TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

La psychologie et l'analyse narrative du rêve

     L'analyse narrative du récit de rêve permet de faire le point sur l'étude psychologique du rêve et même sur le phénomène onirique lui-même. Il faut prendre pour acquis les deux premières conclusions de l'étude narrative à ce sujet. Le récit de rêve, comme son nom l'indique, est une réalité narrative; et celle-ci est toute récente et nettement localisée, s'agissant d'une réalisation du XIXe et du XXe siècles en Occident.

La psychologie
et l'analyse narrative du rêve

Table

  1. Songe/rêve
  2. Rêve/récit
  3. Psychologie/narratologie
  4. Éveil/sommeil
  5. Rêve/sommeil paradoxal (les phases du sommeil)
  6. Psychologie/neurologie

  7. Psychologie du rêve en « 1900 » et en « 2000 »
  8. Rêve/sommeil (l'esprit endormi)
  9. Rêve/mémoire
  10. Rêve/réveil
  11. Rêve/cauchemar

1.  Songe/rêve

      On peut dater de l'Encyclopédie de Diderot (1765) le moment où la lexicologie française commence à enregistrer la substitution du mot rêve au mot songe. En réalité, il ne s'agit pas d'un simple changement de nom : c'est la nature du « songe » qui est en train de changer dans la culture occidentale et, contrairement aux autres langues, le français va petit à petit changer de vocable par suite du changement de la réalité (anglais, dream; italien, sogno; espagnol sueño, à la fois « sommeil » et « songe/rêve »). Le rêve se rencontre très exceptionnellement au Moyen Âge, tandis que le mot (dans son sens actuel) et la chose prennent forme au XVIIe siècle, le mot dans la littérature scientifique (Descartes, Traité de l'homme, 1664), la chose dans les écrits d'introspection (Descartes, encore, premier et dernier des « trois songes » des Olympica, 1619, original latin perdu, repris par Adrien Baillet dans sa biographie du philosophe en 1691), et particulièrement dans la littérature religieuse (les rêves de Jeanne Guyon, 1648-1717, dans sa correspondance et son autobiographie). Toutefois, ce n'est pas avant le XIXe siècle et tout au long du siècle que le rêve va devenir la réalité que l'on connaît sous la forme du récit de rêve et qu'on définit comme « la suite d'images ou d'événements qui se présente à l'esprit durant le sommeil », de sorte qu'au réveil, si le rappel du rêve est réussi, il correspond à un « récit de rêve », à une histoire : on trouve aujourd'hui cette définition dans n'importe quel dictionnaire courant de toutes les langues occidentales et elle tombe sous le sens. En psychologie, il faut savoir appeler un chat un chat, fût-il de Michel Jouvet, les choses par leur nom, et conserver leur définition courante chaque fois que c'est possible.

      Ainsi le français n'a pas à utiliser une périphrase pour distinguer le songe du rêve (le « rêve classique » et le « rêve moderne »). Le songe (le rêve classique ou médiéval) n'est pas une réalité narrative correspondant, comme le rêve (moderne), à une substance aux structures événementielle et actantielle données. Le songe a certes une forme narrative privilégiée (mais pas de substance narrative déterminée), et c'est la description et plus particulièrement le tableau (au sens rhétorique du terme : « la description d'une scène vive et animée », Fontanier); mais il ne s'agit jamais d'un objet narratif et la preuve en est que son rappel se réduit le plus souvent à l'apparition d'un personnage qui exprime un oracle d'une réplique. Le songe est un discours herméneutique, qui peut accessoirement prendre une forme narrative quelconque : que son « interprétation » soit ou non explicite, c'est elle qui le définit. Le discours herméneutique implique un contenu symbolisant (le songe proprement dit) et un contenu symbolisé (l'interprétation du songe).

      Il faudra un siècle complet pour que le rêve échappe, et difficilement, à cette représentation de l'activité onirique et de son résultat, le rêve, le fait d'avoir rêvé (on dit « avoir rêvé », car rêver est toujours un accompli qu'on exprime par l'infinitif passé). C'est grâce à l'observation de plus en plus juste et précise (objective) de la réalisation onirique (subjective), les/ses rêves, que les diverses formes de l'introspection vont « produire » (on reviendra sur les guillemets) le récit de rêve et par conséquent reproduire le rêve de manière réaliste et objective. Il n'y a aucune raison de ne pas reconnaître que les Occidentaux, tout au long du XIXe siècle, ont réussi à prendre conscience de la nature du rêve grâce à l'instrument intellectuel le moins adapté qui soit pour en rendre compte, la narration.

      Depuis toujours l'homme rêvait, mais il ne le savait pas, car il croyait songer ! — et peut-être songeait-il en effet, car il n'est pas impossible que le changement de perception corresponde à une transformation de la réalité perçue. Les religieux d'abord, puis bien des curieux, les grands artistes et les grands écrivains ensuite, et avec eux les psychologues, vont faire en sorte qu'en 1900, exactement !, en « 1900 », nous aurons été enfin en face d'un objet d'étude. C'est la date fictive de l'ouvrage antidaté de Freud, l'aboutissement des travaux dont il fait l'état présent au début de son travail et dont les plus importants sont assez récents (Alfred Maury, 1861, Hervey de Saint-Denys, 1867), voire contemporains (la thèse de doctorat de Marcel Foucault est de 1901 et sa publication de 1905).

2.  Rêve/récit

      Le rappel du rêve, c'est le récit de rêve, une structure narrative aux propriétés très nettes, puisque cette forme narrative est contradictoire en tout point aux histoires événementielles simples dont elle est pourtant une réalisation incontestable.

      Je rappelle le modèle de l'histoire rêvée qu'on trouve dans ma Grammaire narrative (« Le rêve », Matériaux pour une grammaire narrative, Laval, Singulier, 1999, 2e éd. 2007, 192 p., p. 134-140), depuis sa première édition en 1999 — mettons « 2000 », car je n'ai pas eu le non-lapsus freudien de l'antidater.

      L'histoire rêvée est constituée d'une suite d'événements, mais cette suite forme une séquence incomplète parce qu'elle n'origine pas d'une situation initiale (Si) et ne conduit pas non plus à une situation finale (Sf). Au contraire, tout se passe comme si l'histoire rêvée était par définition déjà commencée, de sorte que l'initiation ou le projet narratif restera toujours ignoré, alors que cette lancée inconnue est en plus sans finalité aucune. L'histoire s'arrête sur un événement indéterminé (Ei, comme on le dit en mathématique), après une suite aléatoire d'événements (Ex + Ey + Ez...), sans aboutir au dernier événement (En) d'une série (E1 + E2 + E3...). La formule événementielle de l'histoire rêvée (Hr), correspondant (::) rigoureusement à son récit (Rr) s'énonce alors comme suit.

Rr :: Hr = [Si] + Ex + Ey + Ez... + Ei + [Sf]

Or, non seulement l'histoire rêvée est constituée d'une séquence narrative présentant la forme d'une histoire incomplète radicale (comme la phrase incomplète en linguistique, car ce n'est pas une histoire inachevée ou incomplètement connue), mais en plus elle est faite généralement d'une suite aléatoire de telles séquences aléatoires. Du point de vue de sa réalisation comme de son contenu, ses traits psychologiques sont caractérisés : il s'agit d'une histoire « en acte », puisqu'elle a été rêvée et que son récit correspond à son déroulement, d'où les frappantes rétroactions réorganisant l'histoire au fur et à mesure de son déroulement; de même les configurations actantielles se refont avec la succession des séquences, voire des événements, ce qu'on ne trouve jamais, par définition, dans aucune autre forme d'histoire simple (le mythe, le conte merveilleux, l'histoire d'aventure, etc.); un trait de contenu psychologique de l'histoire, également très caractéristique, est l'apparition ou l'absence aléatoire des motivations du personnage du rêveur dans ses actions, de ses sentiments dans ses réactions, comme aussi de ses émotions dans ses rapports avec les autres personnages. Les structures événementielles et actantielles fonctionnent donc de manière aléatoire, mais elles n'en produisent pas moins une histoire et une histoire à nulle autre pareille.

      « À nulle autre pareille » : justement, là réside toute la difficulté de produire ou de reproduire ce à quoi l'esprit s'oppose absolument. L'humanité a mis plusieurs millénaires à produire le système de pensées qu'on appelle la narration et nous mettons cinq ans de notre petite enfance à l'acquérir, avec encore de cinq à dix ans pour parvenir à le maîtriser. Alors, réussir ensuite à raconter une histoire qui heurte les règles élémentaires de la narration rencontre des résistances que nous aurons mis un siècle (le XIXe siècle) à vaincre et encore un autre siècle (le XXe) avant de pouvoir en tirer les conséquences.

      Je dois insister sur ce point. La psychanalyse, pour s'imposer, a dû vaincre sans cesse des censures qui n'en finissent pas de renaître, alors même que Freud aura été un patient pédagogue. Mais il faut bien admettre que l'inconscient est inconscient et qu'on ne saura jamais rien changer à cette tautologie. Or, cela n'est pas comparable à la forme narrative de l'histoire rêvée qui a mis un siècle, grâce à de remarquables observateurs, de grands artistes et d'exceptionnels psychologues, à voir le jour et à devenir un objet d'étude. On ne sait pas ce qu'on ne sait pas, et ne veut pas savoir, c'est l'inconscient; on ne raconte pas (correctement) ce qu'on ne peut pas raconter, c'est l'histoire rêvée. Or, on ne se refuse pas à la raconter parce qu'on l'ignore, mais parce qu'on l'a racontée d'une toute autre manière depuis la nuit des temps, et c'est le songe, tandis qu'on la raconte encore de belle et de merveilleuse manière, et c'est l'histoire d'aventures oniriques.

3.  Psychologie/narratologie

      Dans le langage courant, le récit (la narration) et l'exposé (la dissertation) désignent adéquatement les deux formes de la pensée organisée, les deux plus grandes opérations de l'esprit. Idéalement, vers l'âge de six ou sept ans, on peut raconter ce qui s'est passé l'après-midi à l'école et exposer le contenu de ce qu'on y a appris. Un accident durant la récréation ou une leçon de géographie vraiment intéressante. En psychologie, nous sommes à ce niveau dans les hautes sphères de l'intelligence qui caractérisent la personne humaine. Nous en arrivons par là aux grandes oeuvres de l'esprit et de l'art, l'histoire et le plaidoyer, le roman et l'essai.

      Cela dit, il est clair que la pensée narrative ou discursive s'appuie sur les règles de la logique, que ces règles s'appliquent aux idées (c'est l'intelligence rationnelle) ou aux sentiments (l'intelligence affective).

      Cette réflexion (narrative ou discursive), qui implique des idées et des sentiments (les déductions ou les intuitions, par exemple), est encadrée par la perception et l'action : on perçoit, on réfléchit et on agit (c'est la formule : perception + réflexion + action, qui guidera la présente analyse). Pas toujours ni nécessairement, mais ces trois phases du processus psychologique fondamental des êtres animés sont ou peuvent être indépendantes, alors que les trois activités ou facultés sont en général plus ou moins reliées dans l'attention de la pensée éveillée. Le saurien, un serpent par exemple, ne réfléchit peut-être pas beaucoup, mais la preuve n'est pas faite que tel n'est jamais le cas, bien au contraire. Pour l'humain, le comportement normal suppose que les trois facultés soient équilibrées dès que l'esprit ou l'intelligence est en cause. C'est en effet la fonction centrale qui définit l'intelligence en assurant que la perception soit juste et l'action adéquate. On n'en demande pas autant au saurien, mais on ne saurait en attendre moins du moindre animal qu'on dit « intelligent ». L'homme, par exemple.

      L'activité centrale et essentielle de l'esprit est subjective, les deux autres objectives, au sens où l'on perçoit le monde extérieur et agit sur lui. Pourtant, c'est la réflexion qui mesure la perception et l'action, dans une dynamique répétée du processus fondamental — perception + réflexion + action —, où la réflexion subjective s'objective par les deux autres facultés (on touche un objet pour s'assurer qu'il est bien humide comme on l'avait perçu au premier regard, pour constater en fait qu'il est très mouillé, etc., soit perception (1) + réflexion (1) + action (1) + perception (2) + réflexion (2), etc.).

      La conscience, l'état d'éveil, présente cet équilibre, alors même qu'elle comprend ses deux états complémentaires, la subconscience et l'inconscience, où la perception et l'action ne sont pas réfléchies. Cela correspond à tout ce qui échappe à l'attention, car il n'est pas possible de tout percevoir et de toujours agir. Et voilà en plus définie l'intelligence de la perception et de l'action. Non seulement l'esprit est plus ou moins attentif et passionné, mais il gère aussi des idées et des sentiments qui ne lui parviennent pas tout à fait ou qu'il rejette plus ou moins. Il peut même les rejeter (c'est l'inconscient) ou ne jamais en être conscient (c'est le subconscient). En schématisant, on peut dire que le subconscient est un déficit de perceptions, tandis que l'inconscient est le refoulement d'actions proscrites, un déficit d'actions. Peu importe les nuances qu'il faudrait apporter ici : l'important est de poser que la narration et l'exposé relèvent des hautes performances de la réflexion, la conscience impliquant le subconscient et l'inconscient, réflexion encadrée éventuellement de la perception et de l'action.

      On verra plus bas que ce processus (perception + réflexion + action) n'est pas impliqué dans le sommeil et par conséquent dans le rêve.

4.  Éveil/sommeil

      Pour expliquer la dichotomie de l'éveil et du sommeil, il faut en effet faire intervenir un nouveau concept, la non-conscience. La cause en est que l'éveil et le sommeil correspondent respectivement à la conscience de l'esprit éveillé (avec son subconscient et son inconscient) et à la non-conscience de l'esprit endormi.

      Certes, on peut faire appel à la théorie des catastrophes, si bien nommée dans ce cas pour les insomniaques au sommeil léger, pour tenter d'apporter des « nuances » entre l'éveil et le sommeil, mais on montrera facilement que l'éveil a des degrés ou peut en avoir, tandis que le sommeil n'en a pas. L'éveil peut être perturbé sans changer de nature, pas le sommeil. On peut être somnolent (l'esprit éveillé s'endort, mais résiste au sommeil); on est très souvent (r)éveillé au cours de la nuit, notamment par de brefs réveils inconstants : ce sont des bouffées de conscience. Cela ne change rien au fait que l'éveil et le sommeil sont deux états opposés du point de vue de la conscience, d'où la radicale contradiction entre la conscience et la non-conscience, les états intermédiaires étant des anomalies.

      Le rêve n'est pas un état comparable.  On ne saurait poser l'existence de trois états, la veille, le sommeil et le rêve, comme on le fait souvent. On ne saurait imaginer que l'esprit « veille » dans le sommeil et en trouver la preuve dans... le rêve ! Ou l'on veille ou l'on dort : il n'y a pas d'autre état. On peut certes percevoir et agir durant sa nuit de sommeil (un bruit qui ne nous réveille pas peut être perçu et, sans parler du somnambulisme, le sommeil peut être agité), mais cela ne saurait dépasser les réactions et actions réflexes sans que l'esprit ne soit éveillé.

5.  Rêve/sommeil paradoxal : les phases du sommeil

      On distingue l'endormissement, le sommeil (de plus en plus profond) et l'éveil (la période symétrique de l'endormissement). On sait que les phases du sommeil sont beaucoup plus nombreuses et qu'elles sont prévisibles, car elles peuvent être mesurées par l'encéphalogramme, le cardiogramme et l'observation du dormeur, dont les mouvements oculaires, la respiration, le tonus des muscles, etc. Après l'endormissement, le sommeil de plus en plus profond peut être divisé en quatre stades caractéristiques, les sommeils « léger », « moyen », « profond » et « très profond ». Le tout se déroule en quatre ou cinq cycles par nuit de huit heures. Mais l'important est qu'il existe un cinquième stade ou plutôt un état particulier du sommeil, qu'on appelle le « sommeil paradoxal ». C'est le plus profond au sens où le corps est alors en état de paralysie ou de léthargie, soit en atonie musculaire complète, et le dormeur est alors imperméable aux perceptions (c'est la phase où il est le plus difficile à réveiller); mais, en même temps, cet l'état est le plus proche de l'éveil au sens où l'encéphalogramme correspond à celui de l'esprit éveillé; avec la plupart du temps des mouvements rapides et désordonnés des yeux, tandis que les organes génitaux présentent des caractéristiques de l'érection (du moins le gonflement du clitoris ou du pénis), chez les humains, ces traits n'étant pas communs à tous les animaux.

      Réveillé au moment de la deuxième occurrence du sommeil paradoxal ou des suivantes, le dormeur, dans le cas où le mouvement rapide des yeux est également actif, se souvient qu'il était en train de rêver dans 95% des cas. Réveillé à d'autres phases du sommeil, on n'atteint pas 10% de tels cas. Il n'y a pas d'adéquation, mais une très importante corrélation entre le sommeil paradoxal et le rêve. En règle générale, c'est donc durant le sommeil paradoxal qu'apparaît le rêve, — et peut-être absolument si, réveillé hors de cet état du sommeil, c'est un rêve d'un de ces états antérieurs qui est rappelé.

6.  Psychologie/neurologie

      Psychologie et neurologie du rêve sont incompatibles. Pour l'instant, certes, mais certainement pour longtemps encore. Les neurologues ne peuvent que proposer des hypothèses psychologiques, tandis que les psychologues vulgarisent les neurologues sans jamais pouvoir confirmer ces hypothèses. Pourquoi l'homme rêve-t-il ? ou, qu'est-ce que le rêve ? Si l'on pose la question en termes neurologiques, alors la réponse ne saurait être psychologique — et inversement.

      Résumons. En « 1900 », les psychologues ont enfin un objet d'étude scientifique, le rêve, qui s'appuie sur un siècle d'observations et de réalisations, les récits de rêve, qui vont s'affiner tout au long du XXe siècle. Dès lors, le plus grand impact de la psychologie aura été la naissance et le développement de la psychanalyse, les recherches étant largement subordonnées aux judicieuses et très efficaces hypothèses de Freud. Adversaires et critiques, partisans ou disciples de la psychanalyse freudienne, doublée de l'analyse jungienne, aucun travail de psychologie n'aura plus d'impact majeur sur l'analyse du rêve tout au long du XXe siècle. En fait, les psychologues jouent leur rôle de médecin durant tout ce temps, quelle que soit leur école, les plus efficaces étant d'ailleurs les psychiatres qui doivent faire face aux troubles du sommeil où le rêve est impliqué. Sans compter que ce sont eux qui vont profiter, avec l'aide des pharmaciens, des avancées de la neurologie.

      En effet, pendant que la psychologie piétine, les neurologues accumulent les découvertes spectaculaires. Trois dates majeures (après « 1900 », bien entendu) : 1929, 1938 et 1950. L'encéphalogramme de Hans Berger, l'analyse des périodes du sommeil affinée par les chercheurs de l'École de Chicago, puis les travaux de l'un d'entre eux, William Dement, à partir de l'étude en « laboratoire du sommeil » des mouvements oculaires des dormeurs et des autres caractéristiques du sommeil paradoxal. Ce seront encore les chats de Michel Jouvet qui rêvent éveillés et très actifs, après l'ablation de l'inhibiteur neurologique qui cause la paralysie du sommeil paradoxal. Des dizaines d'équipes et des centaines de chercheurs vont réaliser de 1930 à 1960 une révolution dans le domaine de la neurologie du sommeil : la biologie, l'anatomie, l'électrophysiologie et la chimie du cerveau, doublée de la pharmacologie, ont permis de situer de mieux en mieux le rêve dans le déroulement du sommeil, au sens pragmatique, physiologique et neurologique.

      Qu'on sache maintenant que le sommeil paradoxal est induit par le tronc cérébral, sous l'effet de l'acétylcholine, et qu'il en résulte un tracé de l'électro-encéphalogramme correspondant aux ondes de rythme alpha de l'état d'éveil, et que réveillé dans ces stades du sommeil le sujet se souvient d'avoir rêvé et peut faire un récit détaillé de son rêve, qu'il peut encore compléter le lendemain ou ultérieurement, voilà qui ne saurait en rien remplacer l'étude psychologique du rêve. Et la preuve en est que neurologues et psychologues développent conjointement des hypothèses invérifiables s'appuyant les uns sur la science des autres. Le sommeil paradoxal et le rêve (sic !) auraient pour fonction de mettre de l'ordre dans les informations réparties dans et entre les populations de neurones ? On peut lire partout de telles « hypothèses », par définition invérifiables, et qui reposent sur l'idée incontestable qu'au réveil on est plus reposé que la veille, par analogie avec l'activité cellulaire de régénération en cours de sommeil. Même les brillantes hypothèses de Michel Jouvet sont de cet ordre (« Le sommeil paradoxal est-il le gardien de l'individuation psychologique », le Sommeil et le rêve, édition augmentée, Paris, Odile Jacob, 1992, 1998, 245 p., chap. 8, p. 171-200) : comment prouver que le sommeil paradoxal et le rêve (qu'il lui a longtemps associé strictement) est un exercice de reprogrammation génétique des informations innées des espèces animales que chaque individu se réapproprie, durant de longue périodes à l'état de foetus, puis périodiquement, chaque nuit, à l'âge adulte ? Jean-Louis Valatx présente en quelques pages une brillante synthèse des hypothèses neurologiques, dont la thèse se formule ainsi : « Le sommeil paradoxal pourrait être le point de rencontre entre les informations nouvellement acquises et la mémoire de l'espèce et de l'individu, pour réaliser une synthèse originale aboutissant à une personnalité unique, adaptée à son environnement » (« Le rôle du rêve dans la mémoire », la Mémoire, vol. 1, Mémoire et cerveau, N. Zavialoff, R. Jaffard et Ph. Brenot, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 86-92, p. 88).

      Conclusion : la neurologie ne saurait se substituer à la psychologie du rêve et celle-ci doit aujourd'hui reprendre et poursuivre son travail pour rejoindre, éventuellement, les résultats spectaculaires des neurologues. On peut même croire que depuis « 1900 » l'étude psychologique du rêve a été moins pertinente que son étude historique, anthropologique et sociologique, comme peuvent l'illustrer les bricolages sur les « contenus de rêve » menés avec les grilles d'analyse, dépouillements quantitatifs et évaluations statistiques de C. S. Hall et R. L. van de Castle sur des corpus de rappels de rêves non contrôlés et le plus souvent sur des échantillonnages qui ne sont pas justifiés autrement que par la loi des grands nombres.

7.  Psychologie du rêve en « 1900 » et en « 2000 »

7.1  Maury/Hervey

      Maury et Hervey de Saint-Denys, avant Freud et Foucault, auront fait un très remarquable travail d'introspection, de sorte qu'ils auront été les héritiers, vers le milieu du XIXe siècle, des observateurs du rêve, depuis qu'on l'a peu à peu dégagé du songe. Tout en caractérisant leur conception du rêve, il importe surtout de voir comment ils présentent de mieux en mieux l'histoire rêvée et savent d'autant en tirer les conséquences pour son analyse psychologique.

      Louis-Ferdinand-Alfred Maury (1817-1892) et le marquis Marie-Jean-Léon d'Hervey de Saint-Denys (1822-1892) auront entremêlé les éditions de leur ouvrage sur le rêve, comme Freud et Foucault en « 1900 ». Le Sommeil et les rêves paraît en 1861, mais sa quatrième édition en 1878 permet à Maury de critiquer les Rêves et les moyens de les diriger d'Hervey paru en 1867. Chacun des deux auteurs a donc tenu compte, sans l'apprécier beaucoup, de l'ouvrage de l'autre, sans trop le déprécier toutefois. Or, du point de vue de l'étude psychologique du rêve, les deux ouvrages se complètent, y compris dans la maîtrise de la narration du « récit de rêve ».

