Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
X
Comment peindre l'étrange
désespoir où ces idées me réduisirent
peu à peu ? Un mauvais génie avait pris ma
place dans le monde des âmes; — pour Aurélia,
c'était moi- même, et l'esprit désolé
qui vivifiait mon corps, affaibli, dédaigné,
méconnu d'elle, se voyait à jamais destiné au
désespoir ou au néant (1).
J'employai toutes les forces de ma volonté pour
pénétrer encore le mystère dont j'avais
levé quelques voiles. Le rêve se jouait parfois de
mes efforts et n'amenait que des figures grimaçantes et
fugitives. Je ne puis donner ici qu'une idée assez bizarre
de ce qui résulta de cette contention d'esprit. Je me
sentais glisser comme sur un fil tendu dont la longueur
était infinie. La terre, traversée de veines
colorées de métaux en fusion, comme je l'avais vue
déjà (2),
s'éclaircissait peu à peu par l'épanouissement
du feu central, dont la blancheur se fondait avec les teintes
cerise qui coloraient les flancs de l'orbe intérieur. Je
m'étonnais de temps en temps de rencontrer de vastes flaques
d'eau, suspendues comme le sont les nuages dans l'air, et toutefois
offrant une telle densité qu'on pouvait en détacher
des flocons; mais il est clair qu'il s'agissait là d'un
liquide différent de l'eau terrestre, et qui était
sans doute l'évaporation de celui qui figurait la mer et les
fleuves pour le monde des esprits.
J'arrivai en vue d'une vaste plage montueuse
et toute couverte d'une espèce de roseaux de teinte
verdâtre, jaunis aux extrémités comme si les
feux du soleil les eussent en partie desséchés,
— mais je n'ai pas vu de soleil plus que les autres fois.
— Un château dominait la côte que je me mis
à gravir. Sur l'autre versant, je vis s'étendre une
ville immense. Pendant que j'avais traversé la montagne, la
nuit était venue, et j'apercevais les lumières des
habitations et des rues. En descendant, je me trouvai dans un
marché où l'on vendait des fruits et des
légumes pareils à ceux du Midi.
Je descendis par un escalier obscur et me
trouvai dans les rues. On affichait l'ouverture d'un casino (3), et les détails de sa distribution se
trouvaient énoncés par articles. L'encadrement
typographique était fait de guirlandes de fleurs si bien
représentées et coloriées, qu'elles semblaient
naturelles. — Une partie du bâtiment était
encore en construction. J'entrai dans un atelier où je vis
des ouvriers qui modelaient en glaise un animal énorme de la
forme d'un lama, mais qui paraissait devoir être muni de
grandes ailes. Ce monstre était comme traversé d'un
jet de feu qui l'animait peu à peu, de sorte qu'il se
tordait, pénétré par mille filets
pourprés, formant les veines et les artères et
fécondant pour ainsi dire l'inerte matière, qui se
revêtait d'une végétation instantanée
d'appendices fibreux d'ailerons et de touffes laineuses. Je
m'arrêtai à contempler ce chef-d'oeuvre, où
l'on semblait avoir surpris les secrets de la création
divine. « C'est que nous avons ici, me dit-on, le feu
primitif qui anima les premiers êtres... Jadis il
s'élançait jusqu'à la surface de la terre,
mais les sources se sont taries ». Je vis aussi des
travaux d'orfèvrerie où l'on employait deux
métaux inconnus sur la terre : l'un rouge, qui
semblait correspondre au cinabre (4), et
l'autre bleu d'azur. Les ornements n'étaient ni
martelés ni ciselés, mais se formaient, se coloraient
et s'épanouissaient comme les plantes métalliques
qu'on fait naître de certaines mixtions chimiques.
« Ne créerait-on pas aussi des
hommes ? » dis-je à l'un des travailleurs;
mais il me répliqua : « Les hommes viennent
d'en haut et non d'en bas : pouvons-nous nous créer
nous-mêmes ? Ici l'on ne fait que formuler par les
progrès successifs de nos industries une matière plus
subtile que celle qui compose la croûte terrestre. Ces fleurs
qui vous paraissent naturelles, cet animal qui semblera vivre, ne
seront que des produits de l'art élevé au plus haut
point de nos connaissances, et chacun les jugera
ainsi ».
