TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

Prolégomènes à la genèse et à l'histoire du rêve

     C'est sous le titre (aujourd'hui daté dans la recherche en cours) « Genèse de l'histoire rêvée moderne » que j'ai proposé au printemps 2004 de faire le point sur mon travail d'analyse narrative du récit de rêve. Ce programme pouvait paraître trop ambitieux, mais l'était actuel de la recherche permet déjà de voir clairement les conclusions qu'on pourra en tirer. D'abord une genèse du rêve qui ne vient pas du songe, mais qui a dû se construire et s'imposer contre lui. Ensuite une histoire des diverses formes narratives du récit de rêve depuis le XVIIe siècle déjà en Occident, puis surtout à partir du XIXe siècle. Mais commençons par le commencement, l'origine de ce travail en cours, l'étude narrative du rêve.
      Je suis redevable aux fortes résistances de mes collègues, spécialistes du rêve, chercheurs en psychologie et en littérature, comme à de nombreux étudiants de mon séminaire, auxquels je présentais les hypothèses de travail au tout début de cette recherche. Lorsqu'on fait une découverte, quelle qu'elle soit, il est naturel qu'elle soit d'abord contestée, voire rejetée, pour la bonne raison qu'il s'agit d'un renouvellement de la pensée. L'hypothèse était fort simple : si « depuis toujours » le rêve correspond à un récit de rêve, c'est donc qu'il est susceptible d'une étude narrative. La découverte suit : le rêve est une histoire, une forme d'histoire événementielle, avec des propriétés très précises que j'ai mis plusieurs années à repérer par l'étude narrative, dans mon séminaire, des récits de rêve édités sur RRR. La conclusion qui résumait tout ce travail se disait d'un mot, d'une équation : le rêve est une histoire. La réaction était immédiate : non, c'est beaucoup trop simple, le rêve est une réalité bien plus diverse, bien plus complexe.
      Dans l'exposé ci-dessous, on verra facilement combien je me débattais alors avec ces objections. Dix ans plus tard, les résistances sont évidemment tombées et la description de la réalité ne fait plus aucun doute : le rêve est par définition une histoire, et son rappel (le rappel de l'histoire rêvée), un récit de rêve.

Table


Prolégomènes à la genèse et à l'histoire du rêve (*)

     J'ai vingt minutes pour vous présenter les principaux résultats de mon travail sur l'étude narrative du récit de rêve. C'est une belle histoire qui a commencé pour moi avec un événement ayant pris la forme d'une révélation. La découverte du modèle narratif du rêve ou de l'histoire rêvée. En janvier 1994, je relisais les Chants de Maldoror, lorsque d'un seul coup j'ai compris que le récit de rêve constituait une « forme simple », c'est-à-dire qu'il avait une structure narrative qui lui était propre, comme le mythe, le conte merveilleux, la légende, le fait divers. En effet, plusieurs strophes des Chants de Maldoror portent sur le rêve et le cauchemar, quoiqu'on y trouve un récit de rêve (et un seul — le cauchemar bienheureux, pour Lautréamont, d'être transformé en un cruel et criminel pourceau); style, thèmes, bestiaire, personnifications sont manifestement d'ordre onirique; d'ailleurs, les études sur « Lautréamont » sont nombreuses à porter sur le rêve dans l'oeuvre, tandis que les études sur le rêve littéraire l'évoquent très souvent. Mais ici, il ne s'agit pas de cela. Ce qui m'est apparu, c'est une organisation narrative caractéristique du rêve et qui ne ressemble à aucune autre forme de narration. La structure de l'histoire rêvée ne se trouve pas dans toutes les soixante strophes des Chants de Maldoror. Elle apparaît au chant 2, avec la strophe de l'omnibus (la quatrième), puis nettement dans la strophe de la lampe (11e), celle de la requine (13e), celle du suicidé (14e) et celle des combats contre Dieu et la conscience (15e). Cinq strophes sur quinze au chant 2. La structure se retrouve avec diverses proportions dans les chants suivants, mais ce qui est remarquable, c'est qu'elle organise tout le chant 6 et ses huit « chapitres », alors qu'il s'agit en apparence d'une parodie du roman d'aventures réaliste. Et pour finir, c'est toute l'épopée des Chants de Maldoror qui correspond à cette structure narrative, telle qu'on ne la retrouvera pas avant le Naked Lunch de William Burroughs, un siècle plus tard.