      On ne saurait toutefois situer les deux auteurs sur le même pied. Autant Alfred Maury apparaît comme un homme de science, autant Hervey de Saint-Denys fait figure d'amateur. La profession de Maury est celle du bibliothécaire, probablement à la Bibliothèque Nationale d'abord (1836), puis comme directeur général des archives à partir de 1868. Professeur au Collège de France (1862), puis directeur général des Archives Nationales (à partir de 1868). La publication de son livre sur le rêve (et sa comparaison avec les phénomènes pathologiques) est précédée de trois articles spécialisés dans les Annales médico-psychologiques du système nerveux en janvier 1848, juillet 1853 et avril 1857. Rien à voir avec le parcours d'Hervey de Saint-Denys, diplômé de l'École des langues orientales (où il est entré en 1841), commissaire général pour l'Empire chinois à l'exposition universelle de Paris en 1867, chevalier de la Légion d'honneur en 1868, membre de la Société d'Ethnographie à partir de 1869. Il sera plus tard professeur de chinois et de tartaro-mandchou au collège de France, à partir de 1874. Parmi ses très nombreuses publications sur le chinois, la Chine et l'Orient, il ne fait pas de doute que la parution de son livre sur le rêve en 1867 est une oeuvre ponctuelle qui fait exception. D'un côté il s'agit d'une publication anonyme et de l'autre d'un essai très personnel où l'auteur revient à l'âge mûr sur des cahiers de jeunesse dans lesquels il avait noté et illustré ses rêves. Il s'agit d'un ouvrage populaire, comme on le voit aux succès de ses rééditions et traductions, de même qu'à la place qu'on accorde à ses théories dans les ouvrages sur le rêve. Il suffit pourtant de le lire pour comprendre que les récits de l'auteur, au sujet de ses rêves et dans ces rêves, tournent au roman d'aventures fantastiques.

      Rien de tel dans la thèse d'Alfred Maury qui d'ailleurs s'intéresse moins aux rêves et à leur contenu qu'à leur formation, à leur genèse, depuis les images hynagogiques de l'endormissement. À partir de là, il étudie le fonctionnement morbide de l'intelligence dans le sommeil, tel qu'il le comprend à la lumière de la médecine psychologique de son temps. Aussi plus de la moitié de son livre, la seconde partie, est-elle consacrée à des comparaisons systématiques avec les diverses maladies et déficiences mentales. Voilà qui n'était pas pour plaire au naïf et d'autant plus sympathique Hervey de Saint-Denys qui ne voit dans les rêves que de charmantes, merveilleuses et très raisonnables aventures nocturnes, où domine le tout simple phénomène de l'automatique association libre des idées et des sentiments. Si ces deux conceptions sont diamétralement opposées, les observations sont justes, sauf bien entendu le rêve conscient ou lucide selon Hervey de Saint-Denys, persuadé de pouvoir « diriger » ses rêves à sa guise, avec un peu de concentration et de pratique. Il aurait expérimenté diverses possibilités « narratives » au cours du déroulement de ses rêves ! (se jeter par une fenêtre, tourner à droite et non à gauche dans un itinéraire, prendre un soin très particulier à noter quelque détail, etc.), à commencer par le fait tout élémentaire de se fermer les yeux sur une scène pour la faire disparaître au « regard de l'esprit » — on n'y avait pas pensé avant lui, certainement, et personne n'a depuis prétendu réaliser à nouveau un tel exploit qui illustre pourtant de manière caricaturale la candide « théorie » du fameux rêve lucide. On ne reviendra pas sur ces naïvetés, et ce ne sera pas nécessaire, lorsqu'il aura été établi par principe que le rêve conscient ou lucide est impossible. Il n'empêche que, passionné par ses rêves, même pour ces mauvaises raisons, c'est pourtant Hervey de Saint-Denys qui les note et les décrit le mieux.

7.1.1  Alfred Maury

      On peut illustrer rapidement les notations d'Alfred Maury. Le premier exemple, qui compte pour deux, est pris du chapitre 6, « Des analogies du rêve et de l'aliénation mentale », dont la thèse principale est d'établir que les rêves ont pour origine les images hypnagogiques de l'endormissement, exactement de même que les aliénistes, dit-il, expliquent le discours de leurs patients comme une série de dérives chaque fois relancées par une nouvelle hallucination.

      Voici une observation qui m'autorise à croire que l'hallucination du sommeil est identique avec l'hallucination hypnagogique, et que c'est elle qui conduit souvent le rêve et produit ses incohérences. Il y a quelques années, avant de m'endormir, j'eus à plusieurs reprises, lorsque mes yeux étaient fermés, la vue d'une sorte de chauve-souris, aux ailes verdâtres et à la tête rouge et grimaçante. Il est inutile d'ajouter que je ne m'étais nullement occupé d'un animal fantastique de telle sorte, et qu'une semblable hallucination était toute spontanée. À cette vision en succédèrent d'autres, que j'ai oubliées, puis celle d'un paysage qui représentait, je crois, une vue des Pyrénées, dont le souvenir n'était pas très lointain dans mon esprit. Je me suis fort bien rappelé cette dernière hallucination, parce qu'à ce moment on apporta de la lumière dans ma chambre; j'ouvris les yeux, redevins tout à fait conscient de moi-même, et m'aperçus de la disparition de mon chimérique paysage. Une heure après, je fus réveillé d'un sommeil réel, et le songe que j'avais eu se présenta alors très nettement à mon esprit. Dans je ne sais quel château, une chauve-souris analogue à celle dont je viens de parler m'avait apparu; puis une pierre était tombée de l'édifice en ruine, et, [131] à travers l'ouverture d'une sorte de mâchicoulis, j'avais contemplé un paysage tout semblable à celui qui avait terminé le cours de mes hallucinations avant mon premier sommeil.

      Ainsi, les deux hallucinations hypnagogiques s'étaient reproduites en rêves, dans le même ordre relatif; elles avaient appelé chacune un cortège d'idées associées dans mon esprit aux images dont elles se composaient. Une chauve-souris m'avait fait penser à un vieil édifice en ruine, où ces animaux se logent d'ordinaire, à un vieux château à mâchicoulis; puis j'avais choisi pour fond du tableau mon paysage fantastique ou pyrénéen.

—— Alfred Maury, le Sommeil et les rêves, Paris, Didier, 1861, 1862, 1865, puis 4e éd. refaite et augmentée en 1878, p. 130-131.

Le découpage narratif de cet exemple présente une suite d'images, puis un rêve (c'est-à-dire une suite d'événements), qui ont tous deux la même structure narrative et correspondent au modèle théorique du récit de rêve. La suite de visions a la forme suivante :

Sv = [V1] + Vx + Vy + Vz... + Vi + [Vf].


Vx Vision d'« une sorte de chauve-souris, aux ailes verdâtres et à la tête rouge et grimaçante ».
Vy [D'autres visions suivent que Maury a oubliées].
Vi Enfin, apparaît un paysage représentant vraisemblablement les Pyrénées.


Le rêve, que Maury suppose construit à partir de ces hallucinations, en dérivant, raconte une « histoire » qui obéit aux caractéristiques de l'histoire rêvée, avec même sa situation de départ (Sd), symptomatique de la résistance au modèle aléatoire. C'est histoire minimale suivante.


Sd Alfred Maury se trouve dans un château en ruine
Ex où il aperçoit une chauve-souris bizarre;
Ey une pierre tombe de l'édifice et donne une ouverture en forme de mâchicoulis
Ei d'où Maury découvre un fantastique paysage des Pyrénées.


      L'intérêt de cette réalisation est précisément qu'Alfred Maury reprend l'essentiel du rappel de rêve, produisant en quelque sorte l'histoire la moins narrative qui soit. Il illustre ainsi de manière exemplaire la narration du rêveur au réveil. Ces traits caractérisent implicitement les hallucinations hypnagogiques présentées tout au long du chapitre 4 (« Des hallucinations hypnagogiques », p. 55-70). En revanche, contradictoirement, on ne les retrouvent jamais dans les rares récits de rêve proprement dits que l'on trouve dans l'ouvrage (les trois derniers du chap. 5, p. 117-118, 121 et 122; celui de la châsse de l'église sainte Geneviève, note H, p. 462-363; les 24 récits très souvent fragmentaires du chapitre 6 dont on vient de lire le premier et dont on lira maintenant le troisième).

      Bref, Maury est un bon observateur de l'endormissement et il décrit fort bien les supposés « mécanismes psychologiques » du rêve, mais il ne sait pas bien en rendre compte dans le récit de ses rêves. Pour l'illustrer, second exemple, on peut maintenant laisser de côté les hallucinations qui vont produire le rêve du dîner au restaurant (assignats, salsifis et douleur à l'estomac), le troisième récit de rêve du chapitre 6.

J'avais rêvé que j'étais dans un restaurant où l'on m'avait servi à dîner. La vue de la table à laquelle j'étais assis en rêve demeurait fortement gravée dans mon esprit. Je me rappelais surtout une tranche de melon que j'avais trouvée très froide, et qui avait pesé sur mon estomac. Lorsque j'avais voulu payer au comptoir, le garçon du restaurant s'était retourné vers un grand tableau suspendu à la muraille, d'un aspect très brillant, analogue à celui de mes assignats fantastiques [une des images hypnagogiques de l'endormissement], et où se trouvaient inscrits les différents objets de consommation avec le prix. Il fit l'addition, et me répondit que j'avais [133] 35 francs à payer. Je me récriais sur l'énormité du prix; je demandais la raison pour laquelle j'étais taxé d'une manière si exorbitante : « c'est, répondit le garçon, afin d'éviter que vous ne soyez volé ! Notre restaurant surélève ses prix comme garantie pour les familles ». — Je ne comprenais pas, on le devine, une pareille explication, et m'adressai à la maîtresse du restaurant, dont la figure me rappelait celle d'une personne que j'avais récemment rencontrée. Je ne pus obtenir aucune réduction, et je dus fouiller à ma bourse; il ne s'y trouva que quelques pièces d'un franc, toutes récemment frappées, et dont l'aspect brillant ne fatiguait pas moins mes yeux que le tableau placé près du comptoir. Notez que dans la journée même j'avais plusieurs fois compté la monnaie de ma bourse, qui renfermait précisément des pièces d'un franc toutes neuves et au millésime de 1861. J'eus beau chercher, je ne pus découvrir les 35 francs réclamés, c'est à peine si j'avais neuf francs; mais je trouvai, au fond de l'escarcelle, un paquet de salsifis portant comme des marques du contrôle de la monnaie. « Voilà, dis-je au garçon, des assignats que M. V. m'a donnés en paiement pour la valeur de 15 francs, et que vous accepterez sans doute, car ils ont cours à la banque de Seine-et-Oise ». Le garçon fait des difficultés, refuse cette singulière monnaie, que n'accueille pas davantage la maîtresse du restaurant. J'en suis réduit à donner mon adresse; j'explique pourquoi je me trouvais sans argent, et j'étais en proie à une vive contrariété, quand une rafale vint m'éveiller.

—— le Sommeil et les rêves, p. 132-133.


Si  Maury dîne au restaurant.
E1  Il est particulièrement mécontent d'une tranche de melon trop froide qui lui reste sur l'estomac.
E2  Au moment de régler l'addition au comptoir, le garçon calcule le coût du repas à partir de l'ardoise gigantesque accrochée au mur (le tableau très brillant aveugle Maury) et aboutit à la somme extravagante de 35 francs.
E3  Comme Maury proteste, le garçon explique que, si les prix du restaurant sont si élevés, c'est précisément pour que les clients soient démesurément taxés, pour ne pas être volés, et cela pour le bien des familles.
E4  Maury proteste encore plus fort et prend à témoin la maîtresse du restaurant, qui ne réagit pas.
E5  Maury se résout alors à fouiller sa bourse où il ne trouve que des pièces d'un franc (et, toutes neuves, elles l'aveuglent autant que le tableau), neuf tout au plus.
E6  C'est alors que Maury aperçoit au fond de son escarcelle un paquet de salsifis : les légumes sont frappés du sceau de la Monnaie.
E7  Le client explique alors tranquillement au garçon que ces salsifis jouent le rôle de monnaie, un certain monsieur V. les lui ayant donnés pour représenter la somme de 15 francs et le tout a cours légal sur la banque de Seine-et-Oise.
E8  Le garçon, puis l'hôtesse refusent cette « singulière monnaie ».
E9  Alors voilà Maury, de très mauvaise humeur, à donner son adresse, à expliquer pourquoi il se trouve sans argent.



      L'histoire événementielle, des plus régulières, s'arrête brusquement, mais contrairement aux apparences, ce n'est pas une histoire incomplète, mais inachevée. D'ailleurs le dernier événement tient lieu de situation finale (Sf) précisément parce que la situation initiale (Si), qui a évolué jusque-là, préside à tout le déroulement de l'histoire qui raconte avec une logique implacable les suites malheureuses d'un dîner au restaurant. Rien ici ne correspond à la structure événementielle de l'histoire rêvée. — Oublions les éléments incriminants préalables à l'étude narrative, soit l'invraisemblable jeu « logique » sur des éléments manifestement, trop manifestement, « oniriques ». Ni cette logique, ni cet onirisme n'ont aucune chance de se retrouver dans un rêve.

      Conclusion : Alfred Maury aura été un remarquable observateur de la mise en place non pas du rêve, mais bien du récit de rêve, au réveil (alors pourtant qu'il n'en rend pas bien compte). En effet, s'il s'endort avec quelques fortes images dont il est très conscient, les images hypnagogiques qui préludent au sommeil, il se réveille parfois tout simplement avec elles. Les rares récits de rêve qu'il en produit alors sont des constructions narratives de la pensée bien éveillée, fort éloignées de l'histoire rêvée.

7.1.2  Hervey de Saint-Denys

      Tel n'est pas le cas du marquis Marie-Jean-Léon d'Hervey de Saint-Denys qu'on désignera ici sous le nom d'Hervey, sans sa particule. Contrairement à Maury, Hervey ne s'intéresse ni à la production ni même à la nature psychologique du rêve. C'est son contenu qui le passionne. Ce qui ne l'empêche pas de reprendre très correctement l'essentiel de la description de Maury, depuis les images hypnagogiques de l'endormissement jusqu'à ce que l'on considère alors comme la lancée du rêve — ce qui correspond pour lui aux dix premières minutes du sommeil (cf. le premier et l'ouverture du dernier chapitre de la troisième partie, 3.1, p. 223-236, et 3.8, p. 341-344).

      Un mot d'abord sur le corpus d'Hervey. Au moment où le marquis publie anonymement (p. 287) son ouvrage, le savant orientaliste, spécialiste de la langue et de la culture chinoise, a déjà derrière lui six publications et autant d'ouvrages suivront, sans compter ses très nombreuses interventions auprès des sociétés savantes. Ces travaux d'un incontestable lettré n'ont toutefois rien à voir avec les publications médicales ayant accompagné le livre de Maury. Bien au contraire, Hervey est un fabuleux amateur. Depuis l'âge de treize (p. 67) ou quatorze ans (p. 58), il a tenu un journal de 1946 nuits de rêves, autant d'entrées qui tenaient en 22 cahiers illustrés de dessins en couleur. À remarquer, en passant, que l'on cherche encore ces cahiers qui auraient pourtant valu une fortune à ses héritiers; ils n'ont jamais été retrouvés. Après sa 179e nuit ou notation, Hervey ne trouve plus de nuit sans rêve, de sorte que si ses notations sont quotidiennes et systématiques, il suit que le journal enregistre ses rêves sur près de cinq ans (4,90 années) et c'est exactement ce qu'il dit. Le journal est donc un ouvrage de jeunesse, tenu de 14 à 18 ans.

      Mille neuf cent quarante-six (1946) notations de rêves (p. 67), cela ne correspond en fait, dans l'ouvrage, qu'à une vingtaine (exactement 20) évocations de rêves (dont on n'a que le sujet) ou parfois (cinq fois) de groupes de rêves (de 5 à 20); et pas plus d'une centaine de récits de rêves, 85 petits récits et 32 « histoire suivies ». Les 85 fragments correspondent à des descriptions ou à de brefs récits mettant en situation un fait, une ou deux actions (qui généralement ne changent pas la situation), à la rigueur un ou deux événements, la plupart du temps constitués de scènes. Mais généralement, ces 85 petits rappels de rêve correspondent vraiment au modèle du récit de rêve mis en place par la grammaire narrative. Ce sont pour le moins un ou des fragments de l'histoire rêvée d'où ils ont été extraits.

      Par ailleurs, les 32 histoires suivies, comme les désigne Hervey, et plus globalement le corpus des 117 rappels de rêves de l'ouvrage (si on laisse de côté les vingt évocations de rêve) représentent trois réalisations narratives extrêmement significatives. La première et la plus importante pour notre propos est tout simplement la consignation brute de l'histoire rêvée, avec plusieurs de ses caractéristiques. La seconde, et la plus intéressante du point de vue de l'étude narrative, regroupe toutes les formes d'aberrations où Hervey raconte ses « aventures » dans ses rêves (ou avec eux). Or, c'est au coeur des rêves suivies de cette sorte qu'on retrouve le strict modèle de l'histoire rêvée, le souvenir du rêve ayant manifestement résisté au narrateur des Rêves et les moyens de les diriger.

      En ce qui concerne la réalisation brute de l'histoire rêvée, il faut dire qu'Hervey en propose beaucoup plus qu'une « représentation », puisqu'il en produit une modélisation narrative. Je ne simplifie pas ses hypothèses fondamentales en disant que le rêve est pour lui la conjonction de deux opérations, la libre association mécanique des idées et sentiments d'un côté, l'intervention active des mécanismes de l'hallucination de l'autre, qu'il s'agisse de l'imagination, du raisonnement ou (et c'est pour lui l'essentiel, évidemment) de la « conscience ». Si une bonne centaine de rappels de rêves vont illustrer ces deux mécanismes tout au long de son ouvrage, il invente dès le début deux constructions narratives à titre d'exemple, d'abord le déroulement d'une rêverie en chemin de fer (p. 86-87), ensuite, encore plus fabuleux, tout un rêve à plusieurs issues, construit à la suite d'un autre et quelconque voyage en chemin de fer, et dont le sujet est un homme, vu d'un pont, qui risque de se noyer dans un fleuve (p. 188-189). Dans les deux cas, il faut oublier évidemment le jeu des « associations », puisqu'elles appartiennent par définition au niveau métanarratif (et elles sont ici du niveau métanarratif extradiégétique : d'autant qu'elles sont explicitement de pures inventions du narrateur). Le résultat est d'un parfait réalisme narratif : Hervey produit un récit de rêve comme personne encore ne l'avait peut-être fait avant lui (je rappelle que les Chants de Maldoror sont de 1869). Pas de situation initiale, ni de situation finale; enchaînement aléatoire de séquences d'événements aléatoires; et multiplication également aléatoire des configurations actantielles; le tout illustré par de très nettes rétroactions (histoire d'un voyageur, celle d'un spectateur de l'homme tombé dans le fleuve, d'un sauveteur heureux ou malheureux, puis un bal ou des funérailles).

      Un exemple éclaircira cette distinction.

      Je rêve d'abord, je suppose, que je voyage en chemin de fer; les sites que je traverse, les visages qui m'entourent, mille incidents puérils qui s'accomplissent ne captivent aucunement mon attention. Ce voyage en wagon a réveillé toutefois le souvenir d'une ville que j'ai visitée. Je m'y reporte, et me voilà sur un pont qui se montre couvert d'une foule agitée, par suite de quelque autre souvenir spontanément évoqué. Mais que peut regarder cette foule agglomérée sur l'un des parapets ? Un homme se serait-il jeté dans le fleuve ? des bateliers chercheraient-ils à le sauver ? — Ici, mon esprit, sans s'en douter, va prendre la direction du rêve qui l'occupe; il va commencer à provoquer lui-même la succession des tableaux qui se dérouleront devant lui; laissant bien encore quelque latitude à l'association des idées, mais ne lui permettant plus de passer brusquement d'un sujet à un autre, et de lui faire perdre ainsi de vue l'idée principale à laquelle il s'est attaché. Par cela même que la pensée d'un homme en danger de se noyer m'est venue, mon imagination n'a pas manqué de me représenter immédiatement des tableaux en rapport avec cette pensée. Tout ce que je me figurerai comme devant arriver; tous les incidents au-devant desquels mon esprit marchera de la même manière, soit qu'il les appelle ou les redoute, ne manqueront pas de se réaliser de même en tout point. Je vois un homme qui se débat dans l'eau, une barque qui s'approche de lui pour le secourir, un marinier armé d'une gaffe qui s'efforce de l'accrocher par ses vêtements, etc. Cette présidence de l'esprit sur le fond du rêve n'empêchant point d'ailleurs l'association libre des idées de fournir les détails, si j'ai jamais regardé quelque tableau représentant une scène analogue, l'homme qui se noie pourra bien ressembler à celui que le peintre avait figuré. Dans les costumes des assistants, dans l'aspect des maisons du rivage, dans une infinité de petits accessoires, les affiliations les plus singulières en apparence se manifesteront sans que j'en sois étonné. Que l'homme en péril, dont l'image est tirée d'un tableau, se trouve ressembler aussi à quelque personne de ma connaissance, il n'y aura rien de surprenant à ce que ce soit aussitôt cette personne qui captive mon attention. Tout cela n'empêche point mon imagination de poursuivre, en les suscitant elle-même, toutes les [189] péripéties du drame qui s'accomplit. Maintenant, s'il vient à me passer par l'esprit la crainte que la barque ne chavire, ou qu'un harpon ne blesse celui qu'on veut sauver, ces accidents se réaliseront très probablement avec la rapidité de la pensée. Si je suis, au contraire, une direction d'idées qui ait le sauvetage pour résultat, je pourrai me trouver tout à coup à côté du sauvé, le félicitant de tout coeur et lui serrant affectueusement la main. Lui ai-je donné déjà quelque poignée de main au milieu d'un bal, en le complimentant sur quelque heureux événement de famille ? Ce bal ressuscitera peut-être aux yeux de mon esprit sans autre transition. Je rêverai que je valse; l'association des idées s'engagera dans une tout autre voie, et mon esprit, cessant dès lors d'y apporter son attention dirigeante, les incidents les plus disparates pourront se succéder et s'emmêler de nouveau sans qu'aucune action suivie les domine, sans que je puisse découvrir, au réveil, comment ils se sont liés les uns aux autres, pourvu que j'aie perdu le souvenir du moindre chaînon.

      Remontons à l'une des phases de ce rêve : si, tandis que l'homme était dans l'eau, le cours de mes idées m'avait fait songer à le sauver moi-même, c'est moi qui me serais trouvé avoir la gaffe en main, c'est moi qui aurais blessé cette personne amie que je voulais sauver : peut-être même l'aurais-je tuée, si la crainte m'en était venue, puisque nous savons que redouter une image, en rêve, c'est le plus sûr moyen de l'évoquer. Alors, j'aurais pu me figurer la douleur de sa famille, je me serais senti suffoqué de larmes; et au lieu d'assister à un bal, comme dans l'autre combinaison, je me serais cru à l'enterrement du défunt au milieu d'une église tendue de noir. Enfin, si par un nouveau revirement d'idées, la mémoire m'avait subitement ramené au souvenir d'une tout autre personne, avec laquelle je me serais rencontré à quelque convoi, mais aussi dans quelque partie de plaisir, ce nouveau souvenir ravivé aurait brisé la trame dont l'esprit dirigeait le fil; le catafalque aurait disparu, d'autres décors auraient pris sa place, et l'esprit serait rentré dans son rôle passif indiqué plus haut.

      C'est ainsi que les phénomènes alternatifs d'activité et de passivité se manifestent. C'est ainsi que les images s'enchaînent et se succèdent dans les songes, c'est ainsi que les scènes et [190] les tableaux les plus disparates en apparence sont toujours étroitement liés par le principe de l'association des idées, quand aucune cause matérielle anormale ne vient les interrompre ou les modifier.

