui l'avait frappé, et
qu'il m'a raconté plusieurs fois depuis.
« J'étais dans une chambre qui
n'était pas la mienne ni celle d'aucun de mes amis, une
chambre où je n'étais jamais venu, et que cependant
je connaissais parfaitement bien : les jalousies
étaient fermées, les rideaux tirés; sur la
table de nuit une pâle veilleuse jetait sa lueur agonisante.
On ne marchait que sur la pointe du pied, le doigt sur la bouche;
des fioles, des tasses encombraient la cheminée. Moi,
j'étais au lit comme si j'eusse été malade, et
pourtant je ne m'étais jamais mieux porté. Les
personnes qui traversaient l'appartement avaient un air triste et
affairé qui semblait extraordinaire.
« Jacintha (1)
était à la tête de mon lit, qui tenait sa
petite main sur mon front, et se penchait vers moi pour
écouter si je respirais bien. De temps en temps une larme
tombait de ses cils sur mes joues (a), et
elle l'essuyait légèrement avec un baiser.
« Ses larmes me fendaient le coeur, et
j'aurais bien voulu la consoler; mais il m'était impossible
de faire le plus petit mouvement, ou d'articuler une seule
syllabe : ma langue était clouée à mon
palais, mon corps était comme pétrifié.
« Un monsieur vêtu de noir entra,
me tâta le pouls, hocha la tête d'un air
découragé, et dit tout haut : « C'est fini
» ! Alors Jacintha se prit à sangloter, à
se tordre les mains, et à donner toutes les
démonstrations de la plus violente douleur : tous ceux
qui étaient dans la chambre en firent autant. Ce fut un
concert de pleurs et de soupirs à apitoyer un roc.
« J'éprouvais un secret plaisir
d'être regretté ainsi. On me présenta une glace
devant la bouche; je fis des efforts prodigieux pour la ternir de
mon souffle, afin de montrer que je n'étais pas mort :
je ne pus en venir à bout. Après cette épreuve
on me jeta le drap par- dessus la tête; j'étais au
désespoir, je voyais bien qu'on me croyait
trépassé et que l'on allait m'enterrer tout vivant.
Tout le monde sortit : il ne resta qu'un prêtre qui
marmotta des prières et qui finit par s'endormir.
« Le croque-mort vint qui me prit mesure
d'une bière et d'un linceul; j'essayai encore de me remuer
et de parler, ce fut inutile, un pouvoir invincible
m'enchaînait : force me fut de me résigner. Je
restai ainsi beaucoup de temps en proie aux plus douloureuses
réflexions. Le croque-mort revint avec mes derniers
vêtements, les derniers de tout homme, la bière et le
linceul : il n'y avait plus qu'à m'en accoutrer.
« Il m'entortilla dans le drap, et se mit
à me coudre sans précaution comme quelqu'un qui a
hâte d'en finir : la pointe de son aiguille m'entrait
dans la peau, et me faisait des milliers de piqûres; ma
situation était insupportable. Quand ce fut fait, un de ses
camarades me prit par les pieds, lui par la tête, ils me
déposèrent dans la boîte; elle était un
peu juste pour moi, de sorte qu'ils furent obligés de me
donner de grands coups sur les genoux pour pouvoir enfoncer (b) le couvercle.
« Ils en vinrent à bout à
la fin, et l'on planta le premier clou. Cela faisait un bruit
horrible. Le marteau rebondissait sur les planches, et j'en
sentais (c) le contre coup. Tant que
l'opération dura, je ne perdis pas tout à fait
l'espérance; mais au dernier clou je me sentis
défaillir, mon coeur se serra, car je compris qu'il n'y
avait plus rien de commun entre le monde et moi : ce dernier
clou me rivait au néant pour toujours. Alors seulement je
compris toute l'horreur de ma position.
