Il faut non seulement écarter les notes
métanarratives de ce récit de rêve, mais en
profiter pour dire que Marcel Foucault, contrairement à
Freud, ne sépare jamais les souvenirs rappelés par
les rêves (et reconnus au réveil, même
déformés)
de leurs récits. Bien au contraire, il
voit dans ces souvenirs (ou ces informations dont on se souvient)
l'« explication » du rêve
(p. 185, 186, 192, 197, 229, 230, 235), son
« origine » (p. 200) ou sa
« cause » (p. 254, 266, 268). Cela se
trouve partout, surtout dans le cours des observations, dans leur
présentation ou leur commentaire. En revanche, Foucault
observe correctement que le récit de rêve, dès
qu'il est le moindrement long, devient
« complexe » ,
« incohérent » et formé de
nombreux tableaux. Cela donne le découpage
événementiel suivant.
Sq0 —— Plusieurs « séries
d'images », plusieurs séquences ont
été oubliées
Sq1 —— L'inspection d'un instituteur de
lycée
1 Marcel Foucault accompagne l'inspecteur M., qu'il
connaît, chez un instituteur qui n'a jamais encore
été évalué;
— l'instituteur en question dirige une école
importante,
correspondant à ses influences politiques; c'est presque un
vieillard, soigneuse barbe blanche très bien
taillée.
2 L'inspecteur fait des reproches à l'instituteur
3 et déclare péremptoirement à Foucault
qu'il s'agit d'un ignorant qui ne compte que sur ses
influences.
4 Foucault balbutie des insignifiances.
5 Les échanges entre l'inspecteur et l'instituteur
tournent à l'aigre.
Sq2 —— La marche vers le lycée
Sd Il pleut à torrent...
6 Marcel Foucault est en retard (ou plus encore,
puisqu'à la fin de la séquence, c'est la
tombée de la nuit), alors qu'il
doit se rendre au Lycée.
7 Il cherche et trouve son parapluie, qui est
détraqué.
8 Il se rend compte que ce parapluie détraqué
n'est pas le sien.
9 Il marche vers le lycée dans une avenue
bordée
d'arbres,
10 alors qu'il fait presque nuit.
Sq3 —— Une promenade dans le foule d'un
marché
Sd Foucault circule dans une foule en fête ou un
marché,
— on trouve des deux côtés de la rue des
boutiques, des tentes et des baraquements; il y a beaucoup de
poussière; c'est très ensoleillé.
11 Il aperçoit des cafés du côté
droit.
12 Un camelot lui offre des allumettes à 20 centimes
la boîte (des allumettes suédoises,
c'est-à-dire
accompagnées d'un frottoir qui permet de les
enflammer).
13 Il lui répond que c'est trop cher.
14 Il continue sa marche.
En réalité, il s'agit là tout simplement du
résultat de l'étude narrative de Marcel Foucault
lui-même,
telle qu'on l'a menée plus haut sur le
rêve de « L'injection faite à
Irma ». On a maintenant le rêve des
« Déambulations de l'instituteur
Foucault » et il suffit de mettre à la queue leu
leu les quatorze événements du rêve pour
retrouver une narration équivalente à celle du
premier rêve de l'ouvrage de Freud. Ici, c'est la
première séquence qui présente une
configuration actantielle complexe (A1), tandis que les deux
suivantes (A2a et A2b) seraient celles du seul personnage du
rêveur, n'était l'intervention furtive d'un camelot.
En revanche, les trois séquences du rêve de Foucault
sont nettement mieux marquées du point de vue spatial et
temporel (trois lieux distincts et trois moments différents,
le jour, à la tombée de la nuit, puis encore de
jour), au point que deux situations de départ (Sd) les
démarquent. L'analyse narrative de Marcel Foucault, toute
pertinente qu'elle soit, est pourtant trompeuse sur un point
essentiel (et qui aura beaucoup de conséquences, on le sait
déjà, dans la théorisation qu'il en
fera) : si la suite des trois séquences est nettement
« incohérente », il en est de même
de la suite événementielle des séquences,
à l'exception de la première, comme il le dit
lui-même
en introduction (c'est la séquence « la
plus longue et la moins incohérente ») : il
devrait donc s'en méfier !
Voici pourquoi. L'analyse narrative de Marcel
Foucault est très efficace parce qu'elle commence par
l'étude des narrations du rêveur pour pouvoir
s'interroger ensuite sur leurs produits, les récits de
rêve. À la suite des types de narrations
distingués pragmatiquement par Alfred Maury, il
établit deux genres opposés, les notations
immédiates et celles qui sont différées. On
vient de lire le premier des six exemples qu'il donne d'abord pour
illustrer sa première conclusion : les notations
immédiates réalisées après un brusque
réveil présentent des suites d'images, de tableaux ou
de scènes nettement incohérentes, tandis que les
notations faites plus ou moins longtemps après un
réveil spontané, à la suite d'un sommeil
profond, sont au contraire beaucoup plus cohérentes et
continues. La conclusion s'impose d'elle-même : plus
de temps s'écoule entre le réveil et le rappel du
rêve, plus son récit devient cohérent. La
contre-épreuve est très simple : il suffit de
demander plusieurs récits du même rêve pour voir
s'effacer de plus en plus les diverses propriétés de
l'histoire rêvée. Celles-ci, toutefois, ne
disparaissent pas toutes et on comprend vite pourquoi en
étudiant les récits de notations
immédiates : il y a des harmonisations de temps, de
lieux, d'actions et de relations entre les personnages qui sont
difficiles, voire impossibles à réaliser
adéquatement; à l'inverse, s'il devient de plus en
plus difficile de retrouver de nombreuses incohérences
effacées des notations différées, il en
restera généralement quelques-unes encore très
évidentes (p. 163-168). Il y a donc deux temps de la
narration à distinguer dans le récit de
rêve : le travail du réveil d'abord, qui
opère toujours, aussi peu que ce soit, dès la
notation immédiate (d'où la très forte
cohérence de la première séquence du
rêve ci-dessus); le travail de l'éveil ensuite. Dans
les deux cas, il s'agit d'opérations logiques qui
s'opposent, pour Marcel Foucault, aux opérations
automatiques de la pensée onirique.
Voilà le chapitre essentiel de son
livre (chap. 4) : « La construction du
rêve après le sommeil ». Évidemment,
si la thèse est sortie de son contexte, cela donne le
raccourci de Freud, tout à fait inadéquat. Jamais
Foucault n'a prétendu que le rêve était une
production de la pensée consciente avec et après le
réveil. Le titre abrupt du chapitre, du point de vue
narratif, présuppose une
« reconstruction » du rêve au
réveil et à l'état d'éveil (et non pas
sa production). D'ailleurs, il faudrait le citer en entier ici,
tant son étude narrative est pertinente. Un petit extrait
suffira : « Donc, au moment où commence le
réveil, l'esprit saisit, dans un acte de mémoire
immédiate, une pluralité de tableaux
séparés, et, essayant de se rendre compte de ce qui
l'occupait à la fin du sommeil, il traite ces groupes de
représentations comme s'il s'agissait de
représentation de la veille, c'est-à-dire qu'il
s'applique spontanément à les organiser suivant les
règles de la logique et les lois du monde réel, bref,
à en faire un drame, qui se rapproche le plus possible des
drames de la veille » (p. 140-141). Avec les
concepts de la grammaire narrative, cela désigne les
règles et propriétés de l'histoire
événementielle. Tout ce chapitre est une remarquable
étude narrative. On y trouve fort bien
présentés le modèle
événementiel, celui de l'histoire rêvée
et la puissance de la narration, l'esprit logique, qui tente
d'adapter le second au premier : il faut ordonner les
tableaux et les événements (on reviendra tout de
suite sur cette question problématique, certainement
inexacte), il faut choisir les lieux propres à les situer
dans l'espace, il faut surtout organiser l'enchaînement
chronologique, la succession causale et la finalité. Le
résultat est le « récit de
rêve » tel que nous le connaissons, avec tous ces
ajustements ! C'est un récit plus ou moins
organisé, car tout ce bricolage produit une
« histoire » généralement
imparfaite.
L'analyse et la théorisation de Marcel
Foucault ne sont pas non plus parfaites. La plus importante
opération du réveil et du travail de l'éveil,
selon lui, consiste à organiser la suite des tableaux ou des
scènes qui ont été rêvés.
À
son avis, il est rare qu'on se rappelle de ces séquences
dans
l'« ordre subjectif », celui où elles
ont été rêvées (les deux ordres,
objectif et subjectif, sont définis au chap. 4); la
plupart du temps, le rappel se fait exactement dans l'ordre
inverse, du dernier vers le premier; mais parfois aussi, un peu
plus rarement, dans le désordre (cf. la section
« Localisation dans le temps »,
p. 145-157). L'observation est parfaitement juste et Foucault
aurait dû ajouter sur ce point un fait très important,
à savoir que le récit de rêve correspond
rigoureusement à l'histoire qui a été
rêvée (et c'est même la première
propriété du modèle narratif, soit,
Rr :: Hr), c'est-à-dire que la substance du
contenu narratif, l'histoire, n'a et ne peut avoir que la forme du
contenu qui lui est co-substantielle. En principe, une histoire
peut être racontée de plusieurs façons (ses
récits possibles); or, dans le cas de l'histoire
rêvée, il n'y a qu'un récit possible et
imaginable, le récit tel qu'en lui-même l'histoire
a été déjà rêvée.
Cette propriété s'observe bien dans l'ordre des
événements et des séquences. Sauf dans les
exceptionnels cas des vagues rappels d'images antérieures au
récit de rêve proprement dit, images qui ne sont pas
données comme ordonnées, tous les
événements et toutes les séquences du
récit de rêve ont un ordre déterminé,
prédéterminé — et les exceptions
à cette règle sont rares, tandis que Foucault en fait
au contraire une caractéristique du récit de
rêve.
Quel que soit l'ordre du rappel des événements, le
rêveur les ordonne spontanément dans celui où
ils ont été rêvés, persuadé qu'il
est de la place qu'ils occupent dans le déroulement
événementiel — et il faut insister sur le fait
qu'il s'agit d'une véritable règle de la narration
onirique. Mais ce n'est pas ce que pense Marcel Foucault, qui
croit que l'« ordre objectif » ou logique se
substitue parfois à l'« ordre
subjectif ». Il va tirer de cette conviction son
hypothèse des séquences simultanées
présentée plus haut.
Cela dit, cette faute d'observation, toute
surprenante qu'elle soit, ne compte pour rien en regard d'un
ouvrage aussi remarquable, largement ignoré dans les
recherches sur le rêve, surtout si on le compare aux travaux
de Freud, alors qu'il est aussi de « 1900 ».
Alors venons-en à « 2000 » pour tirer
les conséquences de la pendule qui retarde d'un
siècle.
On compte en effet par milliers les
publications
scientifiques sur le rêve tout au long du XXe siècle.
Mais on peut dire que la problématique s'inversera
complètement en ce qui concerne la psychologie
expérimentale du rêve. Au lieu que ce soit les
rappels ou récits de rêve qui permettent d'interroger
le phénomène, comme on vient de le voir chez Marcel
Foucault, ce sont les études neurologiques (c'est la
biologie, l'anatomie, l'électrophysiologie et la chimie du
cerveau) qui vont interpeller les psychologues. Deux exemples
serviront à illustrer ce phénomène, le
modèle de l'activation-synthèse de J. Allan Hobson et
le modèle cognitif de Jacques Montangero. Dans les deux
cas, le modèle tente de répondre aux questions de la
neurologie (qu'est-ce que cette
« pensée » produite durant le sommeil
paradoxal et rappelée au réveil ?), mais dans la
tradition de l'étude psychologique du
phénomène (quel est le « sens »
du rêve et, par là, quelles sont ses
« fonctions » ?). Bref, on sait de mieux
en mieux comment se produit le rêve en neurologie,
alors on voudrait savoir pourquoi, à quoi il sert.
