Le modèle narratif de l'histoire rêvée
L'histoire et son
récit : on dit que
l'on fait le
récit d'une histoire. Le
« récit » est le discours narratif
(généralement oral ou écrit), tandis que
l'« histoire » est le contenu de ce discours,
ce qu'il communique, ce dont on prend ainsi connaissance.
Le récit de rêve, selon
ces définitions,
est
simplement le récit d'un rêve, le récit
étant le discours et le rêve, l'histoire qu'il
raconte. Toutefois, il n'est pas assuré que tous les
rêves correspondent à des histoires. Alors pour
s'assurer d'être bien compris, on précisera clairement
les objets qu'on peut soumettre à l'étude
narrative.
Rêve, histoire
rêvée et
récit de
rêve. Le récit de rêve est le
récit d'une histoire rêvée correspondant
à un rêve. Si un rêve ne correspond pas
à une histoire, s'il ne comprend pas d'histoire et, pour
bien dire, s'il n'est pas une histoire, alors il suit qu'il ne peut
être raconté. On ne peut raconter autre chose
que des histoires. L'étude narrative est sur ce point d'une
implacable logique. On exprime des sentiments, on décrit
des visions et on raconte des histoires.
L'étude narrative ne peut
s'intéresser qu'aux
récits des histoires. En revanche, elle est seule à
pouvoir le faire adéquatement, c'est-à-dire de
manière scientifique. Certes, les « récits
de rêve » peuvent être susceptibles de
plusieurs types d'analyse qui y trouveront matière à
recherche, mais l'objet « récit », par
définition, est un objet narratif. Cet objet a deux plans,
celui du récit, c'est le « récit de
rêve » et celui de l'histoire, c'est
« l'histoire rêvée ». Les deux
plans constituent un objet qu'on pourra nommer pour être tout
à fait explicite « le récit de
l'histoire
rêvée ».
Voici maintenant le modèle narratif de
l'histoire
rêvée. Au début de ce travail, on disait
« l'histoire rêvée
moderne » Moderne : si l'on
désigne sous le nom de
songe les formes oniriques non essentiellement narratives, on verra
vite que l'histoire rêvée caractérise un
phénomène récent de la civilisation
occidentale. Encore embryonnaire au Moyen
Âge, le rêve ne prend forme qu'au XVIIe siècle
pour se développer tout au long du XIXe, puis du XXe
siècles. S'il se présente sous plusieurs formes
particulières, le
récit de l'histoire rêvée présente de
plus en plus de traits caractéristiques toujours plus
concordants, surtout depuis un siècle.
Modèle. Le
« modèle » (c'est la
représentation abstraite idéale) consiste simplement
à définir cette forme narrative et à
présenter logiquement ses propriétés.
Cet exposé reprend les
Matériaux pour une
Grammaire narrative, de Guy Laflèche, Laval, Singulier
(coll. « Cahiers universitaires du Singulier »,
no 1), 1999. Le présent document constitue une seconde
édition corrigée des conclusions du chapitre
« Le rêve » (p. 119-124),
établie le 15 février 2005.
Pour poser le modèle narratif de
l'histoire
rêvée, on doit d'abord établir le modèle
canonique de l'histoire événementielle (Hé)
et, en ce qui concerne la structure actantielle, la notion de
configuration actantielle (A).
1. La structure événementielle de
l'histoire
1.1 Le modèle de l'histoire événementielle
et ses implications
1.1.1 Le modèle ou la structure formalisant les
éléments nécessaires et suffisants de toute
histoire événementielle, avec leurs
propriétés.
H'' = Si + E1 (—> S1) + E2 (—> S2) + E3
(—> S3)... + En
—> Sf
H' = Si + E1 + [S1] + E2 + [S2] + E3 + [S3]... + En + Sf
Hé = Si + E1 + E2 + E3... + En + Sf
L'histoire événementielle est constituée d'une
suite d'événements (E1, E2, E3 à En) faisant
évoluer une situation initiale (Si) vers et jusqu'à
une situation finale (Sf).
1.1.2 Les cinq propriétés de l'histoire
événementielle
(1) Définition de l'événement en fonction de
la situation et inversement (présupposition
réciproque des éléments fondamentaux de
l'histoire);
(2) Un système linéaire : une orientation, une
finalité; c'est le sens de l'histoire, au sens
premier, sa direction;
(3) Une suite (finie), une continuité, un tout (avec
« un début, un milieu et une fin »); une
histoire n'atteint sa signification qu'avec sa fin : c'est le
sens de l'histoire, au sens second, sa signification.