      Si la part des fibres cérébrales doit être faite, je dirai qu'elles sont comme les cordes du violon sous les doigts de l'artiste. Elles peuvent vibrer, elles peuvent donner un son, mais elles n'en sont pas moins elles-mêmes un instrument inerte, et le motif musical, c'est l'inspiration de l'artiste qui le produit.

      Et maintenant, pour revenir à l'origine même du rêve qui vient d'être succinctement analysé, si l'on demande comment fut amenée d'abord l'idée du voyage en chemin de fer, premier chaînon de la série d'impressions décrites, je répondrai...

—— Anonyme [Hervey de Saint-Denys], les Rêves et les moyens de les diriger, Paris, [Amyot, 1867], Claude Tchou, préface de Robert Desoille (coll. « Bibliothèque du merveilleux »), 1964, réimp. Éditions d'aujourd'hui, 1977, p. 188-190.

      Le premier « chaînon », c'est la première séquence. Si j'ai reproduit le texte jusqu'ici, c'est non seulement pour cette remarque, mais également pour le tout début de ce dernier alinéa qui parle du « rêve qui vient d'être analysé » : l'ouverture du récit était pourtant claire, « je rêve d'abord, je suppose », toute la suite impliquant qu'il s'agit d'une construction imaginaire. Cela dit, peu importe ! car ce lapsus me paraît très significatif du fait qu'Hervey confond non seulement le rêve et la réalité (l'éveil), mais sa pensée éveillée avec le rêve. Découpons donc cette rêverie.


Sq1 —— Hervey voyage en train, observant distraitement mille détails insignifiants

Sq2 —— Un inconnu dans un fleuve
Sd  Sur le pont d'une ville qu'il connaît,
E1  Hervey voit une foule rassemblée sur l'un des parapets :
E2  la cause en est qu'un homme risque la noyade dans le fleuve.
E3  Une barque s'approche et on tente d'agripper l'homme par ses vêtements.
E4  Malheureusement, l'homme est blessé, peut-être tué par la manoeuvre.

[...]

—— Sq2a + Sq3  Hervey tue un ami en tentant de le sauver
E3 bis  En fait, c'est Hervey qui était sur la barque et
E4 bis  malheureusement, il a tué avec la gaffe cet homme qu'il connaissait
E5  de sorte qu'il se retrouve à ses funérailles (Sq3).

—— Sq2b + Sq3a  Hervey félicite un ami qui vient d'échapper à la noyade
E4 ter  Sur le rivage, Hervey félicite cet ami qu'il avait reconnu.
E5 bis  Les deux hommes se serrent chaleureusement la main, comme au milieu d'un bal où ils se sont déjà rencontrés.

Sq4 —— Hervey valse, au milieu d'un bal...


      Inutile, je crois, de formaliser l'histoire du second degré (le niveau métanarratif) qui raconte la production de ce « rêve » et de ses possibilités : c'est un voyage ennuyant qui ne captive pas l'attention du rêveur; mais voilà le souvenir d'une ville déjà visitée (ainsi, en chemin de fer, doit-on supposer, si ce n'est par hasard); un « autre souvenir spontané » évoque alors une foule sur le pont déjà vu dans cette ville; etc. C'est l'histoire de la fabrication du rêve. Cela se trouve partout, évidemment, dans l'ouvrage d'Hervey, et c'est manifestement la clé de son succès : les aventures d'un formidable rêveur. Or, ses exploits les plus extraordinaires se trouvent dans les épisodes où le héros dort, rêve et combat l'hallucination pour prendre conscience qu'il rêve, de sorte que la plupart du temps, il se réveille volontairement... pour écrire son rêve ! Voici donc un exemple tout simple de cette situation narrativement pathologique où Hervey ne rêve pas, comme tout le monde parfois, qu'il rêve, mais bien qu'il dort, qu'il n'est donc pas éveillé, et que, par conséquent... il doit rêver, certainement — mineure, majeure et conclusion d'un fabuleux raisonnement.

      « Je subis la lourde influence d'une série de ces songes pénibles, durant lesquels on croit étouffer ou se trouver, du moins, dans des positions extrêmement désagréables. Mais j'ai le sentiment que je rêve, et sachant la difficulté que j'éprouve à me rendormir, je voudrais changer mon rêve sans me réveiller. Je tente plusieurs des moyens que j'ai indiqués pour arriver à ce résultat. Ils demeurent sans effet : les illusions douloureuses reviennent toujours. Je remarque alors que ma joue gauche me semble plus chaude que ma joue droite. J'en tire la conséquence que je suis très probablement couché sur le côté gauche, et que, si je parvenais à me retourner, la nature de mes visions serait peut-être modifiée. J'essaye alors de me coucher, dans mon rêve, sur le côté gauche, puis de me retourner sur le côté droit avec une certaine énergie de volonté, dans l'espoir que mes muscles exécuteront véritablement l'ordre donné, comme il arrive souvent dans les rêves où l'on gesticule ».

      La vérité m'oblige à dire que cette expérience ne fut pas heureuse, en ce sens que je me réveillai par suite d'un effort qui ne fut que trop réel; mais le raisonnement n'en était pas moins spécieux [= de bonne tenue, séduisant].

      Dans cette catégorie de rêve où l'on raisonne avec une certaine justesse...

—— Éditions d'aujourd'hui, 1977, p. 257.

Il s'agit encore, on le voit, d'un total renversement, en rêve, du sommeil et de l'éveil. Tout se passe comme si Hervey, dans son rêve, éveillé, « comprenait » qu'en fait il dormait et que, par conséquent, évidemment, il rêvait, il rêvait d'une réalité qui risquait de l'empêcher de dormir. Il « rêve » la réalité, que sa joue gauche est plus chaude que la droite, qu'il dort donc couché sur le côté gauche; alors, dans son rêve, il tente de se coucher sur ce mauvais côté gauche, afin, toujours en rêve, de se retourner, pour que dans la réalité cela se produise, pour ne pas se réveiller ! Si Descartes avait connu la technique, il s'en serait arrêté, réveillé, ou bien rendormi, à son premier songe.

      Je m'en tiens à cet exemple amusant, mais on trouvera facilement de très nombreux exemples de récits de rêve où l'histoire implique le rêveur et le dormeur, de sorte que deux caractéristiques narratives se prolongent l'une l'autre, soit d'abord tout simplement que le réveil fait partie de l'histoire (ce qui n'est jamais le cas d'aucun récit de rêve, bien entendu), particulièrement lorsqu'il est volontaire, ensuite parce que le raisonnement et la pensée du rêveur participent au rêve. Il s'agit alors d'aventures intellectuelles.

      On ne saurait douter qu'une bonne part du succès de l'ouvrage soit dû à ces traits romanesques. Or, contre toute attente, c'est au coeur de ces fabulations narratives qu'on retrouve la structure du récit de rêve, avec ses propriétés. En fait, on peut dire que toutes les histoires suivies de l'ouvrage (mettons 30 sur 32, car il faut écarter deux rêves rapportés, dont le « songe » du mathématicien en 3.5) correspondent à ce phénomène. Il suffit de « réduire » l'histoire à l'essentiel pour passer du récit d'aventure au rêve. En voici un exemple d'autant plus probant que les aventures sont aussi fantastiques que le récit de rêve est tout plat, réaliste.

      Relations de plusieurs rêves suivis, où l'on trouve l'application de quelques principes exposés dans ce volume, en ce qui concerne notamment les moyens d'appeler ou d'écarter certaines images et de s'observer soi-même en dormant. — « Je descends d'abord par une sorte d'escalier souterrain, je traverse une très vieille église, puis je me trouve à l'entrée d'un bal champêtre de paysans bretons. De là, en suivant une allée d'arbres touffus, je pénètre dans un autre jardin plus grand, ou plutôt dans un véritable village de jardins, c'est-à-dire dans un site où s'échelonnaient une infinité de petites maisons ayant chacune leur jardin enclos de murs et de haies, avec de petites rues en escalier pour y arriver. Je remarque une de ces maisons qui renfermait un pensionnat de jeunes filles, toutes gracieuses, toutes vêtues uniformément; elles se promenaient dans leur jardin dont la porte restait ouverte. Après les avoir regardées [358] un moment, je reviens sur mes pas par la même route; je traverse de nouveau le bal champêtre et la vieille église, et je me retrouve au bas de l'escalier souterrain par lequel j'étais descendu. J'ai de la peine, toutefois, à distinguer les premières marches, et je m'aperçois bien que je suis sur le point de me réveiller, les objets cessant d'être très nets et un certain sentiment des sensations réelles extérieures (lequel sentiment m'avait averti que je rêvais) augmentant peu à peu d'intensité. L'idée me vient d'essayer de retenir le sommeil par la fixité du regard et par une immobilité imaginaire, ainsi que maintes fois je l'avais déjà pratiqué. Je m'assieds donc au bas de l'escalier, je m'efforce de demeurer bien immobile, je fixe les yeux sur ma main droite, et j'attends pour savoir qui l'emportera du sommeil ou du réveil. Je sens alors passer en moi (et surtout le long de la colonne vertébrale) comme une ondulation magnétique, comme une sorte de frisson courant de haut en bas, qui m'engourdit progressivement et qui paraît m'alourdir la tête; quelque chose d'analogue à ce que produit un commencement d'ivresse. Bientôt, ma main sur laquelle j'avais fixé mes regards sans en distinguer d'abord parfaitement la couleur et la forme, m'apparaît, au contraire, de plus en plus vivement et nettement éclairée. Il semble que le soleil l'éclaire, illuminant aussi devant moi quelques pierres de la muraille dont les moindres détails redevenaient apparents. Je me hasarde à tourner la tête. Le corridor souterrain n'est pas moins bien éclairé. Je me lève, je veux essayer de recommencer la même promenade par le même chemin, pour vérifier jusqu'à quel point je pourrais revoir mentalement les mêmes choses, et les rêver par conséquent une seconde fois. Je traverse l'église comme précédemment, puis le même bal où je retrouve les mêmes paysans bretons et je m'engage dans la même allée d'arbres touffus. Chemin faisant, sachant parfaitement que je rêve, je pense aux idées de M. Maury; je me demande quel serait à son avis la portion de mon encéphale qui se maintient ainsi éveillée. Il faudrait bien, me disais-je, qu'il trouvât mon cerveau éveillé tout entier, car je me crois sincèrement en ce moment la plénitude de mes facultés intellectuelles, je sens que je puis raisonner et me souvenir. Ce que j'ai lu sur les théories matérialistes, et ce que je me propose de noter au sujet de ce rêve s'offrent très clairement [359] à mon esprit. Je fais même ce raisonnement que les images qui m'apparaissent, dans ce songe, ne me sont pas plus imposées que les images qui s'offrent réellement à mes yeux quand je suis éveillé; que je garde aussi bien mon libre arbitre de tourner à droite ou à gauche, de fixer mes yeux dans une direction ou dans une autre, etc., et enfin d'amener certaines scènes ou de provoquer certaines visions, suivant que je voudrai ou ne voudrai pas agir mentalement en conséquence. Exemple : si je veux briser une branche de ces arbres que je crois voir, elle m'apparaîtra brisée. Si je ne le veux pas, elle gardera aux yeux de mon esprit son apparence intacte. En quoi le rêve diffère-t-il ici, pour moi, de la réalité ? Je me souviens, je raisonne, je veux, je ne veux pas; je ne suis pas même le jouet de l'illusion qui me captive. Si les actes de ma volonté ne sont pas suivis d'efforts [= effets] réels, c'est uniquement parce que mes organes au lieu d'obéir réellement à ma pensée n'en font que le simulacre, mais le phénomène psychologique est le même. Ainsi serait une machine à tisser qu'on ferait fonctionner dans le vide. Je songe aussi que, dans cet état de rêve lucide où je me sens, ce serait évidemment la pensée qui appellerait le signe, l'image, et ferait exécuter le mouvement fibraire correspondant, s'il est indispensable; et non pas le signe, l'image, le mouvement fibraire qui imposeraient leur idée solidaire, ainsi que M. Maury le suppose. La fantaisie avait ici, comme la réalité, son libre arbitre, et l'initiative demeurait à ma volonté. Je raisonnais ainsi, tout en suivant l'allée qui devait me conduire au but de ma promenade imaginaire. J'arrivai au village des petits jardins; mais il me fut impossible d'y retrouver mon premier chemin. Égaré dans un labyrinthe de nouveaux sentiers, je cherchais à découvrir le pensionnat déjà visité, doublement curieux de voir s'il m'apparaîtrait encore malgré la fausse route que je venais de faire dans mes réminiscences. Mais je sentis le désengourdissement commencer, tandis que les images se décoloraient et devenaient confuses. En vain je m'efforçai de retenir une seconde fois le sommeil; je ne parvins qu'à le prolonger de quelques secondes. Une première sensation réelle se réveilla dans ma main droite; elle s'étendit rapidement à toute ma personne ». J'ouvris les yeux, je pris une plume, et j'écrivis immédiatement ceci.

—— Éditions d'aujourd'hui, 1977, p. 357-359. Le texte d'Hervey de Saint-Denys se termine en fait par le mot et la ponctuation « ceci : », mis pour « cela. », c'est-à-dire « ce qu'on vient de lire ». J'ajoute en conséquence la fermeture des guillemets à la fin de la phrase précédente, après le mot « ... personne ».

      Le découpage événementiel de cette histoire (ce sera H2) analyse une bonne dizaine d'événements d'un récit de rêve (H1) qui devait en comprendre cinq, soit cinq lieux, soit encore cinq tentatives de les parcourir.


1  Hervey descend un escalier souterrain, traverse une vieille église, puis un bal champêtre de paysans bretons, suit une allée d'arbres touffus jusqu'à un enchevêtrement de maisons ayant chacune son jardin, de sorte que l'ensemble donne l'impression d'un labyrinthe de jardins.
2  L'une de ces maisons est un pensionnat où le rêveur observe un moment les jeunes filles en uniforme qui se promènent dans leur jardin.
3  Hervey revient sur ses pas, remonte l'allée, traverse à nouveau le bal champêtre, l'église et se retrouve au pied de l'escalier.
4  À ce moment, les images du rêve perdent de leur netteté, des impressions extérieures commencent à prendre forme, de sorte qu'il se rend compte qu'il rêve.
5  Il décide de tenter de poursuivre son rêve.
6  Pour cela, il s'assoit sur la dernière marche de l'escalier, reste immobile et fixe attentivement sa main droite, attendant de voir si le sommeil ou le réveil l'emportera.
7  Et bientôt, il sent une « ondulation magnétique », particulièrement le long de sa colonne vertébrale, qui l'engourdit progressivement, alourdit sa tête comme dans un début d'ivresse et qui finalement l'endort à nouveau.
8  Il commence à voir nettement la forme et la couleur de sa main, comme si le soleil l'éclairait; il en est de même des pierres de la muraille qui est près de lui, et de l'escalier, derrière.
9  Il refait donc sa promenade : l'église, le bal des paysans bretons, puis l'allée.
— Chemin faisant, il s'interroge longuement sur son état dans ce « rêve lucide », où il possède toute ses facultés, et notamment la volonté de faire tout ce qu'il veut, contrairement aux prétentions des thèses « matérialistes » de Maury, dont il se moque; par exemple, il pourrait très bien briser une branche de l'un des arbres de l'allée qu'il suit à ce moment, comme il peut aussi n'en rien faire, ce qu'il fait ! Par ailleurs, la dissertation est fort technique : dans le rêve lucide, la volonté agit sur les images du mouvement (ou sur l'imagination) au lieu d'agir sur les mouvements du corps (ou dans la réalité), alors que Maury tente faussement de montrer l'inverse, à savoir que les images sont le produit involontaire de l'influx nerveux ou qu'elles sont imposées par ces influx. Tout ce discours fait explicitement partie de l'histoire, puisque le rêveur se propose de le rédiger au réveil.
10  Arrivé au labyrinthe de jardins, Hervey suit de mauvaises routes et s'égare.
— Alors qu'il s'interroge, à savoir s'il pourra retrouver le pensionnat de jeunes filles,
11  il sent le « désengourdissement » l'envahir et voit les images s'estomper.
12  Il tente en vain de repousser une seconde fois le réveil,
13  mais sent l'impression du toucher de sa main droite, première sensation de veille.
Sf  Il prend aussitôt la plume pour rédiger ce « rêve suivi » (qu'il transcrit dans son ouvrage, p. 357-359).


      Cette « situation finale » (impliquée par le discours métanarratif) fait apparaître une situation initiale implicite en regard de l'histoire rêvée (qui s'ouvre abruptement, sans situation de départ) : c'est celle du théoricien du rêve, du rêveur attentif à ses rêves précisément pour illustrer qu'il peut, dans une certaine mesure, les contrôler. La lancée de l'histoire d'aventure (H2), sa situation initiale, se formule donc comme suit, en tête du découpage événementiel qu'on vient de lire :


Si  Une nuit, le théoricien du rêve, Hervey de Saint-Denys, prend soudain conscience qu'il est en train de rêver.
1  Il rêve qu'il descend un escalier souterrain, etc.


On le voit, contrairement à l'une des règles fondamentales de la grammaire narrative du récit de rêve, l'histoire d'aventure onirique commence avec la proposition principale (« Hervey rêve que... ») et non avec sa subordonnée (« Hervey descend un escalier... »). Cette histoire d'aventures n'a donc rien à voir avec un rêve, une histoire rêvée. Pourtant, un rêve en est bien la source et le sujet. Or, ce rêve (H1) rappelé par l'histoire d'aventure (H2) répond rigoureusement, lui, aux propriétés narratives du récit de rêve. Réduit à sa seule trame diégétique, nous trouvons l'histoire suivante (H1).


1  Trajet suivant l'escalier d'un souterrain, traversant une église, puis un bal champêtre et débouchant finalement sur un labyrinthe de maisons ayant chacune son jardin.
2  Devant l'une de ces maisons, observation de jeunes pensionnaires dans leur jardin.
3  Retour au pied de l'escalier (donc, implicitement, la remontée de l'allée, la traversée du bal champêtre, puis de l'église).
4  Tentative de revoir le pensionnat, soit la traversée de l'église et du bal champêtre, puis la remontée de l'allée aux arbres touffus.
5  Égarement dans le labyrinthe des jardins, sans parvenir à retrouver le pensionnat.


      Voilà donc un aller et un retour, puis un nouvel aller, inachevé. Une « promenade » qui implique cinq lieux aléatoires (l'escalier d'un souterrain, une église, un bal champêtre, une allée aux arbres touffus et un village constituant un labyrinthe de jardins). Ce fond du récit correspond bien au modèle de l'histoire rêvée. Celle-ci se trouve en abîme dans le récit d'une histoire d'aventures intellectuelles, narration romanesque de l'écrivain, aventurier du rêve. Pour l'étude narrative, il apparaît qu'un récit de rêve (récit sommaire, H1) est entièrement réorganisé et réécrit (en une histoire d'aventures, H2) pour servir la démonstration « logique » du théoricien. Certes, cette reconstruction est d'une évidente naïveté, mais il n'en reste pas moins que voilà encore, dans son fond, une remarquable illustration du modèle de l'histoire rêvée, avec ses propriétés essentielles.

7.2  Freud/Foucault

      Nous voilà maintenant en « 1900 ». Et voici encore deux auteurs dont les ouvrages se chevauchent. Malheureusement, c'est Sigmund Freud (1856-1939) qui publie le premier, sans connaître encore l'ouvrage essentiel de Marcel Foucault (1865-1947). L'Interprétation des rêves de Freud, postdatée de 1900, est de 1899, tandis que la thèse complémentaire de Foucault, soutenue en Sorbonne, De somniis observationes et cogitationes, a paru en latin en 1901; le chapitre II est publié sous forme d'article dans la Revue philosophique en novembre 1904, alors que la thèse est développée dans le Rêve, études et observations en 1906 (Paris, Alcan, IV-304 p.). Dans ce livre, Foucault tient compte évidemment du travail de Freud, tandis que celui-ci, lorsqu'il prendra connaissance de la thèse de Foucault, ne pourra en profiter (ni dans les éditions suivantes de son livre, ni dans ses ouvrages ultérieurs), tout simplement parce que sa réflexion est alors trop avancée pour qu'il puisse revenir sur ce qui est en train de devenir, très rapidement, la psychanalyse.

7.2.1  Sigmund Freud

      La psychanalyse, on le sait, naît de l'« auto-analyse » de Freud (c'est-à-dire du travail qui conduit à son ouvrage, l'Interprétation des rêves) et de ses échanges avec Wilhelm Fliess. Dès après la parution de ce livre, le médecin et neurologue se fera le pédagogue d'une école de pensée de plus en plus prégnante. Du point de vue théorique, la présentation psychanalytique du rêve sera toujours plus rigide au fur et à mesure qu'elle servira d'illustration au fondement de la méthode, et cela dès Sur le rêve (1901), où Freud lui-même rédige un sommaire de sa thèse, jusqu'à l'Introduction à la psychanalyse (1916), en passant par de nombreuses applications. Ce sera la lecture de la Gradiva (1903) de W. Jensen en 1906, comme aussi les essais où le rêve est au coeur de l'analyse, s'agissant de psychanalyse, le rêve de l'Homme aux loups (1913, 1918), exemple parmi bien d'autres. Jamais toutefois Freud ne retrouvera le regard acéré qu'il portait sur le récit de rêve dans son ouvrage initial. La cause en est qu'il sera passé (c'est le futur antérieur) irrémédiablement du contenu manifeste au contenu latent du rêve.

      En regard de l'analyse de Marcel Foucault, contemporaine, il est certain que l'analyse (narrative) du récit de rêve est ici une très évidente régression. On va le voir dans un instant, Freud aura été un excellent observateur de ses rêves et en décrit avec beaucoup de pertinence les caractéristiques narratives. Mais là n'est pas son sujet. Il occupe, dans le domaine de l'étude narrative, la position de Claude Lévi-Strauss en regard de Vladimir Propp : l'histoire racontée n'est qu'un chemin qui mène aux significations profondes du récit. Freud est explicite sur ce point : « il ne faut pas tenir compte de l'enchaînement des parties du rêve; il faut considérer cet enchaînement comme une apparence sans valeur » (p. 382). L'objectif du médecin et du psychologue est d'utiliser le rêve pour mettre au jour les causes profondes, véritables, inconscientes, de nos comportements, particulièrement pour améliorer notre sort, pour corriger nos défauts ou guérir nos maladies. La remontée à l'inconscient, c'est l'analyse du rêve, la psychanalyse. Seul le rêveur peut réaliser cette « interprétation » de ses rêves, grâce à l'association libre, aidé, nécessairement aidé du médecin qui le forcera à faire face à l'« irréalité » de l'inconscient, fermement défendu par la censure et le surmoi.

      Le problème commence, et c'est justement la thèse fondatrice de la psychanalyse, lorsque Freud postule l'expression des instances psychologiques dans le rêve. C'est le « travail du rêve ». Du fait que le rêveur, avec l'aide de son psychanalyste, peut remonter aux refoulements de son inconscient grâce à l'association libre sur le matériel mnémonique du rêve, il ne suit évidemment pas que ces instances psychologiques, l'inconscient en particulier, s'« expriment » par le rêve. Il faut tout simplement renverser le modèle présenté par Freud dans l'Interprétation des rêves : le « travail du rêve », c'est en réalité le « travail du rêveur » au réveil. La condensation, le déplacement, la figuration et la très problématique « élaboration secondaire » (conçue simplement comme l'effacement des absurdités et incohérences propres à trahir le résultat des trois autres opérations) correspondent aux quatre mécanismes qui permettent au rêveur d'explorer ses instances psychiques : il débusque les failles du récit de rêve, il traduit ses figurations, déplace les significations insignifiantes et analyse en ses éléments pertinents les condensations. Il n'y a pas là de travail du rêve, car lorsque l'homme dort, son inconscient dort aussi. En revanche, il est évident que le patient trouvera plus vite et plus facilement les questions, les difficultés ou les problèmes psychologiques qu'il doit affronter (ses désirs inconscients et inavouables, par exemple) avec les souvenirs (forcément personnels !) venus de ses rêves plutôt qu'avec les rêves d'un tiers ou de n'importe quel récit ou discours qui ferait tout aussi bien l'affaire (le dernier film qu'il a vu, par exemple), particulièrement s'il est désordonné. Bref, il n'y a pas de « contenu latent » du rêve.

