Prolégomènes à la genèse et
à
l'histoire du rêve (*)
J'ai vingt minutes pour vous présenter
les
principaux résultats de mon travail sur l'étude
narrative du récit de rêve. C'est une belle histoire
qui a commencé pour moi avec un événement
ayant
pris la forme d'une révélation. La découverte
du modèle narratif du rêve ou de l'histoire
rêvée. En janvier 1994, je relisais les Chants de
Maldoror, lorsque d'un seul coup j'ai compris que le
récit
de rêve constituait une « forme simple »,
c'est-à-dire qu'il avait une structure narrative qui lui
était propre, comme le mythe, le conte merveilleux, la
légende, le fait divers. En effet, plusieurs strophes des
Chants de Maldoror portent sur le rêve et le
cauchemar,
quoiqu'on y trouve un récit de rêve (et un seul
— le
cauchemar bienheureux, pour Lautréamont, d'être
transformé en un cruel et criminel pourceau); style,
thèmes, bestiaire, personnifications sont manifestement
d'ordre onirique; d'ailleurs, les études sur
« Lautréamont » sont nombreuses à
porter sur le rêve dans l'oeuvre, tandis que les
études
sur le rêve littéraire l'évoquent très
souvent. Mais ici, il ne s'agit pas de cela. Ce qui m'est apparu,
c'est une organisation narrative caractéristique du
rêve
et qui ne ressemble à aucune autre forme de narration. La
structure de l'histoire rêvée ne se trouve pas dans
toutes les soixante strophes des Chants de Maldoror. Elle
apparaît au chant 2, avec la strophe de l'omnibus (la
quatrième), puis nettement dans la strophe de la lampe
(11e),
celle de la requine (13e), celle du suicidé (14e) et celle
des
combats contre Dieu et la conscience (15e). Cinq strophes sur
quinze
au chant 2. La structure se retrouve avec diverses
proportions
dans les chants suivants, mais ce qui est remarquable, c'est
qu'elle
organise tout le chant 6 et ses huit
« chapitres », alors qu'il s'agit en apparence
d'une parodie du roman d'aventures réaliste. Et pour finir,
c'est toute l'épopée des Chants de Maldoror
qui
correspond à cette structure narrative, telle qu'on ne la
retrouvera pas avant le Naked Lunch de William Burroughs, un
siècle plus tard.
Mais avant de présenter les
caractéristiques narratives du rêve, je continue mon
histoire. Si la découverte de la structure du rêve
est
pour moi un événement capital, le premier d'une
série d'événements (l'événement
un, E1), c'est parce qu'il a changé radicalement la
situation
où je me trouvais à ce moment. C'est la situation
initiale (Si). Depuis une bonne vingtaine d'années, j'avais
petit à petit mis en place une grammaire narrative dont une
part essentielle porte sur la structure et les
propriétés de l'histoire événementielle
et aussi sur ses formes simples. Or, contrairement à toute
attente, je découvrais une nouvelle forme simple, le
rêve, alors que je croyais avoir depuis longtemps fait le
tour
des formes élémentaires des histoires
événementielles. Dès lors une suite
d'événements vraiment passionnants va se
dérouler au fil des années. D'abord, mes
échanges avec quelques collègues vont m'aider
à
développer mon modèle de l'histoire
rêvée,
ce qui nous conduira à la mise en place d'un projet de
recherche visant à déployer nos hypothèses
respectives en établissant le corpus des récits de
rêve littéraires de langue française (1). Ensuite, j'ai rédigé et
publié le nouveau chapitre du cahier correspondant à
ma Grammaire narrative, son chapitre sur le rêve
(Laflèche, 1999: 119-124). J'ai fait de l'étude
narrative du récit de rêve le sujet de mon
séminaire de recherche sur la base du corpus des
récits
de rêve littéraires établi par
Frédéric Canovas dans sa thèse de
doctorat : année après année, et
jusqu'à cette année, grâce à ce petit
groupe de chercheurs, le modèle s'est dévelopé
avec de très nombreux rebondissements, comme on le verra.
Et
c'est ainsi qu'on en vient au dernier événement,
celui
que nous vivons ensemble actuellement, c'est notre colloque et
cette
communication que j'ai le plaisir de vous présenter (le
dernier événement, En). Évidemment on peut
tous
prévoir la situation finale (Sf), la publication de mon
ouvrage sur l'étude narrative du récit de
rêve, soit les résultats de mon étude du
récit de rêve, une histoire commencée avec la
découverte de sa forme narrative.