C'est au psychologue qu'on demande de
répondre à cette question. Or, on l'a vu avec la
critique du modèle de Freud et de la psychanalyse, les
psychologues se servent du rêve, notamment dans les
méthodes thérapeutiques, pour aider leurs patients
à se connaître, à trouver leurs forces et leurs
faiblesses, à extérioriser leurs désirs et
leurs peurs. Dans cette perspective, les psychologues
utilisent les rêves de leurs patients pour tenter de les
guérir. C'est le cas, par exemple, de l'Exercice de
compréhension du rêve (ECR) mis au point par George W. Baylor et Daniel Deslauriers (le
Rêve : sa nature, sa fonction, et une méthode
d'analyse, Montréal, PUQ, coll. « Monographies
de psychologie », 1991, 90 p.). Certes, ce petit
ouvrage comprend un important appareil théorique, tout
à fait comparable à ceux d'Hobson et de Montangero,
mais son objectif est tout pragmatique. C'est la méthode de
l'« expansion » du rêve. Les auteurs
proposent à leurs sujets d'interroger leurs rêves, car
il s'agit d'un moyen efficace de se connaître et on ne
saurait douter de sa pertinence. Cela dit, on pourrait justement
utiliser l'ouvrage de Baylor et Deslauriers pour illustrer
l'inversion de la théorisation et de la
thérapeutique, ce qu'on peut formuler de manière
paradoxale : si le psychologue et ses patients se servent des
rêves (pour des raisons qui, évidemment, ne manquent
pas), alors voilà donc à quoi les rêves
servent. Cela devient leur fonction. Ce qui se traduit depuis
toujours d'un seul mot : c'est le sens du rêve,
sens que l'on doit savoir
« interpréter ».
La psychologie expérimentale du rêve se trouve
à la fin du XXe siècle au centre de ce double
renversement : l'inversion de la psychologie et de la
physio-neurologie, celle des pratiques thérapeutiques et des
théories qu'on en tire. Il suit que les psychologues
répondent aux neurologues en actualisant pour eux les
pratiques thérapeutiques.
Le titre de sa synthèse dit tout :
the Dreaming Brain, en français, le Cerveau
rêvant (New York, Basic Books, 1988, 319 p, trad. de
Rose Saint-James, Paris, Gallimard, 1992, 402 p.). Le
neurologue, avec les collaborateurs de son laboratoire, publie ses
travaux spécialisés établissant peu à
peu une neuro-psychologie du rêve, à partir de 1974.
Sa synthèse de 1988 se lit comme un roman d'aventures, non
dépourvu d'humour assassin : le héros, c'est
évidemment Allan Hobson; ses opposants, les psychanalystes;
son histoire, l'étude scientifique du rêve depuis
Helmholtz, Wundt, Maury et Hervey de Saint-Denys et, surtout,
évidemment, Freud. Sa présentation de l'étude
du rêve tout au long du XXe siècle est
passionnante : volontiers polémiste, le professeur est
un fameux pédagogue. Ses exposés n'ont rien à
voir avec ceux de Françoise Parot,
(l'Homme qui rêve, Paris, PUF, 1995, 171 p.) ou
de Sophie Jama (Anthropologie du
rêve, Paris, PUF, coll. « Que
sais-je ? »,
1997, rééd. sous le titre
Rêve et cultures, Montréal, Liber, 2009,
136 p.). On ne peut compter sur lui pour jouer les historiens
objectifs, présenter les diverses thèses en
présence ou ménager les nuances nécessaires
aux exposés historiques : dès le début
et point par point il développe son modèle de
l'activation-synthèse. En voici un exemple significatif.
Au chapitre 4, qui porte sur la découverte du sommeil
paradoxal et la redéfinition des diverses phases du sommeil,
on peut lire : « Malheureusement, pendant le
sommeil non paradoxal, la réflexion ne progresse pas. Il ne
semble pas que les hommes puissent résoudre des
problèmes cognitifs en dormant. On a plutôt
l'impression que leur esprit fait du surplace : ils
ressassent des idées sans être capables ni d'en tirer
une conclusion ni de les abandonner » (p. 180). Et
voilà posées, sans en rien dire pourtant, les
fonctions du sommeil paradoxal et du rêve !
En effet, les conclusions de la neurologie ne
font aucun doute et il suffit, pour Allan Hobson, de les traduire
en faits psychologiques. On pose d'abord qu'il existe trois
états du cerveau, l'éveil, le sommeil et le
rêve (p. 144 et 157) : le rêve est un
« état comportemental » (p. 142).
De ce point de vue, le sommeil paradoxal peut être
considéré comme un
« réveil » du cerveau qui
déclenche, maintient, puis arrête le fonctionnement
« onirique » au cours du sommeil. Il s'agit
d'une machine à traiter l'information qui s'active
d'elle-même
(sous l'effet de l'acétycholine en provenance du
tronc cérébral). L'important est que le cerveau
supérieur (le cortex et les régions subcorticales),
et particulièrement le cerveau antérieur,
s'« allume » (ce qui s'accompagne d'un blocage
des perceptions sensorielles et de la motricité) et
l'opération de synthèse est alors activée.
À remarquer que, à l'éveil, cette
synthèse est perçue comme un véritable
dysfonctionnement des « neurones
modulateurs » : hallucination, illusion de
réalité, désorientation, confusion,
intensification injustifiées des émotions et, en
plus, amnésie d'une bonne partie du processus.
Ce que l'on remarquera surtout, en fait, c'est
justement que la dernière remarque s'applique au
rappel de rêve, au récit de rêve, à sa
narration, et que ce sont ces données narratives qui devront
valider le modèle de l'activation-synthèse. Pour
cela, Hobson propose de remplacer ou du moins de compléter
l'« analyse de contenu » des récits de
rêve par leur « analyse formelle ».
À partir d'ici, il faut le dire, J. Allan Hobson propose une
méthode d'analyse qui va l'éloigner doublement de
l'étude narrative, alors même que son objectif est
d'étudier les « récits de
rêve » pour en tirer les conséquences qu'il
voudrait ajuster aux conclusions de la neurologie. En
réalité, son analyse des récits sera de
l'ordre de l'interprétation des oeuvres
littéraires, des textes bibliques ou des divers objets
artistiques : les rêves correspondent à
« un récit qui a un sens »
(p. 284). Et, non, il n'est pas utile de situer cette
affirmation dans son contexte, car les deux opérations de
l'analyse ne vont pas s'annuler, s'agissant de
l'« interprétation de la forme
onirique », mais s'additionner. L'analyse formelle des
rêves devrait correspondre à la vision, au
déplacement, à l'orientation, etc., tandis que leurs
contenus devraient répondre à leurs objets (ce que je
vois, comment je me déplace, où je vais, etc.). Il
est présupposé que les contenus personnels ont
pour fonction d'actualiser les formes fondamentales des
perceptions, de leurs analyses et de leurs enregistrements
neurologiques.
L'« interprétation » des
« narrations » des récits de rêve
illustre de manière catégorique qu'il n'y a pas de
commune mesure entre les rappels de rêve, tels qu'on les
avait
mis au point en « 1900 », et les
interprétations qu'on en propose en
« 2000 ». Un corpus privilégié
de J. Allan Hobson est constitué par un recueil anonyme de
récits de rêve rédigé au cours de
l'été 1939, manuscrit contenant 233 rappels, de une
à 78 lignes, illustrés de 110 dessins. L'auteur de
ce recueil, un homme de 46 ans, a une grande passion pour les
trains et les locomotives. Hobson le désigne donc comme
l'« Homme à la loco ». On ne sait rien
de plus du manuscrit qui n'est pas accessible au public. Le simple
fait de mettre ainsi un recueil de rêves d'un tiers anonyme
au coeur de son travail contrevient à une règle
fondamentale déjà établie depuis Freud :
personne d'autre que le rêveur ne peut interpréter ses
rêves. Et c'est bien
d'« interprétation » qu'il s'agit ici.
Peu importe en effet le classement des sensations, des mouvements
ou des « bizarreries » que l'on peut
déduire du manuscrit, puisque c'est après ces
études que vient
l'« interprétation » du rêve de la
douane : partie 5, chapitre 14,
« Interprétation de la forme onirique »
(p. 333-348) — avant le traditionnel chapitre, en
psychologie, sur les fonctions du rêve ! dont il
ressort qu'on n'en sait évidemment rien.
L'ouvrage conduit donc à
l'« exercice d'interprétation » du
rêve du bâtiment de la douane de l'Homme à la
loco. Appelons-le Loco (oui, je sais, cela signifie
« fou » en espagnol, mais on a bien le droit de
s'amuser un peu) et son rêve « La douane de
Loco ». Je ne reproduis pas ici le texte du rêve
dont on trouve une photographie de la page centrale du manuscrit
dans l'ouvrage (p. 323, fig. 26, « L'Homme
à la loco rêve du bâtiment des
douanes »), avec le dessin du bâtiment et de ses
deux rampes permettant d'accéder au premier et second
étages de l'édifice à trois niveaux. Le texte
en est découpé et commenté au chapitre 14
en sept fragments (p. 335-344). En réalité, le
commentaire qui suit chaque fragment est une interprétation
et pour bien dire une réécriture de la narration, de
sorte que les fragments et les commentaires racontent deux
histoires, la seconde se superposant à la première.
On les appellera respectivement « La douane de
Loco » et l'« La douane de Loco selon
Hobson ».
La douane de Loco
Le « récit »
s'écarte souvent de l'histoire qui doit être
rétablie, ce que je fais ici systématiquement. Le
premier exemple est simple : Loco nous apprend
inopinément qu'il déambule avec un inconnu, un
inconnu qui deviendra (plus tard, on ne sait quand) son neveu
Jason. Voir également au point 14, le niveau où
devrait se faire la pesée des animaux. Il suit que nous
sommes dans une notation différée fort
éloignée de l'histoire rêvée.
Sq1 —— Marche à Washington
Sd Washington.
1 Loco marche avec un petit garçon de six ou huit ans
dans le 14e Rue, à Washington, vers le sud, au sud de
l'avenue
de Pennsylvanie; les rues sont boueuses.
2 Environ trois rues plus loin, il oblique vers l'est,
derrière de petits immeubles (aucun en tout cas ne
paraît « grand »); les rues sont
désertes.
Sq2 —— Recherche du bâtiment des douanes
3 Loco, qui demande au petit garçon s'il connaît
le bâtiment des douanes, l'entend répondre
« non »
4 et se persuade en effet qu'il se trouve certainement
ailleurs dans la ville.
— C'est là que tous les animaux plus gros que les
chats doivent être enregistrés (c'est-à-dire
déclarés, pesés et taxés);
— ce qui s'appliquent aux animaux pouvant se trouver sur
les trains qui s'arrêtent à l'intérieur du
district.
5 Justement Loco et son compagnon cherchent quelqu'un qui
amenait un animal depuis un train jusqu'au bâtiment des
douanes.
6 Errant au hasard, les voici devant le bâtiment en
question.
— « C'est un bâtiment de trois
étages [= niveaux], en pierre blanche, avec des
"rampes"
sur la façade, apparemment destinées à
permettre
aux animaux d'atteindre les étages
supérieurs » (p. 337, se reporter au dessin,
p. 323).
Sq3 —— Aux premières pièces des
étages supérieurs d'un immeuble
7 Loco et son compagnon entrent dans l'immeuble (sans
emprunter les rampes), montent aux étages supérieurs
et regardent dans différentes pièces, quoique des
indications sur les portes et les murs les persuadent qu'ils se
trouvent dans une mauvaise partie du bâtiment
(c'est-à-dire
qu'ils se sont égarés : « we were
in wrong part of the building »).
