Aurélia, le huitième
rêve
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Gérard de Nerval,
Aurélia,
récit,
1855
La nuit suivante (1), je ne
pus dormir que peu d'instants. Une femme qui avait pris soin de ma
jeunesse m'apparut dans le rêve et me fit reproche d'une
faute très grave que j'avais commise autrefois. Je la
reconnaissais, quoiqu'elle parût beaucoup plus vieille que
dans les derniers temps où je l'avais vue. Cela même
me faisait songer amèrement que j'avais
négligé d'aller la visiter à ses derniers
instants. Il me sembla qu'elle me disait : « Tu n'as
pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que tu as
pleuré cette femme. Comment peux-tu donc espérer le
pardon ? ». Le rêve devint confus. Des figures
de personnes que j'avais connues en divers temps passèrent
rapidement devant mes yeux. Elles défilaient,
s'éclairant, pâlissant et retombant dans la nuit comme
les grains d'un chapelet dont le lien s'est brisé. Je vis
ensuite se former vaguement des images plastiques de
l'antiquité qui s'ébauchaient, se fixaient et
semblaient représenter des symboles dont je ne saisissais
que difficilement l'idée. Seulement, je crus que cela
voulait dire : « Tout cela était fait pour
t'enseigner le secret de la vie, et tu n'as pas compris. Les
religions et les fables, les saints et les poètes
s'accordaient à expliquer l'énigme fatale, et tu as
mal interprété... Maintenant il est trop
tard ! ».
Je me levai plein de terreur, me disant :
« C'est mon dernier jour ! ». À dix
ans d'intervalle (2), la même
idée que j'ai tracée dans la première partie
de ce récit me revenait plus positive encore et plus
menaçante.
Notes
(1) Ce rêve fait suite à celui de la
veille (le septième d'Aurélia), soit le
rêve fait à l'auberge où Aurélia est
apparue au rêveur qui n'a pu la retrouver ensuite à la
maison de son ami. Le rêve où il l'a, croit-il,
perdue.
(2) Ce qui correspond à la conviction
confirmée par le premier rêve, ouvrant
Aurélia au chapitre 2 (soit 1841 et 1851).
Références
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 392- 393.
Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia »,
Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première
partie, 15 février pour la seconde).
Éditions critiques
Gérard de Nerval, OEuvres, texte établi,
annoté et présenté par Albert Béguin et
Jean Richer, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1952, p. 392-393, rééd. 1955,
p. 396-397.
—, Aurélia, éd. de Pierre-Georges
Castex, Paris, SEDES, 1971, p. 60-61.
—, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de
Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll.
« GF-Flammarion »), 1990, p. 291.
—, Aurélia ou le Rêve et la vie; les Nuits
d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et
souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle
Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll. « Lire et voir
les classiques »), 1994.
Situation matérielle
Ce rêve correspond à l'essentiel
du chapitre 3 de la deuxième partie
d'Aurélia : après le premier
alinéa, il fait en deux alinéas la seconde
moitié du chapitre.
Situation narrative
Le narrateur, incapable de se
débarrasser d'une culpabilité aiguë, est de plus
en plus tourmenté jour et nuit. Il espère encore le
pardon dans le rêve qu'il considère comme une porte de
communication avec le monde des esprits.
Bibliographie
Voir le Premier
rêve dans Aurélia.
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