Voilà pour moi une belle histoire. Vous
la trouvez schématisée dans la formule suivante qui
représente le modèle ou la définition de toute
histoire événementielle :
Hé = Si + E1 + E2 + E3 + ... En + Sf
L'histoire événementielle (Hé), en effet, est
constituée d'une suite d'événements (E1, E2,
E3,
jusqu'au dernier, En, correspondant à un nombre donné
(n) d'événements) qui petit à petit modifient
une situation initiale (Si) vers et jusqu'à la situation
finale (Sf). Événement (E) et situation (S), deux
concepts, deux phénomènes seulement sont
nécessaires et suffisants pour définir la structure
de
toute histoire (H). Dans le cas de l'histoire
événementielle (Hé), la forme la plus simple
d'histoire, on ne décrit ou ne raconte pas,
généralement, les situations intermédiaires
(S1,
S2, S3, etc.), qui restent implicites entre les situations initiale
et finale.
Voici d'ailleurs rapidement
énumérées les cinq propriétés de
l'histoire événementielle :
[1] Événements et situations se
définissent
réciproquement (la situation produit
l'événement
et l'événement change la situation, c'est là
leur définition); l'histoire événementielle
est
pour l'essentiel, comme son nom l'indique, une suite
d'événements qui modulent une situation
jusqu'à
la fin, jusqu'à la situation finale. [2] Il s'agit
donc
d'un système linéaire, entièrement
orienté par son devenir, vers sa fin — c'est son sens,
au
sens
premier, sa direction, sa dynamique. [3] Une histoire
événementielle forme un tout qui n'a son sens qu'avec
sa fin, une fois l'histoire produite, racontée, lue ou
entendue — c'est son sens, au sens second, sa signification.
Enfin,
l'histoire événementielle possède deux
règles d'enchaînement des événements,
[4] la chronologie et [5] la causalité : non
seulement les événements se suivent dans un ordre
donné, mais ils sont tous la conséquence du
précédent depuis le premier et la cause du suivant
jusqu'au dernier.
Il faut comprendre que l'histoire
événementielle et ses propriétés
constituent nécessairement la base, le fondement, à
tout le moins l'encadrement de toutes les autres formes
d'histoires.
L'histoire psycho-sociale mise en place par les romanciers et les
historiens modernes, les histoires situationnelle, actantielle,
sérielle et leurs combinaisons sont toujours des
développements de l'histoire événementielle.
Et il faut faire attention que l'histoire
événementielle qui leur sert de point de
départ,
n'est pas une forme « simpliste » de
narration : c'est une manière de penser que
l'humanité a pris des millénaires à mettre en
place et que nous avons tous mis environ cinq ans de notre vie
à maîtriser. Apprendre à parler demande du
temps, apprendre à raconter, comprendre les histoires, en
demande beaucoup plus. Bref, la narration, bien avant d'être
un art et une forme de création, est une manière de
penser qui commence avec l'analyse de la réalité,
celle
qui se déroule dans le temps, la réalité
historique.
De ce point de vue, on peut croire que le
rêve est le pur produit de la narration de l'adulte humain
et,
dans ce cas, ce qu'on appellera l'« histoire
rêvée », le phénomène du
rêve, trouve ainsi sa définition en regard des autres
formes d'hallucination ou d'activité psychique se produisant
au cours du sommeil (2). Certes, on pourrait
soutenir au contraire que c'est le rêveur qui utilise sa
faculté narrative au réveil pour rendre compte de
cette
expérience nocturne, voire qu'il en fasse des
« histoires ». Mais une chose est sûre,
lorsqu'on parle communément de rêve, on désigne
une histoire (qui se raconte), non pas une vision (qui se
décrit) et encore moins une forme de discours (qui
s'expose).