8 Jason (le nom propre est fortement rayé sur le
manuscrit,
mais ce ne peut être que lui qui est ici
désigné)
ouvre les portes de ces pièces à la volée.
9 Dans chacune de ces pièces, on trouve en
général deux personnes :
9.1 Dans l'une d'elle, on voit deux hommes à un
bureau,
dont l'un est penché vers l'autre par-dessus le
meuble;
— apparemment ces deux hommes parlent
sérieusement et il est clair du moins que l'attitude de
celui
qui se penche sur le bureau pour parler à l'autre est
très sérieuse.
9.2 Dans deux autres pièces, ils voient une fille, une
jeune femme en tenue d'infirmière, une infirmière en
fait, qui parle à de petites personnes, des enfants, des
jeunes aux visages vieillis et marqués.
Sq4 —— À la maison de correction
— Loco comprend que cette partie du bâtiment est
en fait une maison de correction; que ces jeunes sont des enfants
ayant grandi dans la rue, ayant vécu péniblement
jusqu'à ce qu'ils aient été attrapés
par
la police qui les a conduits ici où l'on tente de les
réadapter.
10 Loco entend l'un de ces enfants au visage anguleux et aux
traits marqués poser une question à son
infirmière sur une histoire ou l'image d'un livre.
11 Elle répond gentiment, mais d'un ton froid.
— L'infirmière fait son travail, c'est
évident, sans aucune implication pédagogique ou
humaine;
— Loco se dit « Rien ne vaut une bonne
éducation familiale ».
Sq5 —— L'incartade de Jason à la
pouponnière
12 Loco et Jason entrent dans une chambre où ils
trouvent une infirmière, tout habillée,
couchée
avec un bébé, dans un grand lit qui a la forme d'un
berceau.
13 Jason rampe jusque sur le lit et attrape de là des
glaçons dans un verre d'eau.
14 Loco trouve que cela dépasse les bornes :
il
prend Jason par le bras, le sort du lit et l'entraîne hors de
la pièce, même s'il rechigne.
— [Note métanarrative : « c'est
à peu près à ce moment-là que je me
suis
rendu compte que la pesée des animaux se faisait
sûrement dans le sous-sol »; la parenthèse
est
évidemment une intervention du narrateur qui exerce
inopinément sa fonction de régie — comme si
cela
pouvait intéresser la narration ou le narrataire, car il y
a
longtemps que cette question de pesée n'a plus cours, bien
entendu].
Sq6 —— Au bureau du juge
15 Dans une autre pièce, Loco (et Jason) se trouve(nt)
dans
le bureau d'un juge, allongé tout habillé sur un
divan.
— Portrait : grand nez proéminent, visage
à la peau rugueuse des hommes qui ont eu la vie difficile ou
qui se sont livrés à des excès. Jugement
moral : il présente l'air suffisant de la plupart des
juges.
— En fait, Jason n'est plus là; ce sont deux
adultes qui accompagnent Loco; probablement ses soeurs,
Dorothée (la mère de Jason) et June.
16 Ces deux personnes, Dorothée et June, quittent
la
pièce lorsque le juge déclare : « Il
n'y
a d'honneur que chez les femmes, les hommes n'en ont
pas »,
— car cela leur paraît
incompréhensible.
17a Loco reconnaît là une citation de Duff dans
Cette nature humaine [Charles Duff (1894-1966), This
human
nature : a history, a commentary, an exposition from the
earliest time to the
present day, Cosmopolitan Book Corp., 1930, 405 p.; je
n'ai pas encore pu
localiser la citation dans l'ouvrage, Recherche de livres de Google
n'y trouvant
aucune occurrence du mot « honor »]
17b et le juge confirme l'avoir lu,
— jugeant qu'il s'agit d'un assez bon livre, mais qui
comprend deux graves défauts...
Pas de situation initiale (Si), mais une
très nette situation de départ (Sd); une suite
aléatoire de 6 séquences, dont chacune s'ouvre
implicitement sur une situation de départ
(représentée ici par le complément
circonstanciel de lieu du titre de la séquence);
évidemment pas de situation finale, puisque
l'événement de clôture (Ei) pose explicitement
que la suite est inconnue (il s'agit des deux graves défauts
« qui ne sont malheureusement pas
explicités », dit la parenthèse finale du
récit). En plus, chacune des séquences est
constituée d'une suite aléatoire
d'événements. Il s'agit donc d'une illustration
remarquable du modèle narratif de l'histoire
rêvée, sauf, bien entendu, en ce qui concerne les
traits
métanarratifs.
Voici maintenant
l'« interprétation » qu'en propose Allan
Hobson. Il s'agit d'une histoire au second degré, où
Loco doit réaliser tant bien que mal cette narration et le
psychologue, l'interpréter. Il faudrait laisser de
côté, ce qui sera de moins en moins possible, les
« interrogations » — souvent
explicitement
ironiques — tentant de dénigrer ce que serait, selon
le narrateur Hobson, une analyse
« psychanalytique » de ce
rêve. En fait ces questions sont si nombreuses, si
importantes, qu'elles doublent l'histoire (au second degré)
d'un discours métanarratif. En pratique, l'histoire de Loco
(H1) produisant son rêve s'accompagne de l'histoire d'Hobson
(H2) l'interprétant, l'une n'existant pas sans l'autre,
comme
dans un roman policier, où l'histoire du crime (H1) se
double de celle de l'enquête (H2).
La douane de Loco selon Hobson
Si Hobson se propose de mener
l'« interprétation de la forme
onirique » du Rêve de la douane de son
héros Loco.
1 Loco met en place une description du centre de Washington
digne de Giorgio de Chirico , selon Hobson: quartier
désert d'un
centre-ville où les grands édifices sont, en
perspectives, tout petits.
2 Loco a alors un « compagnon »
inconnu (ce qui serait une contradiction dans les termes,
toujours d'après Hobson),
qui
sera bientôt transformé
« oniriquement » en son neveu Jason.
— Il s'agit vraisemblablement de la première
« intervention » du rêveur, Loco
corrigeant, dans son rêve, en rêvant, la situation, en
transformant le personnage d'un inconnu en Jason, son neveu. C'est
en même temps la toute première intervention du
narrateur Hobson
dans les aventures narratives de Loco.
3 Chose certaine, Loco, pour s'orienter dans cette situation
onirique, invente une direction à son histoire en demandant
à son compagnon où peut se trouver le bâtiment
des douanes.
— Motivations ou associations du rêveur : nous
sommes au centre de Washington; il suit qu'on doit y être
pour
trouver un édifice public correspondant à une
fonction civique. Un bureau des douanes est un bon choix.
4 « Comme Jason ignore où se trouve le
bâtiment des douanes, le rêveur pense
que... »
(sic). Le bâtiment doit se trouver ailleurs qu'au
centre-ville,
puisque son compagnon de six ou huit ans ne le
connaît pas.
5 Loco invente alors, pour se sortir d'affaire, l'histoire de
l'enregistrement, de la pesée et de la taxe, ce qui est tout
à fait logique, une douane étant une douane. On doit
chercher quelqu'un qui s'y rend (raisonnement sur les trains).
6 Oui, mais, enregistrer, peser et taxer quoi ?
Pourquoi
pas des animaux ? Mais des animaux assez gros, plus gros que
les chats en tout cas.
7 Se trouvant par hasard devant la douane, Loco invente,
on
ne sait pourquoi, une pesée aux étages
supérieures qui n'aura jamais lieu et les rampes pour y
accéder; et il entre lui-même dans l'édifice,
avec son neveu,
autrement que par les rampes.
8 Rendus sur les lieux, aux étages supérieurs,
tout indique que Loco et son neveu Jason se trouvent dans la
« mauvaise partie » de l'édifice :
où sont-ils ? que cherchent-ils ?
9 À partir d'ici, en effet, apparaît très
nettement Hobson, un narrateur extradiégétique qui
s'interroge : « Que penser de l'aspect social de
tout
cela ? » (la Sq3 ci-dessus), jusqu'à
« Que pouvons-nous bien faire de ces séniles
orphelins ? » (p. 339-340), où la
réponse à la dernière question est typiquement
freudienne : un amalgame des parents de Loco et du petit-fils
qu'il ne leur a pas donné. Et le narrateur
extradiégétique de se reprendre :
« Pourquoi ne pas dire simplement que le rêveur est
désorienté et qu'il creuse toujours plus profond dans
les dossiers de sa mémoire pour essayer de s'y
retrouver ? » (p. 340). Il constate toutefois
que Loco se trouve vraiment dans un cul-de-sac. Comment s'en
sortira-t-il ?
10 La « mauvaise » partie de l'immeuble
sera tout simplement une « maison de
correction » : voilà où se retrouve
Loco (au sens actif : c'est là qu'il se
« trouve », se transporte).
— Des points de repère physiques, nous en sommes
maintenant aux repères socio-culturels, à
l'éducation. L'éducation familiale ne saurait
être remplacée par celle d'une institution.
11 Loco entre alors à la pouponnière pour y
jouer le rôle de père vis-à-vis de Jason.
C'est
la « punition ».
— « Notre rêveur a-t-il eu raison de
punir Jason ? Il n'en est pas certain. Il décide donc
de soumettre le problème à un juge »
(p. 343).
12 Le voici avec les deux mères de son fils (ses
soeurs) entrant chez le juge qui invoquera Cette nature
humaine de Duff posant que ce sont les femmes et non les hommes
qui sont les personnes d'honneur.
Sf Le sommaire des analyses de forme et de contenu qui
suivent
impose la conclusion : Loco exprime (et Hobson le
découvre) la tension entre l'éducation donnée
par les femmes et
l'autorité masculine, ce que traduisent les nombreux
« troubles de repérage » du
récit,
entre les membres de la famille, entre les autres personnages,
entre
les lieux, comme entre les chaînes d'associations.
Ce qu'on trouve dans cette seconde trame
narrative, c'est l'histoire de Loco inventant son rêve et, du
même coup, l'histoire d'Hobson l'interprétant. Et
voilà une fabuleuse histoire d'aventure. Il suffit de
confronter le récit de rêve de Loco (H1) à
cette
histoire seconde (H2) pour voir apparaître la dissociation
entre
le modèle initial de l'activation-synthèse (d'ordre
neurologique), l'analyse de la forme du contenu onirique (d'ordre
thérapeutique) et l'interprétation d'un texte
narratif (d'ordre littéraire). De la neurologie, on passe
à la psychologie, pour en venir finalement aux
virtuosités de « l'explication de
texte » littéraire, c'est-à-dire le
discours le moins scientifique ou assuré qui soit. Il
s'agit du commentaire, ni plus, ni moins. On ne saurait, bien
entendu, en faire reproche à J. Allan Hobson, puisque le
commentaire interprétatif n'est pas de grand poids dans ses
travaux. En revanche, on peut penser que ses analyses
psychologiques, dérivées de la neurologie, ne
sauraient nous faire passer magiquement de
« 1900 » à
« 2000 ».
Justement, tout au contraire de J. Allan
Hobson, ce sont les qualités de leurs études
narratives qui caractérisent les travaux de Jacques
Montangero et de ses collaborateurs. Mais le plus extraordinaire,
c'est qu'on se retrouvera exactement dans la même position,
à partir d'une orientation inverse : la neurologie
d'Hobson et la narratologie de Montangero conduisent tout aussi
bien au « cerveau rêvant » qu'au
« rêve du cerveau » endormi. Ce sera
Rêve et cognition (Liège, Pierre Mardaga, [1998
ou 1999], 268 p.). Sommaire : une remarquable
méthodologie de rappel des rêves, une tout aussi
remarquable analyse narrative (l'analyse séquentielle qui
est d'elle-même un modèle de l'histoire
rêvée), le tout au service d'interprétations
« psychologiques », dans le cadre d'un
modèle « cognitif », modèle
à double tranchant, la représentation cognitive du
rêve, le rêve comme cognition, comme forme de
pensée. Voyons cela.
