TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Le rêve d'Onuphrius
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Théophile Gautier, « Onuphrius ou les Vexations fantastiques d'un admirateur d'Hoffmann », conte fantastique et satirique, 1832

      Harassé de fatigue, il se jeta sur un divan et ne tarda pas à s'endormir : son sommeil était agité; le cauchemar lui avait mis le genou sur l'estomac. Il fit une multitude de rêves incohérents, monstrueux, qui ne contribuèrent pas peu à déranger sa raison déjà ébranlée. En voici un qui l'avait frappé, et qu'il m'a raconté plusieurs fois depuis.

      « J'étais dans une chambre qui n'était pas la mienne ni celle d'aucun de mes amis, une chambre où je n'étais jamais venu, et que cependant je connaissais parfaitement bien : les jalousies étaient fermées, les rideaux tirés; sur la table de nuit une pâle veilleuse jetait sa lueur agonisante. On ne marchait que sur la pointe du pied, le doigt sur la bouche; des fioles, des tasses encombraient la cheminée. Moi, j'étais au lit comme si j'eusse été malade, et pourtant je ne m'étais jamais mieux porté. Les personnes qui traversaient l'appartement avaient un air triste et affairé qui semblait extraordinaire.

      « Jacintha (1) était à la tête de mon lit, qui tenait sa petite main sur mon front, et se penchait vers moi pour écouter si je respirais bien. De temps en temps une larme tombait de ses cils sur mes joues (a), et elle l'essuyait légèrement avec un baiser.

      « Ses larmes me fendaient le coeur, et j'aurais bien voulu la consoler; mais il m'était impossible de faire le plus petit mouvement, ou d'articuler une seule syllabe : ma langue était clouée à mon palais, mon corps était comme pétrifié.

      « Un monsieur vêtu de noir entra, me tâta le pouls, hocha la tête d'un air découragé, et dit tout haut : « C'est fini » ! Alors Jacintha se prit à sangloter, à se tordre les mains, et à donner toutes les démonstrations de la plus violente douleur : tous ceux qui étaient dans la chambre en firent autant. Ce fut un concert de pleurs et de soupirs à apitoyer un roc.

      « J'éprouvais un secret plaisir d'être regretté ainsi. On me présenta une glace devant la bouche; je fis des efforts prodigieux pour la ternir de mon souffle, afin de montrer que je n'étais pas mort : je ne pus en venir à bout. Après cette épreuve on me jeta le drap par- dessus la tête; j'étais au désespoir, je voyais bien qu'on me croyait trépassé et que l'on allait m'enterrer tout vivant. Tout le monde sortit : il ne resta qu'un prêtre qui marmotta des prières et qui finit par s'endormir.

      « Le croque-mort vint qui me prit mesure d'une bière et d'un linceul; j'essayai encore de me remuer et de parler, ce fut inutile, un pouvoir invincible m'enchaînait : force me fut de me résigner. Je restai ainsi beaucoup de temps en proie aux plus douloureuses réflexions. Le croque-mort revint avec mes derniers vêtements, les derniers de tout homme, la bière et le linceul : il n'y avait plus qu'à m'en accoutrer.

      « Il m'entortilla dans le drap, et se mit à me coudre sans précaution comme quelqu'un qui a hâte d'en finir : la pointe de son aiguille m'entrait dans la peau, et me faisait des milliers de piqûres; ma situation était insupportable. Quand ce fut fait, un de ses camarades me prit par les pieds, lui par la tête, ils me déposèrent dans la boîte; elle était un peu juste pour moi, de sorte qu'ils furent obligés de me donner de grands coups sur les genoux pour pouvoir enfoncer (b) le couvercle.

      « Ils en vinrent à bout à la fin, et l'on planta le premier clou. Cela faisait un bruit horrible. Le marteau rebondissait sur les planches, et j'en sentais (c) le contre coup. Tant que l'opération dura, je ne perdis pas tout à fait l'espérance; mais au dernier clou je me sentis défaillir, mon coeur se serra, car je compris qu'il n'y avait plus rien de commun entre le monde et moi : ce dernier clou me rivait au néant pour toujours. Alors seulement je compris toute l'horreur de ma position.