     Mais avant de présenter les caractéristiques narratives du rêve, je continue mon histoire. Si la découverte de la structure du rêve est pour moi un événement capital, le premier d'une série d'événements (l'événement un, E1), c'est parce qu'il a changé radicalement la situation où je me trouvais à ce moment. C'est la situation initiale (Si). Depuis une bonne vingtaine d'années, j'avais petit à petit mis en place une grammaire narrative dont une part essentielle porte sur la structure et les propriétés de l'histoire événementielle et aussi sur ses formes simples. Or, contrairement à toute attente, je découvrais une nouvelle forme simple, le rêve, alors que je croyais avoir depuis longtemps fait le tour des formes élémentaires des histoires événementielles. Dès lors une suite d'événements vraiment passionnants va se dérouler au fil des années. D'abord, mes échanges avec quelques collègues vont m'aider à développer mon modèle de l'histoire rêvée, ce qui nous conduira à la mise en place d'un projet de recherche visant à déployer nos hypothèses respectives en établissant le corpus des récits de rêve littéraires de langue française (1). Ensuite, j'ai rédigé et publié le nouveau chapitre du cahier correspondant à ma Grammaire narrative, son chapitre sur le rêve (Laflèche, 1999: 119-124). J'ai fait de l'étude narrative du récit de rêve le sujet de mon séminaire de recherche sur la base du corpus des récits de rêve littéraires établi par Frédéric Canovas dans sa thèse de doctorat : année après année, et jusqu'à cette année, grâce à ce petit groupe de chercheurs, le modèle s'est dévelopé avec de très nombreux rebondissements, comme on le verra. Et c'est ainsi qu'on en vient au dernier événement, celui que nous vivons ensemble actuellement, c'est notre colloque et cette communication que j'ai le plaisir de vous présenter (le dernier événement, En). Évidemment on peut tous prévoir la situation finale (Sf), la publication de mon ouvrage sur l'étude narrative du récit de rêve, soit les résultats de mon étude du récit de rêve, une histoire commencée avec la découverte de sa forme narrative.

     Voilà pour moi une belle histoire. Vous la trouvez schématisée dans la formule suivante qui représente le modèle ou la définition de toute histoire événementielle :

Hé = Si + E1 + E2 + E3 + ... En + Sf

L'histoire événementielle (Hé), en effet, est constituée d'une suite d'événements (E1, E2, E3, jusqu'au dernier, En, correspondant à un nombre donné (n) d'événements) qui petit à petit modifient une situation initiale (Si) vers et jusqu'à la situation finale (Sf). Événement (E) et situation (S), deux concepts, deux phénomènes seulement sont nécessaires et suffisants pour définir la structure de toute histoire (H). Dans le cas de l'histoire événementielle (Hé), la forme la plus simple d'histoire, on ne décrit ou ne raconte pas, généralement, les situations intermédiaires (S1, S2, S3, etc.), qui restent implicites entre les situations initiale et finale.

     Voici d'ailleurs rapidement énumérées les cinq propriétés de l'histoire événementielle : [1] Événements et situations se définissent réciproquement (la situation produit l'événement et l'événement change la situation, c'est là leur définition); l'histoire événementielle est pour l'essentiel, comme son nom l'indique, une suite d'événements qui modulent une situation jusqu'à la fin, jusqu'à la situation finale. [2] Il s'agit donc d'un système linéaire, entièrement orienté par son devenir, vers sa fin — c'est son sens, au sens premier, sa direction, sa dynamique. [3] Une histoire événementielle forme un tout qui n'a son sens qu'avec sa fin, une fois l'histoire produite, racontée, lue ou entendue — c'est son sens, au sens second, sa signification. Enfin, l'histoire événementielle possède deux règles d'enchaînement des événements, [4] la chronologie et [5] la causalité : non seulement les événements se suivent dans un ordre donné, mais ils sont tous la conséquence du précédent depuis le premier et la cause du suivant jusqu'au dernier.

