Émile Zola,
Thérèse Raquin,
roman,
1867
Il se coucha. Lorsqu'il fut dans la
tiédeur des draps, il songea de nouveau à
Thérèse, que ses terreurs (a)
lui avaient fait oublier. Les yeux fermés
obstinément, cherchant le sommeil, il sentait malgré
lui ses pensées travailler, s'imposer, se lier les unes aux
autres, lui présenter toujours les avantages qu'il aurait
à se marier au plus vite. Par moments, il se retournait, il
se disait: « Ne pensons plus, dormons; il faut que je me
lève à huit heures demain pour aller à mon
bureau (1) ». Et il faisait effort
pour se laisser glisser au sommeil. Mais les idées
revenaient une à une; le travail sourd de ses raisonnements
recommençait; il se retrouvait bientôt dans une sorte
de rêverie aiguë, qui étalait au fond de son
cerveau les nécessités de son mariage, les arguments
que ses désirs et sa prudence donnaient tour à tour
pour et contre la possession de Thérèse.
Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que
l'insomnie tenait sa chair irritée, il se mit sur le dos, il
ouvrit les yeux tout grands, il laissa son cerveau s'emplir du
souvenir de la jeune femme. L'équilibre était rompu,
la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il eut
l'idée de se lever, de retourner au passage du
Pont-Neuf (2). Il se ferait ouvrir la grille,
il irait frapper à la petite porte de l'escalier, et
Thérèse le recevrait. À cette pensée,
le sang montait à son cou.
Sa rêverie avait une lucidité
étonnante. Il se voyait dans les rues, marchant vite, le
long des maisons, et il se disait : « Je prends ce
boulevard, je traverse ce carrefour, pour être plus tôt
arrivé ». Puis la grille du passage
grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et
déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez
Thérèse sans être vu de la marchande de bijoux
faux; puis il s'imaginait être dans l'allée, dans le
petit escalier par où il avait passé si souvent.
Là, il éprouvait les joies cuisantes de jadis, il se
rappelait les terreurs délicieuses, les voluptés
poignantes de l'adultère. Ses souvenirs devenaient des
réalités qui impressionnaient tous ses sens: il
sentait l'odeur fade du couloir, il touchait les murs gluants, il
voyait l'ombre sale qui traînait. Et il montait chaque
marche, haletant, prêtant l'oreille, contenant
déjà ses désirs dans cette approche craintive
de la femme désirée. Enfin il grattait à la
porte, la porte s'ouvrait, Thérèse était
là qui l'attendait, en jupon, toute blanche.
Ses pensées se déroulaient
devant lui en spectacles réels. Les yeux fixés sur
l'ombre, il voyait. Lorsque, au bout de sa course dans les rues,
après être entré dans le passage et avoir gravi
le petit escalier, il crut apercevoir Thérèse,
ardente et pâle, il sauta vivement de son lit, en murmurant
: « Il faut que j'y aille, elle m'attend ». Le
brusque mouvement qu'il venait de faire chassa l'hallucination: il
sentit le froid du carreau, il eut peur. Il resta un instant
immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre
du bruit sur le carré. S'il allait chez
Thérèse, il lui faudrait passer de nouveau devant la
porte de la cave, en bas (3); cette
pensée lui fit courir un grand frisson froid dans le dos.
L'épouvante le reprit, une épouvante bête et
écrasante. Il regarda avec défiance dans sa chambre,
il vit traîner des lambeaux blanchâtres de
clarté; alors, doucement, avec des précautions
pleines d'une hâte anxieuse, il remonta sur son lit, et,
là, se pelotonna, se cacha, comme pour se dérober
à une arme, à un couteau qui l'aurait
menacé.
Le sang s'était porté violemment
à son cou, et son cou le brûlait. Il y porta la main,
il sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure de Camille. Il
avait presque oublié cette morsure. Il fut terrifié
en la retrouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la
chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus la
sentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son
cou. Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout de
l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas s'arracher la
peau, il serra les deux mains entre ses genoux repliés.
Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les
dents claquant de peur.
Maintenant ses idées s'attachaient
à Camille, avec une fixité effrayante.
Jusque-là, le noyé n'avait pas troublé les
nuits de Laurent. Et voilà que la pensée de
Thérèse amenait le spectre de son mari. Le meurtrier
n'osait plus lever (b) les yeux; il craignait
d'apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. À un
moment, il lui sembla que sa couche était étrangement
secouée; il s'imagina que Camille se trouvait caché
sous le lit, et que c'était lui qui le remuait ainsi, pour
le faire tomber et le mordre. Hagard, les cheveux dressés
sur la tête, il se cramponna à son matelas, croyant
que les secousses devenaient de plus en plus violentes.
