Le « cauchemar » des Croquis parisiens (*)
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Joris-Karl Huysmans,
« Cauchemar », Croquis
parisiens,
poème en prose,
1885
Cauchemar
Ce fut tout d'abord une énigmatique
figure, douloureuse et hautaine qui surgit des
ténèbres, çà et là
percées par des rais de jour : — une tête de
mage de la Chaldée (1), de roi
d'Assyrie (2), de vieux
Sennachérib (3) ressuscité,
regardant, désolé et pensif, couler le fleuve des
âges, le fleuve toujours grossi par les emphatiques flots de
la sottise humaine. Il pose sur ses
lèvres une main fine et maigre, semblable à la main
fuselée d'une petite infante, et il ouvre un oeil où
semblent passer les éternelles douleurs qui se transmettent
et se répercutent dans l'âme des couples, depuis la
Genèse. Est-ce le primitif pasteur d'hommes contemplant le
défilé des immortels troupeaux qui se bousculent et
se massacrent pour une touffe d'herbe ou un bout de pain ?
— Est-ce la figure de l'immémoriale Mélancolie
qui convient enfin, devant l'impuissance avérée de la
Joie, de l'inutilité absolue de toute chose ? —
Est-ce enfin le mythe, une fois de plus rajeuni, de la
Vérité qui reconnaît, au passage, sous des
oripeaux et des masques divers, le même homme, affligé
des mêmes vertus et des mêmes vices, le même
homme, dont l'originelle férocité ne s'est nullement
amoindrie sous l'effort des siècles, mais s'est simplement
dissimulée derrière cette grâce des peuples
civilisés, la pénétrante et discrète
hypocrisie ?
Quoi qu'il en soit, ce mystérieux
visage me hantait; en vain je voulus scruter son regard perdu au
loin; en vain je tentai de sonder sa face qu'une souffrance
seulement personnelle eût été incapable de
creuser ainsi; mais la hiératique et douloureuse image
disparut, et, à cette moderne vision des anciens âges,
succéda un paysage atroce, un marais d'eau stagnante, morne
et noire; cette eau s'étendait jusqu'à l'horizon
fermé par un ciel semblable à un panneau
d'ébène d'une seule pièce, sans blanche
soudure de Voie lactée, sans vis argentées
d'étoiles.
De cette eau enténébrée,
sous ce ciel opaque, jaillit soudain la monstrueuse tige d'une
impossible fleur.
On eût dit d'une baguette d'acier rigide
sur laquelle poussaient des feuilles métalliques, dures et
nettes. Puis des bourgeons sortirent, pareils à des
têtards, à des chefs commencés de foetus,
à de blanchâtres boulettes, sans nez, sans yeux et
sans bouche; enfin, l'un de ces bourgeons, lumineux et comme enduit
d'une huile phosphorée, creva, s'arrondissant en une
pâle tête qui se balança silencieuse sur la nuit
des eaux.
Une douleur immense et toute personnelle
émana de cette livide fleur. Il y avait dans l'expression de
ses traits, tout à la fois du navrement d'un pierrot
usé, d'un vieux clown qui pleure sur ses reins
fléchis, de la détresse d'un antique lord
rongé par le spleen, d'un avoué condamné pour
de savantes banqueroutes, d'un vieux juge tombé, à la
suite d'attentats compliqués, dans le préau d'une
maison de force !
Je me demandais de quels maux excessifs cette
face blafarde avait pu souffrir et quelle solennelle expiation la
faisait rayonner au-dessus de l'eau, comme une bouée
éclairée, comme un fanal annonçant aux
passagers de la Vie les lamentables brisants cachés sous
l'onde qu'ils allaient sillonner en cinglant vers
l'Avenir !
Mais je n'eus même point le temps de
discerner la réponse qu'il importait de faire à cette
question que je me posais. L'effroyable fleur d'ignominie et de
souffrance, le fantastique et vivant nelumbo s'était
fané et son nimbe phosphorique s'était éteint.
Au pâle avoué, à l'exsangue clown, au
blême lord, s'était substituée une vision non
moins horrible.
Une nappe d'eau, teigneuse et sourde, mais
sans firmament cette fois, une nappe d'eau baignait un immense
bassin, un gigantesque réservoir à colonnes, tels que
ceux de la Dhuis (4) et de la Vanne (5). Un silence de sépulcre tombait des
voûtes; un jour fade filtrait par le verre dépoli des
hublots cachés; un vent glacé de tunnel vous fripait
les moelles et, dans cette solitude, une peur irrépressible,
intense, vous clouait, haletant, sur la banquette de pierre qui
s'étendait, ainsi qu'un quai, le long de cette eau
morte.