Images spatio-temporelles, scènes inarticulées et
rêves réguliers (3)
témoignent certes de la variétés des
phénomènes oniriques (c'est The Multiciplicity of
Dreams de Harry T. Hunt, 1989), mais il n'y a aucun
intérêt à confondre ces
phénomènes
divers et, surtout, à ne pas distinguer le rêve
proprement dit. Alors faisons un pas de plus dans l'ordre des
hypothèses. On sait que le rêve n'a encore aucune
définition neurologique ni psychologique, ni en
lui-même,
ni par rapport aux autres phénomènes
hallucinatoires du sommeil (et les phénomènes du
même ordre induits par les drogues ou les maladies). Tout au
plus distingue-t-on les productions des diverses phases de
l'endormissement et du sommeil et, dans ce second cas, une assez
nette corrélation (mais probablement pas une
adéquation) entre le rêve et les phases de plus en
plus
longues du sommeil paradoxal au cours de la nuit. Dès lors,
rien n'empêche l'étude narrative de proposer la
définition du rêve, du rêve proprement dit, du
rêve régulier ou canonique ou encore de son contenu
manifeste, puisque précisément, de tous ces points de
vue, le rêve est l'objet de l'étude narrative (4). Car, peu importe le rêve, si le
récit de rêve en fait une histoire
rêvée ! Voilà du moins ce qui oppose et
définit le rêve en regard du songe. En effet, si le
rêve
n'était pas le produit de la narration, de notre
faculté narrative, comme je le pose par hypothèse,
à l'inverse le récit de rêve, comme son
nom l'indique, est un objet narratif — au contraire du
« songe », qui peut comprendre une histoire,
généralement allégorique, n'ayant d'ailleurs,
on va le voir, aucune forme narrative particulière.
Bref, le compte rendu du rêveur ou la
fiction reproduisant ou imitant cette expérience (dans le
cas
des rêves littéraires) présente en Occident,
à partir du XVIIe siècle (car la forme narrative du
rêve n'était qu'embryonnaire au Moyen Âge),
depuis au moins le XIXe, des caractéristiques
narratives nombreuses et concordantes que nous allons
représenter par la figure suivante :
Rr :: Hr = [Si] + Ex + Ey + Ez + ... Ei + [Sf]
À cette formule correspondent cinq
propriétés : [1] L'histoire
rêvée (Hr) n'a pas de situation initiale, ni de
situation finale, [Si], [Sf]. Elle n'a pas de début, ni de
fin (5). Elle commence, comme si l'histoire
était déjà en cours au moment où nous
en
prenons connaissance, et s'arrête sans parvenir à
aucune
« conclusion » qui aurait été
attendue ou du moins impliquée dès le début.
[2] En réalité, elle s'arrête abruptement,
non seulement sans s'achever (elle n'a pas de situation finale),
mais
sur un événement qui manifestement n'est pas le
dernier
d'une série (En). L'histoire rêvée
s'arrête, arbitrairement pourrait-on dire, non pas avec un
nombre donné (n) d'événements, mais
après
un nombre indéterminé (i) d'événements
(soit l'événement Ei et non En). [3] Par
ailleurs, la série événementielle est
apparemment incohérente au sens où elle est
constituée d'une suite aléatoire
d'événements (Ex, Ey, Ez...). Toutefois, la
pensée impose à l'histoire rêvée la
logique de l'histoire événementielle. [4] Le
résultat de cette application (de la logique au hasard) est
tout simplement la réalisation d'histoires
intégrées en acte. Avec l'apparition de
chaque
événement (ou plus généralement des
séquences d'événements), l'histoire produite
jusque-là est
réorganisée, de sorte que le nouvel
événement produit une nouvelle histoire. Il en
résulte que l'histoire rêvée paraît
construite d'autant d'histoires qu'elle contient
d'événements. — En pratique, il n'est pas
difficile
d'imaginer que l'histoire rêvée se fabrique en se
rêvant. [5] D'où la
« rétroaction ». Si l'histoire
événementielle trouve nécessairement son sens
avec sa fin, c'est parce qu'elle est appelée par le
début. Au contraire, l'histoire rêvée en
acte trouve à la fin, forcément, l'ultime
réorganisation des événements
précédents : c'est en quelque sorte la
dernière histoire produite par le dernier
événement (aléatoire) de l'histoire
rêvée à partir duquel le rêveur produira
au réveil son « récit de
rêve ».
Là se trouve en effet tout le
problème. On peut le représenter
schématiquement à l'aide d'une nouvelle formule.
J'ai
déjà présenté la formule de l'histoire
événementielle et celle de l'histoire
rêvée, telle qu'elle vient d'être
décrite.