« On m'emporta; le roulement sourd des
roues m'apprit que j'étais dans le corbillard; car bien que
je ne pusse manifester mon existence d'aucune manière, je
n'étais privé d'aucun de mes sens. La voiture
s'arrêta, on retira le cercueil. J'étais à
l'église, j'entendais parfaitement le chant
nasillard (d) des prêtres, et je voyais
briller à travers les fentes de la bière la lueur
jaune des cierges. La messe finie, on partit pour le
cimetière; quand on me descendit dans la fosse, je ramassai
toutes mes forces, et je crois que je parvins à pousser un
cri; mais le fracas de la terre qui roulait sur le cercueil le
couvrit entièrement : je me trouvais dans une
obscurité palpable et compacte, plus noire que celle de la
nuit. Du reste, je ne souffrais pas, corporellement du moins; quant
à mes souffrances morales, il faudrait un volume pour les
analyser. L'idée que j'allais mourir de faim ou être
mangé aux vers sans pouvoir l'empêcher, se
présenta la première; ensuite je pensai aux
événements de la veille, à Jacintha, à
mon tableau (2) qui aurait eu tant de
succès au Salon, à mon drame (3) qui allait être joué, à une
partie que j'avais projetée avec mes camarades, à un
habit que mon tailleur devait me rapporter ce jour-là; que
sais-je, moi ? à mille choses dont je n'aurais
guère dû m'inquiéter; puis revenant à
Jacintha, je réfléchis sur la manière dont
elle s'était conduite; je repassai chacun de ses gestes,
chacune de ses paroles, dans ma mémoire; je crus me rappeler
qu'il y avait quelque chose d'outré et d'affecté dans
ses larmes, dont je n'aurais pas dû être la dupe :
cela me fit ressouvenir de plusieurs choses que j'avais totalement
oubliées; plusieurs détails auxquels je n'avais pas
pris garde, considérés sous un nouveau jour, me
parurent d'une haute importance; des démonstrations que
j'aurais juré sincères me semblèrent
louches (e); il me revint dans l'esprit qu'un
jeune homme, une espèce de fat moitié cravate,
moitié éperons, lui avait autrefois fait la cour. Un
soir, nous jouions ensemble, Jacintha m'avait appelé du nom
de ce jeune homme au lieu du mien, signe certain de
préoccupation; d'ailleurs je savais qu'elle en avait
parlé favorablement dans le monde à plusieurs
reprises, et comme de quelqu'un qui ne lui
déplairait (f) pas (g).
« Cette idée s'empara (h) de moi, ma tête commença à
fermenter; je fis des rapprochements, des suppositions, des
interprétations : comme on doit bien le penser, elles
ne furent pas favorables à Jacintha. Un sentiment inconnu se
glissa dans mon coeur, et m'apprit ce que c'était que
souffrir; je devins horriblement jaloux, et je ne doutai pas que ce
ne fût Jacintha qui, de concert avec son amant, ne
m'eût fait enterrer tout vif pour se débarrasser de
moi. Je pensai que peut-être en ce moment même ils
riaient à gorge déployée du succès de
leur stratagème, et que Jacintha livrait aux baisers de
l'autre cette bouche qui m'avait juré tant de fois n'avoir
jamais été touchée par d'autres lèvres
que les miennes.
« ä cette idée, j'entrai dans
une fureur telle que je repris la faculté de me mouvoir; je
fis un soubresaut si violent, que je rompis d'un seul coup les
coutures de mon linceul. Quand j'eus les jambes et les bras libres,
je donnai de grands coups de coudes et de genoux au couvercle de la
bière pour le faire sauter et aller tuer mon infidèle
aux bras de son lâche et misérable galant. Sanglante
dérision, moi, enterré, je voulais donner la
mort ! Le poids énorme de la terre qui pesait sur les
planches rendit mes efforts inutiles. Épuisé de
fatigue, je retombai dans ma première torpeur, mes
articulations s'ossifièrent : de nouveau je redevins
cadavre. Mon agitation mentale se calma, je jugeai plus sainement
les choses : les souvenirs de tout ce que la jeune femme avait
fait pour moi, son dévouement, ses soins qui ne
s'étaient jamais démentis, eurent bientôt fait
évanouir ces ridicules soupçons.
« Ayant usé tous mes sujets de
méditation, et ne sachant comment tuer le temps, je me mis
à faire des vers; dans ma triste situation, ils ne pouvaient
pas être fort gais : ceux du nocturne Young et du
sépulcral Hervey (i) (4) ne sont que des bouffonneries, comparés
à ceux-là. J'y dépeignais les sensations d'un
homme conservant sous terre toutes les passions qu'il avait eues
dessus, et j'intitulai cette rêverie
cadavéreuse : la Vie dans la mort (5). Un beau titre, sur ma foi ! et ce qui me
désespérait, c'était de ne pouvoir les
réciter à personne.