Alors sous ces formidables et muettes
voûtes, bondirent tout à coup des êtres
étranges. Une tête, sans corps, voleta, ronflant comme
une toupie, une tête trouée d'un oeil énorme de
Cyclope, pourvue d'une bouche en gueule de raie,
séparée par une large gouttière, d'un nez,
d'un sordide nez d'huissier, bourré de prises ! —
Et cette tête échaudée et blanche sortait d'une
espèce de coquemar et s'irradiait d'une lumière qui
lui était propre, éclairant la valse d'autres
têtes presque amorphes, des embryons à peine
indiqués de crânes, puis d'indécis infusoires,
de vagues flagellates (6), d'inexacts
monériens (7), de bizarres
protoplasmes, tels que le Bathybius d'Haeckel (8), déjà moins gélatineux et
moins informe ! Et voilà que
cette formation de la matière vivante disparut à son
tour, que le type ignoble de cette tête s'effaça, que
l'obsession de cette eau immobile cessa enfin.
Il y eut dans ce cauchemar une courte
trêve. — Soudain, un soleil, au noyau d'encre,
émergea de l'ombre, éclatant ainsi qu'un crachat de
décoration, avec des rais d'or, inégaux et
mesurés. En même temps, des pétales de fleurs
tombèrent d'un espace inconnu, des caïeux (9) où louchaient d'imperceptibles prunelles
bondirent comme des billes et un van de marchand de café
resta suspendu dans l'air que rama de son bras nu un jongleur
surhumain avec des yeux effroyables, agrandis et travaillés
par la chirurgie, des yeux ronds avec une pupille emmanchée
ainsi qu'un moyeu, au milieu d'une roue.
Il y avait dans cet homme qui escamotait des
planètes, des ustensiles d'épicerie et des fleurs,
une cruelle allure de dur Gaulois, une mine impérieuse de
sanguinaire barde; — et l'horreur de son oeil dilaté
comme par un anneau de fer vous fascinait et vous glaçait le
poil.
Enfin une accalmie eut lieu; l'esprit,
emporté dans ces hallucinations, tenta de s'accrocher et de
s'amarrer à une rive; — mais le spectacle parcouru
défila encore rappelant un ancien et analogue spectacle
presque oublié depuis des ans. Ce fut à la place de
la fleur des marais, une autre fleur humaine naguère vue
dans une exposition, qui revint et s'installa, montrant la variante
de cette conception lugubre.
Alors, l'eau, cette eau d'épouvante, se
tarit, et à sa place surgit un steppe
désolé (a), un sol
disloqué par des éruptions volcaniques, ravagé
par des boursouflures et des crevasses, un sol scorifié
comme du mâchefer. Il semblait que l'on visitât, en un
artificiel voyage accompli sur la carte de Béer (10) et de Maedler (11), un
de ces cirques muets de la Lune, la mer du Nectar, des Humeurs ou
des Crises, et que, sous une atmosphère nulle, dans un froid
comme on n'en sentit jamais, l'on errât au milieu de ce
désert silencieux et mort, effrayé par
l'immensité des monts qui dressaient, tout autour, à
des hauteurs vertigineuses, leurs cratères en forme de
coupes, tels que le Tycho (12), le
Calippus (13),
l'Ératosthène (14) !
Et dans la planète
désolée, sortait du sol blanc la même tige qui
jaillissait tout à l'heure de l'eau noire, des boutons
éclosaient (b) aussi sur des branches
métalliques et une tête ronde et pâle se
balançait également; mais sa douleur plus
ambiguë se fondait dans l'ironie d'un affreux sourire.
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Subitement le cauchemar se rompit tout
à fait et le réveil effaré s'opéra,
alors que l'inflexible figure de la Certitude apparut, me
ressaisissant dans sa main de fer, me ramenant à la vie, au
jour qui se lève, aux fastidieuses occupations que chaque
nouveau matin prépare.
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Telles les visions évoquées dans
un album
dédié
à la gloire de Goya, par Odilon Redon, le Prince des
mystérieux rêves, le Paysagistes des eaux souterraines
et des déserts bouleversés de lave; par Odilon Redon,
l'Oculiste Comprachico de la face humaine, le subtil Lithographe de
la Douleur, le Nécroman du crayon, égaré pour
le plaisir de quelques aristocrates de l'art, dans le milieu
démocratique du Paris moderne (15).
Notes
(*) Le compte rendu de l'album d'Odilon Redon a la
forme du poème en prose, et non du récit de
rêve. Il s'agit, en quelque sorte, d'une rêverie sur
le rêve.
