TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

Le modèle narratif de l'histoire rêvée

    Récit, histoire, récit de rêve, histoire rêvée — récit de l'histoire rêvée. Pour les fins de ce travail, les concepts de l'étude narrative doivent être appliqués rigoureusement au « récit de rêve ». Voici donc la définition de ces concepts et la présentation du modèle de l'histoire rêvée qui en découle.

Table

  1. Concepts fondamentaux
  2. Présupposés théoriques
    1. La structure événementielle de l'histoire
    2. La structure actantielle de l'histoire
  3. Le modèle de l'histoire rêvée


Le modèle narratif de l'histoire rêvée

1. Concepts fondamentaux

      L'histoire et son récit : on dit que l'on fait le récit d'une histoire. Le « récit » est le discours narratif (généralement oral ou écrit), tandis que l'« histoire » est le contenu de ce discours, ce qu'il communique, ce dont on prend ainsi connaissance.

      Le récit de rêve, selon ces définitions, est simplement le récit d'un rêve, le récit étant le discours et le rêve, l'histoire qu'il raconte. Toutefois, il n'est pas assuré que tous les rêves correspondent à des histoires. Alors pour s'assurer d'être bien compris, on précisera clairement les objets qu'on peut soumettre à l'étude narrative.

      Rêve, histoire rêvée et récit de rêve. Le récit de rêve est le récit d'une histoire rêvée correspondant à un rêve. Si un rêve ne correspond pas à une histoire, s'il ne comprend pas d'histoire et, pour bien dire, s'il n'est pas une histoire, alors il suit qu'il ne peut être raconté. On ne peut raconter autre chose que des histoires. L'étude narrative est sur ce point d'une implacable logique. On exprime des sentiments, on décrit des visions et on raconte des histoires.

      L'étude narrative ne peut s'intéresser qu'aux récits des histoires. En revanche, elle est seule à pouvoir le faire adéquatement, c'est-à-dire de manière scientifique. Certes, les « récits de rêve » peuvent être susceptibles de plusieurs types d'analyse qui y trouveront matière à recherche, mais l'objet « récit », par définition, est un objet narratif. Cet objet a deux plans, celui du récit, c'est le « récit de rêve » et celui de l'histoire, c'est « l'histoire rêvée ». Les deux plans constituent un objet qu'on pourra nommer pour être tout à fait explicite « le récit de l'histoire rêvée ».

      Voici maintenant le modèle narratif de l'histoire rêvée. Au début de ce travail, on disait « l'histoire rêvée moderne » Moderne : si l'on désigne sous le nom de songe les formes oniriques non essentiellement narratives, on verra vite que l'histoire rêvée caractérise un phénomène récent de la civilisation occidentale. Encore embryonnaire au Moyen Âge, le rêve ne prend forme qu'au XVIIe siècle pour se développer tout au long du XIXe, puis du XXe siècles. S'il se présente sous plusieurs formes particulières, le récit de l'histoire rêvée présente de plus en plus de traits caractéristiques toujours plus concordants, surtout depuis un siècle. Modèle. Le « modèle » (c'est la représentation abstraite idéale) consiste simplement à définir cette forme narrative et à présenter logiquement ses propriétés.

2. Présupposés théoriques

      Cet exposé reprend les Matériaux pour une Grammaire narrative, de Guy Laflèche, Laval, Singulier (coll. « Cahiers universitaires du Singulier », no 1), 1999. Le présent document constitue une seconde édition corrigée des conclusions du chapitre « Le rêve » (p. 119-124), établie le 15 février 2005.

      Pour poser le modèle narratif de l'histoire rêvée, on doit d'abord établir le modèle canonique de l'histoire événementielle (Hé) et, en ce qui concerne la structure actantielle, la notion de configuration actantielle (A).

1. La structure événementielle de l'histoire

1.1 Le modèle de l'histoire événementielle et ses implications

1.1.1 Le modèle ou la structure formalisant les éléments nécessaires et suffisants de toute histoire événementielle, avec leurs propriétés.

H'' = Si + E1 (—> S1) + E2 (—> S2) + E3 (—> S3)... + En —> Sf

H' = Si + E1 + [S1] + E2 + [S2] + E3 + [S3]... + En + Sf

Hé = Si + E1 + E2 + E3... + En + Sf

L'histoire événementielle est constituée d'une suite d'événements (E1, E2, E3 à En) faisant évoluer une situation initiale (Si) vers et jusqu'à une situation finale (Sf).