     Il faut comprendre que l'histoire événementielle et ses propriétés constituent nécessairement la base, le fondement, à tout le moins l'encadrement de toutes les autres formes d'histoires. L'histoire psycho-sociale mise en place par les romanciers et les historiens modernes, les histoires situationnelle, actantielle, sérielle et leurs combinaisons sont toujours des développements de l'histoire événementielle. Et il faut faire attention que l'histoire événementielle qui leur sert de point de départ, n'est pas une forme « simpliste » de narration : c'est une manière de penser que l'humanité a pris des millénaires à mettre en place et que nous avons tous mis environ cinq ans de notre vie à maîtriser. Apprendre à parler demande du temps, apprendre à raconter, comprendre les histoires, en demande beaucoup plus. Bref, la narration, bien avant d'être un art et une forme de création, est une manière de penser qui commence avec l'analyse de la réalité, celle qui se déroule dans le temps, la réalité historique.

     De ce point de vue, on peut croire que le rêve est le pur produit de la narration de l'adulte humain et, dans ce cas, ce qu'on appellera l'« histoire rêvée », le phénomène du rêve, trouve ainsi sa définition en regard des autres formes d'hallucination ou d'activité psychique se produisant au cours du sommeil (2). Certes, on pourrait soutenir au contraire que c'est le rêveur qui utilise sa faculté narrative au réveil pour rendre compte de cette expérience nocturne, voire qu'il en fasse des « histoires ». Mais une chose est sûre, lorsqu'on parle communément de rêve, on désigne une histoire (qui se raconte), non pas une vision (qui se décrit) et encore moins une forme de discours (qui s'expose). Images spatio-temporelles, scènes inarticulées et rêves réguliers (3) témoignent certes de la variétés des phénomènes oniriques (c'est The Multiciplicity of Dreams de Harry T. Hunt, 1989), mais il n'y a aucun intérêt à confondre ces phénomènes divers et, surtout, à ne pas distinguer le rêve proprement dit. Alors faisons un pas de plus dans l'ordre des hypothèses. On sait que le rêve n'a encore aucune définition neurologique ni psychologique, ni en lui-même, ni par rapport aux autres phénomènes hallucinatoires du sommeil (et les phénomènes du même ordre induits par les drogues ou les maladies). Tout au plus distingue-t-on les productions des diverses phases de l'endormissement et du sommeil et, dans ce second cas, une assez nette corrélation (mais probablement pas une adéquation) entre le rêve et les phases de plus en plus longues du sommeil paradoxal au cours de la nuit. Dès lors, rien n'empêche l'étude narrative de proposer la définition du rêve, du rêve proprement dit, du rêve régulier ou canonique ou encore de son contenu manifeste, puisque précisément, de tous ces points de vue, le rêve est l'objet de l'étude narrative (4). Car, peu importe le rêve, si le récit de rêve en fait une histoire rêvée ! Voilà du moins ce qui oppose et définit le rêve en regard du songe. En effet, si le rêve n'était pas le produit de la narration, de notre faculté narrative, comme je le pose par hypothèse, à l'inverse le récit de rêve, comme son nom l'indique, est un objet narratif — au contraire du « songe », qui peut comprendre une histoire, généralement allégorique, n'ayant d'ailleurs, on va le voir, aucune forme narrative particulière.

     Bref, le compte rendu du rêveur ou la fiction reproduisant ou imitant cette expérience (dans le cas des rêves littéraires) présente en Occident, à partir du XVIIe siècle (car la forme narrative du rêve n'était qu'embryonnaire au Moyen Âge), depuis au moins le XIXe, des caractéristiques narratives nombreuses et concordantes que nous allons représenter par la figure suivante :

Rr :: Hr = [Si] + Ex + Ey + Ez + ... Ei + [Sf]