      Cela n'a pas empêché Freud d'être un excellent observateur du « contenu manifeste », c'est-à-dire du récit de rêve, et d'en proposer de remarquables rédactions, soit de ses propres rêves (dont au moins dix sont substantiels et analysés), de ceux de ses patients ou rapportés par ses collègues ou, plus rarement (car ceux-là sont sommaires), pris des études critiques. On trouve à la fin de sa thèse un « index des principaux rêves » : 125 en tout. Si Freud en a tiré la psychanalyse, la pertinence de son introspection ne fait pas de doute. Il faut dire qu'en 1899, il y a un bon siècle que les Occidentaux observent de mieux en mieux leurs rêves et savent en rendre compte. En effet, si l'on relit son ouvrage en étant attentif à la présentation du récit de rêve ou de son contenu manifeste, on voit vite que du premier chapitre, essentiel à ce sujet, jusqu'à la fin de l'ouvrage, Freud en décrit très bien les caractères. Certes, il ne pose jamais que le rêve correspond à une histoire, mais le « déroulement » qu'il en présente, dans sa nature et sa matière, rejoint les résultats de l'étude narrative. Le fin mot, ici, il faut le dire, c'est l'absurde, l'absurdité, de sorte que le rêve est, dans son immédiateté, incompréhensible et doit donc être « interprété » (d'où le titre de l'ouvrage en français). Autrement, toutes les caractéristiques narratives du récit se trouvent fort bien exposées : le récit de rêve est le plus souvent incertain (le rêve n'est connu qu'à son souvenir, sans aucun contrôle objectif, avec le sentiment très vif qu'il est lacunaire, vite oublié ou, pire encore, déformé), le récit en est retouché (on se méfie des rêves trop bien ordonnés, ils peuvent avoir été refaits au réveil, d'autant que c'est la tendance de l'esprit de mettre de l'ordre), le récit est très souvent inégal (souvenirs perdus, le rêve est lacunaire ou fragmentaire; imprécis, les récits multipliant les alternatives; avec surtout des parties d'inégales intensités), le récit est généralement court, laconique, sauf en situation d'analyse — d'où la longueur exceptionnelle (de 15 à 30 lignes) des rêves autobiographiques de Freud. L'important est qu'on ne trouve jamais, dans l'ouvrage inaugural de Freud, aucune remarque sur le contenu manifeste du rêve qui contrevient le moindrement aux résultats de l'étude narrative, sauf la notion d'« absurdité ». Or, non seulement le jugement s'explique-t-il en psychanalyse (l'absurdité, il faudrait inventer le néologisme « absurdisation », est même un procédé du travail du rêve qui découle particulièrement de l'agglomération), mais bien plus encore tout simplement en psychologie où l'on imagine une « logique onirique » pour rendre compte des caractères aléatoires des éléments du produit narratif ou de leurs règles d'enchaînement. C'est la première résistance de l'instinct de narration.

      De façon générale, les rêves présentés dans l'ouvrage, dès qu'ils sont le moindrement étudiés, le sont selon un schéma discursif précis et explicite : on trouve d'abord l'exposé du « récit préparatoire » qui est une synthèse des éléments, des faits ou plus rarement des événements qui se sont produits ou rencontrés la veille du rêve (ou dans les jours précédents) et qui s'y retrouverons, comme aussi, bien entendu, la présentation des personnages impliqués; suit le récit de rêve proprement dit, en italique; puis viendra l'« analyse ». Du point de vue de l'étude narrative, cela a pour effet d'isoler dans le récit préparatoire les notations métanarratives (du rêveur et/ou du narrateur) qui viennent trop souvent brouiller les récits de rêve, où elles n'ont évidemment rien à faire, car beaucoup de rêveurs ou même des psychologues voient dans ces souvenirs immédiats des causes, voire des explications des rêves. En dissociant le récit préparatoire et le récit de rêve, Freud fait une narration à double volet d'excellente méthodologie : le lecteur du « récit de rêve » est en quelque sorte placé en situation autobiographique sans les interférences métadiégétiques qui autrement orientent et perturbent la narration.

      Voici le découpage événementiel du rêve qui lance l'analyse de Freud, le « Rêve du 23-24 juillet 1895 ». Il s'agit du premier rêve autobiographique; il soutient l'exposé méthodologique du chapitre 3 de l'ouvrage, s'agissant précisément d'un exemple d'analyse. Le rêve est désigné comme le « rêve de l'injection faite à Irma » (p. 149) ou le « rêve d'Irma », dans l'index (p. 557). Après la situation de départ (Sd), il s'analyse en une suite de dix-sept événements qu'on divise facilement en trois séquences. Irma est une patiente de Freud, amie de sa famille; Otto, un jeune médecin de ses amis; Léopold, un collègue médecin; le Dr M., un médecin reconnu et apprécié des trois autres (leurs rapports interpersonnels prendront une place importante dans l'analyse, mais n'apparaissent pas autrement dans le contenu manifeste du rêve).


L'injection faite à Irma

Sd  La famille de Freud reçoit de nombreux invités dans un grand hall.

Sq1 —— La consultation de Freud
1  Freud prend Irma à part pour lui reprocher de ne pas avoir accepté sa solution :
2  les douleurs qu'elle ressent encore sont donc entièrement de sa faute;
3  elle se plaint en effet de douleurs atroces à la gorge, à l'estomac, au ventre.
4  Freud a peur d'avoir laissé échapper des symptômes de maladies organiques;
5  la regardant mieux, il lui trouve en effet l'air pâle et bouffi.

Sq2 —— L'auscultation de Freud
6  Freud l'amène près de la fenêtre pour procéder à l'examen de la gorge.
7  Inexplicablement, Irma manifeste la résistance de ceux qui portent un dentier.
8  Lorsqu'elle ouvre enfin grand la bouche,
9  elle montre une large tache blanche à droite et, [à gauche] des excroissances en spirales qui ont la forme d'ailes du nez, avec des croûtes blanchâtres.

Sq3 —— La consultation et l'auscultation des confrères
10  À la demande de Freud, le Dr M., pâle (sans barbe et boiteux), vient à son tour examiner la gorge d'Irma.
11  Otto et Léopold sont là aussi.
12  Le second examine Irma à nouveau, la percutant par-dessus ses vêtements.
13  Il confirme les excroissances de la gorge (« matité à la base gauche ») et
14  désigne, sous le vêtement, une région infectée sur la peau, à l'épaule gauche.
15  Le Dr M. confirme aussitôt qu'il s'agit bien d'une infection,
16  ajoutant que la dysenterie ne manquera pas de s'y ajouter pour l'éliminer.
17  Tous connaissent instinctivement la cause de l'infection :
— Otto a récemment fait à Irma qui se sentait souffrante une injection (difficile à faire, avec une seringue qui n'était probablement pas propre) de propyle, propylène... acide propionique... « triméthylamine ».
— Freud en voit la formule en gros caractères.


      Si l'on relit le texte de Freud (l'Interprétation des rêves [1899], trad. I. Meyerson, révisée par D. Berger, Paris, P.U.F., 1971, p. 98-112, « rêve du 23-24 juillet 1895 », p. 99-100), on verra que le découpage que j'en propose ne tient pas compte de quelques obscurités qui viennent soit du vocabulaire technique, soit encore de la traduction française du texte allemand. Pour la compréhension littérale de l'histoire, il faudrait probablement rejeter dans le récit préparatoire le fait que le Dr M. apparaisse métamorphosé dans le rêve (le docteur est rasé et boiteux, il n'« apparaît » pas ainsi). La situation qui ouvre l'histoire, soit la réception des Freud, n'est pas une situation initiale (Si) : c'est une situation de départ (Sd) qui non seulement n'évoluera pas, ni ne sera rappelée, mais qui est la première marque de l'aléatoire. L'aléatoire : sur ce point, on pourrait s'amuser (je l'ai fait avec une table de hasard) à classer les 17 événements dans un tout autre ordre (surtout si l'on respecte leur situation dans chacune des trois séquences) et on produira une histoire tout aussi vraisemblable — ou invraisemblable (Ex + Ey + Ez). Si le déroulement événementiel paraît aller de soi, c'est que le récit l'a ainsi fabriqué. On le voit clairement au tout « dernier » événement qui donne son « nom » ou son « titre » au récit : il ne s'agit pas en fait du dernier événement d'une série (En), mais bien d'un événement qui se trouve à la fin d'une série de longueur indéterminée (l'événement Ei) sur lequel l'histoire s'arrête abruptement, sans conduire à aucune situation finale (Sf). En dépit des apparences (car l'histoire étant maintenant connue), personne ne saurait la raconter comme l'a fait Freud, restant aussi près de l'histoire qu'il avait rêvée : au contraire, dès le départ, tout serait organisé en fonction de l'injection d'Otto et conduirait au diagnostic fabuleux du Dr M. et aux effets de la piqûre sur la pauvre Irma. Le rôle de Freud, dans cette histoire, serait alors bien secondaire; ce serait l'histoire Hi construite sur l'événement Ei. Justement, le phénomène narratif de la rétroaction dans le récit de rêve est ici très bien illustré et à plusieurs reprises dans le déroulement événementiel. Soit l'événement E5 qui réorganise l'histoire jusque-là, qui devient l'histoire H5.


H5  Le Dr Freud a peur d'avoir commis une faute professionnelle

1  Le Dr Freud traite difficilement Irma, une jeune femme victime d'hystérie;
2  le traitement est interrompu, avec les vacances, lorsque Freud a découvert l'explication de ses symptômes, interprétation que la jeune femme n'accepte pas, comme elle le lui a écrit.
3  Freud a l'occasion de lui reprocher son attitude lors d'une grande réception que donne sa famille.
4  Mais comme elle se plaint de douleurs atroces à la gorge, à l'estomac et au ventre,
5  Freud a peur d'avoir mal diagnostiqué sa maladie, négligeant des symptômes physiologiques.
[Sf] Il va donc procéder à son auscultation.


      Enfin, il faut encore souligner deux traits narratifs de l'histoire rêvée qui s'illustrent fort bien ici, soit l'articulation des séquences événementielles et le déroulement aléatoire des structures actantielles. Les deux premières séquences sont d'abord spatiales : on passe d'un lieu à l'écart des autres convives à l'embrasure d'une fenêtre; mais les deux séquences sont également marquées par une inversion actantielle : Irma consulte (A1a), puis Freud ausculte (A1b), de sorte que le rapport interpersonnel s'inverse largement. La troisième séquence met en place une toute nouvelle configuration actantielle (A2) où les personnages apparaissent aléatoirement les uns après les autres (le Dr M., puis abruptement Otto et Léopold), Freud disparaît de l'action, tout comme Irma qui n'est plus qu'un objet d'analyse, victime des effet d'une malheureuse injection.

      Ce ne sont pas seulement les structures événementielles et actantielles qui caractérisent cette histoire, mais également leurs éléments et leurs attributs. C'est d'un côté le caractère très quotidien, ordinaire, banal des faits rapportés et leur mise en situation surprenante, inattendue et bien entendu impossible. Ces deux caractéristiques concomitantes (disons le caractère irréel de faits trop réalistes) ne tiennent pas à l'histoire de rêve, mais à la manière avec laquelle elle est racontée et c'est encore un résultat de la narration aléatoire. Une réception familiale, une thérapie suspendue; symptômes, consultation, série d'auscultations, diagnostic et injection, on ne trouvera rien là qui ne soit pas très familier dans la vie de Freud. En revanche, quelques-uns des événements de l'histoire, même pris individuellement (hors de la chaîne narrative aléatoire), et plusieurs de leurs éléments aussi, sont surprenants, loufoques ou impossibles, surréalistes : la jeune Irma se comporte comme si elle portait un dentier, à la grande surprise de son psychiatre; l'interrogatoire médical et surtout les auscultations répétées, dans l'embrasure d'une fenêtre, au cours d'une réception; et plus encore la percussion par-dessus les vêtements; les symptômes d'Irma, notamment à la gorge, avec l'infiltration de l'infection de la peau de l'épaule gauche; le diagnostic doublé d'un pronostique de dysenterie qui résorbera une infection; la simple possibilité que le jeune Dr Otto puisse utiliser des seringues mal stérilisées; et pour finir le fabuleux cocktail de l'injection (de propyle à triméthylamine !), tout cela relèverait du comique, et de l'humour absurde, n'était la rigoureuse objectivité de la narration. Le tout, d'ailleurs, correspond à l'exposé du diagnostic médical : il s'agit du sommaire qu'on attend des registres du médecin, sommaire médical qui serait ici un très 'pataphysique diagnostique du Dr Ubu ! Et pour finir, il faut encore insister sur le fait remarquable que le texte de Freud ne présente pas le moindre trait « onirique ». Et le rêve, en effet, n'est jamais un conte de fées, en dehors des fabulations fantastiques, merveilleuses et poétiques. Et tel n'est jamais le cas des rêves présentés, racontés et analysés par Freud dans son ouvrage.

      En « 1900 », entre plusieurs des strophes des Chants de Maldoror de Lautréamont (1869) d'Isidore Ducasse et le « rêve de Jean Santeuil » (1900) réécrit dans le « rêve de Swann » (1913) de Marcel Proust dans le premier volume de la Recherche, Sigmund Freud aura été un grand écrivain, comme eux sensible à ses rêves et capable de les représenter dans une narration dorénavant très proche des « histoires rêvées » chaque nuit, nuit après nuit. Comme on va le voir tout de suite, Marcel Foucault aura su au même moment prolonger de manière décisive l'analyse du « récit de rêve », après Maury et Hervey, mieux encore que Freud qui ne s'y intéressait pas; mais celui-ci est sans conteste le psychologue qui aura su le mieux les produire ou les reproduire. Il faudra attendre Jacques Montangero, ce sera un siècle plus tard, pour que les psychologues mettent en place des techniques propres à remplacer le génie narratif et introspectif des grands écrivains.

7.2.2  Marcel Foucault

      Il est donc vraiment dommage que Sigmund Freud n'ait pas lu le livre de Marcel Foucault avant de tirer ses conclusions. Pourquoi ? Parce que Freud se serait peut-être vraiment intéressé au rêve ! Au lieu de cela, répétons-le, il l'a utilisé d'abord pour étudier tout autre chose, la psychologie humaine et ses diverses instances, pour ensuite s'en servir dans la séance de psychanalyse, en particulier pour l'exploration de l'inconscient de ses patients.

      Marcel Foucault (1865-1947) obtient l'agrégation de philosophie en 1891, tandis qu'il enseigne au lycée de Nevers. En 1901, il soutient sa thèse de doctorat à la Sorbonne sur la psychophysique, plus précisément sur la psychophysique de Fechner. L'ouvrage est aussitôt publié (la Psychophysique, Paris, Félix Alcan, 1901, 492 p.). Foucault entrera à l'Université de Montpellier en 1905 où, à la chaire de philosophie, il commencera à développer ses travaux de psychologie expérimentale. À partir de 1910, il entreprendra de mettre en place l'un des deux premiers laboratoires de psychologie expérimentale en France. Dès lors, ses livres et ses articles seront très nombreux, travaillant particulièrement aux méthodes de mesure de l'intelligence chez les adolescents et les jeunes adultes (cf. Jean-Paul Laurens et René Baldy, « Dossier Marcel Foucault », UPV, 2004). Après sa thèse de doctorat principale, c'est sa thèse complémentaire sur le rêve, également soutenue en 1901, qui sera l'objet de son second livre. Il s'intitule très sobrement et très correctement le Rêve : études et observations (Paris, Alcan, 1906). C'est probablement parce qu'il ne poursuivra pas ses recherches sur le rêve qu'on ne trouve pas, aujourd'hui, de travaux de psychologie sur le rêve qui tiennent compte de son livre (il ne figure pas à la bibliographie de Jacques Montangero dont l'ouvrage est rédigé en français, tandis que le livre de Foucault n'a pas encore été traduit en anglais). L'ouvrage se trouve en bibliographie du livre de Freud dans ses rééditions, mais son utilisation se limite à une référence en bas de page (p. 436) et à une assimilation tout à fait incorrecte à la théorie de Goblo : tous deux, dit Freud, « mettent sur le compte de l'activité de veille la faculté de fabriquer le rêve avec les pensées apparues au cours du sommeil » (p. 428). Il s'agit d'un raccourci, notamment parce qu'il ne distingue pas le rêve et son rappel, qui sont pour Foucault deux opérations contradictoires, mais complémentaires dans la production du récit de rêve.

      En réalité, Marcel Foucault produit d'abord une analyse narrative du récit de rêve : il s'agit évidemment d'une étude des rappels du rêve au réveil, dont il dégage les propriétés et les caractères en regard de ceux du rêve. Ensuite, en bonne logique, il postule un modèle psychologique propre à expliquer le phénomène narratif. Son essai est remarquable aussi bien en ce qui concerne l'observation que l'invention ou l'originalité.

      À remarquer, puisque l'inverse n'est pas vrai, que Foucault a lu Freud de près et qu'il en a tiré, forcément, les moins bons enseignements possible en regard de son modèle explicatif. C'est par là qu'il faut commencer. En effet, toute la seconde partie de son ouvrage s'éloigne de plus en plus des conclusions auxquelles conduisait pourtant son analyse narrative. La dérive, manifestement inspirée du livre de Freud et de son analyse critique, commence au chapitre 5, « Les sentiments dans les rêves ». Il propose alors abruptement que le désir agisse dans le rêve, comme l'une de ses forces organisatrices (il emploie plusieurs fois l'expression « travail du rêve ») : c'est la réalisation imaginaire de désirs raisonnables difficiles à satisfaire ou de désirs refoulés (la formulation est freudienne, p. 179). Mais le rêve fait également apparaître systématiquement, croit-il, précisément ce que nous craignons. Il reproche à Freud de ne pas avoir exploré l'inverse de son hypothèse, à savoir que c'est bien plus la crainte que le désir qui structure le rêve, nos craintes bien conscientes et justifiables, et plus encore nos craintes déraisonnables.

      Avec cette remarque critique, nous sommes en pleine psychanalyse et plus généralement dans l'étude de la psychologie du rêveur qui penserait en dormant. Le rêve, c'est « l'état mental du sommeil » (p. 2, 7, etc.). Jusqu'à la fin de l'essai, Foucault s'ingénie à expliquer comment se développent et s'organisent les images et les scènes du rêve, ce qu'il appelle d'ailleurs au chapitre suivant « Le développement spontané des images »; il s'agit de trouver quelles sont les lois qui régissent le rappel des souvenirs dans le rêve; un pas de plus et ce sera le chapitre tout à fait attendu en « 1900 » de tout ce qui correspond aux théories physiologiques du XVIIIe siècle, ce qu'il nomme « Le rêve perceptif », c'est-à-dire les rêves organisés à partir des perceptions auditives, visuelles, tactiles et organiques du dormeur; l'inverse sera évidemment « Le rêve émotionnel » ! (chap. 8, « L'organisation émotionnelle des séries »). Tout cela tiendrait à l'état de la conscience durant le sommeil : « un état de distraction profonde ou d'inattention totale » (p. 137), exactement comme Alfred Maury l'avait théorisé; c'est l'état que l'on retrouverait dans les diverses maladies mentales, l'hystérie étudiée par Pierre Janet en particulier, après le « spiritisme » observé par Théodore Flournoy, c'est-à-dire le fonctionnement de la pensée inconsciente ou subconsciente (p. 301). On trouve là l'une de ses hypothèses fondamentales qui peut bien l'opposer à Freud, mais n'en serait pas moins tout à fait recevable en psychanalyse. En effet, Marcel Foucault rejette la thèse d'Hervey de Saint-Denys (qu'il ne nomme pas) et qui va se retrouver au coeur de la psychanalyse (mais dans ce cas, c'est Freud n'a pas lu l'ouvrage d'Hervey !), à savoir que les idées et les images s'organiseraient dans le rêve selon les lois de l'association libre. Pour Marcel Foucault, l'« association » relève par définition des lois, des règles et des comportements de la pensée éveillée — et c'est bien le cas, sans aucun doute, dans la « séance de psychanalyse ». Cet axiome est posé au chapitre 3, « L'état de la conscience durant le sommeil » (p. 90, et surtout p. 99). La cause en est que le « rêve » implique nécessairement deux fonctionnements et deux fonctionnements successifs de la pensée : celui du rêve proprement dit, dont l'organisation est automatique, et celui du réveil, de l'éveil ou du rappel du rêve, qui est au contraire logique. De façon plus générale encore, sur le plan narratif, Foucault distingue l'ordre subjectif de ce que l'on appellerait aujourd'hui la « pensée onirique » et l'ordre objectif qui décrit et rend compte de l'expérience au réveil, la « pensée logique », forcément. Celle-ci, qu'elle le veuille ou non (car c'est sa nature et sa fonction), met un peu d'ordre dans les incohérences de la pensée onirique : « le rêve, en devenant un souvenir de rêve, évolue dans le sens de la continuité logique » (p. 67); « la construction logique, postérieure au sommeil, a pour but de faire, de l'ensemble des événements imaginaires ou illusoires du rêve, une suite d'événements raisonnablement organisés et aussi semblables que possible à ceux que présente de monde réel » (p. 297-298). En psychologie moderne, on dit plus simplement que le récit de rêve obéit forcément aux règles de la narration de l'histoire événementielle.

      Mais avant d'en venir aux études narratives de Marcel Foucault, il convient de présenter son hypothèse la plus originale, parce que c'est la première qu'il expose et qu'elle ne se retrouvera jamais nulle part dans les études sur le rêve. Elle découle d'une propriété narrative fondamentale du récit de rêve, son déroulement en séquences. Dès qu'il est le moindrement long, le rêve est complexe; il s'organise alors en tableaux, qui peuvent être pris pour des rêves distincts; et ces tableaux développent des scènes s'interrompant abruptement, très abruptement, et qui peuvent paraître contradictoires, mais pourtant réapparaître dans le déroulement de l'histoire. À partir de ces observations très justes sur la nature séquentielle des structures événementielles, Foucault propose une hypothèse aussi simple qu'originale : le rêveur, contrairement à ce qui se passe à l'état d'éveil, a l'esprit occupé en profondeur par de très nombreuses séries de tableaux, d'images, de pensées qui se développent toutes en même temps, alors que tour à tour l'une ou l'autre — et parfois même simultanément — apparaît à la « surface de la conscience » (p. 133). Les guillemets traduisent ici littéralement la pensée de Foucault, car on a compris qu'il y a pour lui une conscience du rêveur, puisqu'il y a une pensée onirique, toute mécanique qu'elle soit. En « 1900 », je pense que Marcel Foucault ne pouvait pas tirer les conclusions catégoriques qui découlent de son étude narrative.

      Et pourtant, dès le début de son essai, car le postulat est nécessaire à sa thèse, Foucault pose que l'homme endormi ne « réfléchit » pas; les opérations automatiques du rêve sont évidemment irréfléchies et c'est précisément ce qui les caractérisent. Les opérations logiques n'apparaissent qu'à l'état d'éveil. Il construit sa thèse sur 114 « observations », toutes numérotées et précisément délimitées. Il s'agit de ses propres rêves, ceux de son épouse et de ses enfants, de ses élèves et anciens élèves, plus rarement de collègues et d'amis. Il commence cette collection en 1895 (à trente ans, soit cinq ou six ans avant de rédiger sa thèse). Au début de l'ouvrage, les récits de rêve sont divisés en scènes ou séquences numérotées, comme cela se trouvera encore au chapitre 4, « La construction du rêve après le sommeil », c'est-à-dire dans les exemples et les analyses qui portent précisément sur l'étude narrative du rêve, ce qui est évidemment symptomatique. Voici, à titre d'illustration, comme on l'a fait pour l'injection d'Irma, la toute première de ces observations qui se présentent justement sous le sous-titre d'« Observations personnelles ». Il s'agit d'une « notation immédiate survenant à la fin d'un sommeil passablement profond et brusquement interrompu » (p. 37).