L'analyse narrative de Jacques Montangero est
d'abord présentée au chapitre 3 de son ouvrage
de 1998 (surtout p. 78-87), pour être exploitée
au chapitre 4 (surtout p. 108-118); elle fait aussi
l'objet d'une publication de l'auteur et de ses collaborateurs José Reis et Francisco Pons au
Bulletin de psychologie (juillet-août 1999,
p. 399-408). Il s'agit d'une adaptation des « story
grammars » (elles ont été
développées surtout en domaine anglo-saxon,
d'où leur désignation en anglais),
c'est-à-dire d'une reformulation des formalistes russes
(Propp, Tomachevski, Eikenbaum, etc.) et français
(Bédier, Lévi-Strauss, Greimas, Barthes, Bremond,
Todorov, etc.) sur le modèle des grammaires syntaxiques
génératives (à partir de celle de Noam
Chomsky), dont David Foulkes est le meilleur
représentant dans l'étude narrative du récit
de rêve (A grammar of dreams, New York, Basic Books,
1978). À la suite et sur le modèle de Foulkes,
Montangero met en place une méthode de découpage et
d'analyse des récits (en l'occurrence des récits de
rêve, mais qui s'appliquera ensuite, pour fin de comparaison,
à des récits du début de la journée ou
d'épisode marquant des derniers jours) qui est
représentée par un « schéma
séquentiel ». Celui-ci consiste à isoler
des « unités narratives » (ce sont les
événements narratifs, mais également des
suites d'actions constituant des « temps » d'un
événement). Suit une très lourde
pré-analyse
d'ordre syntaxique où la succession de deux
événements est caractérisée selon une
typologie pragmatique : le lien entre les unités sera
« causal », « plausible »
ou « téléonomique »; le liens
entre plusieurs unités successives sera celui de la
« narration » ou du
« script » (avec
« complications » ou
« répétitions »
éventuelles); tandis qu'au contraire les liens entre
les séquences ainsi constituées de suite
d'unités narratives seront de l'ordre de la
« rupture » ou de la
« lacune ».
Nous trouvons ici, sous la forme d'analyses de
récits et de synthèses réciproques, un
modèle général du récit de rêve.
Son élaboration est évidemment en cours et la preuve
en est que les diverses séries de concepts sont encore tout
informelles. « Rupture » et
« lacune » décrivent une seule et
même chose, soit le passage marqué d'une
séquence à une autre; un lien
« plausible » entre deux unités, c'est
un lien dont le caractère « causal » ou
« téléonomique » n'est pas
explicite; un « script », c'est une narration
supposée habituelle. Cela dit, tout approximatifs que soit
ces concepts, ils servent à rendre compte correctement du
récit de l'histoire rêvée. Celle-ci sera
caractérisée par ses lacunes ou ses ruptures et,
donc, par la multiplication des séquences des histoires;
les « scripts » et plus
généralement les narrations tournent court,
c'est-à-dire
qu'elles sont incomplètes, alors que plus
souvent encore la suite des événements ne constituent
pas même une narration. La définition encore
lâche des concepts conduit toutefois à une faute
d'interprétation évidente : les
« aspects discontinus » du récit de
rêve, écrivent les auteurs, « ne doivent pas
masquer le caractère généralement suivi et
cohérent des séquences oniriques » (article
de 1999, p. 407b). Pourquoi ? Tout simplement parce que
la liaison des unités constitue généralement
« une suite possible sans être
prévisible ». Or, la suite
« plausible » a été
définie comme n'étant pas
« imprévisible », soit une forme de
causalité non explicite, voire une causalité
implicite. Mais peu importe : il s'agit en fait d'une bonne
formulation de la troisième propriété du
modèle événementiel de l'histoire
rêvée : une suite aléatoire Ex + Ey + Ez
produira d'elle-même la suite contraignante E1 + E2 + E3.
Voici mon découpage
événementiel du « Rêve de
John », le premier que Jacques Montangero soumet à
son analyse séquentielle dans son ouvrage. On en trouvera
d'abord le résumé (p. 80-81), puis le
schéma séquentiel (fig. 2, p. 81) et
l'analyse complémentaire (p. 83-84).
Le rêve de John : les sports d'hiver
Sq1 —— En avion au-dessus de montagnes, John voit des
skieurs en perdition
Sd John (40 ans) survole dans son petit avion une
région
montagneuse,
— sereinement, avec plaisir, en parfait contrôle
de la situation.
1 Il voit des skieurs éperdus aller en tout sens :
pour eux, c'est certainement le
« cafouillage »,
croit John;
— mais il est persuadé de pouvoir les aider, car
il a la solution du problème;
2 il atterrit sur un glacier.
Sq2 —— John assiste à la querelle d'un ami et de
son beau-père
Sd John se trouve devant le magasin de sport du
beau-père
d'un ami.
3 Par la porte ouverte, John voit le beau-père accuser
avec acharnement, stupidement et méchamment le fils qui,
humilié, réplique pour se défendre avec
véhémence.
4 Celui-ci, voyant que John les regarde, ferme la porte du
magasin.
5 Mais John continue de les observer par la vitrine :
6 il voit que la querelle continue;
7 à un moment, il font même mine de boxer,
— et John se sent plein de compassion pour son ami.
Sq3 —— John conseille une patineuse pour
réaliser
un saut difficile
8 John quitte cet endroit, se promène dans le village
et arrive à la patinoire.
9 Il y trouve une patineuse qui va réaliser un saut
difficile grâce à ses conseils :
9.0 apparemment, tout le monde croyait la chose impossible,
mais
9.1 elle s'élance, saute, tourne sur elle-même
et
fait une marque sur la glace en reprenant son aplomb;
9.2 une musique accompagne les rythmes de ces divers
mouvements.
Sq4 —— John veut rejoindre en
téléphérique son amie au sommet de la
montagne;
— Il se sent très satisfait;
10 John se dirige vers un téléphérique
qui le conduira au restaurant du sommet de la montagne,
— où il compte rejoindre son amie, sachant
qu'elle gravit à ce moment l'autre versant.
Si l'on compare cette analyse
événementielle au schéma séquentiel de
Jacques Montangero, on verra d'abord que le schéma ne peut
se comprendre sans relire le rêve de John, tandis que le
découpage événementiel est d'abord
validé par son autonomie : c'est la procédure
du résumé justifié. Mais on voit ensuite que
le schéma n'est pas une liste d'événements
correspondant au déroulement événementiel,
mais un tableau qui se lit sur plusieurs colonnes. Or, si l'on
confronte le schéma à l'histoire racontée par
John, on y trouve vite des généralisations
(première colonne), des simplifications (seconde et
troisième colonnes) et des décompositions
injustifiées ou inadéquates. Cela commence
évidemment avec l'analyse en cinq séquences
(découpage d'autant plus injustifié que la
séquence du téléphérique est
correctement désignée, spontanément, de
« séquence quatre » en cours d'analyse,
page 84, 8e ligne). Mais cela se retrouve
également
dans la distinction du rôle d'agent ou de patient de
John : à la première séquence, c'est un
événement tout différent que de survoler une
région montagneuse et d'y voir (par conséquent, mais
surtout ensuite) des skieurs éperdus. Il suit que l'aspect
de « simultanéité » sur laquelle
insiste Montangero (aussi bien dans son livre que dans l'article de
1999) est une pure création de ses schémas :
regarder une patineuse exécuter un saut, ce sont bien deux
actions que l'analyse syntaxique peut distinguer (on a là
deux phrases en structure profonde), mais certainement pas
l'analyse narrative (il s'agit d'une suite d'actions,
notamment 9.1 — en fait 9.0 à 9.2 —,
subordonnée à l'événement 9
qu'elle réalise). Enfin, un seul et unique sentiment est
enregistré dans le schéma (séquence 2, la
« compassion »), tandis que des intentions
(« il va prendre un
téléphérique ») et des convictions
(son « amie monte de l'autre côté de la
montagne ») sont considérées comme des
événements de facto.
Avant de passer à
l'interprétation psychologique que Jacques Montangero et
John avec lui tireront de cette histoire, on peut en
énumérer les traits narratifs et les confronter au
modèle de l'histoire rêvée. En dépit de
l'unité de lieu (les sports de neige : la station de
ski, sa montagne, sa région montagneuse et son village, son
magasin de sport et sa patinoire), les quatre séquences ont
chacune leur configuration spatiale. Les deux premières
sont d'ailleurs lancées par une situation de départ
(Sd), tandis que l'événement initial des deux
dernières est constitué d'un déplacement qui
sert de transition au nouvel espace. Chacune des séquences
présente une très forte unité d'action
où John est tour à tour ou à la fois acteur et
témoin (vol en avion / perdition des skieurs;
témoin de la querelle; observateur / conseiller /
observateur de la patineuse; amorce d'un rendez-vous avec une
double remontée en téléphérique). Mais
le plus important est que les quatre séquences impliquent
une configuration actantielle qui leur est propre. Les
sentiments de John sont bien marqués, toujours en accord
avec les événements, bien que le sentiment de
satisfaction de la troisième séquence paraît
déborder sur la suivante, dans le récit du moins.
Du point de vue du modèle de l'histoire
rêvée, il apparaît que plusieurs traits du
« récit » sont des reconstructions de
l'esprit éveillé. C'est sûrement le cas de
l'unité de lieu générale, des situations de
départ et des transitions marquées par les
déplacements. Les sentiments et les
« pensées » du héros sont trop
nombreux pour n'avoir pas été sollicités par
l'expérience (d'autant qu'ils apparaissent lors de
l'entretien, comme on va le voir), surtout à cause de leur
trop parfait accord avec les actions. Bien que les
séquences soient très courtes (de 2 à 4
événements), leur unité d'action est fort
éloignée du modèle aléatoire. En
revanche, les quatre séquences, avec leurs configurations
actantielles, ont résisté aux narrations du
réveil. Dans l'ensemble, on peut considérer qu'il
s'agit d'une dramatisation d'un rêve ou d'épisodes
rêvés.
Il est surprenant que le premier récit
de rêve étudié dans l'ouvrage soit en fait
éloigné du modèle narratif du rêve, mais
il faut dire qu'on trouvera plus loin, au chapitre 8,
« Les deux chiens d'Eliana » (tableau
p. 216-217), un récit qui ne présente aucun
trait de l'histoire rêvée. Cela tient à ce que
la « méthode » de Jacques Montangero
comprend deux opérations qui sont contradictoires, le rappel
du rêve et son interprétation. Le rappel se fait
très méthodiquement, en trois phases, de telle sorte
que cette méthode de remémoration est propre à
remplacer le talent narratif des auteurs de
« 1900 » et que n'importe quel sujet pourra
produire un récit de rêve apte à rendre compte
de la réalité onirique. Jacques Montangero choisit
d'éveiller ses sujets environ dix minutes après le
début de la troisième apparition du sommeil
paradoxal, généralement entre 4h30 et 8 heures.
À ce moment, l'expérimentateur ou le psychologue
enregistre la description la plus complète possible du
rêve dont le sujet se souvient très
généralement. L'expérimentateur produit alors
le « résumé » du rêve,
c'est-à-dire le récit épuré de ses
redites ou de ses commentaires non pertinents, accompagné de
son schéma séquentiel. Ensuite, le plus tôt
possible au réveil, on présente au sujet le
résumé et le schéma de son rêve, en lui
demandant de le corriger et de le compléter. Il ne fait pas
de doute qu'on obtienne alors un rappel fiable, se rapprochant le
plus possible de l'expérience onirique et pour deux
évidentes raisons : d'une part parce que le
rêveur peut multiplier la fidélité de la
remémoration et par un récit immédiat et par
son complément en différé (c'est
l'introspection), mais d'autre part parce qu'il peut
préciser voire corriger la perception qu'il en donne
à son interlocuteur (c'est l'objectivation).