      « On m'emporta; le roulement sourd des roues m'apprit que j'étais dans le corbillard; car bien que je ne pusse manifester mon existence d'aucune manière, je n'étais privé d'aucun de mes sens. La voiture s'arrêta, on retira le cercueil. J'étais à l'église, j'entendais parfaitement le chant nasillard (d) des prêtres, et je voyais briller à travers les fentes de la bière la lueur jaune des cierges. La messe finie, on partit pour le cimetière; quand on me descendit dans la fosse, je ramassai toutes mes forces, et je crois que je parvins à pousser un cri; mais le fracas de la terre qui roulait sur le cercueil le couvrit entièrement : je me trouvais dans une obscurité palpable et compacte, plus noire que celle de la nuit. Du reste, je ne souffrais pas, corporellement du moins; quant à mes souffrances morales, il faudrait un volume pour les analyser. L'idée que j'allais mourir de faim ou être mangé aux vers sans pouvoir l'empêcher, se présenta la première; ensuite je pensai aux événements de la veille, à Jacintha, à mon tableau (2) qui aurait eu tant de succès au Salon, à mon drame (3) qui allait être joué, à une partie que j'avais projetée avec mes camarades, à un habit que mon tailleur devait me rapporter ce jour-là; que sais-je, moi ? à mille choses dont je n'aurais guère dû m'inquiéter; puis revenant à Jacintha, je réfléchis sur la manière dont elle s'était conduite; je repassai chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, dans ma mémoire; je crus me rappeler qu'il y avait quelque chose d'outré et d'affecté dans ses larmes, dont je n'aurais pas dû être la dupe : cela me fit ressouvenir de plusieurs choses que j'avais totalement oubliées; plusieurs détails auxquels je n'avais pas pris garde, considérés sous un nouveau jour, me parurent d'une haute importance; des démonstrations que j'aurais juré sincères me semblèrent louches (e); il me revint dans l'esprit qu'un jeune homme, une espèce de fat moitié cravate, moitié éperons, lui avait autrefois fait la cour. Un soir, nous jouions ensemble, Jacintha m'avait appelé du nom de ce jeune homme au lieu du mien, signe certain de préoccupation; d'ailleurs je savais qu'elle en avait parlé favorablement dans le monde à plusieurs reprises, et comme de quelqu'un qui ne lui déplairait (f) pas (g).

      « Cette idée s'empara (h) de moi, ma tête commença à fermenter; je fis des rapprochements, des suppositions, des interprétations : comme on doit bien le penser, elles ne furent pas favorables à Jacintha. Un sentiment inconnu se glissa dans mon coeur, et m'apprit ce que c'était que souffrir; je devins horriblement jaloux, et je ne doutai pas que ce ne fût Jacintha qui, de concert avec son amant, ne m'eût fait enterrer tout vif pour se débarrasser de moi. Je pensai que peut-être en ce moment même ils riaient à gorge déployée du succès de leur stratagème, et que Jacintha livrait aux baisers de l'autre cette bouche qui m'avait juré tant de fois n'avoir jamais été touchée par d'autres lèvres que les miennes.

      « ä cette idée, j'entrai dans une fureur telle que je repris la faculté de me mouvoir; je fis un soubresaut si violent, que je rompis d'un seul coup les coutures de mon linceul. Quand j'eus les jambes et les bras libres, je donnai de grands coups de coudes et de genoux au couvercle de la bière pour le faire sauter et aller tuer mon infidèle aux bras de son lâche et misérable galant. Sanglante dérision, moi, enterré, je voulais donner la mort ! Le poids énorme de la terre qui pesait sur les planches rendit mes efforts inutiles. Épuisé de fatigue, je retombai dans ma première torpeur, mes articulations s'ossifièrent : de nouveau je redevins cadavre. Mon agitation mentale se calma, je jugeai plus sainement les choses : les souvenirs de tout ce que la jeune femme avait fait pour moi, son dévouement, ses soins qui ne s'étaient jamais démentis, eurent bientôt fait évanouir ces ridicules soupçons.