À cette formule correspondent cinq propriétés : [1] L'histoire rêvée (Hr) n'a pas de situation initiale, ni de situation finale, [Si], [Sf]. Elle n'a pas de début, ni de fin (5). Elle commence, comme si l'histoire était déjà en cours au moment où nous en prenons connaissance, et s'arrête sans parvenir à aucune « conclusion » qui aurait été attendue ou du moins impliquée dès le début. [2] En réalité, elle s'arrête abruptement, non seulement sans s'achever (elle n'a pas de situation finale), mais sur un événement qui manifestement n'est pas le dernier d'une série (En). L'histoire rêvée s'arrête, arbitrairement pourrait-on dire, non pas avec un nombre donné (n) d'événements, mais après un nombre indéterminé (i) d'événements (soit l'événement Ei et non En). [3] Par ailleurs, la série événementielle est apparemment incohérente au sens où elle est constituée d'une suite aléatoire d'événements (Ex, Ey, Ez...). Toutefois, la pensée impose à l'histoire rêvée la logique de l'histoire événementielle. [4] Le résultat de cette application (de la logique au hasard) est tout simplement la réalisation d'histoires intégrées en acte. Avec l'apparition de chaque événement (ou plus généralement des séquences d'événements), l'histoire produite jusque-là est réorganisée, de sorte que le nouvel événement produit une nouvelle histoire. Il en résulte que l'histoire rêvée paraît construite d'autant d'histoires qu'elle contient d'événements. — En pratique, il n'est pas difficile d'imaginer que l'histoire rêvée se fabrique en se rêvant. [5] D'où la « rétroaction ». Si l'histoire événementielle trouve nécessairement son sens avec sa fin, c'est parce qu'elle est appelée par le début. Au contraire, l'histoire rêvée en acte trouve à la fin, forcément, l'ultime réorganisation des événements précédents : c'est en quelque sorte la dernière histoire produite par le dernier événement (aléatoire) de l'histoire rêvée à partir duquel le rêveur produira au réveil son « récit de rêve ».

     Là se trouve en effet tout le problème. On peut le représenter schématiquement à l'aide d'une nouvelle formule. J'ai déjà présenté la formule de l'histoire événementielle et celle de l'histoire rêvée, telle qu'elle vient d'être décrite. Or, en confrontant le modèle théorique à la réalité des récits de rêve, on découvre encore d'autres caractéristiques importantes, dont la première et la plus simple se rencontrait déjà dans les réalisations des Chants de Maldoror et c'est l'organisation en séquences (Sq) :

Hr' = [Si] + Sqx + Sqy + Sqz + ... Sqi + [Sf]
     où Sq = Ex + Ey + Ez + ... Ei

En effet, de toutes les formes narratives simples, une seule s'organise naturellement en séquences, et en séquences de séquences, et c'est l'histoire d'aventures (les histoires d'animaux, celle du Loup et du Renard en Europe, celle de Carcajou en Amérique du nord). Le phénomène est assez attendu, puisque l'histoire d'aventures est caractérisée par sa longueur (et ses règles d'enchaînement d'histoire d'histoires). Or, contrairement à toute attente, l'histoire rêvée qui est une histoire incomplète, sans début ni fin, s'organise généralement en séquences (6), même lorsqu'elle est très brève (le rêve d'Athalie est constitué de deux séquences comprenant elles-mêmes chacune deux séquences).

     Plus inattendu encore : sa structure actantielle. Ou plutôt ses structures actantielles. Les formes simples n'ont qu'une seule et unique configuration actantielle, puisque c'est en quelque sorte ce qui les définit comme histoire événementielle « simple ». Exactement comme dans le cas des séquences, on observe que l'histoire rêvée est en pratique constituée non seulement de séquences actantielles (c'est-à-dire de séquences principalement consacrées à l'un puis à un autre personnage de la structure actantielle), mais également de plusieurs structures ou configurations actantielles (le rêve d'Athalie, toujours par exemple, est constitué de deux configurations actantielles, Athalie-Jézabel et Athalie-Joas, chacune correspondant à deux séquences actantielles). L'histoire rêvée est donc la seule forme simple susceptible d'être fonction (f) de plusieurs configurations actantielles (A) :

Hr = f(A1 (+ A2 (+ A3 ... (+Ai )))).

     Ces deux exemples illustrent comment le modèle théorique de l'histoire rêvée s'est développé et précisé de manière inattendue depuis sa mise en place à partir des Chants de Maldoror. Pourtant, le plus spectaculaire ne se trouve pas dans le développement du modèle, mais dans sa mise en cause. En effet, une fois le modèle de l'histoire rêvée conceptualisé, on imagine bien que l'intérêt était de confronter le modèle théorique à la réalité pour le développer. Or, le modèle ne s'est jamais mieux illustré que dans les Chants de Maldoror (1869), sinon peut-être par les grands rêves de Freud dans son Interprétation des rêves (1899) et les deux versions du rêve de Santeuil/Swan de Proust (1900, 1913), comme de quelques autres. Pour bien dire, aucun récit de rêve n'illustre parfaitement bien à lui seul le modèle théorique de l'histoire rêvée, alors qu'on en trouve de nombreux traits dans de très nombreux rêves (comptes rendus de rêve ou rêves littéraires), tandis que le nombre de récits de rêve qui y échappent est considérable. En pratique, il est fort probable que la confrontation du modèle de l'histoire rêvée au corpus littéraire établi par Frédéric Canovas, travail de comparaison actuellement en cours, montrera que les réalisations de la littérature française moderne sont généralement assez éloignées du modèle ou de la définition de l'histoire rêvée et qu'il est même exceptionnel que quelques auteurs s'en approchent par quelques côtés seulement.