C'est aux résultats de cette
opération qu'on doit le modèle narratif
représenté par la procédure d'analyse de
l'« organisation séquentielle » du
récit de rêve et le tableau de son
« schéma séquentiel ». On se
trouve ici fort éloigné d'un corpus comme celui de
l'Homme à la loco de J. Allan Hobson, tandis qu'on se
rapproche considérablement des implications de Marcel
Foucault distinguant soigneusement les notations immédiates
des notations différées, surtout en tenant compte des
deux types de réveil, provoqué ou spontané.
Les récits de rêve ainsi obtenus, on se demandera
évidemment pourquoi les exemples donnés par Jacques
Montangero s'éloignent autant du modèle narratif de
l'histoire rêvé — et surtout de son propre
modèle représenté par les consignes du
schéma séquentiel. La réponse : à
cause de la psychologie cognitive ! La diffraction de ses
« récits de rêve » commence avec
la seconde opération de sa méthode (cf. le tableau de
la p. 68), qui est d'abord représentée par la
« Reformulation en terme
générique » des unités
narratives : il s'agit de désigner « chaque
élément par sa classe englobante, sa
définition ou sa fonction » (p. 68,
illustré tout au long du chap. 3, « Une
méthode d'étude du rêve »). Il faut
dire « d'abord », car une opération bien
plus importante suit : l'interprétation, où il
s'agit de « Donner un sens aux rêves »
(comme le porte le titre du chapitre 8). Revenons sur ce
point au rêve de John. J'ai inclus, dans mon analyse
événementielle, les informations (les sentiments du
rêveur notamment) ajoutées par le sujet au cours de
l'entretien. Mais pas ses
« interprétations », parce que celles-ci
appartiennent à la pensée réveillée du
sujet, à l'expérience à laquelle il se soumet
et même pour une part importante à
l'expérimentateur ou au psychologue. Prenons le cas patent
de la dernière séquence : John se propose de
rejoindre son amie au sommet de la montagne. Voici la
transcription de l'entretien à ce propos (les
parenthèses et les italiques sont de l'auteur) :
« (La séquence quatre [dans le schéma que
John devrait avoir sous les yeux, c'est la séquence 5],
prendre le téléphérique pour aller rejoindre
votre amie et dîner, est-ce retourner à une relation
harmonieuse, reformer le couple ? Vous insistez sur le
confort, c'est un confort moral ?). Oui, parce que ce qui
est bien dans cette histoire, c'est que j'ai fait quelque chose,
moi. (C'est important de le communiquer à votre
amie ?). La période où je lui ai
cassé les pieds en cherchant une solution est finie,
ça marche, il faut vivre. (« Il faut
vivre » résume la quatrième
scène ?). Non, ce n'est pas « Il faut
vivre », c'est « Maintenant, j'ai le temps de
vivre ! ». C'est drôle, dans ce rêve,
je ne fais que des trucs qui me plaisent »
(p. 84). Voilà donc une rencontre projetée, un
simple rendez-vous en perspective, transformée en une chaude
et chaleureuse relation de conjoints. Cette évidente
réécriture de la fin de l'histoire rêvée
se double d'une
« interprétation » : alors
même que les quatre séquences ont une remarquable
indépendance événementielle et actantielle,
voilà que le psychologue force l'apparition de liens entre
elles — soit la sérénité, le
bien-être
et la satisfaction du rêveur, ce qui va se
terminer... par « la représentation d'une
montée vers des sommets qui permettra une sorte de communion
avec l'être aimé » ! (p. 84).
Il s'agit de projections; c'est dans l'ordre
de l'analyse psychologique; pour l'étude narrative, il n'y
a évidemment aucune différence entre la recherche du
« contenu latent » du récit de
rêve et celle de son « sens », sinon que
cette dernière opération est
précisément celle qui caractérise les
supposées « études
littéraires » où les critiques amusent
leurs lecteurs des sens profonds ou seconds (les
« sens » !) des textes et des oeuvres
littéraires et artistiques. Mon Petit
Manuel des études littéraires (Montréal,
VLB Éditeur, 1977) montre que ces performances critiques
sont, au sens strict, insignifiantes. Une oeuvre
littéraire (l'Éducation sentimentale), une
oeuvre narrative (le conte populaire du Petit Chaperon rouge
et sa réalisation littéraire par les Perrault) n'ont
pas à être
« interprétées », pas plus que
n'importe quel énoncé linguistique. Le seul objectif
scientifique concevable est de les décrire afin d'en dresser
la grammaire. Cela dit, rien n'empêche d'utiliser des
énoncés linguistiques, des histoires ou des oeuvres
d'art à des fins qui n'ont jamais été les
leurs. Il s'agit d'utilisation. Dans le domaine des études
psychologiques, il ne fait pas de doute qu'il s'agisse là
d'efficaces moyens d'investigation. La manière avec
laquelle un énoncé, une histoire ou une oeuvre d'art
est reçu peut nous apprendre beaucoup sur le sujet qui
s'exprime de cette façon. Mais, bien entendu, cela ne nous
apprendra jamais rien sur l'énoncé linguistique, la
production narrative ou la réalisation artistique. C'est
évident.
Évident ? Ce n'est pas certain,
puisqu'un psychologue averti d'expérience comme Jacques
Montangero tirera des
« interprétations » des rêves de
son laboratoire (les interprétations de ses sujets, comme
ses propres interprétations) un modèle des
« Processus des connaissances dans l'élaboration
des rêves » (je simplifie le titre de son
schéma de la « cognition » onirique,
p. 150). Il faut absolument lire l'ouvrage pour
apprécier dans le détail l'effort de formalisation
qui prétend rendre compte, selon le titre du
chapitre 7, des « Capacités cognitives
pendant le sommeil ». Plus encore qu'avec J. Allan
Hobson, nous sommes toujours en « 1900 », avec
un fabuleux travail du rêve, sauf que celui de Jacques
Montangero serait tout ce qu'il y a de plus conscient, s'agissant
des opérations « cognitives » du
rêve.
Et ce n'est pas pour le psychologue une contradiction dans les
termes. En plein sommeil, alors que l'esprit est en état
évident de non-conscience, voilà comme au XVIIIe
siècle la machine humaine activée par des
instigateurs qui produiront des éléments pris de la
mémoire; ceux-ci seront sélectionnés et
vraisemblablement modifiés, puis fusionnés, afin de
produire ce qu'on appelle un rêve, le tout étant
régularisé sous la forme d'une
« scène » de rêve; et l'ensemble
du processus est alors relancé par l'activation
d'informations ou de sentiments reliés à ce
réseau (stimulation, « problèmes non
résolus », etc.). Tout cela implique,
forcément, que le cerveau traite des informations, durant le
sommeil, au moment du sommeil paradoxal en général,
et toujours lors du rêve. En réalité, le titre
même de l'ouvrage de Jacques Montangero est
surréaliste, Rêve et cognition.
Ce qu'on peut illustrer par une
résistance très naturelle. L'équipe de
Jacques Montangero a mis en place une procédure simple et
efficace pour tester la fameuse « résolution de
problème » dont le rêve serait le lieu
privilégié. Les conclusions sont très
évidemment négatives (c'est l'essentiel du
chapitre 7, le plus faible de l'ouvrage, avant sa conclusion).
Mais les psychologues vont maintenir l'hypothèse :
« La principale conclusion que je tire de cette
étude est que, en dépit de la rareté de la
présence dans les rêves de solutions utilisables [un
cas sur 39 !], le simple fait de rêver constitue un
travail mental qui prépare l'esprit à repartir sur
les problèmes de manière nouvelle »
(p. 199). On n'avait besoin d'aucune expérience de
psychologie expérimentale pour en arriver à la
conclusion qu'en général « la nuit porte
conseil ». Et, jusqu'à preuve du contraire, le
rêve ne joue aucun rôle dans la résolution de
problème.
Cela dit, il faut rendre à César
ce qui lui appartient. Dans le domaine des études
littéraires, il ne fait pas de doute que les
« interprétations » des critiques
littéraires sont d'aimables et d'agréables propos
de salon. On s'y intéresse pour peu qu'elles portent sur
des oeuvres (plus généralement des auteurs) qu'on
aime — ou encore parce que le critique est de lui-même
intéressant. Mais ces projections ne portent pas à
conséquence. Pour le psychologue, pour le psychanalyste, au
contraire, il s'agit d'étudier, d'analyser ou
d'évaluer ses patients. Nous sommes ici dans le domaine
médical. Les « sujets » de Jacques
Montangero ne sont certes pas des patients, mais il ne fait pas de
doute que la psychologie expérimentale est au service des
connaissances et des pratiques de la
« profession ». Le rêve de John ne peut
servir ici, dans cette perspective, qu'à étudier John
(qui s'y projette très efficacement). Le psychologue, lui,
puisqu'il a choisi le « rêve » comme
objet, il ne saurait le nier !, se trouve le bec dans l'eau
à son dernier chapitre : « Conclusions
générales : les fonctions et la nature du
rêve » (chap. 9). On le sait
déjà, le rêve (de John) sert à faire ce
qu'on vient de voir faire (par Montangero). Mais en
réalité, ce dernier chapitre est justement tout
à fait décroché. D'une part il est
posé qu'« il est impensable que huit heures sur
vingt-quatre, c'est-à-dire pendant un tiers de notre
existence quotidienne, le cerveau et l'esprit n'exercent pas leurs
fonctions », etc.... (p. 234). C'est le cerveau
rêvant, le cerveau pensant. D'autre part, ce dernier
chapitre énumère une série d'hypothèses
sans aucun rapport avec l'étude qui précède,
dont la plus « originale » consiste à
imaginer que le cerveau raconte des histoires pour amuser le
rêveur de sorte qu'il puisse arrêter enfin de
« penser », pour pouvoir dormir...
Or, tout cela s'explique du fait que l'analyse
ne repose plus sur le seul matériau pouvant
représenter, en psychologie, le rêve, soit le
« récit de rêve ». Il faut
rappeler que la projection sur ses rêves et leur
interprétation sont efficaces dans le traitement
psychologique. Il s'agit même d'un moyen
particulièrement puissant d'introspection. En revanche,
l'analyse de cet objet, le rêve, qui ne peut
être connu que par le récit de rêve, cela
relève nécessairement de cette partie de la
psychologie qu'on appelle l'étude narrative,
c'est-à-dire
la description des produits de la narration. Et il ne fait
pas de doute que la narration est une activité de la
pensée éveillée. On ne raconte rien en
rêvant : on raconte ses rêves au réveil.
Examinons ce paradoxe.
On posera donc qu'il n'y a pas de
manifestation de l'intelligence au cours du sommeil et, par
conséquent, qu'il n'y a pas de conscience dans le
rêve.
Il faut faire un pas de plus
pour rendre compte du phénomène que
« reproduit » au réveil le récit
de rêve. On doit en effet poser également qu'il n'y
a pas même d'hallucination dans le rêve, au cours du
sommeil, sinon par analogie ou présupposition au
réveil. L'hallucination ne consiste pas à voir ou
revoir quelque chose qui n'existe pas de fait, ni à faire ou
refaire des gestes sans effet ni objet, mais à le croire, ce
qui est bien différent. L'hallucination est un
phénomène de la conscience : en rêve on
ne croit rien voir ni rien faire; on se souvient et,
très probablement, on « voit » telle
chose et on « fait » telle action (voir
et agir sont évidemment ici intransitifs, ne
s'agissant ni de perception ni d'action, mais il ne s'agit pas
moins de très réelles images correspondant à
des visions et à des réalisations). Il n'y a
là aucune hallucination parce que l'esprit n'en est pas
victime — et ne saurait l'être au cours du sommeil,
puisqu'il n'est pas « conscient » et ne peut
donc pas être « trompé ». Le cas
du somnambulisme est probant à cet égard.