      « Ayant usé tous mes sujets de méditation, et ne sachant comment tuer le temps, je me mis à faire des vers; dans ma triste situation, ils ne pouvaient pas être fort gais : ceux du nocturne Young et du sépulcral Hervey (i) (4) ne sont que des bouffonneries, comparés à ceux-là. J'y dépeignais les sensations d'un homme conservant sous terre toutes les passions qu'il avait eues dessus, et j'intitulai cette rêverie cadavéreuse : la Vie dans la mort (5). Un beau titre, sur ma foi ! et ce qui me désespérait, c'était de ne pouvoir les réciter à personne.

      « J'avais à peine terminé la dernière strophe, que j'entendis piocher avec ardeur au-dessus de ma tête. Un rayon d'espérance illumina ma nuit. Les coups de pioche se rapprochaient rapidement. La joie que je ressentis ne fut pas de longue durée : les coups de pioche cessèrent. Non, l'on ne peut rendre avec des mots humains l'angoisse abominable que j'éprouvai en ce moment; la mort réelle n'est rien en comparaison. Enfin j'entendis encore du bruit : les fossoyeurs, après s'être reposés, avaient repris leur besogne. J'étais au ciel; je sentis ma délivrance s'approcher. Le dessus du cercueil sauta. Je sentis l'air froid de la nuit. Cela me fit grand bien, car je commençais à étouffer. Cependant mon immobilité continuait; quoique vivant, j'avais toutes les apparences d'un mort. Deux hommes me saisirent : voyant les coutures du linceul rompues, ils échangèrent en ricanant quelques plaisanteries grossières, me chargèrent sur leurs épaules et m'emportèrent. Tout en marchant ils chantonnaient à demi-voix des couplets obscènes. Cela me fit penser à la scène des fossoyeurs, dans Hamlet, et je me dis en moi-même que Shakespeare était un bien grand homme.

      « Après m'avoir fait passer par bien des ruelles détournées, ils entrèrent dans une maison que je reconnus pour être celle de mon médecin; c'était lui qui m'avait fait déterrer afin de savoir de quoi j'étais mort. On me déposa sur une table de marbre. Le docteur entra avec une trousse d'instruments; il les étala complaisamment sur une commode. ä la vue de ces scalpels, de ces bistouris, de ces lancettes, de ces scies d'acier luisantes et polies, j'éprouvai une frayeur horrible, car je compris qu'on allait me disséquer; mon âme, qui jusque-là n'avait pas abandonné mon corps, n'hésita plus à me quitter : au premier coup de scalpel elle était tout à fait dégagée de ses entraves. Elle aimait mieux subir tous les désagréments d'une intelligence dépossédée de ses moyens de manifestation physique, que de partager avec mon corps ces effroyables tortures. D'ailleurs, il n'y avait plus espérance de le conserver, il allait être mis en pièces, et n'aurait pu servir à grand-chose quand même ce déchiquètement ne l'eût pas tué tout de bon. Ne voulant pas assister au dépècement de sa chère enveloppe, mon âme se hâta de sortir.