Observation I

Voici un rêve de notation immédiate que je choisis parmi les plus anciens de mon cahier (8 mai 1895). Il est de beaucoup antérieur à l'époque où j'ai conçu l'hypothèse de l'organisation du rêve postérieurement au sommeil. L'heure du réveil (par appel) n'est pas notée, mais il m'a semblé (mes notes le disent formellement) que le sommeil était profond et que le réveil a été brusque. Je me borne à transcrire mes notes en y changeant seulement quelques expressions incorrectes.

0.  Plusieurs séries d'images passent dans mon esprit.

1.  Voici la plus longue et la moins incohérente. J'accompagne un inspecteur primaire (M. M., que j'ai connu les années précédentes dans une autre ville), chez un instituteur qui n'a jamais été inspecté, dirige une école importante, a des protections politiques influentes. M. M. lui fait des reproches, me déclare qu'il ne sait rien et qu'il compte uniquement sur ses appuis politiques. Je vois l'instituteur très nettement, un vieillard, ou presque, barbe blanche taillée soigneusement, petite figure étroite, etc. (il ne ressemble à aucune personne que je connaisse). Je dis quelques paroles insignifiantes. La conversation devient aigre entre M. M. et l'instituteur.

2.  II pleut à torrents. J'ai oublié de partir pour le lycée à l'heure convenable, je vais être en retard. (En fait, il pleut à ce moment). Je cherche mon parapluie, il est détraqué. Puis je m'aperçois que le parapluie que je viens de prendre et qui est détraqué n'est pas le mien. Je me retrouve dans la rue, marchant en hâte vers le lycée sous une avenue d'arbres qui m'est inconnue : il fait presque nuit.

3.  Je circule hâtivement au milieu d'une foule en fête, ou bien c'est dans un marché. Des deux côtés, des boutiques en plein vent ou sous des tentes, et des baraquements. De la poussière. Du soleil. Des cafés du côté droit. Très vague ressemblance avec le quai Sud à Mâcon, les jours de marché. Un camelot m'offre des allumettes à 20 centimes la boîte, des suédoises. Je réponds que c'est trop cher, et je continue ma marche.

—— Marcel Foucault, le Rêve : études et observations, Paris, Alcan, 1906, 304 p., p. 36-37.

      Il faut non seulement écarter les notes métanarratives de ce récit de rêve, mais en profiter pour dire que Marcel Foucault, contrairement à Freud, ne sépare jamais les souvenirs rappelés par les rêves (et reconnus au réveil, même déformés) de leurs récits. Bien au contraire, il voit dans ces souvenirs (ou ces informations dont on se souvient) l'« explication » du rêve (p. 185, 186, 192, 197, 229, 230, 235), son « origine » (p. 200) ou sa « cause » (p. 254, 266, 268). Cela se trouve partout, surtout dans le cours des observations, dans leur présentation ou leur commentaire. En revanche, Foucault observe correctement que le récit de rêve, dès qu'il est le moindrement long, devient « complexe » , « incohérent » et formé de nombreux tableaux. Cela donne le découpage événementiel suivant.


Sq0 —— Plusieurs « séries d'images », plusieurs séquences ont été oubliées

Sq1 —— L'inspection d'un instituteur de lycée
1  Marcel Foucault accompagne l'inspecteur M., qu'il connaît, chez un instituteur qui n'a jamais encore été évalué;
— l'instituteur en question dirige une école importante, correspondant à ses influences politiques; c'est presque un vieillard, soigneuse barbe blanche très bien taillée.
2  L'inspecteur fait des reproches à l'instituteur
3  et déclare péremptoirement à Foucault qu'il s'agit d'un ignorant qui ne compte que sur ses influences.
4  Foucault balbutie des insignifiances.
5  Les échanges entre l'inspecteur et l'instituteur tournent à l'aigre.

Sq2 —— La marche vers le lycée
Sd  Il pleut à torrent...
6  Marcel Foucault est en retard (ou plus encore, puisqu'à la fin de la séquence, c'est la tombée de la nuit), alors qu'il doit se rendre au Lycée.
7  Il cherche et trouve son parapluie, qui est détraqué.
8  Il se rend compte que ce parapluie détraqué n'est pas le sien.
9  Il marche vers le lycée dans une avenue bordée d'arbres,
10  alors qu'il fait presque nuit.

Sq3 —— Une promenade dans le foule d'un marché
Sd  Foucault circule dans une foule en fête ou un marché,
— on trouve des deux côtés de la rue des boutiques, des tentes et des baraquements; il y a beaucoup de poussière; c'est très ensoleillé.
11  Il aperçoit des cafés du côté droit.
12  Un camelot lui offre des allumettes à 20 centimes la boîte (des allumettes suédoises, c'est-à-dire accompagnées d'un frottoir qui permet de les enflammer).
13  Il lui répond que c'est trop cher.
14  Il continue sa marche.


En réalité, il s'agit là tout simplement du résultat de l'étude narrative de Marcel Foucault lui-même, telle qu'on l'a menée plus haut sur le rêve de « L'injection faite à Irma ». On a maintenant le rêve des « Déambulations de l'instituteur Foucault » et il suffit de mettre à la queue leu leu les quatorze événements du rêve pour retrouver une narration équivalente à celle du premier rêve de l'ouvrage de Freud. Ici, c'est la première séquence qui présente une configuration actantielle complexe (A1), tandis que les deux suivantes (A2a et A2b) seraient celles du seul personnage du rêveur, n'était l'intervention furtive d'un camelot. En revanche, les trois séquences du rêve de Foucault sont nettement mieux marquées du point de vue spatial et temporel (trois lieux distincts et trois moments différents, le jour, à la tombée de la nuit, puis encore de jour), au point que deux situations de départ (Sd) les démarquent. L'analyse narrative de Marcel Foucault, toute pertinente qu'elle soit, est pourtant trompeuse sur un point essentiel (et qui aura beaucoup de conséquences, on le sait déjà, dans la théorisation qu'il en fera) : si la suite des trois séquences est nettement « incohérente », il en est de même de la suite événementielle des séquences, à l'exception de la première, comme il le dit lui-même en introduction (c'est la séquence « la plus longue et la moins incohérente ») : il devrait donc s'en méfier !

      Voici pourquoi. L'analyse narrative de Marcel Foucault est très efficace parce qu'elle commence par l'étude des narrations du rêveur pour pouvoir s'interroger ensuite sur leurs produits, les récits de rêve. À la suite des types de narrations distingués pragmatiquement par Alfred Maury, il établit deux genres opposés, les notations immédiates et celles qui sont différées. On vient de lire le premier des six exemples qu'il donne d'abord pour illustrer sa première conclusion : les notations immédiates réalisées après un brusque réveil présentent des suites d'images, de tableaux ou de scènes nettement incohérentes, tandis que les notations faites plus ou moins longtemps après un réveil spontané, à la suite d'un sommeil profond, sont au contraire beaucoup plus cohérentes et continues. La conclusion s'impose d'elle-même : plus de temps s'écoule entre le réveil et le rappel du rêve, plus son récit devient cohérent. La contre-épreuve est très simple : il suffit de demander plusieurs récits du même rêve pour voir s'effacer de plus en plus les diverses propriétés de l'histoire rêvée. Celles-ci, toutefois, ne disparaissent pas toutes et on comprend vite pourquoi en étudiant les récits de notations immédiates : il y a des harmonisations de temps, de lieux, d'actions et de relations entre les personnages qui sont difficiles, voire impossibles à réaliser adéquatement; à l'inverse, s'il devient de plus en plus difficile de retrouver de nombreuses incohérences effacées des notations différées, il en restera généralement quelques-unes encore très évidentes (p. 163-168). Il y a donc deux temps de la narration à distinguer dans le récit de rêve : le travail du réveil d'abord, qui opère toujours, aussi peu que ce soit, dès la notation immédiate (d'où la très forte cohérence de la première séquence du rêve ci-dessus); le travail de l'éveil ensuite. Dans les deux cas, il s'agit d'opérations logiques qui s'opposent, pour Marcel Foucault, aux opérations automatiques de la pensée onirique.

      Voilà le chapitre essentiel de son livre (chap. 4) : « La construction du rêve après le sommeil ». Évidemment, si la thèse est sortie de son contexte, cela donne le raccourci de Freud, tout à fait inadéquat. Jamais Foucault n'a prétendu que le rêve était une production de la pensée consciente avec et après le réveil. Le titre abrupt du chapitre, du point de vue narratif, présuppose une « reconstruction » du rêve au réveil et à l'état d'éveil (et non pas sa production). D'ailleurs, il faudrait le citer en entier ici, tant son étude narrative est pertinente. Un petit extrait suffira : « Donc, au moment où commence le réveil, l'esprit saisit, dans un acte de mémoire immédiate, une pluralité de tableaux séparés, et, essayant de se rendre compte de ce qui l'occupait à la fin du sommeil, il traite ces groupes de représentations comme s'il s'agissait de représentation de la veille, c'est-à-dire qu'il s'applique spontanément à les organiser suivant les règles de la logique et les lois du monde réel, bref, à en faire un drame, qui se rapproche le plus possible des drames de la veille » (p. 140-141). Avec les concepts de la grammaire narrative, cela désigne les règles et propriétés de l'histoire événementielle. Tout ce chapitre est une remarquable étude narrative. On y trouve fort bien présentés le modèle événementiel, celui de l'histoire rêvée et la puissance de la narration, l'esprit logique, qui tente d'adapter le second au premier : il faut ordonner les tableaux et les événements (on reviendra tout de suite sur cette question problématique, certainement inexacte), il faut choisir les lieux propres à les situer dans l'espace, il faut surtout organiser l'enchaînement chronologique, la succession causale et la finalité. Le résultat est le « récit de rêve » tel que nous le connaissons, avec tous ces ajustements ! C'est un récit plus ou moins organisé, car tout ce bricolage produit une « histoire » généralement imparfaite.

      L'analyse et la théorisation de Marcel Foucault ne sont pas non plus parfaites. La plus importante opération du réveil et du travail de l'éveil, selon lui, consiste à organiser la suite des tableaux ou des scènes qui ont été rêvés. À son avis, il est rare qu'on se rappelle de ces séquences dans l'« ordre subjectif », celui où elles ont été rêvées (les deux ordres, objectif et subjectif, sont définis au chap. 4); la plupart du temps, le rappel se fait exactement dans l'ordre inverse, du dernier vers le premier; mais parfois aussi, un peu plus rarement, dans le désordre (cf. la section « Localisation dans le temps », p. 145-157). L'observation est parfaitement juste et Foucault aurait dû ajouter sur ce point un fait très important, à savoir que le récit de rêve correspond rigoureusement à l'histoire qui a été rêvée (et c'est même la première propriété du modèle narratif, soit, Rr :: Hr), c'est-à-dire que la substance du contenu narratif, l'histoire, n'a et ne peut avoir que la forme du contenu qui lui est co-substantielle. En principe, une histoire peut être racontée de plusieurs façons (ses récits possibles); or, dans le cas de l'histoire rêvée, il n'y a qu'un récit possible et imaginable, le récit tel qu'en lui-même l'histoire a été déjà rêvée. Cette propriété s'observe bien dans l'ordre des événements et des séquences. Sauf dans les exceptionnels cas des vagues rappels d'images antérieures au récit de rêve proprement dit, images qui ne sont pas données comme ordonnées, tous les événements et toutes les séquences du récit de rêve ont un ordre déterminé, prédéterminé — et les exceptions à cette règle sont rares, tandis que Foucault en fait au contraire une caractéristique du récit de rêve. Quel que soit l'ordre du rappel des événements, le rêveur les ordonne spontanément dans celui où ils ont été rêvés, persuadé qu'il est de la place qu'ils occupent dans le déroulement événementiel — et il faut insister sur le fait qu'il s'agit d'une véritable règle de la narration onirique. Mais ce n'est pas ce que pense Marcel Foucault, qui croit que l'« ordre objectif » ou logique se substitue parfois à l'« ordre subjectif ». Il va tirer de cette conviction son hypothèse des séquences simultanées présentée plus haut.

      Cela dit, cette faute d'observation, toute surprenante qu'elle soit, ne compte pour rien en regard d'un ouvrage aussi remarquable, largement ignoré dans les recherches sur le rêve, surtout si on le compare aux travaux de Freud, alors qu'il est aussi de « 1900 ». Alors venons-en à « 2000 » pour tirer les conséquences de la pendule qui retarde d'un siècle.

7.3  Hobson/Montangero

      On compte en effet par milliers les publications scientifiques sur le rêve tout au long du XXe siècle. Mais on peut dire que la problématique s'inversera complètement en ce qui concerne la psychologie expérimentale du rêve. Au lieu que ce soit les rappels ou récits de rêve qui permettent d'interroger le phénomène, comme on vient de le voir chez Marcel Foucault, ce sont les études neurologiques (c'est la biologie, l'anatomie, l'électrophysiologie et la chimie du cerveau) qui vont interpeller les psychologues. Deux exemples serviront à illustrer ce phénomène, le modèle de l'activation-synthèse de J. Allan Hobson et le modèle cognitif de Jacques Montangero. Dans les deux cas, le modèle tente de répondre aux questions de la neurologie (qu'est-ce que cette « pensée » produite durant le sommeil paradoxal et rappelée au réveil ?), mais dans la tradition de l'étude psychologique du phénomène (quel est le « sens » du rêve et, par là, quelles sont ses « fonctions » ?). Bref, on sait de mieux en mieux comment se produit le rêve en neurologie, alors on voudrait savoir pourquoi, à quoi il sert.

      C'est au psychologue qu'on demande de répondre à cette question. Or, on l'a vu avec la critique du modèle de Freud et de la psychanalyse, les psychologues se servent du rêve, notamment dans les méthodes thérapeutiques, pour aider leurs patients à se connaître, à trouver leurs forces et leurs faiblesses, à extérioriser leurs désirs et leurs peurs. Dans cette perspective, les psychologues utilisent les rêves de leurs patients pour tenter de les guérir. C'est le cas, par exemple, de l'Exercice de compréhension du rêve (ECR) mis au point par George W. Baylor et Daniel Deslauriers (le Rêve : sa nature, sa fonction, et une méthode d'analyse, Montréal, PUQ, coll. « Monographies de psychologie », 1991, 90 p.). Certes, ce petit ouvrage comprend un important appareil théorique, tout à fait comparable à ceux d'Hobson et de Montangero, mais son objectif est tout pragmatique. C'est la méthode de l'« expansion » du rêve. Les auteurs proposent à leurs sujets d'interroger leurs rêves, car il s'agit d'un moyen efficace de se connaître et on ne saurait douter de sa pertinence. Cela dit, on pourrait justement utiliser l'ouvrage de Baylor et Deslauriers pour illustrer l'inversion de la théorisation et de la thérapeutique, ce qu'on peut formuler de manière paradoxale : si le psychologue et ses patients se servent des rêves (pour des raisons qui, évidemment, ne manquent pas), alors voilà donc à quoi les rêves servent. Cela devient leur fonction. Ce qui se traduit depuis toujours d'un seul mot : c'est le sens du rêve, sens que l'on doit savoir « interpréter ».

      La psychologie expérimentale du rêve se trouve à la fin du XXe siècle au centre de ce double renversement : l'inversion de la psychologie et de la physio-neurologie, celle des pratiques thérapeutiques et des théories qu'on en tire. Il suit que les psychologues répondent aux neurologues en actualisant pour eux les pratiques thérapeutiques.

7.3.1  J. Allan Hobson

      Le titre de sa synthèse dit tout : the Dreaming Brain, en français, le Cerveau rêvant (New York, Basic Books, 1988, 319 p, trad. de Rose Saint-James, Paris, Gallimard, 1992, 402 p.). Le neurologue, avec les collaborateurs de son laboratoire, publie ses travaux spécialisés établissant peu à peu une neuro-psychologie du rêve, à partir de 1974. Sa synthèse de 1988 se lit comme un roman d'aventures, non dépourvu d'humour assassin : le héros, c'est évidemment Allan Hobson; ses opposants, les psychanalystes; son histoire, l'étude scientifique du rêve depuis Helmholtz, Wundt, Maury et Hervey de Saint-Denys et, surtout, évidemment, Freud. Sa présentation de l'étude du rêve tout au long du XXe siècle est passionnante : volontiers polémiste, le professeur est un fameux pédagogue. Ses exposés n'ont rien à voir avec ceux de Françoise Parot, (l'Homme qui rêve, Paris, PUF, 1995, 171 p.) ou de Sophie Jama (Anthropologie du rêve, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1997, rééd. sous le titre Rêve et cultures, Montréal, Liber, 2009, 136 p.). On ne peut compter sur lui pour jouer les historiens objectifs, présenter les diverses thèses en présence ou ménager les nuances nécessaires aux exposés historiques : dès le début et point par point il développe son modèle de l'activation-synthèse. En voici un exemple significatif. Au chapitre 4, qui porte sur la découverte du sommeil paradoxal et la redéfinition des diverses phases du sommeil, on peut lire : « Malheureusement, pendant le sommeil non paradoxal, la réflexion ne progresse pas. Il ne semble pas que les hommes puissent résoudre des problèmes cognitifs en dormant. On a plutôt l'impression que leur esprit fait du surplace : ils ressassent des idées sans être capables ni d'en tirer une conclusion ni de les abandonner » (p. 180). Et voilà posées, sans en rien dire pourtant, les fonctions du sommeil paradoxal et du rêve !

      En effet, les conclusions de la neurologie ne font aucun doute et il suffit, pour Allan Hobson, de les traduire en faits psychologiques. On pose d'abord qu'il existe trois états du cerveau, l'éveil, le sommeil et le rêve (p. 144 et 157) : le rêve est un « état comportemental » (p. 142). De ce point de vue, le sommeil paradoxal peut être considéré comme un « réveil » du cerveau qui déclenche, maintient, puis arrête le fonctionnement « onirique » au cours du sommeil. Il s'agit d'une machine à traiter l'information qui s'active d'elle-même (sous l'effet de l'acétycholine en provenance du tronc cérébral). L'important est que le cerveau supérieur (le cortex et les régions subcorticales), et particulièrement le cerveau antérieur, s'« allume » (ce qui s'accompagne d'un blocage des perceptions sensorielles et de la motricité) et l'opération de synthèse est alors activée. À remarquer que, à l'éveil, cette synthèse est perçue comme un véritable dysfonctionnement des « neurones modulateurs » : hallucination, illusion de réalité, désorientation, confusion, intensification injustifiées des émotions et, en plus, amnésie d'une bonne partie du processus.

      Ce que l'on remarquera surtout, en fait, c'est justement que la dernière remarque s'applique au rappel de rêve, au récit de rêve, à sa narration, et que ce sont ces données narratives qui devront valider le modèle de l'activation-synthèse. Pour cela, Hobson propose de remplacer ou du moins de compléter l'« analyse de contenu » des récits de rêve par leur « analyse formelle ». À partir d'ici, il faut le dire, J. Allan Hobson propose une méthode d'analyse qui va l'éloigner doublement de l'étude narrative, alors même que son objectif est d'étudier les « récits de rêve » pour en tirer les conséquences qu'il voudrait ajuster aux conclusions de la neurologie. En réalité, son analyse des récits sera de l'ordre de l'interprétation des oeuvres littéraires, des textes bibliques ou des divers objets artistiques : les rêves correspondent à « un récit qui a un sens » (p. 284). Et, non, il n'est pas utile de situer cette affirmation dans son contexte, car les deux opérations de l'analyse ne vont pas s'annuler, s'agissant de l'« interprétation de la forme onirique », mais s'additionner. L'analyse formelle des rêves devrait correspondre à la vision, au déplacement, à l'orientation, etc., tandis que leurs contenus devraient répondre à leurs objets (ce que je vois, comment je me déplace, où je vais, etc.). Il est présupposé que les contenus personnels ont pour fonction d'actualiser les formes fondamentales des perceptions, de leurs analyses et de leurs enregistrements neurologiques.

      L'« interprétation » des « narrations » des récits de rêve illustre de manière catégorique qu'il n'y a pas de commune mesure entre les rappels de rêve, tels qu'on les avait mis au point en « 1900 », et les interprétations qu'on en propose en « 2000 ». Un corpus privilégié de J. Allan Hobson est constitué par un recueil anonyme de récits de rêve rédigé au cours de l'été 1939, manuscrit contenant 233 rappels, de une à 78 lignes, illustrés de 110 dessins. L'auteur de ce recueil, un homme de 46 ans, a une grande passion pour les trains et les locomotives. Hobson le désigne donc comme l'« Homme à la loco ». On ne sait rien de plus du manuscrit qui n'est pas accessible au public. Le simple fait de mettre ainsi un recueil de rêves d'un tiers anonyme au coeur de son travail contrevient à une règle fondamentale déjà établie depuis Freud : personne d'autre que le rêveur ne peut interpréter ses rêves. Et c'est bien d'« interprétation » qu'il s'agit ici. Peu importe en effet le classement des sensations, des mouvements ou des « bizarreries » que l'on peut déduire du manuscrit, puisque c'est après ces études que vient l'« interprétation » du rêve de la douane : partie 5, chapitre 14, « Interprétation de la forme onirique » (p. 333-348) — avant le traditionnel chapitre, en psychologie, sur les fonctions du rêve ! dont il ressort qu'on n'en sait évidemment rien.

      L'ouvrage conduit donc à l'« exercice d'interprétation » du rêve du bâtiment de la douane de l'Homme à la loco. Appelons-le Loco (oui, je sais, cela signifie « fou » en espagnol, mais on a bien le droit de s'amuser un peu) et son rêve « La douane de Loco ». Je ne reproduis pas ici le texte du rêve dont on trouve une photographie de la page centrale du manuscrit dans l'ouvrage (p. 323, fig. 26, « L'Homme à la loco rêve du bâtiment des douanes »), avec le dessin du bâtiment et de ses deux rampes permettant d'accéder au premier et second étages de l'édifice à trois niveaux. Le texte en est découpé et commenté au chapitre 14 en sept fragments (p. 335-344). En réalité, le commentaire qui suit chaque fragment est une interprétation et pour bien dire une réécriture de la narration, de sorte que les fragments et les commentaires racontent deux histoires, la seconde se superposant à la première. On les appellera respectivement « La douane de Loco » et l'« La douane de Loco selon Hobson ».


La douane de Loco

      Le « récit » s'écarte souvent de l'histoire qui doit être rétablie, ce que je fais ici systématiquement. Le premier exemple est simple : Loco nous apprend inopinément qu'il déambule avec un inconnu, un inconnu qui deviendra (plus tard, on ne sait quand) son neveu Jason. Voir également au point 14, le niveau où devrait se faire la pesée des animaux. Il suit que nous sommes dans une notation différée fort éloignée de l'histoire rêvée.

Sq1 —— Marche à Washington
Sd  Washington.
1  Loco marche avec un petit garçon de six ou huit ans dans le 14e Rue, à Washington, vers le sud, au sud de l'avenue de Pennsylvanie; les rues sont boueuses.
2  Environ trois rues plus loin, il oblique vers l'est, derrière de petits immeubles (aucun en tout cas ne paraît « grand »); les rues sont désertes.

Sq2 —— Recherche du bâtiment des douanes
3  Loco, qui demande au petit garçon s'il connaît le bâtiment des douanes, l'entend répondre « non »
4  et se persuade en effet qu'il se trouve certainement ailleurs dans la ville.
— C'est là que tous les animaux plus gros que les chats doivent être enregistrés (c'est-à-dire déclarés, pesés et taxés);
— ce qui s'appliquent aux animaux pouvant se trouver sur les trains qui s'arrêtent à l'intérieur du district.
5  Justement Loco et son compagnon cherchent quelqu'un qui amenait un animal depuis un train jusqu'au bâtiment des douanes.
6  Errant au hasard, les voici devant le bâtiment en question.
— « C'est un bâtiment de trois étages [= niveaux], en pierre blanche, avec des "rampes" sur la façade, apparemment destinées à permettre aux animaux d'atteindre les étages supérieurs » (p. 337, se reporter au dessin, p. 323).