« J'avais à peine terminé
la dernière strophe, que j'entendis piocher avec ardeur
au-dessus de ma tête. Un rayon d'espérance illumina ma
nuit. Les coups de pioche se rapprochaient rapidement. La joie que
je ressentis ne fut pas de longue durée : les coups de
pioche cessèrent. Non, l'on ne peut rendre avec des mots
humains l'angoisse abominable que j'éprouvai en ce moment;
la mort réelle n'est rien en comparaison. Enfin j'entendis
encore du bruit : les fossoyeurs, après s'être
reposés, avaient repris leur besogne. J'étais au
ciel; je sentis ma délivrance s'approcher. Le dessus du
cercueil sauta. Je sentis l'air froid de la nuit. Cela me fit grand
bien, car je commençais à étouffer. Cependant
mon immobilité continuait; quoique vivant, j'avais toutes
les apparences d'un mort. Deux hommes me saisirent : voyant
les coutures du linceul rompues, ils échangèrent en
ricanant quelques plaisanteries grossières, me
chargèrent sur leurs épaules et m'emportèrent.
Tout en marchant ils chantonnaient à demi-voix des couplets
obscènes. Cela me fit penser à la scène des
fossoyeurs, dans Hamlet, et je me dis en moi-même que
Shakespeare était un bien grand homme.
« Après m'avoir fait passer par
bien des ruelles détournées, ils entrèrent
dans une maison que je reconnus pour être celle de mon
médecin; c'était lui qui m'avait fait déterrer
afin de savoir de quoi j'étais mort. On me déposa sur
une table de marbre. Le docteur entra avec une trousse
d'instruments; il les étala complaisamment sur une commode.
ä la vue de ces scalpels, de ces bistouris, de ces lancettes,
de ces scies d'acier luisantes et polies, j'éprouvai une
frayeur horrible, car je compris qu'on allait me disséquer;
mon âme, qui jusque-là n'avait pas abandonné
mon corps, n'hésita plus à me quitter : au
premier coup de scalpel elle était tout à fait
dégagée de ses entraves. Elle aimait mieux subir tous
les désagréments d'une intelligence
dépossédée de ses moyens de manifestation
physique, que de partager avec mon corps ces effroyables tortures.
D'ailleurs, il n'y avait plus espérance de le conserver, il
allait être mis en pièces, et n'aurait pu servir
à grand-chose quand même ce
déchiquètement ne l'eût pas tué tout de
bon. Ne voulant pas assister au dépècement de sa
chère enveloppe, mon âme se hâta de sortir.
« Elle traversa rapidement une enfilade
de chambres, et se trouva sur l'escalier. Par habitude, je
descendis les marches une à une; mais j'avais besoin de me
retenir (j), car je me sentais une
légèreté merveilleuse. J'avais beau me
cramponner au sol, une force invincible m'attirait en haut;
c'était comme si j'eusse été attaché
à un ballon gonflé de gaz : la terre fuyait mes
pieds, je n'y touchais que par l'extrémité des
orteils; je dis des orteils, car bien que je ne fusse qu'un pur
esprit, j'avais conservé le sentiment des membres que je
n'avais plus, à peu près comme un amputé qui
souffre de son bras ou de sa jambe absente. Lassé de ces
efforts pour rester dans une attitude normale, et, du reste, ayant
fait réflexion que mon âme immatérielle ne
devait pas se voiturer d'un lieu à l'autre par les
mêmes procédés que ma misérable guenille
de corps, je me laissai faire à cet ascendant, et je
commençai à quitter terre sans pourtant
m'élever trop, et me maintenant dans la région
moyenne. Bientôt je m'enhardis, et je volai tantôt
haut, tantôt bas, comme si je n'eusse fait autre chose de ma
vie. Il commençait à faire jour : je montai, je
montai (k), regardant aux vitres des
mansardes des grisettes qui se levaient et faisaient leur toilette,
me servant des cheminées comme de tubes acoustiques pour
entendre ce qu'on disait dans les appartements. Je dois dire que je
ne vis rien de bien beau, et que je ne recueillis rien de piquant.