      « Elle traversa rapidement une enfilade de chambres, et se trouva sur l'escalier. Par habitude, je descendis les marches une à une; mais j'avais besoin de me retenir (j), car je me sentais une légèreté merveilleuse. J'avais beau me cramponner au sol, une force invincible m'attirait en haut; c'était comme si j'eusse été attaché à un ballon gonflé de gaz : la terre fuyait mes pieds, je n'y touchais que par l'extrémité des orteils; je dis des orteils, car bien que je ne fusse qu'un pur esprit, j'avais conservé le sentiment des membres que je n'avais plus, à peu près comme un amputé qui souffre de son bras ou de sa jambe absente. Lassé de ces efforts pour rester dans une attitude normale, et, du reste, ayant fait réflexion que mon âme immatérielle ne devait pas se voiturer d'un lieu à l'autre par les mêmes procédés que ma misérable guenille de corps, je me laissai faire à cet ascendant, et je commençai à quitter terre sans pourtant m'élever trop, et me maintenant dans la région moyenne. Bientôt je m'enhardis, et je volai tantôt haut, tantôt bas, comme si je n'eusse fait autre chose de ma vie. Il commençait à faire jour : je montai, je montai (k), regardant aux vitres des mansardes des grisettes qui se levaient et faisaient leur toilette, me servant des cheminées comme de tubes acoustiques pour entendre ce qu'on disait dans les appartements. Je dois dire que je ne vis rien de bien beau, et que je ne recueillis rien de piquant. M'accoutumant à ces façons d'aller, je planai sans crainte dans l'air libre, au-dessus du brouillard, et je considérai de haut cette immense étendue de toits qu'on prendrait pour une mer figée au moment d'une tempête, ce chaos hérissé de tuyaux, de flèches, de dômes, de pignons, baigné de brume et de fumée, si beau, si pittoresque, que je ne regrettai pas (l) d'avoir perdu mon corps. Le Louvre m'apparut blanc et noir, son fleuve à ses pieds, ses jardins verts à l'autre bout. La foule s'y portait; il y avait exposition : j'entrai. Les murailles flamboyaient diaprées de peintures nouvelles, chamarrées de cadres d'or richement sculptés. Les bourgeois allaient, venaient, se coudoyaient, se marchaient sur les pieds, ouvraient des yeux hébétés, se consultaient les uns les autres comme des gens dont on n'a pas encore fait l'avis, et qui ne savent ce qu'ils doivent penser et dire. Dans la grand-salle, au milieu des tableaux de nos jeunes grands maîtres, Delacroix, Ingres, Decamps (6), j'aperçus mon tableau, à moi : la foule se serrait autour, c'était un rugissement d'admiration; ceux qui étaient derrière et ne voyaient rien criaient deux fois plus fort : Prodigieux ! prodigieux ! Mon tableau me sembla à moi- même beaucoup mieux qu'auparavant, et je me sentis saisi d'un profond respect pour ma propre personne. Cependant, à toutes ces formules admiratives se mêlait un nom qui n'était pas le mien; je vis qu'il y avait là-dessous quelque supercherie. J'examinai la toile avec attention : un nom en petits caractères rouges était écrit à l'un de ses coins. C'était celui d'un de mes amis qui, me voyant mort, ne s'était pas fait scrupule de s'approprier mon oeuvre. Oh ! alors, que je regrettai mon pauvre corps ! Je ne pouvais ni parler, ni écrire; je n'avais aucun moyen de réclamer ma gloire et de démasquer l'infâme plagiaire. Le coeur navré, je me retirai tristement pour ne pas assister à ce triomphe qui m'était dû. Je voulus voir Jacintha. J'allai chez elle, je ne la trouvai pas; je la cherchai vainement dans plusieurs maisons où je pensais qu'elle pourrait être. Ennuyé d'être seul, quoiqu'il fût déjà tard, l'envie me prit d'aller au spectacle; j'entrai à la Porte-Saint-Martin, je fis réflexion que mon nouvel état avait cela d'agréable que je passais partout sans payer. La pièce finissait, c'était la catastrophe. Dorval (7), l'oeil sanglant, noyé de larmes, les lèvres bleues, les tempes livides, échevelée, à moitié nue, se tordait sur l'avant-scène à deux pas de la rampe. Bocage (8), fatal et silencieux, se tenait debout dans le fond : tous les mouchoirs étaient en jeu; les sanglots brisaient les corsets; un tonnerre d'applaudissements entrecoupait chaque râle de la tragédienne; le parterre, noir de têtes, houlait comme une mer; les loges se penchaient sur les galeries, les galeries sur le balcon. La toile tomba : je crus que la salle allait crouler : c'étaient des battements de mains, des trépignements, des hurlements; or, cette pièce était ma pièce : jugez ! J'étais grand à toucher le plafond. Le rideau se leva, on jeta à cette foule le nom de l'auteur.