L'imagination n'est pas non plus active durant
le rêve, jamais, d'aucune façon. C'est une illusion
du réveil. De toutes les facultés de l'esprit,
l'imagination est certainement celle qui relève du plus haut
niveau d'intelligence. Certes, les images de rêves, parfois
produites par défaut ou faute de mémorisation,
peuvent au réveil être utilisées efficacement,
mais ces images n'ont rien à voir avec les produits de
l'imagination. Il faut dire que cette présupposition repose
sur cette conception qu'imaginer relève de
l'intuition, de la pensée spontanée et de
l'improvisation, et non pas de l'intelligence, c'est-à-dire
du raisonnement, de la réflexion et de la recherche
consciente. La vérité, bien entendu, est que ces
deux orientations relèvent nécessairement de la
pensée éveillée, de la conscience. Les
produits de l'imagination sont généralement le
résultat d'un doublé de l'intuition
(spontanée) et du raisonnement (réfléchi),
quelle que soit la part variable de l'un et de l'autre. Aucune
forme d'imagination ne se manifeste dans le rêve.
Il suit que le « rêve
conscient » ou le « rêve
lucide » est une contradiction dans les termes. Si l'on
ne peut prendre au sérieux les narrations fantaisistes
d'Hervey de Saint-Denys portant sur des récits de rêve
consignés à l'adolescence, on ne peut douter que les
expériences de mouvements oculaires
« volontaires » de
rêveurs en
cours de sommeil ne soient effectives : à la
psychologie expérimentale de les expliquer. On peut
supposer, par exemple, que les signaux du rêveur
relèvent de la programmation, du même type que le fait
de se réveiller spontanément à une heure
fixée d'avance. Par contre, on désigne souvent comme
« rêve lucide » le fait de rêver
que l'on rêve (ce qui est particulièrement net dans le
cas où l'on rêve qu'on veut se réveiller :
« ce n'est pas vrai, c'est un
rêve ! »), une expérience assez
répandue pour comprendre que cela n'a rien à voir
avec la « conscience » de rêver.
À remarquer l'évidente faute de logique, puisqu'il
faudrait alors être « conscient » de
« rêver que l'on rêve », ou
plutôt de « rêver que l'on rêve que
l'on rêve ». Pour l'étude narrative, du
point de vue de l'histoire rêvée rappelée au
réveil, il ne fait pas de doute que la croyance au
rêve lucide s'explique par la narration elle-même.
Personne, en effet, ne peut croire que l'on raisonne en
rêvant, parce qu'on ne trouve jamais de raisonnement actif
dans les rappels de rêve (ce qui permet d'ailleurs
d'identifier sans risque d'erreur des récits de rêve
qui tiennent de la fabulation). En revanche, il est difficile de
comprendre qu'on puisse se souvenir d'une histoire qui ne serait
pas le produit de la narration, c'est-à-dire d'une forme
d'analyse (de la réalité), d'une
« manière de penser », justement.
Si le rêve raconte une histoire, alors,
rêver, c'est penser, ce qui est encore une faute de
logique. Supposer que le rêveur puisse être
conscient de développer, durant son sommeil, une
narration, cela impliquerait non seulement le fait de
raconter, mais également sa prise de conscience, ce qui
serait beaucoup demander à un esprit endormi ! —
Être conscient de « rêver », c'est
être conscient de raconter, soit raconter et en être
conscient. En réalité, ce dédoublement de la
conscience, le rêve lucide, repose sur une conception
naïve de la narration appliquée au rêve comme
s'il s'agissait d'un spectacle : dans cette conception
répandue, le rêveur ne raconte pas; il prend
plutôt conscience de ce qui lui est alors raconté, ce
qui se raconte tout seul, en quelque sorte. L'étude
narrative du récit de rêve montre au contraire que
l'« histoire rêvée » est le
résultat de cette faculté qu'on appelle la narration,
tandis que le rêve, lui, n'en est pas le produit.
Cela dit, ce sont les neurologues et non les
psychologues qui pourront expliquer le fabuleux
phénomène où nous nous souvenons (au
réveil) de ce dont nous n'avons pas été
conscients, par définition, puisque le rêve est
produit en état de non-conscience. Images, idées et
sentiments ont été remémorés et le tout
peut être rappelé au réveil sous la forme d'un
récit de rêve. L'important est de constater que les
éléments du rêve et de son rappel n'impliquent
rien d'autre que la mémoire. Ce sont des informations.
Toutes les propriétés du
récit de rêve impliquent qu'il s'agit d'un
phénomène automatique et aléatoire. Si la
neurologie devrait expliquer son caractère automatique,
c'est la psychologie qui doit savoir rendre compte de la narration
aléatoire. Or, la condition nécessaire et suffisante
pour expliquer la production du rêve est le fonctionnement et
l'implication de la mémoire.
Toute la matière du rêve vient de
la mémoire et ne vient que d'elle. C'est la première
dimension mnémonique du rêve. La seconde est le
rappel du rêve, son souvenir et le récit qu'on peut en
faire au réveil. La troisième dimension
mnémonique du rêve est la remémoration des
souvenirs qui ont été rappelés par le
rêve. Quel que soit le souvenir qu'utilise ou rappelle le
rêve, on doit non seulement s'en souvenir au réveil,
mais il faut encore se souvenir du souvenir dont il s'agit.
« Se souvenir d'un souvenir », c'est une double
opération mnémonique sur une information
mémorisée, le rappel de l'information encodée,
puis le rappel de l'encodage de cette information. Soit les trois
dimensions suivantes :
1- La mémoire est la matière du rêve;
2- Le rêve est par définition un rappel au
réveil, le récit de rêve;
3- Les souvenirs doivent encore être rappelés pour
être identifiés.
Les questions sans réponse ne nous
intéressent pas : pour l'instant, on ne sait pas
pourquoi tel ou tel souvenir est utilisé comme
matériau de rêve, puisque aucune hypothèse ne
s'est imposée jusqu'ici. D'ailleurs, on ne peut même
pas répondre à une toute autre question, pourtant
beaucoup plus simple en apparence : pourquoi les rêves
sont-ils mémorisés ? Il ne s'agit pas ici du
rappel de tel ou tel rêve (ce qui est pourtant une importante
question), mais bien des rêves, de sorte que la question
inverse est encore plus pertinente : pourquoi oublie-t-on ses
rêves nuit après nuit ? On se souvient à
volonté de ce que l'on a vécu ou appris au cours de
la journée précédente, mais il faut un effort,
de l'entraînement, de la technique pour se souvenir d'un seul
rêve de sa dernière nuit. Pour répondre un
jour à ces questions, il faut dès maintenant
caractériser la mémoire en action dans le rêve.
La mémoire, en effet, est une faculté qui
présente de très nombreuses opérations et, en
plus, plusieurs formes d'opération. La mémoire
à court terme est un processus très ponctuel qui
s'oppose aux divers modes de la mémoire à long terme,
dont on imagine les réalisations (enregistrements, rappels
et oublis) sur une échelle continue, qui remonte de quelques
semaines à la petite enfance (celle-ci
caractérisée par son
« amnésie »). On oppose d'ailleurs la
mémoire implicite, celle des habiletés ou du
savoir-faire
(savoir patiner) et la mémoire explicite, que ses
informations soient autobiographiques ou encyclopédiques.
La mémorisation et son complément, le souvenir,
l'« information mémorisée » et le
« repêchage », font partie d'une
faculté englobante, la réflexion (qu'elle soit
consciente, subconsciente ou inconsciente, comme l'illustre bien la
« mémoire affective »). On a
déjà vu que la réflexion était
encadrée de deux autres facultés, dont l'ensemble
constitue le processus psychologique fondamental des animés
(supérieurs) : perception + réflexion + action.
Il faut encore rappeler que ces trois opérations peuvent
être
indépendantes : l'instinct, le réflexe par
exemple, consiste à agir sous l'effet de la perception, sans
réflexion aucune. Dans le rêve, on verrait la
situation inverse, si du moins on y trouvait la
« réflexion », ce qui est radicalement
impossible, particulièrement dans le cas du sommeil
paradoxal où le rêveur est en situation de
léthargie ou de paralysie ne pouvant ni percevoir, ni
agir.
L'étude narrative du récit de
rêve montre que dans cet état la mémoire n'est
pas en corrélation avec la réflexion : la
mémorisation (la mémorisation du rêve) et les
rappels ne sont pas réfléchis. Il existe donc un
fonctionnement de la mémoire en état de
non-conscience et c'est cette mémoire qui est en action dans
le rêve. On l'appellera la mémoire autonome.
Il suit qu'elle est non seulement indépendante de la
perception et de l'action, mais qu'elle n'est pas non plus soumise
à la réflexion. Ce n'est donc pas ce que l'on
appelle la mémoire au sens strict, mais une utilisation (non
interactive) d'informations qui ont déjà
été mémorisées.
Dans cet état de non-conscience, et en
tout cas avec le rêve, le processus de la mémorisation
proprement dite (c'est l'encodage) se limite strictement au
rêve : on se souvient d'avoir rêvé; on
peut se souvenir de ses rêves, du contenu
représenté par le récit de rêve, mais
rien de plus — ce qui est attendu, puisque à ce
moment on dormait. Et, par ailleurs, le rêve n'a aucune
autre réalité (physique, physiologique et
psychologique) que ce rappel.
Mais le récit de rêve permet
toutefois de montrer que la mémoire autonome de la
non-conscience
n'a pas le même fonctionnement que la
mémoire liée à la réflexion, alors
qu'elle ne correspond évidemment pas à la
mémoire instinctive et encore moins à la
mémoire implicite. Ce n'est pas la mémoire de
l'éveil ou, du moins, elle a au cours du sommeil un autre
fonctionnement. Il est même certain qu'elle ne concerne pas
les mêmes informations que celles de la mémoire
réfléchies, puisque aucun rêveur ne saurait
identifier, retracer ou rappeler toutes les informations
impliquées dans un seul de ses rêves. Et le contraire
est vrai : il retrouve dans ses rêves des souvenirs
subconscients (soit des perceptions qui ne sont pas parvenues
à la réflexion) et inconscients (des souvenirs
oubliés ou refoulés). Mais il y a une autre raison
qui explique la difficultés à identifier les
souvenirs de très nombreuses images mentales qui forment la
matière du récit de rêve et qui tient au
fonctionnement même de la mémoire : c'est
manifestement le décodage correspondant aux divers modes
d'encodage mnésique. On sait que les informations qui
seront mémorisées passent d'abord par l'hippocampe
qui joue un rôle important dans le traitement des
événements récents, traitement qui peut
s'étendre de quelques jours à quelques semaines. Les
informations sont ensuite codées, c'est-à-dire
décomposées pour être emmagasinées dans
les populations de neurones du cortex, vraisemblablement en des
lieux prédéterminés (étant donné
les types d'amnésies reliés aux lésions
cérébrales), sans qu'on sache si la
« mémoire » correspond à des
neurones spécialisés dans cette fonction ou, ce qui
est plus probable, à la programmation des neurotransmetteurs
qui les relient. Ce que montre le récit de rêve,
c'est que le décodage mnésique n'est pas
déclenché par la réflexion, ni ne parvient
à la conscience (d'où la totale absence d'imagination
dans le rêve). Du point de vue du fonctionnement de l'esprit
éveillé, on peut dire que de très nombreuses
informations qu'on trouve sous forme d'images, d'idées ou de
sentiments dans le récit de rêve sont incorrectement
ou incomplètement décodés (d'où cette
fréquente impression, au réveil, de bizarrerie,
d'absurdité, d'incohérence,
d'étrangeté, etc.). L'observation se trouve
enregistrée et évaluée dans le modèle
du récit de rêve : le résultat de ces
opérations de la mémoire autonome durant le sommeil
est aléatoire ou paraît tel dans le rappel narratif
que l'on en produit au réveil. Pourquoi ? La
question, on le verra tout de suite, ne concerne pas la
psychologie, mais la neurologie. On peut toutefois la formuler plus
précisément dès maintenant, comme on ne
manquera pas de le faire de mieux en mieux avec le
développement de la recherche sur la mémoire
autonome.