M'accoutumant à ces façons d'aller, je planai sans
crainte dans l'air libre, au-dessus du brouillard, et je
considérai de haut cette immense étendue de toits
qu'on prendrait pour une mer figée au moment d'une
tempête, ce chaos hérissé de tuyaux, de
flèches, de dômes, de pignons, baigné de brume
et de fumée, si beau, si pittoresque, que je ne regrettai
pas (l) d'avoir perdu mon corps. Le Louvre
m'apparut blanc et noir, son fleuve à ses pieds, ses jardins
verts à l'autre bout. La foule s'y portait; il y avait
exposition : j'entrai. Les murailles flamboyaient
diaprées de peintures nouvelles, chamarrées de cadres
d'or richement sculptés. Les bourgeois allaient, venaient,
se coudoyaient, se marchaient sur les pieds, ouvraient des yeux
hébétés, se consultaient les uns les autres
comme des gens dont on n'a pas encore fait l'avis, et qui ne savent
ce qu'ils doivent penser et dire. Dans la grand-salle, au milieu
des tableaux de nos jeunes grands maîtres, Delacroix, Ingres,
Decamps (6), j'aperçus mon tableau,
à moi : la foule se serrait autour, c'était un
rugissement d'admiration; ceux qui étaient derrière
et ne voyaient rien criaient deux fois plus fort :
Prodigieux ! prodigieux ! Mon tableau me sembla à
moi- même beaucoup mieux qu'auparavant, et je me sentis saisi
d'un profond respect pour ma propre personne. Cependant, à
toutes ces formules admiratives se mêlait un nom qui
n'était pas le mien; je vis qu'il y avait là-dessous
quelque supercherie. J'examinai la toile avec attention : un
nom en petits caractères rouges était écrit
à l'un de ses coins. C'était celui d'un de mes amis
qui, me voyant mort, ne s'était pas fait scrupule de
s'approprier mon oeuvre. Oh ! alors, que je regrettai mon
pauvre corps ! Je ne pouvais ni parler, ni écrire; je
n'avais aucun moyen de réclamer ma gloire et de
démasquer l'infâme plagiaire. Le coeur navré,
je me retirai tristement pour ne pas assister à ce triomphe
qui m'était dû. Je voulus voir Jacintha. J'allai chez
elle, je ne la trouvai pas; je la cherchai vainement dans plusieurs
maisons où je pensais qu'elle pourrait être.
Ennuyé d'être seul, quoiqu'il fût
déjà tard, l'envie me prit d'aller au spectacle;
j'entrai à la Porte-Saint-Martin, je fis réflexion
que mon nouvel état avait cela d'agréable que je
passais partout sans payer. La pièce finissait,
c'était la catastrophe. Dorval (7),
l'oeil sanglant, noyé de larmes, les lèvres bleues,
les tempes livides, échevelée, à moitié
nue, se tordait sur l'avant-scène à deux pas de la
rampe. Bocage (8), fatal et silencieux, se
tenait debout dans le fond : tous les mouchoirs étaient
en jeu; les sanglots brisaient les corsets; un tonnerre
d'applaudissements entrecoupait chaque râle de la
tragédienne; le parterre, noir de têtes, houlait comme
une mer; les loges se penchaient sur les galeries, les galeries sur
le balcon. La toile tomba : je crus que la salle allait
crouler : c'étaient des battements de mains, des
trépignements, des hurlements; or, cette pièce
était ma pièce : jugez ! J'étais
grand à toucher le plafond. Le rideau se leva, on jeta
à cette foule le nom de l'auteur.