Sq3 —— Aux premières pièces des étages supérieurs d'un immeuble
7  Loco et son compagnon entrent dans l'immeuble (sans emprunter les rampes), montent aux étages supérieurs et regardent dans différentes pièces, quoique des indications sur les portes et les murs les persuadent qu'ils se trouvent dans une mauvaise partie du bâtiment (c'est-à-dire qu'ils se sont égarés : « we were in wrong part of the building »).
8  Jason (le nom propre est fortement rayé sur le manuscrit, mais ce ne peut être que lui qui est ici désigné) ouvre les portes de ces pièces à la volée.
9  Dans chacune de ces pièces, on trouve en général deux personnes :
9.1  Dans l'une d'elle, on voit deux hommes à un bureau, dont l'un est penché vers l'autre par-dessus le meuble;
— apparemment ces deux hommes parlent sérieusement et il est clair du moins que l'attitude de celui qui se penche sur le bureau pour parler à l'autre est très sérieuse.
9.2  Dans deux autres pièces, ils voient une fille, une jeune femme en tenue d'infirmière, une infirmière en fait, qui parle à de petites personnes, des enfants, des jeunes aux visages vieillis et marqués.

Sq4 —— À la maison de correction
— Loco comprend que cette partie du bâtiment est en fait une maison de correction; que ces jeunes sont des enfants ayant grandi dans la rue, ayant vécu péniblement jusqu'à ce qu'ils aient été attrapés par la police qui les a conduits ici où l'on tente de les réadapter.
10  Loco entend l'un de ces enfants au visage anguleux et aux traits marqués poser une question à son infirmière sur une histoire ou l'image d'un livre.
11  Elle répond gentiment, mais d'un ton froid.
— L'infirmière fait son travail, c'est évident, sans aucune implication pédagogique ou humaine;
— Loco se dit  « Rien ne vaut une bonne éducation familiale ».

Sq5 —— L'incartade de Jason à la pouponnière
12  Loco et Jason entrent dans une chambre où ils trouvent une infirmière, tout habillée, couchée avec un bébé, dans un grand lit qui a la forme d'un berceau.
13  Jason rampe jusque sur le lit et attrape de là des glaçons dans un verre d'eau.
14  Loco trouve que cela dépasse les bornes : il prend Jason par le bras, le sort du lit et l'entraîne hors de la pièce, même s'il rechigne.
— [Note métanarrative : « c'est à peu près à ce moment-là que je me suis rendu compte que la pesée des animaux se faisait sûrement dans le sous-sol »; la parenthèse est évidemment une intervention du narrateur qui exerce inopinément sa fonction de régie — comme si cela pouvait intéresser la narration ou le narrataire, car il y a longtemps que cette question de pesée n'a plus cours, bien entendu].

Sq6 —— Au bureau du juge
15  Dans une autre pièce, Loco (et Jason) se trouve(nt) dans le bureau d'un juge, allongé tout habillé sur un divan.
— Portrait : grand nez proéminent, visage à la peau rugueuse des hommes qui ont eu la vie difficile ou qui se sont livrés à des excès. Jugement moral : il présente l'air suffisant de la plupart des juges.
— En fait, Jason n'est plus là; ce sont deux adultes qui accompagnent Loco; probablement ses soeurs, Dorothée (la mère de Jason) et June.
16  Ces deux personnes, Dorothée et June, quittent la pièce lorsque le juge déclare : « Il n'y a d'honneur que chez les femmes, les hommes n'en ont pas »,
— car cela leur paraît incompréhensible.
17a  Loco reconnaît là une citation de Duff dans Cette nature humaine [Charles Duff (1894-1966), This human nature : a history, a commentary, an exposition from the earliest time to the present day, Cosmopolitan Book Corp., 1930, 405 p.; je n'ai pas encore pu localiser la citation dans l'ouvrage, Recherche de livres de Google n'y trouvant aucune occurrence du mot « honor »]
17b  et le juge confirme l'avoir lu,
— jugeant qu'il s'agit d'un assez bon livre, mais qui comprend deux graves défauts...


      Pas de situation initiale (Si), mais une très nette situation de départ (Sd); une suite aléatoire de 6 séquences, dont chacune s'ouvre implicitement sur une situation de départ (représentée ici par le complément circonstanciel de lieu du titre de la séquence); évidemment pas de situation finale, puisque l'événement de clôture (Ei) pose explicitement que la suite est inconnue (il s'agit des deux graves défauts « qui ne sont malheureusement pas explicités », dit la parenthèse finale du récit). En plus, chacune des séquences est constituée d'une suite aléatoire d'événements. Il s'agit donc d'une illustration remarquable du modèle narratif de l'histoire rêvée, sauf, bien entendu, en ce qui concerne les traits métanarratifs.

      Voici maintenant l'« interprétation » qu'en propose Allan Hobson. Il s'agit d'une histoire au second degré, où Loco doit réaliser tant bien que mal cette narration et le psychologue, l'interpréter. Il faudrait laisser de côté, ce qui sera de moins en moins possible, les « interrogations » — souvent explicitement ironiques — tentant de dénigrer ce que serait, selon le narrateur Hobson, une analyse « psychanalytique » de ce rêve. En fait ces questions sont si nombreuses, si importantes, qu'elles doublent l'histoire (au second degré) d'un discours métanarratif. En pratique, l'histoire de Loco (H1) produisant son rêve s'accompagne de l'histoire d'Hobson (H2) l'interprétant, l'une n'existant pas sans l'autre, comme dans un roman policier, où l'histoire du crime (H1) se double de celle de l'enquête (H2).


La douane de Loco selon Hobson

Si  Hobson se propose de mener l'« interprétation de la forme onirique » du Rêve de la douane de son héros Loco.
1  Loco met en place une description du centre de Washington digne de Giorgio de Chirico , selon Hobson: quartier désert d'un centre-ville où les grands édifices sont, en perspectives, tout petits.
2  Loco a alors un « compagnon » inconnu (ce qui serait une contradiction dans les termes, toujours d'après Hobson), qui sera bientôt transformé « oniriquement » en son neveu Jason.
— Il s'agit vraisemblablement de la première « intervention » du rêveur, Loco corrigeant, dans son rêve, en rêvant, la situation, en transformant le personnage d'un inconnu en Jason, son neveu. C'est en même temps la toute première intervention du narrateur Hobson dans les aventures narratives de Loco.
3  Chose certaine, Loco, pour s'orienter dans cette situation onirique, invente une direction à son histoire en demandant à son compagnon où peut se trouver le bâtiment des douanes.
— Motivations ou associations du rêveur : nous sommes au centre de Washington; il suit qu'on doit y être pour trouver un édifice public correspondant à une fonction civique. Un bureau des douanes est un bon choix.
4  « Comme Jason ignore où se trouve le bâtiment des douanes, le rêveur pense que... » (sic). Le bâtiment doit se trouver ailleurs qu'au centre-ville, puisque son compagnon de six ou huit ans ne le connaît pas.
5  Loco invente alors, pour se sortir d'affaire, l'histoire de l'enregistrement, de la pesée et de la taxe, ce qui est tout à fait logique, une douane étant une douane. On doit chercher quelqu'un qui s'y rend (raisonnement sur les trains).
6  Oui, mais, enregistrer, peser et taxer quoi ? Pourquoi pas des animaux ? Mais des animaux assez gros, plus gros que les chats en tout cas.
7  Se trouvant par hasard devant la douane, Loco invente, on ne sait pourquoi, une pesée aux étages supérieures qui n'aura jamais lieu et les rampes pour y accéder; et il entre lui-même dans l'édifice, avec son neveu, autrement que par les rampes.
8  Rendus sur les lieux, aux étages supérieurs, tout indique que Loco et son neveu Jason se trouvent dans la « mauvaise partie » de l'édifice : où sont-ils ? que cherchent-ils ?
9  À partir d'ici, en effet, apparaît très nettement Hobson, un narrateur extradiégétique qui s'interroge : « Que penser de l'aspect social de tout cela ? » (la Sq3 ci-dessus), jusqu'à « Que pouvons-nous bien faire de ces séniles orphelins ? » (p. 339-340), où la réponse à la dernière question est typiquement freudienne : un amalgame des parents de Loco et du petit-fils qu'il ne leur a pas donné. Et le narrateur extradiégétique de se reprendre : « Pourquoi ne pas dire simplement que le rêveur est désorienté et qu'il creuse toujours plus profond dans les dossiers de sa mémoire pour essayer de s'y retrouver ? » (p. 340). Il constate toutefois que Loco se trouve vraiment dans un cul-de-sac. Comment s'en sortira-t-il ?
10  La « mauvaise » partie de l'immeuble sera tout simplement une « maison de correction » : voilà où se retrouve Loco (au sens actif : c'est là qu'il se « trouve », se transporte).
— Des points de repère physiques, nous en sommes maintenant aux repères socio-culturels, à l'éducation. L'éducation familiale ne saurait être remplacée par celle d'une institution.
11  Loco entre alors à la pouponnière pour y jouer le rôle de père vis-à-vis de Jason. C'est la « punition ».
— « Notre rêveur a-t-il eu raison de punir Jason ? Il n'en est pas certain. Il décide donc de soumettre le problème à un juge » (p. 343).
12  Le voici avec les deux mères de son fils (ses soeurs) entrant chez le juge qui invoquera Cette nature humaine de Duff posant que ce sont les femmes et non les hommes qui sont les personnes d'honneur.
Sf  Le sommaire des analyses de forme et de contenu qui suivent impose la conclusion : Loco exprime (et Hobson le découvre) la tension entre l'éducation donnée par les femmes et l'autorité masculine, ce que traduisent les nombreux « troubles de repérage » du récit, entre les membres de la famille, entre les autres personnages, entre les lieux, comme entre les chaînes d'associations.


      Ce qu'on trouve dans cette seconde trame narrative, c'est l'histoire de Loco inventant son rêve et, du même coup, l'histoire d'Hobson l'interprétant. Et voilà une fabuleuse histoire d'aventure. Il suffit de confronter le récit de rêve de Loco (H1) à cette histoire seconde (H2) pour voir apparaître la dissociation entre le modèle initial de l'activation-synthèse (d'ordre neurologique), l'analyse de la forme du contenu onirique (d'ordre thérapeutique) et l'interprétation d'un texte narratif (d'ordre littéraire). De la neurologie, on passe à la psychologie, pour en venir finalement aux virtuosités de « l'explication de texte » littéraire, c'est-à-dire le discours le moins scientifique ou assuré qui soit. Il s'agit du commentaire, ni plus, ni moins. On ne saurait, bien entendu, en faire reproche à J. Allan Hobson, puisque le commentaire interprétatif n'est pas de grand poids dans ses travaux. En revanche, on peut penser que ses analyses psychologiques, dérivées de la neurologie, ne sauraient nous faire passer magiquement de « 1900 » à « 2000 ».

7.3.2  Jacques Montangero

      Justement, tout au contraire de J. Allan Hobson, ce sont les qualités de leurs études narratives qui caractérisent les travaux de Jacques Montangero et de ses collaborateurs. Mais le plus extraordinaire, c'est qu'on se retrouvera exactement dans la même position, à partir d'une orientation inverse : la neurologie d'Hobson et la narratologie de Montangero conduisent tout aussi bien au « cerveau rêvant » qu'au « rêve du cerveau » endormi. Ce sera Rêve et cognition (Liège, Pierre Mardaga, [1998 ou 1999], 268 p.). Sommaire : une remarquable méthodologie de rappel des rêves, une tout aussi remarquable analyse narrative (l'analyse séquentielle qui est d'elle-même un modèle de l'histoire rêvée), le tout au service d'interprétations « psychologiques », dans le cadre d'un modèle « cognitif », modèle à double tranchant, la représentation cognitive du rêve, le rêve comme cognition, comme forme de pensée. Voyons cela.

      L'analyse narrative de Jacques Montangero est d'abord présentée au chapitre 3 de son ouvrage de 1998 (surtout p. 78-87), pour être exploitée au chapitre 4 (surtout p. 108-118); elle fait aussi l'objet d'une publication de l'auteur et de ses collaborateurs José Reis et Francisco Pons au Bulletin de psychologie (juillet-août 1999, p. 399-408). Il s'agit d'une adaptation des « story grammars » (elles ont été développées surtout en domaine anglo-saxon, d'où leur désignation en anglais), c'est-à-dire d'une reformulation des formalistes russes (Propp, Tomachevski, Eikenbaum, etc.) et français (Bédier, Lévi-Strauss, Greimas, Barthes, Bremond, Todorov, etc.) sur le modèle des grammaires syntaxiques génératives (à partir de celle de Noam Chomsky), dont David Foulkes est le meilleur représentant dans l'étude narrative du récit de rêve (A grammar of dreams, New York, Basic Books, 1978). À la suite et sur le modèle de Foulkes, Montangero met en place une méthode de découpage et d'analyse des récits (en l'occurrence des récits de rêve, mais qui s'appliquera ensuite, pour fin de comparaison, à des récits du début de la journée ou d'épisode marquant des derniers jours) qui est représentée par un « schéma séquentiel ». Celui-ci consiste à isoler des « unités narratives » (ce sont les événements narratifs, mais également des suites d'actions constituant des « temps » d'un événement). Suit une très lourde pré-analyse d'ordre syntaxique où la succession de deux événements est caractérisée selon une typologie pragmatique : le lien entre les unités sera « causal », « plausible » ou « téléonomique »; le liens entre plusieurs unités successives sera celui de la « narration » ou du « script » (avec « complications » ou « répétitions » éventuelles); tandis qu'au contraire les liens entre les séquences ainsi constituées de suite d'unités narratives seront de l'ordre de la « rupture » ou de la « lacune ».

      Nous trouvons ici, sous la forme d'analyses de récits et de synthèses réciproques, un modèle général du récit de rêve. Son élaboration est évidemment en cours et la preuve en est que les diverses séries de concepts sont encore tout informelles. « Rupture » et « lacune » décrivent une seule et même chose, soit le passage marqué d'une séquence à une autre; un lien « plausible » entre deux unités, c'est un lien dont le caractère « causal » ou « téléonomique » n'est pas explicite; un « script », c'est une narration supposée habituelle. Cela dit, tout approximatifs que soit ces concepts, ils servent à rendre compte correctement du récit de l'histoire rêvée. Celle-ci sera caractérisée par ses lacunes ou ses ruptures et, donc, par la multiplication des séquences des histoires; les « scripts » et plus généralement les narrations tournent court, c'est-à-dire qu'elles sont incomplètes, alors que plus souvent encore la suite des événements ne constituent pas même une narration. La définition encore lâche des concepts conduit toutefois à une faute d'interprétation évidente : les « aspects discontinus » du récit de rêve, écrivent les auteurs, « ne doivent pas masquer le caractère généralement suivi et cohérent des séquences oniriques » (article de 1999, p. 407b). Pourquoi ? Tout simplement parce que la liaison des unités constitue généralement « une suite possible sans être prévisible ». Or, la suite « plausible » a été définie comme n'étant pas « imprévisible », soit une forme de causalité non explicite, voire une causalité implicite. Mais peu importe : il s'agit en fait d'une bonne formulation de la troisième propriété du modèle événementiel de l'histoire rêvée : une suite aléatoire Ex + Ey + Ez produira d'elle-même la suite contraignante E1 + E2 + E3.

      Voici mon découpage événementiel du « Rêve de John », le premier que Jacques Montangero soumet à son analyse séquentielle dans son ouvrage. On en trouvera d'abord le résumé (p. 80-81), puis le schéma séquentiel (fig. 2, p. 81) et l'analyse complémentaire (p. 83-84).


Le rêve de John : les sports d'hiver

Sq1 —— En avion au-dessus de montagnes, John voit des skieurs en perdition
Sd  John (40 ans) survole dans son petit avion une région montagneuse,
— sereinement, avec plaisir, en parfait contrôle de la situation.
1  Il voit des skieurs éperdus aller en tout sens : pour eux, c'est certainement le « cafouillage », croit John;
— mais il est persuadé de pouvoir les aider, car il a la solution du problème;
2  il atterrit sur un glacier.

Sq2 —— John assiste à la querelle d'un ami et de son beau-père
Sd  John se trouve devant le magasin de sport du beau-père d'un ami.
3  Par la porte ouverte, John voit le beau-père accuser avec acharnement, stupidement et méchamment le fils qui, humilié, réplique pour se défendre avec véhémence.
4  Celui-ci, voyant que John les regarde, ferme la porte du magasin.
5  Mais John continue de les observer par la vitrine :
6  il voit que la querelle continue;
7  à un moment, il font même mine de boxer,
— et John se sent plein de compassion pour son ami.

Sq3 —— John conseille une patineuse pour réaliser un saut difficile
8  John quitte cet endroit, se promène dans le village et arrive à la patinoire.
9  Il y trouve une patineuse qui va réaliser un saut difficile grâce à ses conseils :
9.0  apparemment, tout le monde croyait la chose impossible, mais
9.1  elle s'élance, saute, tourne sur elle-même et fait une marque sur la glace en reprenant son aplomb;
9.2  une musique accompagne les rythmes de ces divers mouvements.

Sq4 —— John veut rejoindre en téléphérique son amie au sommet de la montagne;
— Il se sent très satisfait;
10  John se dirige vers un téléphérique qui le conduira au restaurant du sommet de la montagne,
— où il compte rejoindre son amie, sachant qu'elle gravit à ce moment l'autre versant.


      Si l'on compare cette analyse événementielle au schéma séquentiel de Jacques Montangero, on verra d'abord que le schéma ne peut se comprendre sans relire le rêve de John, tandis que le découpage événementiel est d'abord validé par son autonomie : c'est la procédure du résumé justifié. Mais on voit ensuite que le schéma n'est pas une liste d'événements correspondant au déroulement événementiel, mais un tableau qui se lit sur plusieurs colonnes. Or, si l'on confronte le schéma à l'histoire racontée par John, on y trouve vite des généralisations (première colonne), des simplifications (seconde et troisième colonnes) et des décompositions injustifiées ou inadéquates. Cela commence évidemment avec l'analyse en cinq séquences (découpage d'autant plus injustifié que la séquence du téléphérique est correctement désignée, spontanément, de « séquence quatre » en cours d'analyse, page 84, 8e ligne). Mais cela se retrouve également dans la distinction du rôle d'agent ou de patient de John : à la première séquence, c'est un événement tout différent que de survoler une région montagneuse et d'y voir (par conséquent, mais surtout ensuite) des skieurs éperdus. Il suit que l'aspect de « simultanéité » sur laquelle insiste Montangero (aussi bien dans son livre que dans l'article de 1999) est une pure création de ses schémas : regarder une patineuse exécuter un saut, ce sont bien deux actions que l'analyse syntaxique peut distinguer (on a là deux phrases en structure profonde), mais certainement pas l'analyse narrative (il s'agit d'une suite d'actions, notamment 9.1 — en fait 9.0 à 9.2 —, subordonnée à l'événement 9 qu'elle réalise). Enfin, un seul et unique sentiment est enregistré dans le schéma (séquence 2, la « compassion »), tandis que des intentions (« il va prendre un téléphérique ») et des convictions (son « amie monte de l'autre côté de la montagne ») sont considérées comme des événements de facto.

      Avant de passer à l'interprétation psychologique que Jacques Montangero et John avec lui tireront de cette histoire, on peut en énumérer les traits narratifs et les confronter au modèle de l'histoire rêvée. En dépit de l'unité de lieu (les sports de neige : la station de ski, sa montagne, sa région montagneuse et son village, son magasin de sport et sa patinoire), les quatre séquences ont chacune leur configuration spatiale. Les deux premières sont d'ailleurs lancées par une situation de départ (Sd), tandis que l'événement initial des deux dernières est constitué d'un déplacement qui sert de transition au nouvel espace. Chacune des séquences présente une très forte unité d'action où John est tour à tour ou à la fois acteur et témoin (vol en avion / perdition des skieurs; témoin de la querelle; observateur / conseiller / observateur de la patineuse; amorce d'un rendez-vous avec une double remontée en téléphérique). Mais le plus important est que les quatre séquences impliquent une configuration actantielle qui leur est propre. Les sentiments de John sont bien marqués, toujours en accord avec les événements, bien que le sentiment de satisfaction de la troisième séquence paraît déborder sur la suivante, dans le récit du moins.

      Du point de vue du modèle de l'histoire rêvée, il apparaît que plusieurs traits du « récit » sont des reconstructions de l'esprit éveillé. C'est sûrement le cas de l'unité de lieu générale, des situations de départ et des transitions marquées par les déplacements. Les sentiments et les « pensées » du héros sont trop nombreux pour n'avoir pas été sollicités par l'expérience (d'autant qu'ils apparaissent lors de l'entretien, comme on va le voir), surtout à cause de leur trop parfait accord avec les actions. Bien que les séquences soient très courtes (de 2 à 4 événements), leur unité d'action est fort éloignée du modèle aléatoire. En revanche, les quatre séquences, avec leurs configurations actantielles, ont résisté aux narrations du réveil. Dans l'ensemble, on peut considérer qu'il s'agit d'une dramatisation d'un rêve ou d'épisodes rêvés.

      Il est surprenant que le premier récit de rêve étudié dans l'ouvrage soit en fait éloigné du modèle narratif du rêve, mais il faut dire qu'on trouvera plus loin, au chapitre 8, « Les deux chiens d'Eliana » (tableau p. 216-217), un récit qui ne présente aucun trait de l'histoire rêvée. Cela tient à ce que la « méthode » de Jacques Montangero comprend deux opérations qui sont contradictoires, le rappel du rêve et son interprétation. Le rappel se fait très méthodiquement, en trois phases, de telle sorte que cette méthode de remémoration est propre à remplacer le talent narratif des auteurs de « 1900 » et que n'importe quel sujet pourra produire un récit de rêve apte à rendre compte de la réalité onirique. Jacques Montangero choisit d'éveiller ses sujets environ dix minutes après le début de la troisième apparition du sommeil paradoxal, généralement entre 4h30 et 8 heures. À ce moment, l'expérimentateur ou le psychologue enregistre la description la plus complète possible du rêve dont le sujet se souvient très généralement. L'expérimentateur produit alors le « résumé » du rêve, c'est-à-dire le récit épuré de ses redites ou de ses commentaires non pertinents, accompagné de son schéma séquentiel. Ensuite, le plus tôt possible au réveil, on présente au sujet le résumé et le schéma de son rêve, en lui demandant de le corriger et de le compléter. Il ne fait pas de doute qu'on obtienne alors un rappel fiable, se rapprochant le plus possible de l'expérience onirique et pour deux évidentes raisons : d'une part parce que le rêveur peut multiplier la fidélité de la remémoration et par un récit immédiat et par son complément en différé (c'est l'introspection), mais d'autre part parce qu'il peut préciser voire corriger la perception qu'il en donne à son interlocuteur (c'est l'objectivation).