Puis, il s'aperçut que le lit ne
remuait pas. Il y eut une réaction en lui. Il se mit sur son
séant, alluma sa bougie, en se traitant d'imbécile.
Pour apaiser sa fièvre, il avala un grand verre d'eau.
— J'ai eu tort de boire chez ce marchand
de vin, pensait-il... Je ne sais ce que j'ai cette nuit. C'est
bête. Je serai éreinté aujourd'hui à mon
bureau. J'aurais dû dormir tout de suite, en me mettant au
lit, et ne pas penser à un tas de choses: c'est cela qui m'a
donné l'insomnie... Dormons.
Il souffla de nouveau la lumière, il
enfonça la tête dans l'oreiller, un peu
rafraîchi, bien décidé à ne plus penser,
à ne plus avoir peur. La fatigue commençait à
détendre ses nerfs.
Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire,
lourd et accablé; il glissa lentement à une
somnolence vague. Il était comme simplement engourdi, comme
plongé dans un abrutissement doux et voluptueux. Il sentait
son corps en sommeillant; son intelligence restait
éveillée dans sa chair morte. Il avait chassé
les pensées qui venaient, il s'était défendu
contre la veille. Puis, quand il fut assoupi, quand les forces lui
manquèrent et que la volonté lui échappa, les
pensées revinrent doucement, une à une, reprenant
possession de son être défaillant. Ses rêveries
recommencèrent. Il refit le chemin qui le séparait de
Thérèse; (c) il descendit,
passa devant la cave en courant et se trouva dehors; il suivit
toutes les rues qu'il avait déjà suivies auparavant,
lorsqu'il rêvait les yeux ouverts; il entra dans le passage
du Ponf-Neuf, monta le petit escalier et gratta à la porte.
Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en
jupon, la gorge nue, ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel
qu'il l'avait vu à la Morgue, verdâtre, atrocement
défiguré. Le cadavre lui tendait les bras, avec un
rire ignoble, en montrant un bout de langue noirâtre dans la
blancheur des dents.
Laurent poussa un cri et se réveilla en
sursaut. Il était trempé d'une sueur glacée.
Il ramena la couverture sur ses yeux, en s'injuriant, en se mettant
en colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.
Il se rendormit comme
précédemment, avec lenteur ; le même
accablement le prit, et dès que la volonté lui eut de
nouveau échappé dans la langueur du demi-sommeil, il
se remit en marche, il retourna où le conduisait son
idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce
fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte.
Terrifié, le misérable se mit
sur son séant. Il aurait voulu pour tout au monde chasser ce
rêve implacable. Il souhaitait un sommeil de plomb qui
écrasât ses pensées. Tant qu'il se tenait
éveillé, il avait assez d'énergie pour chasser
le fantôme de sa victime ; mais dès qu'il
n'était plus maître de son esprit, son esprit le
conduisait à l'épouvante en le conduisant à la
volupté.
Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une
succession d'assoupissements voluptueux et de réveils
brusques et déchirants. Dans son entêtement furieux,
toujours il allait vers Thérèse, toujours il se
heurtait contre le corps de Camille. À plus de dix reprises,
il refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivit le
même itinéraire, eut les mêmes sensations,
accomplit les mêmes actes, avec une exactitude minutieuse,
et, à plus de dix reprises, il vit le noyé s'offrir
à son embrassement, lorsqu'il étendait les bras pour
saisir et étreindre sa maîtresse. Ce même
dénouement sinistre qui le réveillait chaque fois,
haletant et éperdu, ne décourageait pas son
désir ; quelques minutes après, dès qu'il se
rendormait, son désir oubliait le cadavre ignoble qui
l'attendait, et courait chercher de nouveau le corps chaud et
souple d'une femme. Pendant une heure, Laurent vécut dans
cette suite de cauchemars, dans ce mauvais rêve sans cesse
répété et sans cesse imprévu, qui,
à chaque sursaut, le brisait d'une épouvante plus
aiguë.
Une des secousses, la dernière, fut si
violente, si douloureuse, qu'il se décida à se lever,
à ne pas lutter davantage. Le jour venait; une lueur grise
et morne entrait par la fenêtre du toit qui coupait dans le
ciel un carré blanchâtre couleur de cendre.