(4) De la succession des éléments découle la
première règle d'enchaînement : la
chronologie;
(5) De la double implication des situations et des
événements découle la seconde règle
d'enchaînement : la causalité.
2. La structure actantielle de
l'histoire
2.1. Histoire événementielle et configuration
actantielle
Du point de vue actantiel, l'histoire
événementielle
est fonction d'au moins une configuration actantielle (A). Et
c'est justement ce qui contribue à définir les formes
simples de l'histoire événementielle :
Hés = f(A1)
L'histoire événementielle simple (Hés) est
fonction d'une seule configuration actantielle (A).
2.2. De l'histoire situationnelle à l'histoire
actantielle
H' = Si + E1 + [S1] + E2 + [S2] + E3 + [S3]... + En + Sf
Hs = Si + S1 + S2 + S3... + Sn + Sf
L'histoire situationnelle peut être
constituée d'une
suite de situations, dont la réalisation la plus complexe
est celle où chaque situation correspond à une
nouvelle configuration actantielle (A), soit,
Ha = Ai + A1 + A2 + A3... + An + Af.
On peut dire que cette forme d'histoire actantielle (Ha) est
l'exact opposé de l'histoire événementielle
simple (Hés) ne comprenant par définition qu'une
seule et unique configuration actantielle (A).
Schématiquement, on représente
les
propriétés de l'histoire rêvée de la
manière suivante :
Hr = [Si] + Ex + Ey + Ez... + Ei + [Sf]
(1) [Si], [Sf]. L'histoire rêvée est structurellement
une histoire incomplète. Elle n'a ni début ni
fin; elle ne comprend pas de situations initiale ni finale.
En revanche, le « récit de
rêve »
s'ouvre presque toujours par une situation de départ (Sd),
qui apparaît toujours artificielle à l'analyse
narrative. Le rêveur ne peut raconter l'histoire qu'il a
rêvée sans au moins la situer, situation spatiale qui
caractérise l'ouverture du récit de
rêve, non l'histoire.
(2) Ei. L'histoire qui s'arrête abruptement ne comprend pas
non plus un nombre donné d'événements, un
nombre n, mais bien un nombre i arbitraire ou plutôt
aléatoire. L'histoire s'arrête (au lieu que tout
conduise à la « fin », En
(l'événement donné n), dans le modèle
canonique).
(3) Ex, Ey, Ez. Les événements
constituent d'une part
une série manifestement aléatoire, mais en même
temps le modèle, la grammaire, le mode de pensée que
constitue l'histoire événementielle s'impose
néanmoins absolument, de sorte que l'ordre aléatoire
ou apparemment arbitraire est tout aussi contraignant : Ex =
E1, Ey = E2, etc.
Les qualificatifs ne manquent pas pour
caractériser le
premier impact de cette propriété où la suite
événementielle peut paraître
« bizarre »,
« étrange »,
« absurde »,
« incohérente »,
« contradictoire »,
« impossible »,
« illogique »,
« désordonnée », etc. En
réalité, si la série des
événements est vraiment aléatoire,
alors elle paraîtra telle de manière évidemment
aléatoire ! c'est-à-dire qu'une fois sur deux,
la liaison des événements ne sera pas
« bizarre »,
« étrange », etc. Or, le second impact
de la propriété produit évidemment l'effet
exactement contraire, à partir de l'aléatoire.
C'est, disons, la « cohésion onirique »
et on ne manque pas non plus de qualificatif pour la
décrire : « original »,
« inattendu »,
« poétique »,
« fantaisiste »,
« artistique »,
« cohérent », d'une
« étrange familiarité », plus
« vrai et naturel » que ce qu'on peut jamais
vivre, etc.
(4) Ex à Ei. L'histoire rêvée s'organise en
séquences et constitue de par sa nature pour le moins une
séquence. L'histoire rêvée s'analyse
généralement en séquences spatiale, temporelle
et/ou actantielle. Or, l'organisation en séquences est une
qualité ou un attribut attendu des histoires longues,
à commencer par l'histoire d'aventures. Tel n'est pas le
cas de l'histoire rêvée qui figure parmi les
récits brefs et possède la
propriété de s'analyser
généralement en séquences, ce qui n'est
le cas d'aucune autre forme simple.