     Comment est-ce possible ?

     Est-il possible qu'un modèle « théorique » puisse nous rapprocher de la réalité de l'histoire rêvée, alors même que ses réalisations littéraires s'en éloignent ? Je crois que oui et c'est ce qu'illustre de manière très simple la figure suivante, à partir d'un phénomène narratif pourtant élémentaire.

Rr :: Hr = Sd + Ex + Ey + Ez + ... Ei + [Sf] (7) ou encore :
Rr :: Hr = Sd de Sqx + Sqx +Sqy + Sqz + ... Sqi + [Sf]

Il s'agit encore d'une observation pragmatique des textes des récits de rêve que nous confrontons au modèle théorique. Il apparaît, en effet, qu'il existe un point particulier sur lequel un grand nombre de récits de rêve contredisent systématiquement le modèle et c'est la « situation initiale ». Presque tous les rêves paraissent s'ouvrir par l'exposé d'une situation, généralement une situation spatiale, et plus rarement une situation temporelle (se rapportant le plus souvent dans ce cas à une période de la vie du rêveur), situation qui paraît bien enclencher le premier événement de la série. Au moment de l'analyse narrative, il faut beaucoup de temps et d'énergie pour comprendre ou montrer que tel n'est pas le cas, c'est-à-dire que cette situation n'évolue pas ni ne se transforme progressivement jusqu'à la situation finale (qui, elle, fait le plus souvent défaut dans les récits de rêve). Alors de quoi s'agit-il ? Tout simplement d'une reconstruction. Nous l'appellerons la situation de départ (Sd), ce qui est d'autant plus net que c'est généralement la situation de départ de la première séquence et qu'aucune autre n'est explicitement posée par la suite. Cette situation de départ correspond soit au premier événement « déjà en cours » (Marcel et les autres sont en promenade sur le chemin qui longe la mer), soit encore à la situation spatio-temporelle du premier événement (« Un grand hall — beaucoup d'invités, nous recevons. Parmi ces invités, Irma... », fragment qui met en situation le premier événement : Irma prise à part par Freud lors d'une réception dans un grand hall). En tout cas, cette pseudo-situation peut bien changer (avec les séquences narratives), mais elle n'évolue pas : ce n'est pas une situation initiale.

     Mais il y a plus. Il apparaît aussitôt que cette situation de départ n'appartient pas à l'histoire rêvée, mais constitue une création spontanée du rêveur qui résiste au phénomène du rêve (8). Une bonne histoire, bien racontée, commence forcément par son début; l'histoire rêvée n'en a pas; qu'à cela ne tienne, la puissance narrative du rêveur réveillé lui en produira une (la Sd). Mais il ne s'agit là que d'un symptome très léger d'un problème considérable : c'est précisément la compétence narrative qui empêche le rêveur de raconter une histoire incomplète dont toutes les caractéristiques contreviennent radicalement à ce qu'il sait si bien faire, raconter, raconter correctement.

     Bien entendu, il n'est pas dit qu'une histoire sans situations initiale et finale soit une histoire sans queue ni tête; qu'une histoire qui s'arrête abruptement soit forcément imparfaite; et qu'une série aléatoire d'événements produise une histoire absurde. À la rigueur, les récits de rêve peuvent aller jusques-là (sans queue ni tête, imparfaites et absurdes ! semble-t-il). Toutefois, comment raconter l'histoire rêvée en train de se produire ? Une histoire « achevée » qui ne réorganisera pas son début en fonction de cette fin, de telle sorte que la narration produise effectivement la rétroaction, réalisation exceptionnelle qu'on ne trouve nulle part ailleurs que dans la forme narrative de l'histoire rêvée ?