1.1.2 Les cinq propriétés de l'histoire événementielle

(1) Définition de l'événement en fonction de la situation et inversement (présupposition réciproque des éléments fondamentaux de l'histoire);

(2) Un système linéaire : une orientation, une finalité; c'est le sens de l'histoire, au sens premier, sa direction;

(3) Une suite (finie), une continuité, un tout (avec « un début, un milieu et une fin »); une histoire n'atteint sa signification qu'avec sa fin : c'est le sens de l'histoire, au sens second, sa signification.

(4) De la succession des éléments découle la première règle d'enchaînement : la chronologie;

(5) De la double implication des situations et des événements découle la seconde règle d'enchaînement : la causalité.

2. La structure actantielle de l'histoire

2.1. Histoire événementielle et configuration actantielle

      Du point de vue actantiel, l'histoire événementielle est fonction d'au moins une configuration actantielle (A). Et c'est justement ce qui contribue à définir les formes simples de l'histoire événementielle :

Hés = f(A1)

L'histoire événementielle simple (Hés) est fonction d'une seule configuration actantielle (A).

2.2. De l'histoire situationnelle à l'histoire actantielle

H' = Si + E1 + [S1] + E2 + [S2] + E3 + [S3]... + En + Sf

Hs = Si + S1 + S2 + S3... + Sn + Sf

      L'histoire situationnelle peut être constituée d'une suite de situations, dont la réalisation la plus complexe est celle où chaque situation correspond à une nouvelle configuration actantielle (A), soit,

Ha = Ai + A1 + A2 + A3... + An + Af.

On peut dire que cette forme d'histoire actantielle (Ha) est l'exact opposé de l'histoire événementielle simple (Hés) ne comprenant par définition qu'une seule et unique configuration actantielle (A).

3. Le modèle de l'histoire rêvée

      Schématiquement, on représente les propriétés de l'histoire rêvée de la manière suivante :

Hr = [Si] + Ex + Ey + Ez... + Ei + [Sf]

(1) [Si], [Sf]. L'histoire rêvée est structurellement une histoire incomplète. Elle n'a ni début ni fin; elle ne comprend pas de situations initiale ni finale.

      En revanche, le « récit de rêve » s'ouvre presque toujours par une situation de départ (Sd), qui apparaît toujours artificielle à l'analyse narrative. Le rêveur ne peut raconter l'histoire qu'il a rêvée sans au moins la situer, situation spatiale qui caractérise l'ouverture du récit de rêve, non l'histoire.

(2) Ei. L'histoire qui s'arrête abruptement ne comprend pas non plus un nombre donné d'événements, un nombre n, mais bien un nombre i arbitraire ou plutôt aléatoire. L'histoire s'arrête (au lieu que tout conduise à la « fin », En (l'événement donné n), dans le modèle canonique).

(3) Ex, Ey, Ez. Les événements constituent d'une part une série manifestement aléatoire, mais en même temps le modèle, la grammaire, le mode de pensée que constitue l'histoire événementielle s'impose néanmoins absolument, de sorte que l'ordre aléatoire ou apparemment arbitraire est tout aussi contraignant : Ex = E1, Ey = E2, etc.

      Les qualificatifs ne manquent pas pour caractériser le premier impact de cette propriété où la suite événementielle peut paraître « bizarre », « étrange », « absurde », « incohérente », « contradictoire », « impossible », « illogique », « désordonnée », etc. En réalité, si la série des événements est vraiment aléatoire, alors elle paraîtra telle de manière évidemment aléatoire ! c'est-à-dire qu'une fois sur deux, la liaison des événements ne sera pas « bizarre », « étrange », etc. Or, le second impact de la propriété produit évidemment l'effet exactement contraire, à partir de l'aléatoire. C'est, disons, la « cohésion onirique » et on ne manque pas non plus de qualificatif pour la décrire : « original », « inattendu », « poétique », « fantaisiste », « artistique », « cohérent », d'une « étrange familiarité », plus « vrai et naturel » que ce qu'on peut jamais vivre, etc.