      C'est aux résultats de cette opération qu'on doit le modèle narratif représenté par la procédure d'analyse de l'« organisation séquentielle » du récit de rêve et le tableau de son « schéma séquentiel ». On se trouve ici fort éloigné d'un corpus comme celui de l'Homme à la loco de J. Allan Hobson, tandis qu'on se rapproche considérablement des implications de Marcel Foucault distinguant soigneusement les notations immédiates des notations différées, surtout en tenant compte des deux types de réveil, provoqué ou spontané. Les récits de rêve ainsi obtenus, on se demandera évidemment pourquoi les exemples donnés par Jacques Montangero s'éloignent autant du modèle narratif de l'histoire rêvé — et surtout de son propre modèle représenté par les consignes du schéma séquentiel. La réponse : à cause de la psychologie cognitive ! La diffraction de ses « récits de rêve » commence avec la seconde opération de sa méthode (cf. le tableau de la p. 68), qui est d'abord représentée par la « Reformulation en terme générique » des unités narratives : il s'agit de désigner « chaque élément par sa classe englobante, sa définition ou sa fonction » (p. 68, illustré tout au long du chap. 3, « Une méthode d'étude du rêve »). Il faut dire « d'abord », car une opération bien plus importante suit : l'interprétation, où il s'agit de « Donner un sens aux rêves » (comme le porte le titre du chapitre 8). Revenons sur ce point au rêve de John. J'ai inclus, dans mon analyse événementielle, les informations (les sentiments du rêveur notamment) ajoutées par le sujet au cours de l'entretien. Mais pas ses « interprétations », parce que celles-ci appartiennent à la pensée réveillée du sujet, à l'expérience à laquelle il se soumet et même pour une part importante à l'expérimentateur ou au psychologue. Prenons le cas patent de la dernière séquence : John se propose de rejoindre son amie au sommet de la montagne. Voici la transcription de l'entretien à ce propos (les parenthèses et les italiques sont de l'auteur) : « (La séquence quatre [dans le schéma que John devrait avoir sous les yeux, c'est la séquence 5], prendre le téléphérique pour aller rejoindre votre amie et dîner, est-ce retourner à une relation harmonieuse, reformer le couple ? Vous insistez sur le confort, c'est un confort moral ?). Oui, parce que ce qui est bien dans cette histoire, c'est que j'ai fait quelque chose, moi. (C'est important de le communiquer à votre amie ?). La période où je lui ai cassé les pieds en cherchant une solution est finie, ça marche, il faut vivre. (« Il faut vivre » résume la quatrième scène ?). Non, ce n'est pas « Il faut vivre », c'est « Maintenant, j'ai le temps de vivre ! ». C'est drôle, dans ce rêve, je ne fais que des trucs qui me plaisent » (p. 84). Voilà donc une rencontre projetée, un simple rendez-vous en perspective, transformée en une chaude et chaleureuse relation de conjoints. Cette évidente réécriture de la fin de l'histoire rêvée se double d'une « interprétation » : alors même que les quatre séquences ont une remarquable indépendance événementielle et actantielle, voilà que le psychologue force l'apparition de liens entre elles — soit la sérénité, le bien-être et la satisfaction du rêveur, ce qui va se terminer... par « la représentation d'une montée vers des sommets qui permettra une sorte de communion avec l'être aimé » ! (p. 84).

      Il s'agit de projections; c'est dans l'ordre de l'analyse psychologique; pour l'étude narrative, il n'y a évidemment aucune différence entre la recherche du « contenu latent » du récit de rêve et celle de son « sens », sinon que cette dernière opération est précisément celle qui caractérise les supposées « études littéraires » où les critiques amusent leurs lecteurs des sens profonds ou seconds (les « sens » !) des textes et des oeuvres littéraires et artistiques. Mon Petit Manuel des études littéraires (Montréal, VLB Éditeur, 1977) montre que ces performances critiques sont, au sens strict, insignifiantes. Une oeuvre littéraire (l'Éducation sentimentale), une oeuvre narrative (le conte populaire du Petit Chaperon rouge et sa réalisation littéraire par les Perrault) n'ont pas à être « interprétées », pas plus que n'importe quel énoncé linguistique. Le seul objectif scientifique concevable est de les décrire afin d'en dresser la grammaire. Cela dit, rien n'empêche d'utiliser des énoncés linguistiques, des histoires ou des oeuvres d'art à des fins qui n'ont jamais été les leurs. Il s'agit d'utilisation. Dans le domaine des études psychologiques, il ne fait pas de doute qu'il s'agisse là d'efficaces moyens d'investigation. La manière avec laquelle un énoncé, une histoire ou une oeuvre d'art est reçu peut nous apprendre beaucoup sur le sujet qui s'exprime de cette façon. Mais, bien entendu, cela ne nous apprendra jamais rien sur l'énoncé linguistique, la production narrative ou la réalisation artistique. C'est évident.

      Évident ? Ce n'est pas certain, puisqu'un psychologue averti d'expérience comme Jacques Montangero tirera des « interprétations » des rêves de son laboratoire (les interprétations de ses sujets, comme ses propres interprétations) un modèle des « Processus des connaissances dans l'élaboration des rêves » (je simplifie le titre de son schéma de la « cognition » onirique, p. 150). Il faut absolument lire l'ouvrage pour apprécier dans le détail l'effort de formalisation qui prétend rendre compte, selon le titre du chapitre 7, des « Capacités cognitives pendant le sommeil ». Plus encore qu'avec J. Allan Hobson, nous sommes toujours en « 1900 », avec un fabuleux travail du rêve, sauf que celui de Jacques Montangero serait tout ce qu'il y a de plus conscient, s'agissant des opérations « cognitives » du rêve. Et ce n'est pas pour le psychologue une contradiction dans les termes. En plein sommeil, alors que l'esprit est en état évident de non-conscience, voilà comme au XVIIIe siècle la machine humaine activée par des instigateurs qui produiront des éléments pris de la mémoire; ceux-ci seront sélectionnés et vraisemblablement modifiés, puis fusionnés, afin de produire ce qu'on appelle un rêve, le tout étant régularisé sous la forme d'une « scène » de rêve; et l'ensemble du processus est alors relancé par l'activation d'informations ou de sentiments reliés à ce réseau (stimulation, « problèmes non résolus », etc.). Tout cela implique, forcément, que le cerveau traite des informations, durant le sommeil, au moment du sommeil paradoxal en général, et toujours lors du rêve. En réalité, le titre même de l'ouvrage de Jacques Montangero est surréaliste, Rêve et cognition.

      Ce qu'on peut illustrer par une résistance très naturelle. L'équipe de Jacques Montangero a mis en place une procédure simple et efficace pour tester la fameuse « résolution de problème » dont le rêve serait le lieu privilégié. Les conclusions sont très évidemment négatives (c'est l'essentiel du chapitre 7, le plus faible de l'ouvrage, avant sa conclusion). Mais les psychologues vont maintenir l'hypothèse : « La principale conclusion que je tire de cette étude est que, en dépit de la rareté de la présence dans les rêves de solutions utilisables [un cas sur 39 !], le simple fait de rêver constitue un travail mental qui prépare l'esprit à repartir sur les problèmes de manière nouvelle » (p. 199). On n'avait besoin d'aucune expérience de psychologie expérimentale pour en arriver à la conclusion qu'en général « la nuit porte conseil ». Et, jusqu'à preuve du contraire, le rêve ne joue aucun rôle dans la résolution de problème.

      Cela dit, il faut rendre à César ce qui lui appartient. Dans le domaine des études littéraires, il ne fait pas de doute que les « interprétations » des critiques littéraires sont d'aimables et d'agréables propos de salon. On s'y intéresse pour peu qu'elles portent sur des oeuvres (plus généralement des auteurs) qu'on aime — ou encore parce que le critique est de lui-même intéressant. Mais ces projections ne portent pas à conséquence. Pour le psychologue, pour le psychanalyste, au contraire, il s'agit d'étudier, d'analyser ou d'évaluer ses patients. Nous sommes ici dans le domaine médical. Les « sujets » de Jacques Montangero ne sont certes pas des patients, mais il ne fait pas de doute que la psychologie expérimentale est au service des connaissances et des pratiques de la « profession ». Le rêve de John ne peut servir ici, dans cette perspective, qu'à étudier John (qui s'y projette très efficacement). Le psychologue, lui, puisqu'il a choisi le « rêve » comme objet, il ne saurait le nier !, se trouve le bec dans l'eau à son dernier chapitre : « Conclusions générales : les fonctions et la nature du rêve » (chap. 9). On le sait déjà, le rêve (de John) sert à faire ce qu'on vient de voir faire (par Montangero). Mais en réalité, ce dernier chapitre est justement tout à fait décroché. D'une part il est posé qu'« il est impensable que huit heures sur vingt-quatre, c'est-à-dire pendant un tiers de notre existence quotidienne, le cerveau et l'esprit n'exercent pas leurs fonctions », etc.... (p. 234). C'est le cerveau rêvant, le cerveau pensant. D'autre part, ce dernier chapitre énumère une série d'hypothèses sans aucun rapport avec l'étude qui précède, dont la plus « originale » consiste à imaginer que le cerveau raconte des histoires pour amuser le rêveur de sorte qu'il puisse arrêter enfin de « penser », pour pouvoir dormir...

      Or, tout cela s'explique du fait que l'analyse ne repose plus sur le seul matériau pouvant représenter, en psychologie, le rêve, soit le « récit de rêve ». Il faut rappeler que la projection sur ses rêves et leur interprétation sont efficaces dans le traitement psychologique. Il s'agit même d'un moyen particulièrement puissant d'introspection. En revanche, l'analyse de cet objet, le rêve, qui ne peut être connu que par le récit de rêve, cela relève nécessairement de cette partie de la psychologie qu'on appelle l'étude narrative, c'est-à-dire la description des produits de la narration. Et il ne fait pas de doute que la narration est une activité de la pensée éveillée. On ne raconte rien en rêvant : on raconte ses rêves au réveil. Examinons ce paradoxe.

8. Rêve/sommeil (l'esprit endormi)

      On posera donc qu'il n'y a pas de manifestation de l'intelligence au cours du sommeil et, par conséquent, qu'il n'y a pas de conscience dans le rêve.

      Il faut faire un pas de plus pour rendre compte du phénomène que « reproduit » au réveil le récit de rêve. On doit en effet poser également qu'il n'y a pas même d'hallucination dans le rêve, au cours du sommeil, sinon par analogie ou présupposition au réveil. L'hallucination ne consiste pas à voir ou revoir quelque chose qui n'existe pas de fait, ni à faire ou refaire des gestes sans effet ni objet, mais à le croire, ce qui est bien différent. L'hallucination est un phénomène de la conscience : en rêve on ne croit rien voir ni rien faire; on se souvient et, très probablement, on « voit » telle chose et on « fait » telle action (voir et agir sont évidemment ici intransitifs, ne s'agissant ni de perception ni d'action, mais il ne s'agit pas moins de très réelles images correspondant à des visions et à des réalisations). Il n'y a là aucune hallucination parce que l'esprit n'en est pas victime — et ne saurait l'être au cours du sommeil, puisqu'il n'est pas « conscient » et ne peut donc pas être « trompé ». Le cas du somnambulisme est probant à cet égard.

      L'imagination n'est pas non plus active durant le rêve, jamais, d'aucune façon. C'est une illusion du réveil. De toutes les facultés de l'esprit, l'imagination est certainement celle qui relève du plus haut niveau d'intelligence. Certes, les images de rêves, parfois produites par défaut ou faute de mémorisation, peuvent au réveil être utilisées efficacement, mais ces images n'ont rien à voir avec les produits de l'imagination. Il faut dire que cette présupposition repose sur cette conception qu'imaginer relève de l'intuition, de la pensée spontanée et de l'improvisation, et non pas de l'intelligence, c'est-à-dire du raisonnement, de la réflexion et de la recherche consciente. La vérité, bien entendu, est que ces deux orientations relèvent nécessairement de la pensée éveillée, de la conscience. Les produits de l'imagination sont généralement le résultat d'un doublé de l'intuition (spontanée) et du raisonnement (réfléchi), quelle que soit la part variable de l'un et de l'autre. Aucune forme d'imagination ne se manifeste dans le rêve.

      Il suit que le « rêve conscient » ou le « rêve lucide » est une contradiction dans les termes. Si l'on ne peut prendre au sérieux les narrations fantaisistes d'Hervey de Saint-Denys portant sur des récits de rêve consignés à l'adolescence, on ne peut douter que les expériences de mouvements oculaires « volontaires » de rêveurs en cours de sommeil ne soient effectives : à la psychologie expérimentale de les expliquer. On peut supposer, par exemple, que les signaux du rêveur relèvent de la programmation, du même type que le fait de se réveiller spontanément à une heure fixée d'avance. Par contre, on désigne souvent comme « rêve lucide » le fait de rêver que l'on rêve (ce qui est particulièrement net dans le cas où l'on rêve qu'on veut se réveiller : « ce n'est pas vrai, c'est un rêve ! »), une expérience assez répandue pour comprendre que cela n'a rien à voir avec la « conscience » de rêver. À remarquer l'évidente faute de logique, puisqu'il faudrait alors être « conscient » de « rêver que l'on rêve », ou plutôt de « rêver que l'on rêve que l'on rêve ». Pour l'étude narrative, du point de vue de l'histoire rêvée rappelée au réveil, il ne fait pas de doute que la croyance au rêve lucide s'explique par la narration elle-même. Personne, en effet, ne peut croire que l'on raisonne en rêvant, parce qu'on ne trouve jamais de raisonnement actif dans les rappels de rêve (ce qui permet d'ailleurs d'identifier sans risque d'erreur des récits de rêve qui tiennent de la fabulation). En revanche, il est difficile de comprendre qu'on puisse se souvenir d'une histoire qui ne serait pas le produit de la narration, c'est-à-dire d'une forme d'analyse (de la réalité), d'une « manière de penser », justement. Si le rêve raconte une histoire, alors, rêver, c'est penser, ce qui est encore une faute de logique. Supposer que le rêveur puisse être conscient de développer, durant son sommeil, une narration, cela impliquerait non seulement le fait de raconter, mais également sa prise de conscience, ce qui serait beaucoup demander à un esprit endormi ! — Être conscient de « rêver », c'est être conscient de raconter, soit raconter et en être conscient. En réalité, ce dédoublement de la conscience, le rêve lucide, repose sur une conception naïve de la narration appliquée au rêve comme s'il s'agissait d'un spectacle : dans cette conception répandue, le rêveur ne raconte pas; il prend plutôt conscience de ce qui lui est alors raconté, ce qui se raconte tout seul, en quelque sorte. L'étude narrative du récit de rêve montre au contraire que l'« histoire rêvée » est le résultat de cette faculté qu'on appelle la narration, tandis que le rêve, lui, n'en est pas le produit.

      Cela dit, ce sont les neurologues et non les psychologues qui pourront expliquer le fabuleux phénomène où nous nous souvenons (au réveil) de ce dont nous n'avons pas été conscients, par définition, puisque le rêve est produit en état de non-conscience. Images, idées et sentiments ont été remémorés et le tout peut être rappelé au réveil sous la forme d'un récit de rêve. L'important est de constater que les éléments du rêve et de son rappel n'impliquent rien d'autre que la mémoire. Ce sont des informations.

9. Rêve/mémoire

      Toutes les propriétés du récit de rêve impliquent qu'il s'agit d'un phénomène automatique et aléatoire. Si la neurologie devrait expliquer son caractère automatique, c'est la psychologie qui doit savoir rendre compte de la narration aléatoire. Or, la condition nécessaire et suffisante pour expliquer la production du rêve est le fonctionnement et l'implication de la mémoire.

      Toute la matière du rêve vient de la mémoire et ne vient que d'elle. C'est la première dimension mnémonique du rêve. La seconde est le rappel du rêve, son souvenir et le récit qu'on peut en faire au réveil. La troisième dimension mnémonique du rêve est la remémoration des souvenirs qui ont été rappelés par le rêve. Quel que soit le souvenir qu'utilise ou rappelle le rêve, on doit non seulement s'en souvenir au réveil, mais il faut encore se souvenir du souvenir dont il s'agit. « Se souvenir d'un souvenir », c'est une double opération mnémonique sur une information mémorisée, le rappel de l'information encodée, puis le rappel de l'encodage de cette information. Soit les trois dimensions suivantes :

1- La mémoire est la matière du rêve;
2- Le rêve est par définition un rappel au réveil, le récit de rêve;
3- Les souvenirs doivent encore être rappelés pour être identifiés.

      Les questions sans réponse ne nous intéressent pas : pour l'instant, on ne sait pas pourquoi tel ou tel souvenir est utilisé comme matériau de rêve, puisque aucune hypothèse ne s'est imposée jusqu'ici. D'ailleurs, on ne peut même pas répondre à une toute autre question, pourtant beaucoup plus simple en apparence : pourquoi les rêves sont-ils mémorisés ? Il ne s'agit pas ici du rappel de tel ou tel rêve (ce qui est pourtant une importante question), mais bien des rêves, de sorte que la question inverse est encore plus pertinente : pourquoi oublie-t-on ses rêves nuit après nuit ? On se souvient à volonté de ce que l'on a vécu ou appris au cours de la journée précédente, mais il faut un effort, de l'entraînement, de la technique pour se souvenir d'un seul rêve de sa dernière nuit. Pour répondre un jour à ces questions, il faut dès maintenant caractériser la mémoire en action dans le rêve. La mémoire, en effet, est une faculté qui présente de très nombreuses opérations et, en plus, plusieurs formes d'opération. La mémoire à court terme est un processus très ponctuel qui s'oppose aux divers modes de la mémoire à long terme, dont on imagine les réalisations (enregistrements, rappels et oublis) sur une échelle continue, qui remonte de quelques semaines à la petite enfance (celle-ci caractérisée par son « amnésie »). On oppose d'ailleurs la mémoire implicite, celle des habiletés ou du savoir-faire (savoir patiner) et la mémoire explicite, que ses informations soient autobiographiques ou encyclopédiques. La mémorisation et son complément, le souvenir, l'« information mémorisée » et le « repêchage », font partie d'une faculté englobante, la réflexion (qu'elle soit consciente, subconsciente ou inconsciente, comme l'illustre bien la « mémoire affective »). On a déjà vu que la réflexion était encadrée de deux autres facultés, dont l'ensemble constitue le processus psychologique fondamental des animés (supérieurs) : perception + réflexion + action. Il faut encore rappeler que ces trois opérations peuvent être indépendantes : l'instinct, le réflexe par exemple, consiste à agir sous l'effet de la perception, sans réflexion aucune. Dans le rêve, on verrait la situation inverse, si du moins on y trouvait la « réflexion », ce qui est radicalement impossible, particulièrement dans le cas du sommeil paradoxal où le rêveur est en situation de léthargie ou de paralysie ne pouvant ni percevoir, ni agir.

      L'étude narrative du récit de rêve montre que dans cet état la mémoire n'est pas en corrélation avec la réflexion : la mémorisation (la mémorisation du rêve) et les rappels ne sont pas réfléchis. Il existe donc un fonctionnement de la mémoire en état de non-conscience et c'est cette mémoire qui est en action dans le rêve. On l'appellera la mémoire autonome. Il suit qu'elle est non seulement indépendante de la perception et de l'action, mais qu'elle n'est pas non plus soumise à la réflexion. Ce n'est donc pas ce que l'on appelle la mémoire au sens strict, mais une utilisation (non interactive) d'informations qui ont déjà été mémorisées.

      Dans cet état de non-conscience, et en tout cas avec le rêve, le processus de la mémorisation proprement dite (c'est l'encodage) se limite strictement au rêve : on se souvient d'avoir rêvé; on peut se souvenir de ses rêves, du contenu représenté par le récit de rêve, mais rien de plus — ce qui est attendu, puisque à ce moment on dormait. Et, par ailleurs, le rêve n'a aucune autre réalité (physique, physiologique et psychologique) que ce rappel.

      Mais le récit de rêve permet toutefois de montrer que la mémoire autonome de la non-conscience n'a pas le même fonctionnement que la mémoire liée à la réflexion, alors qu'elle ne correspond évidemment pas à la mémoire instinctive et encore moins à la mémoire implicite. Ce n'est pas la mémoire de l'éveil ou, du moins, elle a au cours du sommeil un autre fonctionnement. Il est même certain qu'elle ne concerne pas les mêmes informations que celles de la mémoire réfléchies, puisque aucun rêveur ne saurait identifier, retracer ou rappeler toutes les informations impliquées dans un seul de ses rêves. Et le contraire est vrai : il retrouve dans ses rêves des souvenirs subconscients (soit des perceptions qui ne sont pas parvenues à la réflexion) et inconscients (des souvenirs oubliés ou refoulés). Mais il y a une autre raison qui explique la difficultés à identifier les souvenirs de très nombreuses images mentales qui forment la matière du récit de rêve et qui tient au fonctionnement même de la mémoire : c'est manifestement le décodage correspondant aux divers modes d'encodage mnésique. On sait que les informations qui seront mémorisées passent d'abord par l'hippocampe qui joue un rôle important dans le traitement des événements récents, traitement qui peut s'étendre de quelques jours à quelques semaines. Les informations sont ensuite codées, c'est-à-dire décomposées pour être emmagasinées dans les populations de neurones du cortex, vraisemblablement en des lieux prédéterminés (étant donné les types d'amnésies reliés aux lésions cérébrales), sans qu'on sache si la « mémoire » correspond à des neurones spécialisés dans cette fonction ou, ce qui est plus probable, à la programmation des neurotransmetteurs qui les relient. Ce que montre le récit de rêve, c'est que le décodage mnésique n'est pas déclenché par la réflexion, ni ne parvient à la conscience (d'où la totale absence d'imagination dans le rêve). Du point de vue du fonctionnement de l'esprit éveillé, on peut dire que de très nombreuses informations qu'on trouve sous forme d'images, d'idées ou de sentiments dans le récit de rêve sont incorrectement ou incomplètement décodés (d'où cette fréquente impression, au réveil, de bizarrerie, d'absurdité, d'incohérence, d'étrangeté, etc.). L'observation se trouve enregistrée et évaluée dans le modèle du récit de rêve : le résultat de ces opérations de la mémoire autonome durant le sommeil est aléatoire ou paraît tel dans le rappel narratif que l'on en produit au réveil. Pourquoi ? La question, on le verra tout de suite, ne concerne pas la psychologie, mais la neurologie. On peut toutefois la formuler plus précisément dès maintenant, comme on ne manquera pas de le faire de mieux en mieux avec le développement de la recherche sur la mémoire autonome.

      Plusieurs événements autobiographiques et plusieurs connaissances encyclopédiques enregistrés dans les jours, puis dans les semaines qui précèdent un rêve sont facilement identifiés par le rêveur au réveil. Ce sont les souvenirs des souvenirs utilisés et mémorisés par le rêve. En ce qui concerne l'étude des délais des rappels, je ne connais pas d'autre travaux ni plus précis que l'article de Michel Jouvet, « Mémoires et cerveau dédoublé au cours du rêve (à propos de 2 525 souvenirs de rêve) » (la Revue du praticien, 1979, no 1, p. 29-32, chap. 3 du Sommeil et le rêve, édition augmentée, Paris, Odile Jacob, 1992, 1998, 245 p., p. 66-77) : les souvenirs nettement identifiés décroissent rapidement sur les quelques jours qui précèdent le rêve, mais avec une curieuse intensification des rappels d'événements qui précèdent d'une semaine environ (ou plus précisément, au huitième jour) — ce qu'illustrent les « décors » des rêves au départ puis au retour d'un voyage. On identifie ces souvenirs, alors que souvent ils sont déformés ou, si l'on veut, incomplètement ou incorrectement rappelés. On trouve de même des souvenirs plus anciens et quelquefois très anciens, des « souvenirs d'enfance » qui n'avaient jamais été rappelés ou qui, du moins, ne l'avaient pas été depuis fort longtemps). Et, bien entendu, de très nombreux souvenirs (correctement et surtout incorrectement ou incomplètement rappelés) qui resteront complètement muets au réveil. On peut l'illustrer du cas classique de l'image très précise, caractéristique et intrigante, totalement oubliée, dont le rêveur retrouvera la source mnémonique des mois ou des années plus tard (ce dont il ne manquera pas de faire une anecdote autobiographique). Tout cela se trouve souvent analysé dans les discours métanarratifs des récits de rêve, aussi bien positivement que négativement (ce sera, par exemple, la désignation des rapports de parentés des personnages avec le rêveur ou, au contraire, le portrait des « inconnus », des personnes non identifiées).