     Le modèle de l'histoire rêvée explique donc de lui-même qu'on en trouve peu de réalisations et qu'il soit contredit par une majorité de rêves littéraires, combattu par les convictions de nombreux rêveurs et qu'il rencontre la résistance même des chercheurs auxquels il est présenté. Ces réactions s'expliquent tout simplement par l'activité narrative elle-même, on le comprend maintenant. Mais ce n'est pas seulement de psychologie individuelle qu'il s'agit. La genèse du récit de rêve est toute récente et se poursuit encore aujourd'hui. Au Moyen Âge ses formes embryonnaires sont encore exceptionnelles. C'est alors le règne du songe qui, lui, n'est pas une forme narrative, mais un discours herméneutique — pouvant comprendre une histoire ou des fragments d'histoires allégoriques faites elles-mêmes de symboles et surtout de personnifications (9). Le rêve prend forme au XVIIe siècle seulement et encore difficilement. En revanche, son histoire sera dès lors une véritable « histoire littéraire », celle du rêve au XIXe siècle, puis au siècle suivant. Histoires réalistes et histoires fantastiques s'entremêlent et s'opposent jusqu'aux récits de rêve romantiques (plus fantastiques que jamais), puis surréalistes (le réalisme retrouvé, celui du procès-verbal), successivement, alors que l'histoire rêvée comprend quelques grandes représentations, depuis un siècle. En effet, s'il fallait le génie narratif de Ducasse, Freud et Proust pour s'approcher de l'histoire rêvée, ce n'est que tout récemment, en 1993, que Laurence M. Porter, Bert O. States et Jean-Daniel Gollut ont pu entreprendre la description du phénomène, dans le cadre des études narratives, à partir des exposés philosophiques d'Aristote et de Paul Ricoeur, puis du manuel panoramique de Jean-Michel Adam. Le rêve est probablement une production narrative, le récit de rêve en est assurément une, alors il faut s'attendre à ce que seule l'étude narrative puisse le caractériser comme tel. Justement, contrairement au songe qui n'a que des traits discursifs, le rêve correspond à une forme narrative, celle qui vient d'être décrite, celle que l'Occident cherche à raconter depuis un-demi millénaire.

     Il revient au comte de Lautréamont d'Isidore Ducasse d'avoir réalisé la forme du récit de rêve assez précisément pour qu'on puisse en tirer le modèle. On peut dire que le poète avait plus d'un siècle d'avance sur les études narratives.

Références

BAYLOR, George W., et Daniel Deslauriers, 1987. « Une méthode d'étude : l'exercice de compréhension de rêve (ECR) ». Le Rêve, sa nature, sa fonction, Québec, Presses de l'Université du Québec, rééd. 1991, p. 12-33.

CANOVAS, Frédéric, 1992. « Morphologie du récit de rêve », première partie de sa thèse, Narratologie du récit de rêve dans la prose française de Charles Nodier à Julien Gracq, University of Oregon, p. 10-110. Voir également le corpus des principaux récits de rêve établi en appendices de la thèse (p. 248-252).

FOULKES, David, 1978. « SSLS [A Scoring System for Latent Structure] : A Model of Dreaming and a Method of Dream Analysis », A Grammar of Dreams, New York, Basic Books, part IV, p. 191-340.

GOLLUT, Jean-Daniel, 1993. Conter les rêves : la narration de l'expérience onirique dans les oeuvres de la modernité, Paris, José Corti, particulièrement le chap. 7, « La structure textuelle », p. 347-446.

HUNT, Harry T., 1989. The Multiplicity of Dreams : Memory, Imagination, and Consciousness, New Haven, Yale University Press.

JOUVET, Michel, 2000. Le Sommeil et le rêve, Paris, Odile Jacob.

KUIKEN, Donald, et Tore Nielsen, 1983. Structural analysis of stories, Université d'Alberta, manuscrit inédit.

LAFLÈCHE, Guy, 1999. « Le rêve ». Matériaux pour une Grammaire narrative, Laval, Singulier, p. 119-124.

PORTER, Laurence M., 1993. « Real Dreams, literary dreams, and the fantastic in literature », dans the Dream and the text, éd. Carol Schreier Rupprecht, State University of New York, p. 32-47.

STATES, Bert O., 1993. « Begennings, Middles, and Endings », deuxième chapitre de Dreaming and storytelling, Cornell University Press, p. 46-82.

