Le premier rêve d'Hedwige
et sa suite
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Julien Green,
le Malfaiteur,
roman,
1955
Se retournant sur le dos, elle (1) murmura :
« huit
heures de voyage ». Et ces mots prononcés d'une
voix
hésitante et altérée la surprirent comme si un
inconnu
lui
eût parlé tout à coup à l'oreille. Elle
porta la
main
à son épaule pour
défaire sa robe et n'acheva pas plus tôt ce geste
qu'elle tomba
dans
le sommeil.
Elle rêva que des gens se bousculaient autour d'elle dans une
vaste
pièce obscure et sonore. Des paroles confuses, des injures
lui
étaient jetées au visage et elle se frayait à
grand-peine
un
chemin à travers une foule hostile quand subitement elle se
retrouva
dans
sa chambre et couchée sur son lit : « J'ai
rêvé », pensa-t-elle en allumant la petite
lampe de
chevet. [...]
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de rêve est trop long pour être reproduit
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Références et
Situation matérielle.
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[...] Là s'arrêtaient ses souvenirs;
quelque chose
dans sa
mémoire butait contre une sorte de mur; c'était
comme si toute
une
partie de son être lui demeurait inaccessible et elle en
éprouva
un
trouble secret. Elle ôta ses souliers et mit ses pantoufles
avec le
sentiment bizarre d'avoir rompu un charme, d'aller à droite
alors qu'il
aurait fallu se diriger à gauche, car à
présent qu'elle
était debout, tout s'effaçait du mystère
entrevu et elle
redevenait une jeune fille ignorante et étonnée qui
désirait
simplement le bonheur de ce monde.
[...]
Elle se laissa retomber sur son lit mais n'éteignit pas la
lampe et se
rendormit aussitôt. Dans son sommeil, elle vit un homme
pauvrement
vêtu
qui lui souriait sans rien dire (4). Des
heures
passèrent,
semblait-il, puis l'inconnu s'approcha du lit et se penchant sur
Hedwige posa
tendrement une main sur sa tête. Elle pleurait et se
réveilla en
larmes.
Notes
(1) Hedwige est l'héroïne de
l'histoire. Elle
vient
d'apprendre (ce qui est faux) que le jeune homme dont elle est
amoureuse
s'établit à La Rochelle, soit à huit heures de
train de
la
petite ville de province qu'elle habite, comme elle le murmure en
s'endormant.
(2) Ulrique est la cousine d'Hedwige,
réputée
aussi
bien pour ses belles manières mondaines que pour ses
toilettes, et qui
ne
cesse d'humilier Hedwige à ce propos.
(3) Gaston Dolange est le jeune homme dont Hedwige
est
follement
amoureuse.
(4) Vers la fin du roman, le lecteur doit
comprendre que ces
visions poursuivent et même expliquent le premier rêve
d'Hedwige.
Il
ne s'agit pas d'un récit, comme on le voit, mais de deux
visions, dont
la
seconde comprend quelques faits n'organisant pas d'autre
séquence
narrative
que la « situation finale » (implicite) ou
plutôt
une
nouvelle situation finale du récit de rêve initial.
Références
Julien Green, le Malfaiteur, Paris, Plon, 1955,
p. 72-77 et
217.
Édition originale
Julien Green, OEuvres complètes, romans : le
Malfaiteur,
Paris,
Plon,
1955, vol. 4.
Édition critique
Julien Green, OEuvres complètes : le Malfaiteur,
éd.
Jacques
Petit, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de
la
pléiade »), 1972, vol. 3, p. 238-242 et
383.
Situation matérielle
Le récit du rêve se trouve dans la première
partie, fin
du
chapitre 4, dans les deux éditions. En revanche, la vision
complémentaire, à la fin du roman, se situe aux
environs des
deux
tiers du chapitre 6 de la deuxième et dernière partie
de la
première édition, ce qui correspond au chapitre 3 de
la
troisième et dernière partie de l'édition
définitive.
Situation narrative
L'histoire se déroule dans la maison des Vasseur, une riche
famille de
province. Ils sont hautains, prétentieux et ne pensent
qu'à leur
réputation. Ils hébergent un cousin âgé,
Jean, un
homosexuel amoureux d'un jeune homme qui le rejette et une autre
cousine, la
jeune
Hedwige, chez eux depuis l'âge de dix ans. Orpheline, la
jeune fille
demeure
chez les Vasseur et vit enjouée et insouciante jusqu'au jour
où
elle
rencontre Gaston Dolange dont elle tombe follement amoureuse.
Malheureusement,
il
s'avère que le jeune homme ne s'intéresse nullement
à
elle car
il est également homosexuel; il s'agit en effet de l'homme
que Jean
aime.
S'enfuyant à Naples car il est poursuivi par la police, Jean
se
suicide.
Hedwige fera de même mais en ne sachant toujours pas
clairement pourquoi
Gaston Dolange lui est interdit, alors que tous autour d'elle
connaissent son
homosexualité.
L'« Histoire d'Hedwige » vient à peine
de
commencer : sa cousine Ulrique lui a présenté
le
« petit » Gaston Dolange au cours d'une
réception.
Elle
le trouve fort laid mais Ulrique n'a qu'un mot à dire pour
qu'elle en
tombe
immédiatement amoureuse. Quelques temps après, pour
tenter de
réparer son erreur, sa cousine lui fait croire qu'il vient
de quitter
la
ville pour s'établir à La Rochelle. Hedwige en est
tellement
bouleversée qu'elle s'endort ce soir-là avant
même de se
dévêtir, ayant encore ses chaussures aux pieds.
Bibliographie
Canovas : 23, 47.
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in
the novels
of
Julien Green », Modern Language Review, Cambridge,
1980, no
75,
p. 291-300 (curieusement, Field ne dit pas un mot des
rêves de ce
roman).
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