Plusieurs événements
autobiographiques et plusieurs connaissances encyclopédiques
enregistrés dans les jours, puis dans les semaines qui
précèdent un rêve sont facilement
identifiés par le rêveur au réveil. Ce sont
les souvenirs des souvenirs utilisés et
mémorisés par le rêve. En ce qui concerne
l'étude des délais des rappels, je ne connais pas
d'autre travaux ni plus précis que l'article de Michel Jouvet, « Mémoires et
cerveau dédoublé au cours du rêve
(à propos de 2 525 souvenirs de rêve) »
(la Revue du praticien, 1979, no 1, p. 29-32,
chap. 3 du Sommeil et le rêve, édition
augmentée, Paris, Odile Jacob, 1992, 1998, 245 p.,
p. 66-77) : les souvenirs nettement identifiés
décroissent rapidement sur les quelques jours qui
précèdent le rêve, mais avec une curieuse
intensification des rappels d'événements qui
précèdent d'une semaine environ (ou plus
précisément, au huitième jour) — ce
qu'illustrent les « décors » des
rêves au départ puis au retour d'un voyage. On
identifie ces souvenirs, alors que souvent ils sont
déformés ou, si l'on veut, incomplètement ou
incorrectement rappelés. On trouve de même des
souvenirs plus anciens et quelquefois très anciens, des
« souvenirs d'enfance » qui n'avaient jamais
été rappelés ou qui, du moins, ne l'avaient
pas été depuis fort longtemps). Et, bien entendu, de
très nombreux souvenirs (correctement et surtout
incorrectement ou incomplètement rappelés) qui
resteront complètement muets au réveil. On peut
l'illustrer du cas classique de l'image très précise,
caractéristique et intrigante, totalement oubliée,
dont le rêveur retrouvera la source mnémonique des
mois ou des années plus tard (ce dont il ne manquera pas de
faire une anecdote autobiographique). Tout cela se trouve souvent
analysé dans les discours métanarratifs des
récits de rêve, aussi bien positivement que
négativement (ce sera, par exemple, la désignation
des rapports de parentés des personnages avec le
rêveur ou, au contraire, le portrait des
« inconnus », des personnes non
identifiées).
Là se trouve
le véritable « travail du rêve ».
Si l'étude narrative du récit de rêve peut
montrer que le « rêve » n'est pas un
produit de la narration, c'est-à-dire de la
réflexion, il en découle, c'est un pléonasme,
que l'activité onirique est une production de la
mémoire autonome. Dès lors le problème
à l'étude se déplace considérablement,
car ce n'est plus le « rêve » qui est
à l'étude, mais bien un fonctionnement particulier de
la mémoire et la mémorisation d'un objet tout aussi
particulier qu'on appelle le récit de rêve. Certes,
il est tentant de souscrire à l'idée qu'il s'agit
là d'un simple sous-produit d'une activité
automatique de classement ou d'encodage des informations au cours
du sommeil : comme celui qui classe des informations doit les
situer, quel que soit le classement, entre des
éléments tout à fait étrangers qu'il
revoit alors de facto, voilà ce qui expliquerait ce
« résidu » que serait, au réveil,
le récit de rêve (c'est la comparaison
rappelée par Jean-Louis Valatx, dans l'article déjà cité).
Malheureusement, rien ne permet de poser cette explication comme
l'hypothèse nulle qui serait vraie jusqu'à preuve du
contraire. Il est bien peu probable que nos souvenirs s'analysent
et se classent automatiquement en état de non-conscience
(alors qu'il s'agit d'opérations toutes
désignées pour le subconscient et l'inconscient,
lorsque la conscience ne s'en mêle pas : la
mémoire paraît subordonnée et au service de la
réflexion). Jusqu'à mieux informé, il faut
plutôt reconnaître que nous ne savons pas encore ce
qu'est et ce qui motive l'activité de la mémoire
autonome durant le sommeil et encore moins pourquoi elle en
enregistre ce qui apparaît être nos
« rêves », dont on produit au
réveil le récit de rêve. La sagesse veut qu'on
sache au moins ce que l'on ignore. Aussi sera-t-il plus efficace
de procéder à partir de l'étude des faits
avérés.
En bonne psychologie, il faut
évidemment placer l'étude narrative du récit
de rêve au point de départ de l'analyse : il
s'agit de produire les meilleurs comptes rendus possible du
rêve au réveil et de les soumettre rigoureusement
à l'étude narrative. Il n'y a pas d'autres
façons d'étudier les contenus du rêve.
Ensuite, il faut en conséquence (c'est-à-dire
à partir des récits de rêves justifiés
et analysés) étudier la triple implication de la
mémoire dans ce phénomène pour décrire
le fonctionnement de la mémoire autonome. Aucune autre voie
ne saurait conduire la psychologie à rejoindre les
conclusions de la neurologie et celle-ci ne saurait rendre compte
de la « narration onirique ». En revanche, on
attend de la neurologie qu'elle décrive de mieux en mieux la
nature et le fonctionnement des mémoires dans leurs
dimensions anatomiques, électriques et chimiques. Et on
peut espérer qu'elle puisse répondre
rigoureusement aux questions les plus précises
possible des psychologues qui sont de son domaine à ce sujet
(et non l'inverse) : qu'est-ce que la mémoire autonome
en regard de celles qui sont liées à la
réflexion et quels sont leurs rapports ?
Si le rêve n'est pas une activité de la
réflexion, le récit de rêve fait au
réveil, lui, en est une.
Le récit de rêve est plus,
beaucoup plus qu'un rappel de rêve, il est même plus
qu'une simple construction narrative du réveil : il
s'agit surtout d'une reconstruction, une opération
qui résiste à l'objet qu'elle veut pourtant
reproduire. Il faut donc enfin, un siècle après leur
publication, tenir le plus grand compte des analyses et des
conclusions de Marcel Foucault.
Il suffit pour cela de prendre la mesure du
modèle narratif de l'histoire rêvée qui
intériorise ses propres résistances, les
résistances que tout naturellement on lui oppose.
Même prises une à une, la formulation de chacune de
ses propriétés rencontrera le scepticisme de
n'importe quel rêveur venu, heurtera même souvent les
psychologues spécialisés dans l'étude du
rêve. Car le modèle de l'histoire rêvée
s'oppose presque toujours de quelques façons aux
récits de rêve dont on trouve maints exemples, maints
recueils. On le comprend maintenant sans peine. C'est, pour
commencer, la déconstruction narrative d'unités
mnémoniques incomplètement ou incorrectement
rappelées; et c'est, ensuite, l'anti-narration, soit un
déroulement événementiel aléatoire sans
projet narratif (la Si), sans chronologie préétablie,
sans causalité et sans finalité (la Sf). Histoire
incomplète, faite d'une ou plus souvent de plusieurs
séquences elles-mêmes toujours incomplètes.
Mais une histoire tout de même que notre performance
narrative peine à raconter, opération qui offre
toutes sortes de difficultés même à de grands
écrivains, à des narrateurs de génie.
S'il fallait rappeler pour finir ces
conclusions fondamentales de l'étude narrative du
rêve, c'est pour bien mesurer leurs implications en
psychologie expérimentale : le récit de
rêve est une production de l'éveil et une production
de la pensée rationaliste occidentale.
Un objet d'étude scientifique avait
été mis en place vers 1900 et a pris un siècle
pour se développer. Or, l'étude narrative montre
que, dans les ouvrages de psychologie expérimentale sur le
rêve aux approches de la fin du XXe siècle, le
récit de rêve est encore trop souvent bien loin de
rappeler correctement l'activité onirique. On sait pourtant
qu'il n'y a pas d'autre moyen pour le psychologue d'étudier
le rêve que dans ces réalisations narratives de
l'éveil. Elles doivent donc impérativement
être produites et décrites de manière
rigoureuse. Cela se fera en épurant la méthode mise
en place par Jacques Montangero et en reprenant sur cette base le
travail trop peu utilisé de Marcel Foucault. Par ailleurs,
les conclusions de l'étude narrative du récit de
rêve constituent maintenant l'hypothèse nulle de la
recherche scientifique, ce qui signifie que le modèle de
l'histoire rêvée est posé comme juste
jusqu'à preuve du contraire. Il doit en conséquence
prendre place dans les travaux de psychologie
expérimentale : il sera d'abord présenté
et expliqué à des sujets qu'on devra convaincre de sa
justesse (ce qui n'ira pas sans résistance, de sorte qu'on
classera les sujets en fonction de cette résistance), tandis
que le modèle sera ensuite confronté aux rappels de
rêve d'un groupe témoin auquel on ne l'aura pas encore
présenté, mais auquel ces sujets seront ensuite
confrontés. À l'expérience et avec le temps,
on se convaincra que l'hypothèse nulle ne peut être
montrée fausse, tandis qu'au contraire le modèle ne
manquera pas d'être développé,
précisé et corrigé sur divers points. Ces
objets, les récits de rêves adéquats, de plus
en plus conformes à la réalité onirique qu'ils
rappellent, permettront d'interroger précisément les
sujets pour étudier, question fondamentale, la nature et le
fonctionnement de la mémoire autonome. Et on sait
maintenant que cette étude devra s'affranchir de toute forme
de thérapie : le laboratoire de psychologie
expérimentale ne doit pas interférer avec les
psychologues en clinique médicale. L'étude de la
mémoire autonome n'a pas pour fonction de
révéler quoi que ce soit aux sujets, puisque c'est au
contraire les sujets qui doivent rappeler les souvenirs de leurs
souvenirs de rêve, le sujet le plus efficace étant ici
le psychologue lui-même, bien entendu.
Mais l'éveil, ce n'est pas seulement le
réveil et ses formes de conscience. Il s'agit aussi d'une
manière commune de penser et, dans le cas du rêve et
de son rappel, cela implique la pensée occidentale moderne,
très récente. Et on fera bien, puisqu'il est
impossible de faire autrement, de tenir compte du fait que le
récit de rêve est un produit du rationalisme
idéologique et sentimental de la pensée occidentale,
alors même que ce produit se prête pourtant le moins
à répondre à cette rationalité ou
à cette objectivation. La prise en compte, l'enregistrement
et l'analyse de cette forme de
« dérèglement » narratif, de
l'aléatoire, ce n'est pourtant pas une petite
réussite. Or, cette conscience (à l'éveil) du
fonctionnement particulier d'une faculté (la mémoire
autonome) en état de non-conscience (le sommeil) s'inscrit
dans une double dimension de l'histoire de la narration, l'histoire
des histoires. Celle des individus et celle des civilisations.
Le récit de rêve est une
production impossible au jeune enfant, qui ne saurait
maîtriser la narration avant l'âge de cinq ans et
même plus. La question qui se pose est alors celle-ci :
entre l'acquisition du langage et la maîtrise de la
narration, comment l'enfant rend-il compte de ses
rêves ? — et l'étude de ses réponses
à ces questions soulèvera bien entendu celle de
savoir s'il rêve différemment.