Or, en confrontant le modèle théorique à la
réalité des récits de rêve, on
découvre encore d'autres caractéristiques
importantes,
dont la première et la plus simple se rencontrait
déjà dans les réalisations des Chants de
Maldoror et c'est l'organisation en séquences
(Sq) :
Hr' = [Si] + Sqx + Sqy + Sqz + ... Sqi + [Sf]
où Sq = Ex + Ey + Ez + ... Ei
En effet, de toutes les formes narratives simples, une seule
s'organise naturellement en séquences, et en
séquences
de séquences, et c'est l'histoire d'aventures (les histoires
d'animaux, celle du Loup et du Renard en Europe, celle de Carcajou
en Amérique du nord). Le phénomène est assez
attendu, puisque l'histoire d'aventures est
caractérisée par sa longueur (et ses règles
d'enchaînement d'histoire d'histoires). Or, contrairement
à toute attente, l'histoire rêvée qui est une
histoire incomplète, sans début ni fin, s'organise
généralement en séquences (6), même lorsqu'elle est très
brève (le rêve d'Athalie est constitué de deux
séquences comprenant elles-mêmes chacune deux
séquences).
Plus inattendu encore : sa structure
actantielle. Ou plutôt ses structures actantielles. Les
formes simples n'ont qu'une seule et unique configuration
actantielle, puisque c'est en quelque sorte ce qui les
définit
comme histoire événementielle
« simple ». Exactement comme dans le cas des
séquences, on observe que l'histoire rêvée est
en pratique constituée non seulement de séquences
actantielles (c'est-à-dire de séquences
principalement
consacrées à l'un puis à un autre personnage
de
la structure actantielle), mais également de plusieurs
structures ou configurations actantielles (le rêve d'Athalie,
toujours par exemple, est constitué de deux
configurations
actantielles, Athalie-Jézabel et Athalie-Joas, chacune
correspondant à deux séquences actantielles).
L'histoire rêvée est donc la seule forme simple
susceptible d'être fonction (f) de plusieurs configurations
actantielles (A) :
Hr = f(A1 (+ A2 (+ A3 ... (+Ai )))).
Ces deux exemples illustrent comment le
modèle théorique de l'histoire rêvée
s'est
développé et précisé de manière
inattendue depuis sa mise en place à partir des Chants de
Maldoror. Pourtant, le plus spectaculaire ne se trouve pas
dans
le développement du modèle, mais dans sa mise en
cause.
En effet, une fois le modèle de l'histoire
rêvée
conceptualisé, on imagine bien que
l'intérêt était de confronter le modèle
théorique à la réalité pour le
développer. Or, le modèle ne s'est jamais mieux
illustré que dans les Chants de Maldoror (1869),
sinon
peut-être par les grands rêves de Freud dans son
Interprétation des rêves (1899) et les deux
versions du rêve de Santeuil/Swan de Proust (1900, 1913),
comme
de quelques autres. Pour bien dire, aucun récit de
rêve
n'illustre parfaitement bien à lui seul le modèle
théorique de l'histoire rêvée, alors qu'on en
trouve de nombreux traits dans de très nombreux rêves
(comptes rendus de rêve ou rêves littéraires),
tandis que le nombre de récits de rêve qui y
échappent est considérable. En pratique, il est fort
probable que la confrontation du modèle de l'histoire
rêvée au corpus littéraire établi par
Frédéric Canovas, travail de comparaison actuellement
en cours, montrera que les réalisations de la
littérature française moderne sont
généralement assez éloignées du
modèle ou de la définition de l'histoire
rêvée et qu'il est même exceptionnel que
quelques
auteurs s'en approchent par quelques côtés
seulement.
Comment est-ce possible ?
Est-il possible qu'un modèle
« théorique » puisse nous rapprocher de
la réalité de l'histoire rêvée,
alors même que ses réalisations littéraires
s'en
éloignent ? Je crois que oui et c'est ce qu'illustre
de
manière très simple la figure suivante, à
partir d'un phénomène narratif pourtant
élémentaire.