« Ce n'était pas le mien (9), c'était le nom de l'ami qui m'avait
déjà volé mon tableau. Les applaudissements
redoublèrent. On voulait traîner l'auteur sur le
théâtre : le monstre était dans une loge
obscure avec Jacintha. Quand on proclama son nom, elle se jeta
à son cou (m), et lui appuya sur la
bouche le baiser le plus enragé que jamais femme ait
donné à un homme. Plusieurs personnes la virent; elle
ne rougit même pas : elle était si
enivrée, si folle et si fière de son (n) succès, qu'elle se serait, je crois,
prostituée (o) à lui dans cette
loge et devant tout le monde. Plusieurs voix crièrent :
Le voilà ! le voilà ! Le drôle prit
un air modeste, et salua profondément. Le lustre, qui
s'éteignit, mit fin à cette scène. Je
n'essayerai pas de décrire ce qui se passait dans moi; la
jalousie, le mépris, l'indignation, se heurtaient dans mon
âme; c'était un orage d'autant plus furieux que je
n'avais aucun moyen de le mettre au dehors : la foule
s'écoula, je sortis du théâtre; j'errai quelque
temps dans la rue, ne sachant où aller. La promenade ne me
réjouissait guère. Il sifflait une bise
piquante : ma pauvre âme, frileuse comme l'était
mon corps, grelottait et mourait de froid. Je rencontrai une
fenêtre ouverte, j'entrai, résolu de gîter dans
cette chambre jusqu'au lendemain. La fenêtre se ferma sur
moi : j'aperçus assis dans une grande bergère
à ramages un personnage des plus singuliers. C'était
un grand homme, maigre, sec, poudré à frimas, la
figure ridée comme une vieille pomme, une énorme
paire de besicles à cheval sur un maître-nez, baisant
presque le menton. Une petite estafilade transversale, semblable
à une ouverture de tirelire, enfouie sous une
infinité de plis et de poils roides comme des soies de
sanglier, représentait tant bien que mal ce que nous
appellerons une bouche, faute d'autre terme. Un antique habit noir,
limé jusqu'à la corde, blanc sur toutes les coutures,
une veste d'étoffe changeante, une culotte courte, des bas
chinés et des souliers à boucles : voilà
pour le costume. ä mon arrivée, ce digne personnage se
leva, et alla prendre dans une armoire deux brosses faites d'une
manière spéciale : je n'en pus deviner d'abord
l'usage; il en prit une dans chaque main, et se mit à
parcourir la chambre avec une agilité surprenante comme s'il
poursuivait quelqu'un, et choquant ses brosses l'une contre l'autre
du côté des barbes; je compris alors que
c'était le fameux M. Berbiguier de Terre-Neuve du
Thym (10), qui faisait la chasse aux
farfadets; j'étais fort inquiet de ce qui allait arriver, il
semblait que cet hétéroclite individu eût la
faculté de voir l'invisible, il me suivait exactement, et
j'avais toutes les peines du monde à lui échapper.
Enfin, il m'accula dans une encoignure, il brandit ses deux fatales
brosses, des millions de dards me criblèrent l'âme,
chaque crin faisait un trou, la douleur était
insoutenable : oubliant que je n'avais ni langue, ni poitrine,
je fis de merveilleux efforts pour crier; et... ».
Onuphrius en était là de son
rêve lorsque j'entrai dans l'atelier : il criait
effectivement à pleine gorge, je le secouai, il se frotta
les yeux et me regarda d'un air hébété; enfin
il me reconnut, et me raconta, ne sachant trop s'il avait
veillé ou dormi, la série de ses tribulations que
l'on vient de lire; ce n'était pas, hélas ! les
dernières qu'il devait éprouver réellement ou
non. Depuis cette nuit fatale, il resta dans un état
d'hallucination presque perpétuel qui ne lui permettait pas
de distinguer ses rêveries d'avec le vrai.
[...] (11).
Notes
(1) Rappelons que Jacintha est la maîtresse
et le modèle d'Onuphrius, qui lui est un jeune artiste,
peintre et écrivain.
(2) Il s'agit du portrait de Jacintha, pour lequel
elle a posé la veille et auquel il a travaillé encore
le jour même. Le diable s'en mêlant un peu.
(3) Il n'avait pas été question
jusqu'ici de ce drame. « Onuphrius, comme je l'ai
déjà dit, était peintre, il était de
plus poète; il n'y avait guère moyen que sa cervelle
en réchappât... ».
(4) Jeux de mot sur les Nuits et les
Pensées nocturnes d'Edouard Young (1683-1765) et les
Méditations sur les sépulcres de James Hervey
(1714-1758), oeuvres capitales du macabre préromantique. En
revanche, on ignore quel auteur ou quel personnage désignait
le « sépulcral Graham (i) » de la
première édition.
