TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Visions de Guy de Malivert (*)
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Théophile Gautier, Spirite, nouvelle fantastique, 1865

      Enfin Malivert se coucha et ne tarda pas à s'endormir. Son sommeil fut léger, transparent et rempli de merveilleux éblouissements qui n'avaient pas le caractère des rêves, mais bien plutôt celui de la vision. Des immensités bleuâtres, où des traînées de lumière creusaient des vallées d'argent et d'or se perdant en perspectives sans bornes, s'ouvraient devant ses yeux fermés; puis ce tableau s'évanouissait pour laisser voir à une profondeur plus grande des ruissellements d'une phosphorescence aveuglante, comme une cascade de soleils liquéfiés qui tomberait de l'éternité dans l'infini; la cascade disparut à son tour, et à sa place s'étendit un ciel de ce blanc intense et lumineux qui revêtit jadis les transfigurés du Thabor (1). De ce fond, qu'on eût pu croire l'extrême paroxysme de la splendeur, pointaient çà et là des élancements stellaires, des jets plus vifs, des scintillations plus intenses encore. Il y avait dans cette lumière, sur laquelle les étoiles les plus brillantes se fussent découpées en noir, comme le bouillonnement d'un devenir perpétuel. De temps en temps, devant cette irradiation immense passaient, comme des oiseaux devant le disque du soleil, des esprits discernables non par leur ombre, mais par une lumière différente. Dans cet essaim, Guy de Malivert crut reconnaître Spirite (2), et il ne se trompait pas, quoiqu'elle ne parût qu'un point brillant dans l'espace, qu'un globule sur la clarté incandescente. Par ce rêve qu'elle provoquait, Spirite avait voulu se montrer à son adorateur dans son milieu véritable. L'âme, dénouée pendant le sommeil des liens du corps, se prêtait à cette vision, et Guy put voir quelques minutes avec l' il intérieur, non pas l'extramonde lui-même, dont la contemplation n'est permise qu'à des âmes tout à fait dégagées, mais un rayon filtrant sous la porte mal fermée de l'inconnu, comme d'une rue sombre on voit sous la porte d'un palais illuminé en dedans une raie de vive lumière qui fait présumer la splendeur de la fête. Ne voulant pas fatiguer l'organisation encore trop humaine de Malivert, Spirite dissipa les visions et le replongea de l'extase dans le sommeil ordinaire. Guy eut la sensation, en retombant dans la nuit du rêve vulgaire, d'être pris comme un coquillage dans une pâte de marbre noir par des ténèbres d'une densité impénétrable; puis tout s'effaça, même cette sensation, et Guy, pendant deux heures, se retrempa dans ce non-être d'où la vie jaillit plus jeune et plus fraîche.

      Il dormit ainsi jusqu'à dix heures, et Jack (3), qui guettait le réveil de son maître, lui voyant les yeux ouverts, poussa tout à fait le battant de la porte qu'il tenait entrebâillée, entra dans la chambre, tira les rideaux, et, marchant vers le lit de Malivert, lui présenta sur un plateau d'argent deux lettres qu'on venait d'apporter. L'une était de Mme d'Ymbercourt (4) et l'autre du baron de Féroë (5) : ce fut celle du baron que Guy ouvrit la première.


Notes

(*) Ces « merveilleux éblouissements qui n'avaient pas le caractère des rêves, mais bien plutôt celui de la vision », ce sont évidemment des visions. Phénomène religieux, extatique, extrasensoriel : tout le contraire d'une vision, qui correspond à une description, voire une série de notations descriptives.

(1) La transfiguration du Christ sur le mont Thabor peut impliquer la « transfiguration spirituelle » des trois disciples qui l'accompagnent.

(2) Esprit d'une jeune fille qui fut amoureuse, avant de mourir, de Guy de Malivert. La jeune fille était alors amoureuse d'un homme cultivé de 29 ans, beaucoup plus âgé qu'elle; mais, morte, elle l'aime toujours. Elle s'appelle Lavinia d'Aufideni.

(3) Domestique de Guy de Malivert.

(4) Jeune et jolie veuve amoureuse de Guy et qui attend impatiemment de lui une demande en mariage.

(5) Le baron de Féroës, suédois, a déjà pénétré l'esprit de Guy de Malivert et est entrée en contact avec son amante décédée.


Variantes

      Exceptionnellement, le manuscrit de cette oeuvre de Gautier a été conservé. Jean-Claude Fizaine le décrit dans son édition (p. 1507-1510)


Références

Théophile Gautier, Spirite, 3e édition, Paris, Charpentier, 1877, p. 73-75.

Édition originale

Théophile Gautier, « Spirite, nouvelle fantastique », le Moniteur universel, Paris, 17 novembre au 6 décembre 1865.

—, Spirite, Paris, Charpentier, 1866.

Édition critique

Théophile Gautier, « Spirite », l'OEuvre fantastique, vol. 2, Romans, éd. Michel Crouzet, Paris, Bordas (coll. « Classiques Garnier »), 1992, p. 239-241.

—, Romans, contes et nouvelles, éd. de Pierre Laubriet, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 2 vol, 2002, « Spirite », édition de Jean-Claude Fizaine, vol. 2, p. 1105-1230, 1145-1146.


Situation matérielle

      Fin du chapitre 5 (soit environ au tiers de la nouvelle qui compte 16 chapitres).


Situation narrative

      Malgré les pressions sociales et le désir ardent de Mme d'Ymbercourt, une jeune et jolie veuve, Guy de Malivert hésite encore à demander celle-ci en mariage. À chaque fois qu'il entreprend de le faire, un murmure, un soupir ou quelque autre événement étrange vient l'en empêcher. Il découvrira plus tard que c'était Spirite, l'esprit d'une fille jadis amoureuse de lui, qui était à l'origine de ces curieuses conjonctures puisqu'elle ne voulait pas le voir tomber entre les mains d'une autre. Le moment où Guy de Malivert s'endort suit justement la première et mystérieuse apparition du visage diaphane de cette inconnue dans son miroir de Venise.


Bibliographie

Canovas : 62, 76.

Jirí Srámek, « L'exotisme entre le rêve et la veille : à propos des vicissitudes de l'onirisme gautiériste », Cahiers des Temps Modernes, Paris, 1993, p. 59-67



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