Rr :: Hr = Sd + Ex + Ey + Ez + ... Ei + [Sf] (7)
ou
encore :
Rr :: Hr = Sd de Sqx + Sqx +Sqy + Sqz + ... Sqi + [Sf]
Il s'agit encore d'une observation pragmatique des textes des
récits de rêve que nous confrontons au modèle
théorique. Il apparaît, en effet, qu'il existe un
point
particulier sur lequel un grand nombre de récits de
rêve contredisent systématiquement le
modèle et c'est la « situation
initiale ».
Presque tous les rêves paraissent s'ouvrir par
l'exposé
d'une situation, généralement une situation spatiale,
et plus rarement une situation temporelle (se rapportant le plus
souvent dans ce cas à une période de la vie du
rêveur), situation qui paraît bien enclencher le
premier
événement de la série. Au moment de l'analyse
narrative, il faut beaucoup de temps et d'énergie pour
comprendre ou montrer que tel n'est pas le cas, c'est-à-dire
que cette situation n'évolue pas ni ne se transforme
progressivement jusqu'à la situation finale (qui, elle, fait
le plus souvent défaut dans les récits de
rêve).
Alors de quoi s'agit-il ? Tout simplement d'une
reconstruction.
Nous l'appellerons la situation de départ (Sd), ce qui est
d'autant plus net que c'est généralement la situation
de départ de la première séquence et qu'aucune
autre n'est explicitement posée par la suite. Cette
situation
de départ correspond soit au premier événement
« déjà en cours » (Marcel et les
autres sont en promenade sur le chemin qui longe la mer), soit
encore
à la situation spatio-temporelle du premier
événement (« Un grand hall — beaucoup
d'invités, nous recevons. Parmi ces invités,
Irma... », fragment qui met en situation le premier
événement : Irma prise à part par Freud
lors d'une réception dans un grand hall). En tout cas,
cette
pseudo-situation peut bien changer (avec les séquences
narratives), mais elle n'évolue pas : ce n'est pas une
situation initiale.
Mais il y a plus. Il apparaît
aussitôt que cette situation de départ n'appartient
pas
à l'histoire rêvée, mais constitue une
création spontanée du rêveur qui résiste
au phénomène du rêve (8).
Une bonne histoire, bien racontée, commence forcément
par son début; l'histoire rêvée n'en a pas;
qu'à cela ne tienne, la puissance narrative du rêveur
réveillé lui en produira une (la Sd). Mais il ne
s'agit là que d'un symptome très léger d'un
problème considérable : c'est
précisément la compétence narrative qui
empêche le rêveur de raconter une histoire
incomplète dont toutes les caractéristiques
contreviennent radicalement à ce qu'il sait si bien faire,
raconter, raconter correctement.
Bien entendu, il n'est pas dit qu'une histoire
sans situations initiale et finale soit une histoire sans queue ni
tête; qu'une histoire qui s'arrête abruptement soit
forcément imparfaite; et qu'une série
aléatoire
d'événements produise une histoire absurde. À
la rigueur, les récits de rêve peuvent aller
jusques-là
(sans queue ni tête, imparfaites et absurdes !
semble-t-il). Toutefois, comment raconter l'histoire
rêvée en train de se produire ? Une histoire
« achevée » qui ne réorganisera
pas
son début en fonction de cette fin, de telle sorte que la
narration produise effectivement la rétroaction,
réalisation exceptionnelle qu'on ne trouve nulle part
ailleurs
que dans la forme narrative de l'histoire
rêvée ?
Le modèle de l'histoire
rêvée
explique donc de lui-même qu'on en trouve peu de
réalisations et qu'il soit contredit par une majorité
de rêves littéraires, combattu par les convictions de
nombreux rêveurs et qu'il rencontre la résistance
même des chercheurs auxquels il est présenté.
Ces réactions s'expliquent tout simplement par
l'activité narrative elle-même, on le comprend
maintenant. Mais ce n'est pas seulement de psychologie
individuelle
qu'il s'agit. La genèse du récit de rêve est
toute récente et se poursuit encore aujourd'hui. Au
Moyen Âge ses formes embryonnaires sont encore
exceptionnelles. C'est alors le règne du songe qui, lui,
n'est pas une forme narrative, mais un discours
herméneutique — pouvant comprendre une histoire ou des
fragments d'histoires allégoriques faites elles-mêmes
de symboles et surtout de personnifications (9). Le rêve prend forme au XVIIe
siècle seulement et encore difficilement. En revanche, son
histoire sera dès lors une
véritable « histoire
littéraire », celle du rêve au XIXe
siècle, puis au siècle suivant.