(5) Il s'agit d'une des marques les plus
évidentes de la dérision autobiographique du portrait
d'Onuphrius, le titre désignant la première partie de
la Comédie de la mort (1838), que Théophile
Gautier a déjà publiée dans le Cabinet de
lectures du 29 octobre 1832. L'oeuvre avait été
rédigée en décembre 1831 (cf. l'édition
de la Pléiade, p. 1255, n. 1).
(6) Eugène Delacroix (1798-1863), Jean
Auguste Ingres (1780-1867) et Alexandre Decamps (1803-1860) sont
(et resteront) pour Gautier trois grands représentants de
l'École française.
(7) Marie Delaunay dite Mme Dorval (1798-1849). La
comédienne interprète les héroïnes
romantiques.
(8) Pierre Bocage (1799-1863), acteur aussi
populaire que la Dorval (l'homme de théâtre sera
directeur de l'Odéon).
(9) Alexandre Dumas ! Peter Whyte explique, ce qui
devait être une allusion très claire pour les
contemporains, qu'on vient de lire une description de la
représentation d'Antony d'Alexandre Dumas au
théâtre de la Porte-Saint-Martin le 3 mai 1831
où, en effet, Dorval et Bocage jouaient les rôle
d'Adèle et d'Antony. Le dénouement :
« Antony poignarde Adèle, qui cherchait la mort
pour sauver sa réputation » (Pléiade,
p. 1260, n. 16).
(10) L'auteur des Farfadets a
déjà été nommément
identifié plus haut dans le récit parmi les divers
auteurs de démonologie et de sorcellerie ayant
influencé Onuphrius. Il s'agit d'Alexandre Vincent Charles
Berbiguier de Terre-Neuve du Thym (vers 1764-1851) et de ses
Farfadets (1821).
(11) Pour interpréter correctement le
« rêve » d'Onuphrius, on doit en
connaître le dénouement : caractère
romantique, voire jeune-France, le héros est sorti peu
à peu de la réalité pour entrer dans le monde
de la folie. Cela était déjà fait au
début du récit, ce qu'on doit comprendre
rétrospectivement, pour qu'Onuphrius puisse être
finalement compté au nombre des fous. Statistiques à
l'appui. Lisez le conte, si vous ne nous en croyez !
Variantes
Les variantes qui suivent sont
recopiées de l'édition de René Jasinski chez
Flammarion. La dernière montre comment le texte a
été significativement remanié. Mais il faut
se reporter à l'analyse de l'éditeur
(p. 243-245) pour voir tout ce qu'on peut tirer de l'analyse
des éditions pour l'étude de la genèse. Pour
l'ensemble du conte, c'est le sort de la pauvre Jacintha qui nous
importe. Rassurons-nous : elle ne meurt, heureusement
qu'à la première édition. Elle devient vite
cynique comme son narrateur : « un ans après,
elle l'avait totalement oublié », son Onuphrius.
C'est dire comme une amante change d'une édition à
l'autre. Mais il ne faut pas non plus oublier que le conte de
Gautier est manifestement une oeuvre de jeunesse.
(a) ma joue dans la France
littéraire.
(b) fermer dans la France
littéraire.
(c) ressentais dans la France
littéraire.
(d) lugubre dans la France
littéraire et le
Cabinet de lecture.
(e) Les éditions antérieures à
la version
définitive indiquaient tout à fait
louches.
(f) Le texte de la France littéraire
employait ici
l'imparfait, déplaisait.
(g) L'édition de René Jasinski ne
fait pas ici
d'alinéa.
(h) Le texte de la France littéraire
employait le
participe présent, s'emparant.
(i) Il s'agissait du sépulcral Graham
dans la
France littéraire. Cf. n. (4).
(j) Gautier ajoutait ici, dans la France
littéraire,
pour ne pas sauter d'un pallier à l'autre.
(k) « Je montai »
n'était pas
répété dans les éditions
antérieures.
(l) plus dans la France
littéraire et le
Cabinet de lecture.
(m) col dans la France
littéraire.
(n) ce dans la France
littéraire.
(o) tout à fait oubliée, au
lieu de
prostituée, dans le texte du Cabinet de
lecture.