WILENSKY, Robert, 1983. « Story Grammars versus Story Points ». The Behavioral and Brain Sciences. Vol. 6., p. 579-623.

Notes

(*) Communication présentée au colloque Approches du récit de rêve que j'ai organisé à l'Université de Montréal, du 28 au 30 avril 2004, grâce à des subventions du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et de l'Université de Montréal. J'en ai interdit la publication dans le « collectif » (paru aux éditions Nota Bene de Québec : le Récit de rêve : fonctions, thèmes et symboles, Québec, 2005) dirigé par Christian Vandendorpe qui s'est emparé, avec son équipe, des résultats de mon travail pour les gérer à sa guise et à son profit.

(1) « Étude de la structure narrative du rêve et de ses interprétations dans les littératures d'expression française ». Le projet que j'ai conçu, dirigé par C. Vandendorpe et réunissant deux autres co-chercheurs, Antonio Zadra et moi-même, ainsi que deux collaborateurs, Nicole Bourbonnais et Yvan G. Lepage, a été subventionné par le Conseil des recherches en sciences humaines du Canada (2001-2004).

(2) Formes dont les degrés d'organisation peuvent être en-deçà ou au-delà du « rêve » : le sentiment d'avoir rêvé sans en avoir gardé le souvenir, pensées ou images, images hypnagogiques mais isolées ou dispersées d'un côté, constructions narratives de formes très complexes articulant les événements avec tout autant et même plus de cohérence narrative que la pensée consciente maîtrisant les modèles événementiels, notamment dans plusieurs formes de « délires oniriques » qu'ils soient induits par diverses drogues ou divers médicaments ou encore par diverses pathologies psychologiques, comme c'est le cas des constructions narratives mises en scène par Gérard de Nerval dans Aurélia.

(3) Respectivement le « visual-spatial dream formation », la phase narrative sans représentation de soi (dernière période de l'endormissement) et le « normative dream » de H. T. Hunt (1989), soit justement le rêve ou le récit de rêve. En réalité, ces trois formes d'activité psychique au cours du sommeil comprennent elles-mêmes, on s'en doute, de très nombreuses réalisations, plus ou moins caractérisées. La question s'est surtout posée pour le rêve proprement dit, pour la bonne raison qu'on l'avait d'abord associé au sommeil paradoxal, à partir des travaux de W. C. Dement, thèse longtemps soutenue par M. Jouvet. En effet, c'est pour établir une corrélation (et non une adéquation) entre les souvenirs de rêves et les périodes du sommeil paradoxal qu'on a dû mettre au point des grilles d'analyse pour tenter de définir ce qu'il fallait entendre par un rêve. Ainsi le barème de Grene Orlinsky, repris par Michel Jouvet (2000: 110-113), comprend sept échelons, depuis la conviction d'avoir rêvé sans souvenir d'aucun contenu (niveau 1), jusqu'à la « séquence » onirique (niveau 7) longue et développée, présentant plus de quatre « épisodes », dont au moins un de niveau 5, c'est-à-dire comprenant une scène avec action et réaction ou encore un changement de personnages. Comme on le voit, c'est le modèle proposé ici qui devrait permettre d'établir rigoureusement la grille d'analyse propre à confirmer l'hypothèse qui découle actuellement de ces traitements empiriques du matériau narratif : le rêve proprement dit a la forme narrative du « récit de rêve » et se produit très généralement durant le sommeil paradoxal.

