Guy de Maupassant,
« Sur les chats »,
nouvelle,
1886
Mon cabinet de toilette se trouvait dans une
des tourelles. Les fenêtres, larges dans l'appartement,
étroites à leur sortie au jour, traversant toute
l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des
meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des
hommes. Je fermai ma porte, je me couchai et je m'endormis.
Et je rêvai; on rêve toujours un
peu de ce qui s'est passé dans la journée. Je
voyageais; j'entrais dans une auberge où je voyais
attablés devant le feu un domestique en grande livrée
et un maçon, bizarre société dont je ne
m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, qui
venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin
j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait
point, et tout à coup j'apercevais le domestique et le
maçon, armés de briques, qui venaient doucement vers
mon lit.
Je me réveillai brusquement, et il me
fallut quelques instants pour me reconnaître. Puis je me
rappelai les événements de la veille, mon
arrivée à Thorenc (1),
l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer mes
paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la
nuit, au milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête
d'homme à peu près, deux yeux de feu qui me
regardaient.
Je saisis une allumette et, pendant que je la
frottais, j'entendis un bruit, un bruit léger, un bruit mou
comme la chute d'un linge humide et roulé, et quand j'eus de
la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande table au
milieu de l'appartement.
Je me levai, je visitai les deux
pièces, le dessous de mon lit, les armoires, rien.
Je pensai donc que j'avais continué mon
rêve un peu après mon réveil, et je me
rendormis, non sans peine.
Je rêvai de nouveau. Cette fois je
voyageais encore, mais en Orient, dans le pays que j'aime, (a) et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en plein
désert. C'était un Turc superbe; pas un Arabe, un
Turc, gros, aimable, charmant, habillé en Turc, avec un
turban et tout un magasin de soieries sur le dos, un vrai Turc du
Théâtre-Français qui me faisait des compliments
en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux.
Puis un petit nègre me conduisait
à ma chambre — tous mes rêves finissaient donc
ainsi — une chambre bleu ciel, parfumée, avec des
peaux de bêtes par terre, et, devant le feu —
l'idée de feu me poursuivait jusqu'au désert —
sur une chaise basse, une femme, à peine vêtue, qui
m'attendait.
Elle avait le type oriental le plus pur, des
étoiles sur les joues, le front et le menton, des yeux
immenses, un corps admirable, un peu brun, mais d'un brun chaud et
capiteux.
Elle me regardait et je pensais :
« Voilà comment je comprends l'hospitalité.
Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays de
bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale
imbécile, qu'on recevrait un étranger de cette
façon ».
Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais
elle me répondit par signes, ne sachant pas un mot de ma
langue que mon Turc, son maître, savait si
bien.
D'autant plus heureux qu'elle serait
silencieuse, je la pris par la main et je la conduisis vers ma
couche où je m'étendis à ses
côtés... Mais on se réveille toujours en ces
moments-là ! Donc je me réveillai et je ne fus
pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de chaud et
de doux que je caressais amoureusement.
Puis, ma pensée s'éclairant, je
reconnus que c'était un chat, un gros chat roulé
contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y laissai, et je
fis comme lui, encore une fois.
Quand le jour parut, il était parti, et
je crus vraiment que j'avais rêvé; car je ne
comprenais pas comment il aurait pu entrer chez moi, et en sortir,
la porte étant fermée à clef.
Quand je contai mon aventure (pas en entier)
à mon aimable hôte, il se mit à rire, et me
dit : « il est venu par la
chatière », et soulevant un rideau il me montra,
dans le mur, un petit trou noir et rond.
Et j'appris que presque toutes les vieilles
demeures de ce pays ont ainsi de longs couloirs étroits
à travers les murs, qui vont de la cave au grenier, de la
chambre de la servante à la chambre du seigneur, et qui font
du chat le roi et le maître de céans.
Il circule comme il lui plaît, visite
son domaine à son gré, peut se coucher dans tous les
lits, tout voir et tout entendre, connaître tous les secrets,
toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il est
chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans
bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs
creux.
Et je pensai à ces autres vers de
Baudelaire :
C'est l'esprit familier du lieu;
Il juge, il préside, il
inspire
Toutes choses dans son empire;
Peut-être est-il fée,
—
est-il Dieu
?
Notes
(1) Thorenc est située dans la région
de Nice et possède réellement un manoir
fortifié appelé « Château des
Quatre-Tours », construit au XVIe siècle.
Variantes
(a) La ponctuation des éditions critiques
est légèrement refaite. Toutefois, l'édition
Garnier coupe ici la phrase : « ... le pays que
j'aime. Et j'arrivais chez un Turc... »
(p. 385).
Références
Guy de Maupassant, OEuvres complètes,
« Oeuvres posthumes I », vol. 9, le texte de
cette édition est conforme à celui de
l'édition originale, Paris, Louis Conard Libraire-Editeur,
1921, p. 164-167.
Édition originale
Guy de Maupassant, « Sur Les Chats »,
Gil-Blas (Paris), 9 février 1886.
Ce texte fut repris dans le recueil la Petite Roque, Albin
Michel et Ollendorff, 1899-1904, 1912, puis chez Louis Conard,
1907-1910.
Éditions critiques
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd. Louis
Forestier, Paris, Gallimard (coll. « Biblothèque
de la pléiade »), 2 vol., 1974 et 1979.
Guy de Maupassant, le Horla et autres contes cruels et
fantastiques, introduction, chronologie, bibliographie, notes
et dossier de l'oeuvre par M.-C. Bancquart, Paris, Garnier
Frères, 1976, p. 183-185.
Situation matérielle
Ces deux rêves constituent la fin, au
troisième et
dernier chapitre de la nouvelle sur les chats, comme son titre
l'indique.
Situation narrative
Le narrateur, nouvellement arrivé dans
la région de Nice, séjourne au manoir des
Quatre-Tours, un fort de guerre construit en 1530, à
Thorenc.
Bibliographie
Canovas : la nouvelle est répertoriée en
bibliographie, mais jamais citée.
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