Histoires réalistes et histoires fantastiques
s'entremêlent et s'opposent jusqu'aux récits de
rêve romantiques (plus fantastiques que jamais), puis
surréalistes (le réalisme retrouvé, celui du
procès-verbal), successivement, alors que l'histoire
rêvée comprend quelques grandes
représentations, depuis un siècle. En effet, s'il
fallait le génie narratif de Ducasse, Freud et Proust pour
s'approcher de l'histoire rêvée, ce n'est que tout
récemment, en 1993, que Laurence M. Porter, Bert O. States
et
Jean-Daniel Gollut ont pu entreprendre la description du
phénomène, dans le cadre des études
narratives,
à partir des exposés philosophiques d'Aristote et de
Paul Ricoeur, puis du manuel panoramique de Jean-Michel Adam. Le
rêve est probablement une production narrative, le
récit
de rêve en est assurément une, alors il faut
s'attendre
à ce que seule l'étude narrative puisse le
caractériser comme tel. Justement, contrairement au songe
qui
n'a que des traits discursifs, le rêve correspond à
une
forme narrative, celle qui vient d'être décrite, celle
que l'Occident cherche à raconter depuis un-demi
millénaire.
Il revient au comte de Lautréamont
d'Isidore Ducasse d'avoir réalisé la forme du
récit de rêve assez précisément pour
qu'on
puisse en tirer le modèle. On peut dire que le poète
avait plus d'un siècle d'avance sur les études
narratives.
BAYLOR, George W., et Daniel Deslauriers, 1987. « Une
méthode d'étude : l'exercice de
compréhension de rêve (ECR) ». Le
Rêve, sa nature, sa fonction, Québec, Presses de
l'Université du Québec, rééd. 1991,
p. 12-33.
CANOVAS, Frédéric, 1992. « Morphologie du
récit de rêve », première partie de
sa
thèse, Narratologie du récit de rêve dans la
prose française de Charles Nodier à Julien Gracq,
University of Oregon, p. 10-110. Voir également le
corpus des principaux récits de rêve établi en
appendices de la thèse (p. 248-252).
FOULKES, David, 1978. « SSLS [A Scoring System for
Latent
Structure] : A Model of Dreaming and a Method of Dream
Analysis », A Grammar of Dreams, New York, Basic
Books, part IV, p. 191-340.
GOLLUT, Jean-Daniel, 1993. Conter les rêves : la
narration de l'expérience onirique dans les oeuvres de la
modernité, Paris, José Corti,
particulièrement le chap. 7, « La structure
textuelle », p. 347-446.
HUNT, Harry T., 1989. The Multiplicity of Dreams :
Memory,
Imagination, and Consciousness, New Haven, Yale University
Press.
JOUVET, Michel, 2000. Le Sommeil et le rêve, Paris,
Odile Jacob.
KUIKEN, Donald, et Tore Nielsen, 1983. Structural analysis of
stories, Université d'Alberta, manuscrit
inédit.
LAFLÈCHE, Guy, 1999. « Le rêve ».
Matériaux pour une Grammaire narrative, Laval,
Singulier, p. 119-124.
PORTER, Laurence M., 1993. « Real Dreams, literary
dreams,
and the fantastic in literature », dans the Dream and
the text, éd. Carol Schreier Rupprecht, State University
of New York, p. 32-47.
STATES, Bert O., 1993. « Begennings, Middles, and
Endings », deuxième chapitre de Dreaming and
storytelling, Cornell University Press, p. 46-82.
WILENSKY, Robert, 1983. « Story Grammars versus Story
Points ». The Behavioral and Brain Sciences.
Vol. 6., p. 579-623.
(*) Communication présentée au
colloque Approches du récit de rêve que j'ai
organisé à l'Université de Montréal, du
28 au 30 avril 2004, grâce à des subventions du
Conseil
de recherche en sciences humaines du Canada et de
l'Université
de Montréal. J'en ai interdit la publication dans le
« collectif » (paru aux
éditions Nota Bene de Québec : le
Récit de rêve : fonctions, thèmes et
symboles, Québec, 2005) dirigé par
Christian Vandendorpe qui s'est emparé, avec son
équipe, des résultats de mon travail pour les
gérer à sa guise et à son profit.