(4) Ex à Ei. L'histoire rêvée s'organise en séquences et constitue de par sa nature pour le moins une séquence. L'histoire rêvée s'analyse généralement en séquences spatiale, temporelle et/ou actantielle. Or, l'organisation en séquences est une qualité ou un attribut attendu des histoires longues, à commencer par l'histoire d'aventures. Tel n'est pas le cas de l'histoire rêvée qui figure parmi les récits brefs et possède la propriété de s'analyser généralement en séquences, ce qui n'est le cas d'aucune autre forme simple. Généralement ? Si l'histoire rêvée s'analyse généralement en plusieurs séquences, elle est par définition une séquence d'histoire (de Ez à Ei), puisqu'il s'agit d'une histoire incomplète.

(5) La structure particulière de l'histoire rêvée est en fait une réalisation d'histoires intégrées en acte. Elle obéit à la structure suivante (que je peux représenter tout aussi efficacement comme une suite de séquences, Sq1, Sq2, etc., comme je l'ai fait pour l'analyse de la strophe des Chants de Maldoror), aboutissant au nombre i d'histoires, soit :

H1 = E1
H2 = E1 + E2
H3 = E1 + E2 + E3
...................................................
Hi = E1 + E2 + E3... + Ei

Contrairement aux épisodes d'une histoire, l'histoire rêvée se réorganise avec chaque nouvel événement et devient ainsi chaque fois une nouvelle histoire.

      Si en pratique les événements sont plutôt des séquences d'un nombre aléatoire d'événements (éventuellement d'un seul), il faut en effet faire attention que chaque séquence n'est pas une partie de l'histoire qui se développe par addition; au contraire, chaque histoire est susceptible de réorganiser systématiquement tous les événements des histoires antérieures.

      C'est la rétroaction. Faite d'une série d'histoires en acte, l'histoire rêvée correspond largement à son récit (la suite des événements telle qu'elle est finalement racontée), ce qui n'est normalement jamais le cas, bien entendu. Il y a adéquation entre l'histoire et le récit d'un rêve, puisqu'il se fabrique en se rêvant. Du coup, naturellement, l'histoire en acte se reconstruit rétrospectivement. L'histoire finale (Hi) du récit de rêve ne se produit donc pas du début à la fin, mais au contraire de la fin vers le début.

      Si on se rappelle souvent ses rêves à partir de la fin, c'est peut-être parce qu'on doit les reconstruire. En tout cas au lieu que la fin de l'histoire événementielle (... En + Sf) soit impliquée par le début (Si + E1 ...), il en va exactement à l'inverse pour l'histoire rêvée (Hi).

      Si la rétroaction telle que définie ici ne se rencontre pas souvent dans les récits de rêves, c'est précisément parce qu'elle heurte la réalisation d'une histoire correctement racontée. Il ne faut jamais oublier à ce propos que la narration n'est pas seulement un art, mais d'abord une manière de penser et une forme d'analyse. Plus que toutes les autres propriétés de l'histoire rêvée, la rétroaction produite par l'histoire en acte vient à l'encontre de notre long apprentissage de la narration. Ce n'est certainement pas par hasard que j'ai pu mettre en place ce modèle à partir des réalisations de plusieurs des strophes des Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont d'Isidore Ducasse : il fallait certainement un auteur exceptionnel pour réaliser ce que nos pratiques narratives les plus courantes se refusent catégoriquement à faire. Des histoires comme nous les rêvons pourtant nuit après nuit, s'il s'avère comme je le crois que le modèle de l'histoire rêvée rend compte de manière réaliste du phénomène psychologique de la « narration onirique », c'est-à-dire de la mise en oeuvre de la narration dans les rêves des humains à partir de l'âge de cinq ans environ.

(6) À ces cinq traits caractérisant la structure événementielle de l'histoire rêvée, il faut encore ajouter au moins une autre propriété essentielle découlant de l'analyse narrative du récit de rêve. Elle concerne cette fois sa structure actantielle.

Hr = f(A1 (+ A2 (+A3 ... (+Ai ))))

Le rêve peut être fonction de plus d'une configuration actantielle et d'autant de configurations qu'il comprend d'histoires, donc jusqu'à Ai. En effet, non seulement l'histoire rêvée comprend souvent plusieurs séquences, plusieurs séquences actantielles, mais elle est même parfois fonction de plusieurs configurations actantielles, au lieu qu'on ne trouve jamais, par définition, qu'une seule organisation de personnages dans les autres formes d'histoires brèves (qu'on dit simples en particulier pour cette raison).

Guy Laflèche
État du travail au 15 février 2005,
édité dans la seconde édition de la Grammaire narrative en 2007.


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