Le deuxième des trois
« Rêves »
de
Breton dans la Révolution surréaliste
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André Breton,
« Rêves », la
Révolution
surréaliste,
récit de rêve,
1924
II
J'arrive à Paris et descends l'escalier
d'une gare assez semblable à la gare de l'Est.
J'éprouve le besoin d'uriner et m'apprête à
traverser la place, de l'autre côté de laquelle je
sais pouvoir me satisfaire lorsqu'à quelques pas de moi et
sur le même trottoir, je découvre un urinoir de
petites dimensions, d'un modèle nouveau et fort
élégant. Je n'y suis pas plus tôt que je
constate la mobilité de cet urinoir et que je prends
conscience, comme je n'y suis pas seul, des inconvénients de
cette mobilité. Après tout c'est un véhicule
comme un autre et je prends le parti de rester sur la plate-forme.
C'est de là que j'assiste aux évolutions
inquiétantes, non loin de nous, d'un second
« urinoir volant » semblable au nôtre. Ne
parvenant pas à attirer l'attention de mes co-voyageurs sur
sa marche désordonnée et le péril qu'elle fait
courir aux piétons, je descends en marche et réussis
à persuader le conducteur imprudent d'abandonner son
siège et de me suivre. C'est un homme de moins de trente ans
qui, interrogé, se montre plus qu'évasif. Il se donne
pour médecin militaire, il est bien en possession d'un
permis de conduire. Étranger à la ville où
nous sommes, il déclare arriver « de la
brousse » sans pouvoir autrement préciser. Tout
médecin qu'il est, j'essaie de le convaincre qu'il peut
être malade mais il m'énumère les
symptômes d'un grand nombre de maladies, en commençant
par les différentes fièvres : symptômes
qu'il ne présente pas, qui sont d'ailleurs de l'ordre
clinique le plus simple. Il termine son exposé par ces
mots : « tout au plus suis-je peut-être
paralytique général ». L'examen de ses
réflexes, que je pratique aussitôt, n'est pas
concluant (rotulien normal, achilléen dit
tendineux (1) dans le rêve,
faible). J'oublie de dire que nous nous sommes arrêtés
au seuil d'une maison blanche et que mon interlocuteur monte et
descend à chaque instant le perron haut d'un étage.
Poursuivant mon interrogatoire, je m'efforce en vain de
connaître l'emploi de son temps « dans la
brousse ». Au cours d'une nouvelle ascension du perron il
finit par se rappeler qu'il a fait là-bas une collection.
J'insiste pour savoir laquelle : « une collection de
cinq crevettes ». II redescend : « je vous
avoue, cher ami, que j'ai très faim », et ce
disant il ouvre une valise de paille à laquelle je n'avais
pas encore pris garde. Il en profite pour me donner à
admirer sa collection qui se compose bien de cinq crevettes, de
tailles fort inégales et d'apparence fossile (la carapace,
durcie, est vide et absolument transparente). Mais d'innombrables
carapaces intactes glissent à terre, quand il soulève
le compartiment supérieur de la valise. Et comme je
m'étonne : « non, il n'y en a que
cinq : celles-là ». Du fond de la valise il
extrait encore un râble de lapin rôti et sans autre
secours que celui de ses mains, il se met à manger en
raclant des ongles de part et d'autre de la colonne
vertébrale. La chair est distribuée en longs
filaments comme celle des raies et elle paraît être de
consistance pâteuse. Je supporte mal ce spectacle
écoeurant. Après un assez long silence mon compagnon
me dit : « vous reconnaîtrez toujours les
grands criminels à leurs bijoux immenses. Rappelez-vous
qu'il n'y a pas de mort : il n'y a que des sens
retournables ».
Notes
(1) La précision, dans le rêve (!),
est fort curieuse, car le réflexe rotulien et le
réflexe archilléen sont les deux réflexes
tendineux les plus importants des jambes, comme le précise
n'importe quel manuel médical d'exploration clinique.
Variantes
Marguerite Bonnet signale qu'un manuscrit des
trois rêves se
trouve sur quatre feuillets à la bibliothèque
Jacques-Doucet (no 7208-4), et qu'il ne présente que des
variantes mineures.
Références
André Breton, « Rêve no 2 », dans
Sarane Alexandrian, le Surréalisme et le rêve,
Paris, Gallimard, 1974, p. 249-250.
Édition originale
André Breton, « Rêves », la
Révolution surréaliste, no 1 (décembre
1924), p. 3-5.
Éditions critiques
André Breton, « Rêves »,
OEuvres complètes, éd. Marguerite Bonnet,
vol. 1, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
p. 887-890, 888-889.
Situation matérielle
Sauf pour les numéros 6 et 12, la
Révolution surréaliste publiera toujours des
récits de rêves, comme ceux-ci dans le premier
numéro.
Situation narrative
Contrairement aux récits de rêves
qui prennent place en tête du recueil de poésies
Clair de terre sous le titre de « Cinq
rêves », ceux-ci se présentent
résolument comme des récits de rêves, sans
aucune mise en perspective littéraire ou poétique.
Bibliographie
Alexandrian, Sarane, le Surréalisme et le rêve,
Paris, Gallimard, 1974, p. 249-253 : l'auteur
édite d'abord le rêve de Breton et en propose ensuite
une analyse (interprétation aussi ingénieuse
qu'amusante, de l'ordre des mots croisés
surréalistes).
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