      « Ce n'était pas le mien (9), c'était le nom de l'ami qui m'avait déjà volé mon tableau. Les applaudissements redoublèrent. On voulait traîner l'auteur sur le théâtre : le monstre était dans une loge obscure avec Jacintha. Quand on proclama son nom, elle se jeta à son cou (m), et lui appuya sur la bouche le baiser le plus enragé que jamais femme ait donné à un homme. Plusieurs personnes la virent; elle ne rougit même pas : elle était si enivrée, si folle et si fière de son (n) succès, qu'elle se serait, je crois, prostituée (o) à lui dans cette loge et devant tout le monde. Plusieurs voix crièrent : Le voilà ! le voilà ! Le drôle prit un air modeste, et salua profondément. Le lustre, qui s'éteignit, mit fin à cette scène. Je n'essayerai pas de décrire ce qui se passait dans moi; la jalousie, le mépris, l'indignation, se heurtaient dans mon âme; c'était un orage d'autant plus furieux que je n'avais aucun moyen de le mettre au dehors : la foule s'écoula, je sortis du théâtre; j'errai quelque temps dans la rue, ne sachant où aller. La promenade ne me réjouissait guère. Il sifflait une bise piquante : ma pauvre âme, frileuse comme l'était mon corps, grelottait et mourait de froid. Je rencontrai une fenêtre ouverte, j'entrai, résolu de gîter dans cette chambre jusqu'au lendemain. La fenêtre se ferma sur moi : j'aperçus assis dans une grande bergère à ramages un personnage des plus singuliers. C'était un grand homme, maigre, sec, poudré à frimas, la figure ridée comme une vieille pomme, une énorme paire de besicles à cheval sur un maître-nez, baisant presque le menton. Une petite estafilade transversale, semblable à une ouverture de tirelire, enfouie sous une infinité de plis et de poils roides comme des soies de sanglier, représentait tant bien que mal ce que nous appellerons une bouche, faute d'autre terme. Un antique habit noir, limé jusqu'à la corde, blanc sur toutes les coutures, une veste d'étoffe changeante, une culotte courte, des bas chinés et des souliers à boucles : voilà pour le costume. ä mon arrivée, ce digne personnage se leva, et alla prendre dans une armoire deux brosses faites d'une manière spéciale : je n'en pus deviner d'abord l'usage; il en prit une dans chaque main, et se mit à parcourir la chambre avec une agilité surprenante comme s'il poursuivait quelqu'un, et choquant ses brosses l'une contre l'autre du côté des barbes; je compris alors que c'était le fameux M. Berbiguier de Terre-Neuve du Thym (10), qui faisait la chasse aux farfadets; j'étais fort inquiet de ce qui allait arriver, il semblait que cet hétéroclite individu eût la faculté de voir l'invisible, il me suivait exactement, et j'avais toutes les peines du monde à lui échapper. Enfin, il m'accula dans une encoignure, il brandit ses deux fatales brosses, des millions de dards me criblèrent l'âme, chaque crin faisait un trou, la douleur était insoutenable : oubliant que je n'avais ni langue, ni poitrine, je fis de merveilleux efforts pour crier; et... ».

      Onuphrius en était là de son rêve lorsque j'entrai dans l'atelier : il criait effectivement à pleine gorge, je le secouai, il se frotta les yeux et me regarda d'un air hébété; enfin il me reconnut, et me raconta, ne sachant trop s'il avait veillé ou dormi, la série de ses tribulations que l'on vient de lire; ce n'était pas, hélas ! les dernières qu'il devait éprouver réellement ou non. Depuis cette nuit fatale, il resta dans un état d'hallucination presque perpétuel qui ne lui permettait pas de distinguer ses rêveries d'avec le vrai.

      [...] (11).


Notes

(1) Rappelons que Jacintha est la maîtresse et le modèle d'Onuphrius, qui lui est un jeune artiste, peintre et écrivain.

(2) Il s'agit du portrait de Jacintha, pour lequel elle a posé la veille et auquel il a travaillé encore le jour même. Le diable s'en mêlant un peu.

(3) Il n'avait pas été question jusqu'ici de ce drame. « Onuphrius, comme je l'ai déjà dit, était peintre, il était de plus poète; il n'y avait guère moyen que sa cervelle en réchappât... ».