Généralement ? Si l'histoire rêvée
s'analyse généralement en plusieurs séquences,
elle est par définition une séquence d'histoire (de
Ez à Ei), puisqu'il s'agit d'une histoire
incomplète.
(5) La structure particulière de l'histoire
rêvée est en fait une réalisation d'histoires
intégrées en acte. Elle obéit à
la structure suivante (que je peux représenter tout aussi
efficacement comme une suite de séquences, Sq1, Sq2, etc.,
comme je l'ai fait pour l'analyse de la strophe des Chants de
Maldoror), aboutissant au nombre i d'histoires, soit :
H1 = E1
H2 = E1 + E2
H3 = E1 + E2 + E3
...................................................
Hi = E1 + E2 + E3... + Ei
Contrairement aux épisodes d'une histoire, l'histoire
rêvée se réorganise avec chaque nouvel
événement et devient ainsi chaque fois une nouvelle
histoire.
Si en pratique les événements
sont plutôt des
séquences d'un nombre aléatoire
d'événements (éventuellement d'un seul), il
faut en effet faire attention que chaque séquence n'est pas
une partie de l'histoire qui se développe par addition; au
contraire, chaque histoire est susceptible de réorganiser
systématiquement tous les événements des
histoires antérieures.
C'est la rétroaction. Faite
d'une série
d'histoires en acte, l'histoire rêvée correspond
largement à son récit (la suite des
événements telle qu'elle est finalement
racontée), ce qui n'est normalement jamais le cas, bien
entendu. Il y a adéquation entre l'histoire et le
récit d'un rêve, puisqu'il se fabrique en se
rêvant. Du coup, naturellement, l'histoire en acte se
reconstruit rétrospectivement. L'histoire finale
(Hi) du récit de rêve ne se produit donc pas du
début à la fin, mais au contraire de la fin vers le
début.
Si on se rappelle souvent ses rêves
à partir de la
fin, c'est peut-être parce qu'on doit les
reconstruire. En tout cas au lieu que la fin de l'histoire
événementielle (... En + Sf) soit
impliquée par le début (Si + E1 ...), il en va
exactement à l'inverse pour l'histoire rêvée
(Hi).
Si la rétroaction telle que
définie ici ne se
rencontre pas souvent dans les récits de rêves, c'est
précisément parce qu'elle heurte la
réalisation d'une histoire correctement racontée. Il
ne faut jamais oublier à ce propos que la narration n'est
pas seulement un art, mais d'abord une manière de penser et
une forme d'analyse. Plus que toutes les autres
propriétés de l'histoire rêvée, la
rétroaction produite par l'histoire en acte vient à
l'encontre de notre long apprentissage de la narration. Ce n'est
certainement pas par hasard que j'ai pu mettre en place ce
modèle à partir des réalisations de plusieurs
des strophes des Chants de Maldoror par le comte de
Lautréamont d'Isidore Ducasse : il fallait
certainement un auteur exceptionnel pour réaliser ce que nos
pratiques narratives les plus courantes se refusent
catégoriquement à faire. Des histoires comme nous
les rêvons pourtant nuit après nuit, s'il
s'avère comme je le crois que le modèle de l'histoire
rêvée rend compte de manière réaliste du
phénomène psychologique de la « narration
onirique », c'est-à-dire de la mise en oeuvre de
la narration dans les rêves des humains à partir de
l'âge de cinq ans environ.
(6) À ces cinq traits caractérisant la structure
événementielle de l'histoire rêvée, il
faut encore ajouter au moins une autre propriété
essentielle découlant de l'analyse narrative du récit
de rêve. Elle concerne cette fois sa structure
actantielle.
Hr = f(A1 (+ A2 (+A3 ... (+Ai ))))
Le rêve peut être fonction de plus d'une configuration
actantielle et d'autant de configurations qu'il comprend
d'histoires,
donc jusqu'à Ai. En effet, non seulement l'histoire
rêvée comprend souvent plusieurs séquences,
plusieurs séquences actantielles, mais elle est même
parfois fonction de plusieurs configurations actantielles, au lieu
qu'on ne trouve jamais, par définition, qu'une seule
organisation de personnages dans les autres formes d'histoires
brèves (qu'on dit simples en particulier pour cette
raison).
Guy Laflèche
État du travail au 15 février 2005,
édité dans la seconde édition de la
Grammaire narrative en 2007.
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