Références
Théophile Gautier, les Jeunes-France : romans
goguenards, Paris,
Charpentier, 1885, XVIII-369 p., p. 43-56.
Édition originale
Théophile Gautier, « Onuphrius Wphly »,
la France
littéraire, août 1832.
—, « L'homme vexé, Onuphrius
Wphly », le Cabinet de lecture, 4 octobre
1832.
—, « Onuphrius ou les Vexations fantastiques d'un
admirateur d'Hoffmann », les Jeunes France :
romans goguenards, Paris, E. Renduel, 1833.
Éditions critiques
Théophile Gautier, Romans, contes et nouvelles,
éd. de Pierre Laubriet, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
2 vol, 2002, « Les Jeunes- France »,
édition de Peter Whyte, « Onuphrius »,
vol. 1, p. 39-67, 51-58.
—, l'OEuvre fantastique, vol. 1,
Nouvelles, éd. Michel
Crouzet, Paris, Bordas (coll. « Classiques
Garnier »), 1992.
—,les Jeunes France : romans goguenards,
éd. de René
Jasinski, Paris, Flammarion (coll. « Nouvelle
Bibliothèque
romantique »), 1974, 252 p., p. 70-78.
Éditions commentées
Théophile Gautier, « Onuphrius »,
Récits fantastiques, éd. de Marc Eigeldinger,
Paris, Flammarion (coll. « GF »), 1981,
p. 81-89.
—, les Jeunes France : romans goguenards,
éd. Michel Crouzet, Paris, Séguier, 1995,
p. 72-79.
Situation matérielle
Le récit de rêve constitue
environ le second tiers du conte, c'est- à-dire le centre ou
la partie centrale.
Situation narrative
Onuphrius est un jeune artiste marginal dans
la vingtaine, peintre et dramaturge; et son modèle,
Jacintha, est sa maîtresse. Cette dernière l'invite un
jour à passer une soirée avec elle et sa tante chez
M. de *** et l'exhorte à ne pas arriver plus tard que six
heures, de peur que sa tante ne rentre très tôt si
elle n'a pas de chevalier pour les reconduire. Onuphrius, toujours
retardé par d'étranges conjonctures, n'arrivera pas
à temps (Jacintha et sa tante ayant déjà
quitté la demeure) et fera plus tard le chemin du retour
seul, en pleine nuit. C'est aux premières lueurs du jour
qu'il s'endort, épuisé de fatigue et encore
secoué par ce qu'il a vu et entendu tout au long de la
soirée et de la nuit -- alors qu'il est de plus en plus
assuré que le diable se mêle à sa vie.
Il faut ajouter que les oeuvres d'Onuphrius
sont influencées des morbides histoires de revenants et des
croyances en Belzébuth, dont celles d'Hoffmann et de
Jean-Paul; mais il faut dire aussi que le narrateur joue du
même violon sur le mode de l'autobiograpie critique :
« Onuphrius, écrit-il, était jeune-France
et romantique forcené ». Un passage
du récit sert d'ailleurs de
« bibliographie » à l'histoire
d'Onuphrius :
« Il se rappela toutes les histoires
d'obsession, depuis le possédé de la Bible jusqu'aux
religieuses de Loudun; tous les livres de sorcellerie qu'il avait
lus : Bodin, Delrio, Le Loyer, Bordelon, le Monde
invisible de Bekker, l'Infernalia, les Farfadets
de M. de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, le Grand et le
Petit Albert, et tout ce qui lui parut obscur devint clair
comme le jour : c'était le diable qui avait fait
avancer l'aiguille, qui avait mis des moustaches à son
portrait, changé le crin de ses brosses en fil d'archal et
rempli ses vessies de poudre fulminante. Le coup dans le coude
s'expliquait tout naturellement; mais quel intérêt
Belzébuth pouvait-il avoir à le
persécuter ? » (p. 36-37).
Bibliographie
Canovas : 88.
Jean Bellemin-Noël, «Fantasque Onuphrius»,
Romantisme, no 6, 1973, p. 38-48.
Jirí Srámek, «L'exotisme entre le rêve et
la veille : à propos des vicissitudes de l'onirisme
gautiériste», Cahiers des Temps Modernes, Paris,
1993, p. 59-67
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