(4) Jeux de mot sur les Nuits et les Pensées nocturnes d'Edouard Young (1683-1765) et les Méditations sur les sépulcres de James Hervey (1714-1758), oeuvres capitales du macabre préromantique. En revanche, on ignore quel auteur ou quel personnage désignait le « sépulcral Graham (i) » de la première édition.

(5) Il s'agit d'une des marques les plus évidentes de la dérision autobiographique du portrait d'Onuphrius, le titre désignant la première partie de la Comédie de la mort (1838), que Théophile Gautier a déjà publiée dans le Cabinet de lectures du 29 octobre 1832. L'oeuvre avait été rédigée en décembre 1831 (cf. l'édition de la Pléiade, p. 1255, n. 1).

(6) Eugène Delacroix (1798-1863), Jean Auguste Ingres (1780-1867) et Alexandre Decamps (1803-1860) sont (et resteront) pour Gautier trois grands représentants de l'École française.

(7) Marie Delaunay dite Mme Dorval (1798-1849). La comédienne interprète les héroïnes romantiques.

(8) Pierre Bocage (1799-1863), acteur aussi populaire que la Dorval (l'homme de théâtre sera directeur de l'Odéon).

(9) Alexandre Dumas ! Peter Whyte explique, ce qui devait être une allusion très claire pour les contemporains, qu'on vient de lire une description de la représentation d'Antony d'Alexandre Dumas au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 3 mai 1831 où, en effet, Dorval et Bocage jouaient les rôle d'Adèle et d'Antony. Le dénouement : « Antony poignarde Adèle, qui cherchait la mort pour sauver sa réputation » (Pléiade, p. 1260, n. 16).

(10) L'auteur des Farfadets a déjà été nommément identifié plus haut dans le récit parmi les divers auteurs de démonologie et de sorcellerie ayant influencé Onuphrius. Il s'agit d'Alexandre Vincent Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym (vers 1764-1851) et de ses Farfadets (1821).

(11) Pour interpréter correctement le « rêve » d'Onuphrius, on doit en connaître le dénouement : caractère romantique, voire jeune-France, le héros est sorti peu à peu de la réalité pour entrer dans le monde de la folie. Cela était déjà fait au début du récit, ce qu'on doit comprendre rétrospectivement, pour qu'Onuphrius puisse être finalement compté au nombre des fous. Statistiques à l'appui. Lisez le conte, si vous ne nous en croyez !


Variantes

      Les variantes qui suivent sont recopiées de l'édition de René Jasinski chez Flammarion. La dernière montre comment le texte a été significativement remanié. Mais il faut se reporter à l'analyse de l'éditeur (p. 243-245) pour voir tout ce qu'on peut tirer de l'analyse des éditions pour l'étude de la genèse. Pour l'ensemble du conte, c'est le sort de la pauvre Jacintha qui nous importe. Rassurons-nous : elle ne meurt, heureusement qu'à la première édition. Elle devient vite cynique comme son narrateur : « un ans après, elle l'avait totalement oublié », son Onuphrius. C'est dire comme une amante change d'une édition à l'autre. Mais il ne faut pas non plus oublier que le conte de Gautier est manifestement une oeuvre de jeunesse.

(a) ma joue dans la France littéraire.
(b) fermer dans la France littéraire.
(c) ressentais dans la France littéraire.
(d) lugubre dans la France littéraire et le Cabinet de lecture.
(e) Les éditions antérieures à la version définitive indiquaient tout à fait louches.
(f) Le texte de la France littéraire employait ici l'imparfait, déplaisait.
(g) L'édition de René Jasinski ne fait pas ici d'alinéa.
(h) Le texte de la France littéraire employait le participe présent, s'emparant.
(i) Il s'agissait du sépulcral Graham dans la France littéraire. Cf. n. (4).
(j) Gautier ajoutait ici, dans la France littéraire, pour ne pas sauter d'un pallier à l'autre.
(k) « Je montai » n'était pas répété dans les éditions antérieures.
(l) plus dans la France littéraire et le Cabinet de lecture.
(m) col dans la France littéraire.
(n) ce dans la France littéraire.
(o) tout à fait oubliée, au lieu de prostituée, dans le texte du Cabinet de lecture.