(1) « Étude de la structure
narrative du rêve et de ses interprétations dans les
littératures d'expression française ». Le
projet que j'ai conçu, dirigé par C. Vandendorpe et
réunissant deux autres co-chercheurs, Antonio Zadra et
moi-même, ainsi que deux collaborateurs, Nicole Bourbonnais
et
Yvan G. Lepage, a été subventionné par le
Conseil
des recherches en sciences humaines du Canada (2001-2004).
(2) Formes dont les degrés d'organisation
peuvent être en-deçà ou au-delà du
« rêve » : le sentiment d'avoir
rêvé sans en avoir gardé le souvenir,
pensées ou images, images hypnagogiques mais isolées
ou dispersées d'un côté, constructions
narratives
de formes très complexes articulant les
événements avec tout autant et même plus de
cohérence narrative que la pensée consciente
maîtrisant les modèles événementiels,
notamment dans plusieurs formes de « délires
oniriques » qu'ils soient induits par diverses drogues ou
divers médicaments ou encore par diverses pathologies
psychologiques, comme c'est le cas des constructions narratives
mises
en scène par Gérard de Nerval dans
Aurélia.
(3) Respectivement le « visual-spatial
dream formation », la phase narrative sans
représentation de soi (dernière période de
l'endormissement) et le « normative dream » de
H. T. Hunt (1989), soit justement le rêve ou le récit
de rêve. En réalité, ces trois formes
d'activité psychique au cours du sommeil comprennent
elles-mêmes,
on s'en doute, de très nombreuses
réalisations, plus ou moins caractérisées. La
question s'est surtout posée pour le rêve proprement
dit, pour la bonne raison qu'on l'avait d'abord associé au
sommeil paradoxal, à partir des travaux de W. C. Dement,
thèse longtemps soutenue par M. Jouvet. En effet, c'est
pour
établir une corrélation (et non une
adéquation)
entre les souvenirs de rêves et les périodes du
sommeil
paradoxal qu'on a dû mettre au
point des grilles d'analyse pour tenter de définir ce qu'il
fallait entendre par un rêve. Ainsi le barème de
Grene
Orlinsky, repris par Michel Jouvet (2000: 110-113), comprend sept
échelons, depuis la conviction d'avoir rêvé
sans
souvenir d'aucun contenu (niveau 1), jusqu'à la
« séquence » onirique (niveau 7)
longue et développée, présentant plus de
quatre
« épisodes », dont au moins un de niveau
5, c'est-à-dire comprenant une scène avec action et
réaction ou encore un changement de personnages. Comme on
le
voit, c'est le modèle proposé ici qui devrait
permettre
d'établir rigoureusement la grille d'analyse propre à
confirmer l'hypothèse qui découle actuellement de ces
traitements empiriques du matériau narratif : le
rêve proprement dit a la forme narrative du
« récit de rêve » et se produit
très généralement durant le sommeil
paradoxal.
(4) Il importe de dissiper toute confusion
méthodologique. L'étude narrative dont il est
question
ici est strictement descriptive : c'est la
« grammaire narrative », issue de la
Morphologie de Vladimir Propp en 1928 et des Formes
simples d'André Jolles en 1930. Cette science doit
être soigneusement distinguée de ce qu'on nommait en
français les « sémiotiques
narratives » ou en anglais les « story
grammars », qui se sont développées
à
partir des années 1970. Il s'agissait alors de produire une
forme d'anlyse narrative sur le modèle des syntaxes et
autres
formes de grammaires structurales. Puisqu'elles visaient
l'interprétation des textes, ces formes d'analyse des
contenus
narratifs ont connu de nombreuses et fort spectaculaires
applications
sur le récit de rêve, telles qu'on peut les
représenter par le SSLS, le « Scoring System for
Latent Structure » de David Foulkes (1978, part IV) ou
l'analyse structurale des histoires de Donald Kuiken et Tore
Nielsen
(1983) — ou encore le débat suscité par le
travail
critique de Robert Wilensky opposant ces sémiotiques
narratives à une sorte de grammaire des points
d'intérêt (1983) et appliqué au
« non-récit »
de rêve par Harry T. Hunt
(« Are Dreams really
stories ? », 1989 :
174-180). D'ailleurs on passe tout naturellement, surtout dans la
tradition jungienne, de l'interprétation narrative à
l'interprétation des rêves, particulièrement
lorsqu'il s'agit de compléter ou de développer
l'histoire rêvée, comme c'est le cas de l'ECR,
l'Exercice de compréhension des rêves (Baylor et
Deslaurier, 1987). Tout à l'opposé, la grammaire
narrative de l'histoire rêvée ne se propose nullement
d'« interpréter » le rêve. Son
objectif descriptif se limite rigoureusement aux formes que
prennent
ces récits et aux éléments qui les composent.