Laurent s'habilla lentement, avec une
irritation sourde. Il était exaspéré de
n'avoir pas dormi, exaspéré de s'être
laissé prendre par une peur qu'il traitait maintenant
d'enfantillage.
[...]
Le soir, malgré sa lassitude, il voulut
aller voir Thérèse. Il la trouva fiévreuse,
accablée, lasse comme lui.
— Notre pauvre Thérèse a
passé une mauvaise nuit, lui dit madame Raquin, lorsqu'il se
fut assis. Il paraît qu'elle a eu des cauchemars, une
insomnie terrible... À plusieurs reprises, je l'ai entendue
crier. Ce matin, elle était toute malade (p. 177).
[...]
XVIII
Thérèse, elle aussi, avait
été visitée par le spectre de Camille, pendant
cette nuit de fièvre.
La proposition brûlante de Laurent,
demandant un rendez-vous, après plus d'une année
d'indifférence, l'avait brusquement fouettée. La
chair s'était mise à lui cuire, lorsque, seule et
couchée, elle avait songé que le mariage devait avoir
bientôt lieu. Alors, au milieu des secousses de l'insomnie,
elle avait vu se dresser le noyé; elle s'était,
comme Laurent, tordue dans le désir et dans
l'épouvante, et, comme lui, elle s'était dit qu'elle
n'éprouverait plus de telles souffrances, lorsqu'elle
tiendrait son amant entre ses bras (p. 18) (4).
Notes
(1) Laurent travaille dans un bureau d'avocats,
mais il est peintre (assez médiocre) et n'a pas
renoncé à son art.
(2) Voici l'ouverture du roman, qui décrit
la gallerie marchande : « Au bout de la rue
Guénégaud, lorsqu'on vient des quais, on trouve le
passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre
qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine ».
C'est là que se trouve la mercerie que Thérèse
Raquin tient avec sa vielle tante, en haut de laquelle elles logent
toutes les deux.
(3) Pour se rendre à sa chambre, Laurent
doit sonner à la grille pour qu'on lui ouvre à la
réception de son hôtel, qui se trouve au premier
étage. Il doit ensuite suivre une longue allée, puis
monter l'escalier, où l'on passe devant l'entrée de
la cave. Ce trajet anodin, ce soir, l'a terrifié.
(4) Suivent deux alinéas qui expliquent le
« fait de psychologie et de physiologie » qui
lie ces amants d'une chaîne de terreur. D'où leur
volonté de se marier pour faire cesser l'angoisse de ces
« hallucinations ».
Variantes
(a) Zola corrigera plus tard :
« frayeurs », comme le porte l'édition
de Robert Abirached.
(b) Correcton ultérieure de Zola :
« ouvrir les yeux ».
(c) Si nous corrigeons ses quelques coquilles, nous
conservons la ponctuation de notre texte témoin, sauf ici,
où nous remplaçons le point-virgule par les deux
points, comme le porte l'édition d'Abirached.
Références
Émile Zola, Thérèse Raquin, Paris, Fasquelle,
1906, p. 168-175.
Édition originale
D'abord publié en feuilleton : Émile Zola,
« Thérèse Raquin », dans
l'Artiste, Paris, mars 1867.
Émile Zola, Thérèse Raquin, Paris,
Librairie internationale, 1867.
Édition critique
Émile Zola, Thérèse Raquin, éd.
Robert Abirached, Paris, Gallimard (coll.
« Folio »), 1979, p. 151-156.
Situation matérielle
Le rêve occupe l'essentiel du chapitre
17, au centre. Le roman compte trente-deux chapitres. Le
rêve se situe donc au centre du roman.
Situation narrative
Thérèse Raquin, qui est
mariée à Camille, prend Laurent pour amant. Les deux
amoureux, qui veulent vivre leur passion sans contrainte,
décident d'éliminer le mari encombrant. S'acquittant
de cette sale besogne, Laurent noie Camille. Après avoir vu
à la morgue le visage asphyxié de la victime, Laurent
en est marqué pour toujours. Quinze mois
après l'assassinat, les amants étant restés
tout ce temps séparés par précaution, Laurent
propose à Thérèse de la rejoindre dans sa
chambre; elle refuse de le revevoir avant qu'ils ne soient
mariés: « Marions-nous, je serai à
toi », lui répond-elle. Laurent rentre chez lui.
Il a peur de la solitude. D'où la nuit agitée
décrite ici.
Bibliographie
Canovas : 32, 56 et 107.
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