(1) Chaldée : « le terme
s'étendit à la Babylonie et même à la
Mésopotamie » (PR). (2)
Assyrie : « ancien empire de l'Asie occidentale, dont le
centre fut le pays d'Assur, en Haute-Mésopotamie »
(PR).
(3) Sennachérib : « roi d'Assyrie
de -705 à -681 » (PR).
(4) Dhuis : « rivière du sud du
département de l'Aisne (15 km), affluent de la Marne.
Réserve d'eau, acheminée vers Paris par l'aqueduc
de la Dhuis, long de 113 km » (PR).
(5) Vanne : « rivière du Bassin
parisien (58 km), affluent de l'Yonne » (PR).
(6) Flagellate : mot qui ne figure pas dans les
dictionnaires courants.
(7) Monérien : mot qui ne figure pas dans
les dictionnaires courants.
(8) Bathybius d'Haeckel : le bathybius est un
organisme sous-marin, le plus simple et le plus
élémentaire que l'on connaissait à
l'époque d'Huxley. C'est d'ailleurs Huxley qui le baptisa
« bathybius d'Haeckel » pour rendre hommage au
zoologiste évolutionniste allemand Ernst Heackel (1834-
1919), disciple de Darwin. On trouve là les
« flagellates »,
« monériens » et autres protoplasmes,
dont il vient d'être question. — Nous devons ces
précisions à Patrice Locmant, spécialiste et
éditeur de Huysmans.
(9) Caïeu : bulbille qui se développe
sur un bulbe, vocabulaire spécialisé de la botanique
(comme on le voit au PL et PR).
(10) Wilhelm Béer (1797-1850), astronome
allemand, « il établit avec Maedler une carte de
la Lune » (PR).
(11) Johann Heinrich Mädler (1794-1874).
L'« astronome allemand [...] observa de nombreux
systèmes binaires et établit avec Béer une
carte de la Lune » (PR).
(12) Brahé Tycho : astronome danois
qui vécut de 1546 à 1601.
(13) Callippos : astronome grec du
quatrième siècle avant notre ère (cf.
PR).
(14) Ératosthène :
« astronome, mathématicien et géographe
grec (-276 à -194) » (PR).
(15) Odilon Redon (1840-1916). Huysmans
désigne ici l'objet de son « compte
rendu », comme on le verra à l'édition originale.
Variantes
(a) Si le mot « steppe » est
aujourd'hui féminin, comme le mot originel en russe, on l'a
d'abord et longtemps pris au masculin en français. Il n'est
donc pas certain qu'il s'agisse d'un archaïsme
recherché sous la plume de Huysmans.
(b) le verbe « éclore »
n'a évidemment pas d'imparfait et, cette fois-ci, il ne fait
pas de doute qu'il s'agisse d'une recherche stylistique propre
à Huysmans.
Références
Joris-Karl Huysmans, OEuvres complètes : Croquis
parisiens, vol. VIII, Paris, Les Éditions G. Crès
et Cie, 1928, p. 157-163.
Édition originale
Joris-Karl Huysmans, « Le nouvel album d'Odilon Redon », la Revue
indépendante, février 1885. Il s'agit d'un
compte rendu de l'Hommage à Goya, album de six
lithographies au fusain, Paris, L. Dumon, 1885.
Le compte rendu est repris dans la seconde
édition des Croquis parisiens, Bruxelles, 1880,
seconde édition, Paris, Vanier, 1886.
Édition courante
Joris-Karl Huysmans, Croquis parisiens, Paris, Union
générale d'éditions (coll.
« 10/18 »), 1976, p. 428-433.
Situation matérielle
Dans la section
« Paraphrases », le premier chapitre
s'intitulant « Cauchemar ».
Situation narrative
Les Croquis parisiens sont un recueil
de plusieurs tableaux poétiques portant sur
différents phénomènes que l'on peut observer
ou situer dans la capitale française. Que ce soit des
paysages, des gens qu'on y croise ou même des rêves, le
narrateur en dresse un portrait plutôt bref et original.
« Cauchemar » se situe à la fin du livre
en compagnie d'un autre rêve qui vient clore le recueil.
Bibliographie
Canovas : « Onirocritique : écriture du
rêve et critique d'art chez J.-K. Huysmans »
(p. 111-157, notamment p. 114, 133, 134-136, 138, 139, 145,
146, 147 et 148 où sont désignés les
« Croquis parisiens »).
CANOVAS, Frédéric, « Onirocritique :
Cauchemar de J.-K. Huysmans (1885) »,
l'Écriture rêvée, Paris, L'Harmattan,
2000, p. 113-137. Reprend et développe l'analyse
consacrée à « Cauchemar » dans sa
thèse (p. 143 et suiv.).
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