« Que » rêvent les nourrissons, les
foetus ? puis les animaux ? Jean
Piaget et son équipe ont bien étudié la
question de savoir comment les enfants se représentaient le
rêve (« Les rêves », la
Représentation du monde chez l'enfant, Paris, PUF, 1947,
rééd. « Quadrige », 2003,
335 p., chap. 3, p. 78-105). L'analyse est
déjà passionnante, puisque son évaluation en
trois stades (5-6 ans, 7-8 et 8-9) montre que le rappel onirique
suit la même évolution chez l'enfant que celle de la
civilisation occidentale, soit le songe gréco-latin
et médiéval (le songe nous vient d'ailleurs,
envoyé par les dieux; puis il est extérieur à
nous, c'est l'apparition), avant de prendre la forme du
rêve (soit la production onirique strictement
personnelle rappelée au réveil). Cela dit, le
travail de Piaget n'a pas été prolongé par
l'étude des formes du contenu des rêves enfantins. Et
il en est de même pour le développement et la nature
du rêve dans l'histoire. Si le songe tient lieu de rappel de
rêve dans la civilisation gréco-latine, si les
Amérindiens le traduisent par des impératifs (untel
a rêvé qu'on devait faire telle chose pour obtenir sa
guérison), est-ce qu'il s'ensuit que les Amérindiens,
les Grecs et les Romains ne rêvaient pas comme nous ?
Aussi surprenant que cela puisse paraître, j'ai tendance
à le croire. En effet, on sait que nos langues sont des
manières de penser, qu'on ne pense pas de la même
façon avec telle ou telle langue. Or, dans le cas du
récit de rêve, c'est encore plus radical :
l'enfant de trois ans ne raconte pas encore et au Moyen Âge
(alors qu'on raconte fort bien) le songe est très
exceptionnellement représenté par la forme narrative
que prendra le rêve. Pour le dire autrement, rien ne
s'oppose à ce que les Grecs et les Romains ne rêvaient
pas encore : ils « songeait », ce qui
impliquerait que le songe, leur rappel de rêve,
correspondrait à un fonctionnement particulier de la
mémoire autonome. L'hypothèse complémentaire
est bien plus simple : les jeunes enfants, les Grecs et les
Romains de l'Antiquité, comme les Amérindiens de
Nouvelle-France ne savaient pas encore rappeler correctement leurs
rêves. C'est aussi possible. Sans compter que les
deux hypothèses ne sont pas contradictoires.
Cela relève de la plus haute
spéculation ? Bien sûr, mais il s'agit de
questions auxquelles la psychologie expérimentale et
l'étude narrative peuvent espérer répondre.
Et bien avant que la psychologie et la neurologie puissent trouver
un terrain d'entente sur le rêve, soit tout simplement de
savoir pourquoi et comment la mémoire autonome entre en
fonction dans le sommeil, comme on en a le souvenir à
l'éveil.
Il y a toutefois un problème qu'on doit
réévaluer dans le cadre du modèle qu'on
achèvera de présenter ici. C'est la notion de
cauchemar. Il existe une typologie psychologique des récits
de rêve qui propose de distinguer des réalisations
oniriques qui ne sont ni discriminées, ni même
distinctes. Il s'agit de vulgarisations ne s'appuyant sur aucun
critère objectif. On « distingue » donc
des rêves réalistes ou fantaisistes, des rêves
« lucides ou conscients » ou
inconscients ! (on y revient tout de suite, même si ce
problème est déjà réglé), des
« mauvais rêves » et des
« cauchemars » (ce sera ici notre sujet), des
rêves récurrents, des rêves typiques (vol,
nudité, etc.), voire archétypes (Jung), voire encore
des « situations de rêve » (rêve
d'examen, rêve d'accouchement, rêve de rencontre,
etc.). Du point de vue de l'analyse psychologique, ces
distinctions thématiques sont fantaisistes, ne permettant
aucune classification. On le voit d'autant mieux à la
catégorie que j'ai volontairement ignorée, le
rêve « prémonitoire » ou
« prophétique » qui relève bien
évidemment du paranormal des pseudo-sciences.
Reste une seule et unique catégorie qui
doit être étudiée, le cauchemar,
précisément parce qu'on sait maintenant que le
rêve lucide ou conscient est impossible. Qu'est-ce donc
qu'un « cauchemar » ? En psychologie,
comme dans la conception populaire, il s'agirait d'un
« mauvais rêve » qui réveillerait
le dormeur. Il suit que, si un (mauvais) rêve pouvait
réveiller, ce serait de fait un rêve conscient ou
lucide. On sait que cela n'existe pas. Le cauchemar relève
donc de la pure fabulation, soit la conception du
« rêve » comme « spectacle
onirique » auquel nous assisterions en dormant. Et ce
spectacle pourrait être si terrible qu'il nous
réveillerait dans l'épouvante ! — Une
bonne partie de la représentation du rêve dans la
littérature fantastique du XIXe siècle est construite
sur ce fantasme. Non seulement les personnages de ces romans se
réveillent magiquement à la fin de leurs rêves
(ce qui est invraisemblable), mais le rêve les
réveille (ce qui leur paraît tout naturel !).
Alors se pose une question très
simple : est-ce le rêve qui nous réveille ou le
réveil qui nous raconte des histoires ? Poser la
question, c'est y répondre. Les émotions du
rêveur sont des souvenirs d'émotions et, comme tous
les autres souvenirs constituant la matière du rêve,
leur rappel en rêve est aléatoire. Ces
émotions, qui ont été
mémorisées, sont rappelées par la
mémoire autonome et on peut voir à l'analyse
actantielle des récits de rêve qu'elles sont aussi
fines que variées. Ce sont des émotions qui ont
souvent été réfléchies,
évaluées et analysées. Cela dit, elles se
trouvent dans le rêve et le rappel de rêve au
même titre et de la même manière que les images
et les idées constituant la trame narrative. Aucune d'elles
ne peut nous réveiller.
Il faut donc admettre qu'au cours du sommeil,
et parfois même lors d'un rêve, des émotions
correspondant à des perceptions et à des actions
réflexes sont activées : il s'agit
d'émotions instinctives qui ne sont pas gérées
par la conscience et en particulier la réflexion
attentive : les motivations primaires (faim, soif,
réaction à la température, sexualité
animale, curiosité instinctive; etc.); et les
émotions élémentaires :
docilité/agressivité; surprise/confiance (ou
familiarité); et surtout désir/peur. Ce sont ces
émotions réflexes, instinctives, qui
réveillent le dormeur. Ces émotions
négatives et leur éventuelles associations (surprise
+ agressivité + peur) activent la fabulation du
cauchemar, parce qu'elles interpellent impérativement la
conscience brusquement éveillée, contrairement aux
émotions positives — qu'on associera pourtant à
l'inverse du cauchemar : le rêve extatique. Ces
émotions réflexes ont la caractéristique
d'être radicales, absolues, sans nuance. Le désir
insatiable ou la peur panique de l'épouvante, jamais les
milles degrés du plaisir ou de la crainte, comme
l'inquiétude, l'appréhension, les peurs
caractérisées (les tracs) ou phobiques (les
dégoûts), etc. tels qu'on les trouve pourtant dans les
récits de rêve. Au contraire, ces émotions
brutes et brutales, non analysées, ne s'expliquent pas,
surtout lorsqu'elles surviennent en état de non-conscience
au cours du sommeil qu'elle perturbe, à plus forte raison au
cours d'un rêve qu'elles interrompent — et non
l'« inverse » ! (le rêve qui
réveillerait son dormeur).
Il suit que le réveil sous l'effet de
la peur instinctive, c'est précisément l'illusion du
« cauchemar ». Réveillé par
l'émotion réflexe élémentaire, il est
tout naturel qu'on en attribue la cause non pas au souvenir
d'émotions négatives qu'on trouvera dans le premier
rappel de rêve venu, mais à n'importe quelle image
« onirique » à laquelle on associera
l'émotion primaire du réveil. Or, il existe une
explication toute simple à ce phénomène et
c'est l'hallucination hypnopompique, le phénomène
symétrique de l'image hypnagogique. On doit accorder foi
aux observations d'Alfred Maury et reconnaître que les images
hypnagogiques de l'endormissement peuvent ensuite se retrouver dans
le premier ou des rêves de la nuit ou encore les influencer,
ne serait-ce que comme souvenirs immédiats de la
mémoire autonome. Au cours de l'endormissement, avant la
venue du sommeil, ces images correspondent à des
hallucinations. En effet, l'esprit peut encore reprendre le
contrôle de la pensée sous l'effet d'un facteur
quelconque, prendre conscience de ces images, les chasser ou s'en
amuser. Le même phénomène existe,
symétriquement, lors
du réveil, bien qu'il soit apparemment plus rare (se
confondant souvent, peu
à peu, avec la rêverie du demi-sommeil matinal),
tandis qu'il
apparaîtra nettement au contraire lors d'un réveil
brutal dû aux
émotions instinctives primaires. Dans ce cas
particulier, voilà alors l'apparition, pour la conscience,
d'images venues du rêve. Ces hallucinations hypnopompiques
sont en fait des rappels de rêve, instantanés et
immédiats, automatiquement associés aux
émotions réflexes qui produisent le réveil et
dont le rêveur inverse tout naturellement la cause et
l'effet : il a la nette impression que ce rappel est le
rêve lui-même et qu'il vient de le réveiller
à l'instant, lui ayant causé cette émotion.
Dans cette hypothèse, il apparaît que non seulement
l'image hypnopompique et l'émotion qui lui est
associée sont en rapport inverse, mais qu'en plus rien
n'implique que le rappel formant l'image corresponde à un
rêve en cours, ni même au dernier rêve ayant
précédé le réveil. On admettra
seulement que cette image ou ces images viennent des rêves et
que ce rappel ponctuel est propre à susciter le souvenir
plus élaboré d'un rêve. Et ce rêve sera
évidemment ce qu'on appelle un cauchemar.
Le cauchemar en tant que tel est donc une pure
création de l'esprit éveillé et, par
conséquent, une très intéressante
hallucination rationnelle (sic), une hallucination au second
degré : voici pourquoi je me suis
réveillé : je rêvais que... D'ailleurs
quel parent n'a pas de lui-même, sans le savoir, donné
cette définition du cauchemar ? —
« Ce n'est rien, rendors-toi, ce n'était qu'un
mauvais rêve, un petit cauchemar... ». Il reste
que l'illusion est si forte (il faut bien l'accorder) que la
psychologie se sera longtemps laissé prendre par le trop
efficace mirage. En réalité, le cauchemar
défini comme le mauvais rêve qui réveille le
dormeur est tout simplement impossible et, en ce sens, le cauchemar
n'existe pas.
Faire le point sur la psychologie et l'analyse
narrative du rêve était de l'ordre de l'exposé
dialectique. Qu'est-ce que l'étude narrative peut retenir
de la psychologie expérimentale à ce sujet ? en
quoi la psychologie peut-elle en profiter ? On peut conclure
que trop souvent les exposés, thèses et
hypothèses des psychologues sur le (récit de)
rêve sont aussi fantaisistes que les réactions des
critiques sur les oeuvres littéraires et artistiques. Dans
les deux cas, il s'agit d'essais d'interprétation qui n'ont
pas leur place dans le domaine scientifique. L'étude
narrative, issue du structuralisme, permet de réagir, de
sorte qu'on puisse procéder simplement à la
description rigoureuse du récit de rêve et de ses
implications psychologiques. Je voudrais donc
réécrire pour conclure la phrase qui ouvrait
l'établissement du modèle scientifique du linguiste
Louis Hjelmslev : « Nous arrivons
à l'intelligence ou à connaissance d'une langue par
le même chemin qui mène à l'intelligence des
autres objets, à savoir par une description »
(le Langage, trad. Michel Olsen, Paris, Minuit, 1963, 1966,
p. 29), ce qui donne : Nous arrivons à
l'intelligence ou à connaissance psychologique du rêve
par le même chemin qui mène
à l'intelligence des autres objets, à savoir par une
description.
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