Bref la grammaire narrative ne permet pas plus d'interpréter
les rêves que les mythes, les contes ou les légendes.
Je dois à l'intervention de Pierre Pacaud la formulation de
ces précisions méthodologiques, car en effet rien
n'indique pour l'instant que l'étude narrative puisse
contribuer à l'analyse psychologique du rêve.
(5) Comme je le rappellerai plus loin, en 1993,
Bert
O. States et Jean-Daniel Gollut ont parfaitement bien exposé
cette première propriété de l'histoire
rêvée. Plus encore, surtout dans le cas de
Jean-Daniel
Gollut, à travers cette caractéristique structurale,
ils pressentent quelques-unes des autres propriétés
de
ce qu'ils présentent ainsi comme une forme
particulière
de récit. D'une toute autre manière, la même
année, Laurence M. Porter (à partir de ses
études littéraires des textes oniriques des
romantiques) arrive à la même conclusion prometteuse
en
considérant le récit de rêve comme un
« genre littéraire » particulier.
(6) D'autant plus que l'histoire rêvée
est par nature une séquence narrative,
précisément parce qu'elle est
incomplète :
sans début ni fin, elle est forcément
constituée
d'au moins une séquence, une séquence
événementielle. Il est donc vraiment inattendu que
cette séquence soit elle-même
généralement
constituée de plusieurs séquences. C'est la nature
séquentielle de l'histoire rêvée.
(7) Hrr serait l'Histoire rêvée
racontée. Pour toute autre forme simple, ce serait
évidemment son récit (R), c'est-à-dire la
manière avec laquelle l'histoire (H) est racontée.
Or, le
« récit » de rêve, tel que
défini par le modèle, doit ou devrait pouvoir se
confondre avec l'histoire rêvée ainsi qu'elle s'est
produite (ce qui correspond justement à la cinquième
propriété du modèle, l'histoire en acte),
c'est
l'« histoire rêvée
racontée », c'est-à-dire racontée
telle qu'elle est censée avoir été
rêvée ! — Ce que la grammaire narrative
note plus explicitement ainsi, Rr :: Hr (soit le récit de
rêve Rr correspond (::) à l'histoire
rêvée, Hr).
(8) Et il ne saurait s'agir de l'élaboration
seconde (qui n'a rien de « secondaire », soit
dit
en passant) théorisée par Freud, puisque celle-ci est
la forme ultime du travail du rêve, c'est-à-dire de sa
réalisation psychique. Dans le cadre du modèle
freudien, il s'agirait même d'une élaboration au
second
degré, non pas la vraisemblance réalisée par
le
rêveur rêvant, mais celle qu'ajoute encore le
rêveur au réveil dans son récit — sa
narration.
Contrairement à l'élaboration seconde, celle-ci
n'appartient pas au rêve, mais bien au récit de
rêve.
(9) Les songes ou les « rêves
impératifs » des Amérindiens de
Nouvelle-France
ne comprennent jamais la moindre histoire. De
l'Antiquité gréco-latine jusqu'au Moyen Âgege,
et
encore
de nos jours, le songe est le plus souvent une apparition dans le
sommeil, une révélation ou quelque prédiction.
Il arrive qu'il prenne une apparence narrative, bien que cette
manifestation soit beaucoup plus rare. Dans ce cas, le songe
comprend une histoire allégorique faite de symboles et
surtout
de personnifications. Mais cette histoire n'a aucune structure
narrative particulière. En fait, les songes ne forment pas
un genre d'histoire, mais bien une manière de raconter
n'importe quelle histoire ou fragment narratif. C'est le discours
herméneutique : comme la morale de la fable, que
l'« interprétation » du songe soit
explicite ou implicite, c'est elle qui définit le genre.
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