(4) Il importe de dissiper toute confusion méthodologique. L'étude narrative dont il est question ici est strictement descriptive : c'est la « grammaire narrative », issue de la Morphologie de Vladimir Propp en 1928 et des Formes simples d'André Jolles en 1930. Cette science doit être soigneusement distinguée de ce qu'on nommait en français les « sémiotiques narratives » ou en anglais les « story grammars », qui se sont développées à partir des années 1970. Il s'agissait alors de produire une forme d'anlyse narrative sur le modèle des syntaxes et autres formes de grammaires structurales. Puisqu'elles visaient l'interprétation des textes, ces formes d'analyse des contenus narratifs ont connu de nombreuses et fort spectaculaires applications sur le récit de rêve, telles qu'on peut les représenter par le SSLS, le « Scoring System for Latent Structure » de David Foulkes (1978, part IV) ou l'analyse structurale des histoires de Donald Kuiken et Tore Nielsen (1983) — ou encore le débat suscité par le travail critique de Robert Wilensky opposant ces sémiotiques narratives à une sorte de grammaire des points d'intérêt (1983) et appliqué au « non-récit » de rêve par Harry T. Hunt (« Are Dreams really stories ? », 1989 : 174-180). D'ailleurs on passe tout naturellement, surtout dans la tradition jungienne, de l'interprétation narrative à l'interprétation des rêves, particulièrement lorsqu'il s'agit de compléter ou de développer l'histoire rêvée, comme c'est le cas de l'ECR, l'Exercice de compréhension des rêves (Baylor et Deslaurier, 1987). Tout à l'opposé, la grammaire narrative de l'histoire rêvée ne se propose nullement d'« interpréter » le rêve. Son objectif descriptif se limite rigoureusement aux formes que prennent ces récits et aux éléments qui les composent. Bref la grammaire narrative ne permet pas plus d'interpréter les rêves que les mythes, les contes ou les légendes. Je dois à l'intervention de Pierre Pacaud la formulation de ces précisions méthodologiques, car en effet rien n'indique pour l'instant que l'étude narrative puisse contribuer à l'analyse psychologique du rêve.

(5) Comme je le rappellerai plus loin, en 1993, Bert O. States et Jean-Daniel Gollut ont parfaitement bien exposé cette première propriété de l'histoire rêvée. Plus encore, surtout dans le cas de Jean-Daniel Gollut, à travers cette caractéristique structurale, ils pressentent quelques-unes des autres propriétés de ce qu'ils présentent ainsi comme une forme particulière de récit. D'une toute autre manière, la même année, Laurence M. Porter (à partir de ses études littéraires des textes oniriques des romantiques) arrive à la même conclusion prometteuse en considérant le récit de rêve comme un « genre littéraire » particulier.

(6) D'autant plus que l'histoire rêvée est par nature une séquence narrative, précisément parce qu'elle est incomplète : sans début ni fin, elle est forcément constituée d'au moins une séquence, une séquence événementielle. Il est donc vraiment inattendu que cette séquence soit elle-même généralement constituée de plusieurs séquences. C'est la nature séquentielle de l'histoire rêvée.

(7) Hrr serait l'Histoire rêvée racontée. Pour toute autre forme simple, ce serait évidemment son récit (R), c'est-à-dire la manière avec laquelle l'histoire (H) est racontée. Or, le « récit » de rêve, tel que défini par le modèle, doit ou devrait pouvoir se confondre avec l'histoire rêvée ainsi qu'elle s'est produite (ce qui correspond justement à la cinquième propriété du modèle, l'histoire en acte), c'est l'« histoire rêvée racontée », c'est-à-dire racontée telle qu'elle est censée avoir été rêvée ! — Ce que la grammaire narrative note plus explicitement ainsi, Rr :: Hr (soit le récit de rêve Rr correspond (::) à l'histoire rêvée, Hr).

(8) Et il ne saurait s'agir de l'élaboration seconde (qui n'a rien de « secondaire », soit dit en passant) théorisée par Freud, puisque celle-ci est la forme ultime du travail du rêve, c'est-à-dire de sa réalisation psychique. Dans le cadre du modèle freudien, il s'agirait même d'une élaboration au second degré, non pas la vraisemblance réalisée par le rêveur rêvant, mais celle qu'ajoute encore le rêveur au réveil dans son récit — sa narration. Contrairement à l'élaboration seconde, celle-ci n'appartient pas au rêve, mais bien au récit de rêve.

(9) Les songes ou les « rêves impératifs » des Amérindiens de Nouvelle-France ne comprennent jamais la moindre histoire. De l'Antiquité gréco-latine jusqu'au Moyen Âgege, et encore de nos jours, le songe est le plus souvent une apparition dans le sommeil, une révélation ou quelque prédiction. Il arrive qu'il prenne une apparence narrative, bien que cette manifestation soit beaucoup plus rare. Dans ce cas, le songe comprend une histoire allégorique faite de symboles et surtout de personnifications. Mais cette histoire n'a aucune structure narrative particulière. En fait, les songes ne forment pas un genre d'histoire, mais bien une manière de raconter n'importe quelle histoire ou fragment narratif. C'est le discours herméneutique : comme la morale de la fable, que l'« interprétation » du songe soit explicite ou implicite, c'est elle qui définit le genre.


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