I
Je passe le soir dans une rue déserte
du quartier des Grands-Augustins quand mon attention est
arrêtée par un écriteau au-dessus de la porte
d'une maison. Cet écriteau c'est :
« ABRI » ou « À
LOUER », en tout cas quelque chose qui n'a plus cours.
Intrigué j'entre et je m'enfonce dans un couloir
extrêmement sombre.
Un personnage, qui fait dans la suite du
rêve figure de génie, vient à ma rencontre et
me guide à travers un escalier que nous descendons tous deux
et qui est très long.
Ce personnage, je l'ai déjà vu.
C'est un homme qui s'est occupé autrefois de me trouver une
situation (1).
Aux murs de l'escalier je remarque un certain
nombre de reliefs bizarres, que je suis amené à
examiner de près, mon guide ne m'adressant pas la parole.
Il s'agit de moulages en plâtre, plus
exactement : de moulages de moustaches considérablement
grossies.
Voici, entre autres, les moustaches de
Baudelaire, de Germain Nouveau et de Barbey d'Aurevilly.
Le génie me quitte sur la
dernière marche et je me trouve dans une sorte de vaste hall
divisé en trois parties.
Dans la première salle, de beaucoup la
plus petite, où pénètre seulement le jour
d'un soupirail incompréhensible, un jeune homme est assis
à une table et compose des poèmes. Tout autour de
lui, sur la table et par terre, sont répandus à
profusion des manuscrits extrêmement sales.
Ce jeune homme ne m'est pas inconnu, c'est M.
Georges Gabory (2).
La pièce voisine, elle aussi plus que
sommairement meublée, est un peu mieux
éclairée, quoique d'une façon tout à
fait insuffisante.
Dans la même attitude que le premier
personnage, mais m'inspirant, par contre, une sympathie
réelle, je distingue M. Pierre Reverdy (3).
Ni l'un ni l'autre n'a paru me voir, et c'est
seulement après m'être arrêté tristement
derrière eux que je pénètre dans la
troisième pièce.
Celle-ci est de beaucoup la plus grande, et
les objets s'y trouvent un peu mieux en valeur : un fauteuil
inoccupé devant la table paraît m'être
destiné; je prends place devant le papier immaculé.
J'obéis à la suggestion et me
mets en devoir de composer des poèmes. Mais, tout en
m'abandonnant à la spontanéité la plus grande,
je n'arrive à écrire sur le premier feuillet que ces
mots : La lumière...
Celui-ci aussitôt déchiré,
sur le second feuillet : La lumière... et sur le
troisième feuillet : La lumière (4)...
Notes
(1) Selon Marguerite Bonnet, il pourrait s'agit de
Paul Valéry (éd. de la Pléiade, p. 149,
n. 2).
(2) Georges Gabory (1899-1978), poète,
romancier et essayiste, présenté dans le rêve
comme un fonctionnaire des lettres : il fut en effet lecteur
chez Gallimard (Marguerite Bonnet, éd. de la Pléiade,
p. 149, n. 3).
(3) Pierre Reverdy (1889-1960) : on
connaît la place essentielle que lui accorde le (Premier)
Manifeste (1924) dans la définition de l'image
surréaliste.
(4) Voici le recoupement que propose Marguerite
Bonnet : « Faut-il entendre ici un écho du
dernier cri de Goethe : Mehr Licht (« Plus de
lumière ! ») par lequel Breton ouvre le 16
janvier 1937 sa déclaration à propos des seconds
procès de Moscou ? » (Pléiade,
p. 150, n. 2).
Références
André Breton, Clair de terre,
précédé de Mont de piété,
suivi de le Révolver à cheveux blancs, et de
l'Air et l'eau, Paris, Gallimard (coll.
« Poésie »), 1966, p. 37-38.
Éditions originales
André Breton, « Récit de trois
rêves », dans la revue Littérature
(Paris), nouvelle série, 1er mars 1922, p. 5-6. Il
s'agit du premier des trois rêves dont il est
précisé : « sténographie de
Mlle Olla ». Ils sont accompagnés de la
reproduction d'une toile de Chirico, le Cerveau de l'enfant
(1914). Cf. Pléiade, p. 1191.
André Breton, premier des « Cinq
rêves », Clair de terre, Paris,
Littérature (coll.
« Littérature »), 1923.
Édition critique
André Breton, « Clair de terre »,
OEuvres complètes, vol. 1, éd. Marguerite
Bonnet, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de
la pléiade »), 1988, p. 149-150.
Situation matérielle
Premières des vingt-six pièces
du recueil, premier des « Cinq
rêves ».
Situation narrative
Le titre désigne explicitement
« Cinq rêves », tous dédiés
à Georges de Chirico (Giorgio de Chirico, 1888-1978),
peintre italien d'origine grecque, très actif à Paris
vers 1911-1914 et dont les rapports au surréalisme, nombreux
et fluctuants, vont de précurseur à exclu (à
partir de 1926). L'édition originale des trois premiers de
ces rêves s'accompagnait de la reproduction d'une de ses
toiles, le Cerveau de l'enfant (1914), que possédait
André Breton.
Bibliographie
Canovas : 94.
Alexandrian, Sarane, le Surréalisme et le rêve,
Paris, Gallimard, 1974, p. 245-246. Sauf dans le cas du
quatrième, Alexandrian se contente d'évoquer les
« Cinq rêves » comme illustration du
rêve-programme, c'est-à-dire du rêve
destiné à « dénouer un
problème » (p. 243-245). À son avis,
les quatre premiers des « Cinq rêves »
s'appliquent à des problèmes du mouvement
surréaliste ou de son esthétique.
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