Références

Théophile Gautier, les Jeunes-France : romans goguenards, Paris, Charpentier, 1885, XVIII-369 p., p. 43-56.

Édition originale

Théophile Gautier, « Onuphrius Wphly », la France littéraire, août 1832.

—, « L'homme vexé, Onuphrius Wphly », le Cabinet de lecture, 4 octobre 1832.

—, « Onuphrius ou les Vexations fantastiques d'un admirateur d'Hoffmann », les Jeunes France : romans goguenards, Paris, E. Renduel, 1833.

Éditions critiques

Théophile Gautier, Romans, contes et nouvelles, éd. de Pierre Laubriet, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 2 vol, 2002, « Les Jeunes- France », édition de Peter Whyte, « Onuphrius », vol. 1, p. 39-67, 51-58.

—, l'OEuvre fantastique, vol. 1, Nouvelles, éd. Michel Crouzet, Paris, Bordas (coll. « Classiques Garnier »), 1992.

—,les Jeunes France : romans goguenards, éd. de René Jasinski, Paris, Flammarion (coll. « Nouvelle Bibliothèque romantique »), 1974, 252 p., p. 70-78.

Éditions commentées

Théophile Gautier, « Onuphrius », Récits fantastiques, éd. de Marc Eigeldinger, Paris, Flammarion (coll. « GF »), 1981, p. 81-89.

—, les Jeunes France : romans goguenards, éd. Michel Crouzet, Paris, Séguier, 1995, p. 72-79.


Situation matérielle

      Le récit de rêve constitue environ le second tiers du conte, c'est- à-dire le centre ou la partie centrale.


Situation narrative

      Onuphrius est un jeune artiste marginal dans la vingtaine, peintre et dramaturge; et son modèle, Jacintha, est sa maîtresse. Cette dernière l'invite un jour à passer une soirée avec elle et sa tante chez M. de *** et l'exhorte à ne pas arriver plus tard que six heures, de peur que sa tante ne rentre très tôt si elle n'a pas de chevalier pour les reconduire. Onuphrius, toujours retardé par d'étranges conjonctures, n'arrivera pas à temps (Jacintha et sa tante ayant déjà quitté la demeure) et fera plus tard le chemin du retour seul, en pleine nuit. C'est aux premières lueurs du jour qu'il s'endort, épuisé de fatigue et encore secoué par ce qu'il a vu et entendu tout au long de la soirée et de la nuit -- alors qu'il est de plus en plus assuré que le diable se mêle à sa vie.

      Il faut ajouter que les oeuvres d'Onuphrius sont influencées des morbides histoires de revenants et des croyances en Belzébuth, dont celles d'Hoffmann et de Jean-Paul; mais il faut dire aussi que le narrateur joue du même violon sur le mode de l'autobiograpie critique : « Onuphrius, écrit-il, était jeune-France et romantique forcené ». Un passage du récit sert d'ailleurs de « bibliographie » à l'histoire d'Onuphrius :

      « Il se rappela toutes les histoires d'obsession, depuis le possédé de la Bible jusqu'aux religieuses de Loudun; tous les livres de sorcellerie qu'il avait lus : Bodin, Delrio, Le Loyer, Bordelon, le Monde invisible de Bekker, l'Infernalia, les Farfadets de M. de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, le Grand et le Petit Albert, et tout ce qui lui parut obscur devint clair comme le jour : c'était le diable qui avait fait avancer l'aiguille, qui avait mis des moustaches à son portrait, changé le crin de ses brosses en fil d'archal et rempli ses vessies de poudre fulminante. Le coup dans le coude s'expliquait tout naturellement; mais quel intérêt Belzébuth pouvait-il avoir à le persécuter ? » (p. 36-37).


Bibliographie

Canovas : 88.

Jean Bellemin-Noël, «Fantasque Onuphrius», Romantisme, no 6, 1973, p. 38-48.

Jirí Srámek, «L'exotisme entre le rêve et la veille : à propos des vicissitudes de l'onirisme gautiériste», Cahiers des Temps Modernes, Paris, 1993, p. 59-67



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