Telles sont à peu près les
paroles, ou qui me furent dites, ou dont je crus percevoir la
signification. Je me mis à parcourir les salles du casino et
j'y vis une grande foule, dans laquelle je distinguai quelques
personnes qui m'étaient connues, les unes vivantes, d'autres
mortes en divers temps. Les premières semblaient ne pas me
voir, tandis que les autres me répondaient sans avoir l'air
de me connaître. J'étais arrivé à la
plus grande salle qui était toute tendue de velours
ponceau (5) à bandes d'or
tramé, formant de riches dessins. Au milieu se trouvait un
sofa en forme de trône. Quelques passants s'y asseyaient pour
en éprouver l'élasticité; mais les
préparatifs n'étant pas terminés, ils se
dirigeaient vers d'autres salles. On parlait d'un mariage et de
l'époux qui, disait-on, devait arriver pour annoncer le
moment de la fête. Aussitôt un transport insensé
s'empara de moi. J'imaginai que celui qu'on attendait était
mon double, qui devait épouser Aurélia, et je
fis un scandale qui sembla consterner l'assemblée. Je me mis
à parler avec violence, expliquant mes griefs et invoquant
le secours de ceux qui me connaissaient. Un vieillard me dit :
« Mais on ne se conduit pas ainsi, vous effrayez tout le
monde ». Alors je m'écriai : « Je
sais bien qu'il m'a frappé déjà de ses armes,
mais je l'attends sans crainte et je connais le signe qui doit le
vaincre » (6).
En ce moment, un des ouvriers de l'atelier que
j'avais visité en entrant parut, tenant une longue barre,
dont l'extrémité se composait d'une boule rougie au
feu. Je voulus m'élancer sur 1ui, mais la boule qu'il tenait
en arrêt menaçait toujours ma tête. On semblait
autour de moi me railler de mon impuissance... Alors je me reculai
jusqu'au trône, l'âme pleine d'un indicible orgueil, et
je levai le bras pour faire un signe qui me semblait avoir une
puissance magique. Le cri d'une femme, distinct et vibrant,
empreint d'une douleur déchirante, me réveilla en
sursaut ! Les syllabes d'un mot inconnu que j'allais prononcer
expiraient sur mes lèvres... Je me précipitai
à terre et je me mis à prier avec ferveur en pleurant
à chaudes larmes. — Mais quelle était donc
cette voix qui venait de résonner si douloureusement dans la
nuit ?
Elle n'appartenait pas au rêve;
c'était la voix d'une personne vivante, et pourtant
c'était pour moi la voix et l'accent d'Aurélia...
J'ouvris ma fenêtre; tout était
tranquille, et le cri ne se répéta plus. — Je
m'informai au dehors, personne n'avait rien entendu. — Et
cependant, je suis encore certain que le cri était
réel et que l'air des vivants en avait retenti... Sans
doute, on me dira que le hasard a pu faire qu'à ce
moment-là même une femme souffrante ait crié
dans les environs de ma demeure. — Mais, selon ma
pensée, les événements terrestres
étaient liés à ceux du monde invisible. C'est
un de ces rapports étranges dont je ne me rends pas compte
moi-même et qu'il est plus aisé d'indiquer que de
définir...
Qu'avais-je fait ? J'avais troublé
l'harmonie de l'univers magique où mon âme puisait la
certitude d'une existence immortelle. J'étais maudit
peut-être pour avoir voulu percer un mystère
redoutable en offensant la loi divine; je ne devais plus attendre
que la colère et le mépris ! Les ombres
irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans
l'air des cercles fatals, comme les oiseaux à l'approche
d'un orage.
Notes
(1) Cette première phrase résume le
chapitre précédent, de sorte que le rêve de la
découverte du double apparaît comme le prélude
de ceux qui s'annoncent.
(2) Dans le suite de visions du second rêve,
au chapitre 4 d'Aurélia, on trouve ce qui
paraît être un rêve dans un rêve :
« Cependant la nuit s'épaississait peu à
peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se
confondaient dans mon esprit somnolent; je crus tomber dans un abîme qui
traversait le globe », etc..
(3) Dans le contexte, on voit que le casino n'est
pas considéré comme une maison de jeu, mais bien
comme un vaste établissement, très luxueux (comme on
le voit aux sculptures et ornements fabriqués sur place dans
un atelier), dont les salles sont destinées aux spectacles,
aux réceptions et aux loisirs.
(4) Sulfure de mercure naturel, de couleur rouge
vermillon.
(5) De la couleur rouge vif du coquelicot.
(6) Suite du rêve
précédent, construit sur cet
événement, la chute dans un escalier et le choc
contre l'angle d'un meuble. Cette chute est
« représentée » dans le
rêve par un coup porté au narrateur par l'esprit qui
est son double, avec une arme non
identifiée.
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la Pléiade »),
1952, p. 382- 385.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la Pléiade »),
1952, p. 382-385, rééd. 1955,
p. 386-389.
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 49-52.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 278-281.
—, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Chapitre 10, dernier chapitre de la
première partie.
Situation narrative
À la suite d'une mauvaise chute, le
narrateur s'est trouvé dans une grave dépression,
caractérisée par sa culpabilité vis-
à-vis d'Aurélia qu'il a décidé
d'interroger dans son sommeil. Voilà ce qui l'a conduit
à une découverte bouleversante : tout homme est
double et son double, dans le monde des esprits, passe pour
lui-même aux yeux d'Aurélia.
Bibliographie
Voir le Premier
rêve dans Aurélia.
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