      Là se trouve le véritable « travail du rêve ». Si l'étude narrative du récit de rêve peut montrer que le « rêve » n'est pas un produit de la narration, c'est-à-dire de la réflexion, il en découle, c'est un pléonasme, que l'activité onirique est une production de la mémoire autonome. Dès lors le problème à l'étude se déplace considérablement, car ce n'est plus le « rêve » qui est à l'étude, mais bien un fonctionnement particulier de la mémoire et la mémorisation d'un objet tout aussi particulier qu'on appelle le récit de rêve. Certes, il est tentant de souscrire à l'idée qu'il s'agit là d'un simple sous-produit d'une activité automatique de classement ou d'encodage des informations au cours du sommeil : comme celui qui classe des informations doit les situer, quel que soit le classement, entre des éléments tout à fait étrangers qu'il revoit alors de facto, voilà ce qui expliquerait ce « résidu » que serait, au réveil, le récit de rêve (c'est la comparaison rappelée par Jean-Louis Valatx, dans l'article déjà cité). Malheureusement, rien ne permet de poser cette explication comme l'hypothèse nulle qui serait vraie jusqu'à preuve du contraire. Il est bien peu probable que nos souvenirs s'analysent et se classent automatiquement en état de non-conscience (alors qu'il s'agit d'opérations toutes désignées pour le subconscient et l'inconscient, lorsque la conscience ne s'en mêle pas : la mémoire paraît subordonnée et au service de la réflexion). Jusqu'à mieux informé, il faut plutôt reconnaître que nous ne savons pas encore ce qu'est et ce qui motive l'activité de la mémoire autonome durant le sommeil et encore moins pourquoi elle en enregistre ce qui apparaît être nos « rêves », dont on produit au réveil le récit de rêve. La sagesse veut qu'on sache au moins ce que l'on ignore. Aussi sera-t-il plus efficace de procéder à partir de l'étude des faits avérés.

      En bonne psychologie, il faut évidemment placer l'étude narrative du récit de rêve au point de départ de l'analyse : il s'agit de produire les meilleurs comptes rendus possible du rêve au réveil et de les soumettre rigoureusement à l'étude narrative. Il n'y a pas d'autres façons d'étudier les contenus du rêve. Ensuite, il faut en conséquence (c'est-à-dire à partir des récits de rêves justifiés et analysés) étudier la triple implication de la mémoire dans ce phénomène pour décrire le fonctionnement de la mémoire autonome. Aucune autre voie ne saurait conduire la psychologie à rejoindre les conclusions de la neurologie et celle-ci ne saurait rendre compte de la « narration onirique ». En revanche, on attend de la neurologie qu'elle décrive de mieux en mieux la nature et le fonctionnement des mémoires dans leurs dimensions anatomiques, électriques et chimiques. Et on peut espérer qu'elle puisse répondre rigoureusement aux questions les plus précises possible des psychologues qui sont de son domaine à ce sujet (et non l'inverse) : qu'est-ce que la mémoire autonome en regard de celles qui sont liées à la réflexion et quels sont leurs rapports ?

      Si le rêve n'est pas une activité de la réflexion, le récit de rêve fait au réveil, lui, en est une.

10. Rêve/réveil

      Le récit de rêve est plus, beaucoup plus qu'un rappel de rêve, il est même plus qu'une simple construction narrative du réveil : il s'agit surtout d'une reconstruction, une opération qui résiste à l'objet qu'elle veut pourtant reproduire. Il faut donc enfin, un siècle après leur publication, tenir le plus grand compte des analyses et des conclusions de Marcel Foucault.

      Il suffit pour cela de prendre la mesure du modèle narratif de l'histoire rêvée qui intériorise ses propres résistances, les résistances que tout naturellement on lui oppose. Même prises une à une, la formulation de chacune de ses propriétés rencontrera le scepticisme de n'importe quel rêveur venu, heurtera même souvent les psychologues spécialisés dans l'étude du rêve. Car le modèle de l'histoire rêvée s'oppose presque toujours de quelques façons aux récits de rêve dont on trouve maints exemples, maints recueils. On le comprend maintenant sans peine. C'est, pour commencer, la déconstruction narrative d'unités mnémoniques incomplètement ou incorrectement rappelées; et c'est, ensuite, l'anti-narration, soit un déroulement événementiel aléatoire sans projet narratif (la Si), sans chronologie préétablie, sans causalité et sans finalité (la Sf). Histoire incomplète, faite d'une ou plus souvent de plusieurs séquences elles-mêmes toujours incomplètes. Mais une histoire tout de même que notre performance narrative peine à raconter, opération qui offre toutes sortes de difficultés même à de grands écrivains, à des narrateurs de génie.

      S'il fallait rappeler pour finir ces conclusions fondamentales de l'étude narrative du rêve, c'est pour bien mesurer leurs implications en psychologie expérimentale : le récit de rêve est une production de l'éveil et une production de la pensée rationaliste occidentale.

      Un objet d'étude scientifique avait été mis en place vers 1900 et a pris un siècle pour se développer. Or, l'étude narrative montre que, dans les ouvrages de psychologie expérimentale sur le rêve aux approches de la fin du XXe siècle, le récit de rêve est encore trop souvent bien loin de rappeler correctement l'activité onirique. On sait pourtant qu'il n'y a pas d'autre moyen pour le psychologue d'étudier le rêve que dans ces réalisations narratives de l'éveil. Elles doivent donc impérativement être produites et décrites de manière rigoureuse. Cela se fera en épurant la méthode mise en place par Jacques Montangero et en reprenant sur cette base le travail trop peu utilisé de Marcel Foucault. Par ailleurs, les conclusions de l'étude narrative du récit de rêve constituent maintenant l'hypothèse nulle de la recherche scientifique, ce qui signifie que le modèle de l'histoire rêvée est posé comme juste jusqu'à preuve du contraire. Il doit en conséquence prendre place dans les travaux de psychologie expérimentale : il sera d'abord présenté et expliqué à des sujets qu'on devra convaincre de sa justesse (ce qui n'ira pas sans résistance, de sorte qu'on classera les sujets en fonction de cette résistance), tandis que le modèle sera ensuite confronté aux rappels de rêve d'un groupe témoin auquel on ne l'aura pas encore présenté, mais auquel ces sujets seront ensuite confrontés. À l'expérience et avec le temps, on se convaincra que l'hypothèse nulle ne peut être montrée fausse, tandis qu'au contraire le modèle ne manquera pas d'être développé, précisé et corrigé sur divers points. Ces objets, les récits de rêves adéquats, de plus en plus conformes à la réalité onirique qu'ils rappellent, permettront d'interroger précisément les sujets pour étudier, question fondamentale, la nature et le fonctionnement de la mémoire autonome. Et on sait maintenant que cette étude devra s'affranchir de toute forme de thérapie : le laboratoire de psychologie expérimentale ne doit pas interférer avec les psychologues en clinique médicale. L'étude de la mémoire autonome n'a pas pour fonction de révéler quoi que ce soit aux sujets, puisque c'est au contraire les sujets qui doivent rappeler les souvenirs de leurs souvenirs de rêve, le sujet le plus efficace étant ici le psychologue lui-même, bien entendu.

      Mais l'éveil, ce n'est pas seulement le réveil et ses formes de conscience. Il s'agit aussi d'une manière commune de penser et, dans le cas du rêve et de son rappel, cela implique la pensée occidentale moderne, très récente. Et on fera bien, puisqu'il est impossible de faire autrement, de tenir compte du fait que le récit de rêve est un produit du rationalisme idéologique et sentimental de la pensée occidentale, alors même que ce produit se prête pourtant le moins à répondre à cette rationalité ou à cette objectivation. La prise en compte, l'enregistrement et l'analyse de cette forme de « dérèglement » narratif, de l'aléatoire, ce n'est pourtant pas une petite réussite. Or, cette conscience (à l'éveil) du fonctionnement particulier d'une faculté (la mémoire autonome) en état de non-conscience (le sommeil) s'inscrit dans une double dimension de l'histoire de la narration, l'histoire des histoires. Celle des individus et celle des civilisations.

      Le récit de rêve est une production impossible au jeune enfant, qui ne saurait maîtriser la narration avant l'âge de cinq ans et même plus. La question qui se pose est alors celle-ci : entre l'acquisition du langage et la maîtrise de la narration, comment l'enfant rend-il compte de ses rêves ? — et l'étude de ses réponses à ces questions soulèvera bien entendu celle de savoir s'il rêve différemment. « Que » rêvent les nourrissons, les foetus ? puis les animaux ? Jean Piaget et son équipe ont bien étudié la question de savoir comment les enfants se représentaient le rêve (« Les rêves », la Représentation du monde chez l'enfant, Paris, PUF, 1947, rééd. « Quadrige », 2003, 335 p., chap. 3, p. 78-105). L'analyse est déjà passionnante, puisque son évaluation en trois stades (5-6 ans, 7-8 et 8-9) montre que le rappel onirique suit la même évolution chez l'enfant que celle de la civilisation occidentale, soit le songe gréco-latin et médiéval (le songe nous vient d'ailleurs, envoyé par les dieux; puis il est extérieur à nous, c'est l'apparition), avant de prendre la forme du rêve (soit la production onirique strictement personnelle rappelée au réveil). Cela dit, le travail de Piaget n'a pas été prolongé par l'étude des formes du contenu des rêves enfantins. Et il en est de même pour le développement et la nature du rêve dans l'histoire. Si le songe tient lieu de rappel de rêve dans la civilisation gréco-latine, si les Amérindiens le traduisent par des impératifs (untel a rêvé qu'on devait faire telle chose pour obtenir sa guérison), est-ce qu'il s'ensuit que les Amérindiens, les Grecs et les Romains ne rêvaient pas comme nous ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, j'ai tendance à le croire. En effet, on sait que nos langues sont des manières de penser, qu'on ne pense pas de la même façon avec telle ou telle langue. Or, dans le cas du récit de rêve, c'est encore plus radical : l'enfant de trois ans ne raconte pas encore et au Moyen Âge (alors qu'on raconte fort bien) le songe est très exceptionnellement représenté par la forme narrative que prendra le rêve. Pour le dire autrement, rien ne s'oppose à ce que les Grecs et les Romains ne rêvaient pas encore : ils « songeait », ce qui impliquerait que le songe, leur rappel de rêve, correspondrait à un fonctionnement particulier de la mémoire autonome. L'hypothèse complémentaire est bien plus simple : les jeunes enfants, les Grecs et les Romains de l'Antiquité, comme les Amérindiens de Nouvelle-France ne savaient pas encore rappeler correctement leurs rêves. C'est aussi possible. Sans compter que les deux hypothèses ne sont pas contradictoires.

      Cela relève de la plus haute spéculation ? Bien sûr, mais il s'agit de questions auxquelles la psychologie expérimentale et l'étude narrative peuvent espérer répondre. Et bien avant que la psychologie et la neurologie puissent trouver un terrain d'entente sur le rêve, soit tout simplement de savoir pourquoi et comment la mémoire autonome entre en fonction dans le sommeil, comme on en a le souvenir à l'éveil.

11. Rêve/cauchemar

      Il y a toutefois un problème qu'on doit réévaluer dans le cadre du modèle qu'on achèvera de présenter ici. C'est la notion de cauchemar. Il existe une typologie psychologique des récits de rêve qui propose de distinguer des réalisations oniriques qui ne sont ni discriminées, ni même distinctes. Il s'agit de vulgarisations ne s'appuyant sur aucun critère objectif. On « distingue » donc des rêves réalistes ou fantaisistes, des rêves « lucides ou conscients » ou inconscients ! (on y revient tout de suite, même si ce problème est déjà réglé), des « mauvais rêves » et des « cauchemars » (ce sera ici notre sujet), des rêves récurrents, des rêves typiques (vol, nudité, etc.), voire archétypes (Jung), voire encore des « situations de rêve » (rêve d'examen, rêve d'accouchement, rêve de rencontre, etc.). Du point de vue de l'analyse psychologique, ces distinctions thématiques sont fantaisistes, ne permettant aucune classification. On le voit d'autant mieux à la catégorie que j'ai volontairement ignorée, le rêve « prémonitoire » ou « prophétique » qui relève bien évidemment du paranormal des pseudo-sciences.

      Reste une seule et unique catégorie qui doit être étudiée, le cauchemar, précisément parce qu'on sait maintenant que le rêve lucide ou conscient est impossible. Qu'est-ce donc qu'un « cauchemar » ? En psychologie, comme dans la conception populaire, il s'agirait d'un « mauvais rêve » qui réveillerait le dormeur. Il suit que, si un (mauvais) rêve pouvait réveiller, ce serait de fait un rêve conscient ou lucide. On sait que cela n'existe pas. Le cauchemar relève donc de la pure fabulation, soit la conception du « rêve » comme « spectacle onirique » auquel nous assisterions en dormant. Et ce spectacle pourrait être si terrible qu'il nous réveillerait dans l'épouvante ! — Une bonne partie de la représentation du rêve dans la littérature fantastique du XIXe siècle est construite sur ce fantasme. Non seulement les personnages de ces romans se réveillent magiquement à la fin de leurs rêves (ce qui est invraisemblable), mais le rêve les réveille (ce qui leur paraît tout naturel !).

      Alors se pose une question très simple : est-ce le rêve qui nous réveille ou le réveil qui nous raconte des histoires ? Poser la question, c'est y répondre. Les émotions du rêveur sont des souvenirs d'émotions et, comme tous les autres souvenirs constituant la matière du rêve, leur rappel en rêve est aléatoire. Ces émotions, qui ont été mémorisées, sont rappelées par la mémoire autonome et on peut voir à l'analyse actantielle des récits de rêve qu'elles sont aussi fines que variées. Ce sont des émotions qui ont souvent été réfléchies, évaluées et analysées. Cela dit, elles se trouvent dans le rêve et le rappel de rêve au même titre et de la même manière que les images et les idées constituant la trame narrative. Aucune d'elles ne peut nous réveiller.

      Il faut donc admettre qu'au cours du sommeil, et parfois même lors d'un rêve, des émotions correspondant à des perceptions et à des actions réflexes sont activées : il s'agit d'émotions instinctives qui ne sont pas gérées par la conscience et en particulier la réflexion attentive : les motivations primaires (faim, soif, réaction à la température, sexualité animale, curiosité instinctive; etc.); et les émotions élémentaires : docilité/agressivité; surprise/confiance (ou familiarité); et surtout désir/peur. Ce sont ces émotions réflexes, instinctives, qui réveillent le dormeur. Ces émotions négatives et leur éventuelles associations (surprise + agressivité + peur) activent la fabulation du cauchemar, parce qu'elles interpellent impérativement la conscience brusquement éveillée, contrairement aux émotions positives — qu'on associera pourtant à l'inverse du cauchemar : le rêve extatique. Ces émotions réflexes ont la caractéristique d'être radicales, absolues, sans nuance. Le désir insatiable ou la peur panique de l'épouvante, jamais les milles degrés du plaisir ou de la crainte, comme l'inquiétude, l'appréhension, les peurs caractérisées (les tracs) ou phobiques (les dégoûts), etc. tels qu'on les trouve pourtant dans les récits de rêve. Au contraire, ces émotions brutes et brutales, non analysées, ne s'expliquent pas, surtout lorsqu'elles surviennent en état de non-conscience au cours du sommeil qu'elle perturbe, à plus forte raison au cours d'un rêve qu'elles interrompent — et non l'« inverse » ! (le rêve qui réveillerait son dormeur).

      Il suit que le réveil sous l'effet de la peur instinctive, c'est précisément l'illusion du « cauchemar ». Réveillé par l'émotion réflexe élémentaire, il est tout naturel qu'on en attribue la cause non pas au souvenir d'émotions négatives qu'on trouvera dans le premier rappel de rêve venu, mais à n'importe quelle image « onirique » à laquelle on associera l'émotion primaire du réveil. Or, il existe une explication toute simple à ce phénomène et c'est l'hallucination hypnopompique, le phénomène symétrique de l'image hypnagogique. On doit accorder foi aux observations d'Alfred Maury et reconnaître que les images hypnagogiques de l'endormissement peuvent ensuite se retrouver dans le premier ou des rêves de la nuit ou encore les influencer, ne serait-ce que comme souvenirs immédiats de la mémoire autonome. Au cours de l'endormissement, avant la venue du sommeil, ces images correspondent à des hallucinations. En effet, l'esprit peut encore reprendre le contrôle de la pensée sous l'effet d'un facteur quelconque, prendre conscience de ces images, les chasser ou s'en amuser. Le même phénomène existe, symétriquement, lors du réveil, bien qu'il soit apparemment plus rare (se confondant souvent, peu à peu, avec la rêverie du demi-sommeil matinal), tandis qu'il apparaîtra nettement au contraire lors d'un réveil brutal dû aux émotions instinctives primaires. Dans ce cas particulier, voilà alors l'apparition, pour la conscience, d'images venues du rêve. Ces hallucinations hypnopompiques sont en fait des rappels de rêve, instantanés et immédiats, automatiquement associés aux émotions réflexes qui produisent le réveil et dont le rêveur inverse tout naturellement la cause et l'effet : il a la nette impression que ce rappel est le rêve lui-même et qu'il vient de le réveiller à l'instant, lui ayant causé cette émotion. Dans cette hypothèse, il apparaît que non seulement l'image hypnopompique et l'émotion qui lui est associée sont en rapport inverse, mais qu'en plus rien n'implique que le rappel formant l'image corresponde à un rêve en cours, ni même au dernier rêve ayant précédé le réveil. On admettra seulement que cette image ou ces images viennent des rêves et que ce rappel ponctuel est propre à susciter le souvenir plus élaboré d'un rêve. Et ce rêve sera évidemment ce qu'on appelle un cauchemar.

      Le cauchemar en tant que tel est donc une pure création de l'esprit éveillé et, par conséquent, une très intéressante hallucination rationnelle (sic), une hallucination au second degré : voici pourquoi je me suis réveillé : je rêvais que... D'ailleurs quel parent n'a pas de lui-même, sans le savoir, donné cette définition du cauchemar ? — « Ce n'est rien, rendors-toi, ce n'était qu'un mauvais rêve, un petit cauchemar... ». Il reste que l'illusion est si forte (il faut bien l'accorder) que la psychologie se sera longtemps laissé prendre par le trop efficace mirage. En réalité, le cauchemar défini comme le mauvais rêve qui réveille le dormeur est tout simplement impossible et, en ce sens, le cauchemar n'existe pas.

      Faire le point sur la psychologie et l'analyse narrative du rêve était de l'ordre de l'exposé dialectique. Qu'est-ce que l'étude narrative peut retenir de la psychologie expérimentale à ce sujet ? en quoi la psychologie peut-elle en profiter ? On peut conclure que trop souvent les exposés, thèses et hypothèses des psychologues sur le (récit de) rêve sont aussi fantaisistes que les réactions des critiques sur les oeuvres littéraires et artistiques. Dans les deux cas, il s'agit d'essais d'interprétation qui n'ont pas leur place dans le domaine scientifique. L'étude narrative, issue du structuralisme, permet de réagir, de sorte qu'on puisse procéder simplement à la description rigoureuse du récit de rêve et de ses implications psychologiques. Je voudrais donc réécrire pour conclure la phrase qui ouvrait l'établissement du modèle scientifique du linguiste Louis Hjelmslev : « Nous arrivons à l'intelligence ou à connaissance d'une langue par le même chemin qui mène à l'intelligence des autres objets, à savoir par une description » (le Langage, trad. Michel Olsen, Paris, Minuit, 1963, 1966, p. 29), ce qui donne : Nous arrivons à l'intelligence ou à connaissance psychologique du rêve par le même chemin qui mène à l'intelligence des autres objets, à savoir par une description.

Guy Laflèche,
Université de Montréal,
4 avril 2011

Références

      Les bibliographies des moindres articles sur le rêve multiplient par dizaines ou même par centaines les références. Cela consiste très souvent à noyer les informations essentielles. On trouvera ici la liste minimale des ouvrages (d'ailleurs déjà cités explicitement au cours de l'exposé) utilisés pour construire le modèle psychologique correspondant aux conclusions de l'étude narrative du récit de rêve.

George W. Baylor et Daniel Deslauriers, le Rêve : sa nature, sa fonction, et une méthode d'analyse, Montréal, Presses Universitaire du Québec (coll. « Monographies de psychologie »), 1991, 90 p.

Foucault, Marcel, le Rêve : études et observations, Paris, Alcan, 1906, 304 p.

—— cf. Jean-Paul Laurens et René Baldy, « Dossier Marcel Foucault », le Dit de l'UPV [journal de l'Université Paul-Valéry de Montpellier], nos 72 et 73, janvier et février 2004, respectivement p. 3 et 3-4.

Freud, Sigmund, Die Traumdeutung, [1899], « 1900 », l'Interprétation des rêves, trad. J. Meyerson, révisée par Denise Berger, Paris, Presses Universitaires de France, 1971, 574 p.

Hervey de Saint-Denys, Marie-Jean-Léon de, les Rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867 (cette première édition était anonyme); Claude Tchou, préface de Robert Desoille (coll. « Bibliothèque du merveilleux »), 1964, réimp. Éditions d'aujourd'hui (coll. « Les introuvables »), 1977, 403 p.

Hobson, J. Allan , the Dreaming brain, New York, Basic Books, 1988, 319 p; le Cerveau rêvant, traduction de Rose Saint-James, Paris, Gallimard, 1992, 402 p.

——, Dreaming : an introduction to the science of slepp, Oxford University Press, 2002, x-170 p.

Jouvet, Michel, le Sommeil et le rêve, édition augmentée, Paris, Odile Jacob, 1992, 1998, 245 p.

Laflèche, Guy, Matériaux pour une grammaire narrative, particulièrement « Le rêve » (p. 134-140), Laval, Singulier, 1999, 2e éd. 2007, 192 p.

——, Petit Manuel des études littéraires — pour une science générale de la littérature, Montréal, VLB Éditeur, 1977, 118 p. Cet essai ou ce manifeste pamphlétaire n'est pas cité ici pour la situation des études narratives qu'on y trouve (c'est l'étude du contenu dénoté, p. 41-45), mais bien pour la stigmatisation des « interprétations » qui tiennent lieu d'études des oeuvres littéraires. — Comme si les énoncés de nos langues avaient des « sens » qui devraient être interprétés. Exactement comme ces récits de rêve auxquels on cherche leur « sens ».

Maury, Alfred, le Sommeil et les rêves, Paris, Didier, 1861, 1862, 1865, puis 4e éd. refaite et augmentée en 1878, 476 p.

Montangero, Jacques, Rêve et cognition, Liège, Pierre Mardaga, [1998 ou 1999], 268 p.

——, avec José Reis et Francisco Pons, « L'organisation séquentielle des rêves : narration, script ou simulation d'épisodes vécus ? », Bulletin de psychologie, vol. 52, no 4 (juillet-août 1999), p. 399-408).

Piaget, Jean, « Les rêves », la Représentation du monde chez l'enfant, Paris, PUF, 1947 (rééd. coll. « Quadrige »), 2003, 335 p., chap. 3, p. 78-105.

Valatx, Jean-Louis, « Le rôle du rêve dans la mémoire », la Mémoire, vol. 1, Mémoire et cerveau, éd. de Nicolas Zavialoff, Robert Jaffard et Philippe Brenot, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 86-92.

      Sont également évoqués les ouvrages de Théodore Flournoy, Pierre Fontanier, David Foulkes, C. S. Hall et R. L. van de Castle, Louis Hjelmslev, Sophie Jama, Pierre Janet, Claude Lévi-Strauss, Françoise Parot et Vladimir Propp.

Symboles

      Les familiers de l'étude narrative n'ont pas besoin de cette note. Mais il peut être utile aux autres de savoir dès le début (au lieu de le deviner en cours de lecture) que Sq est mis pour séquence, E pour événement et S pour situation. Sa pour situation actantielle et A pour configuration actantielle. On aura compris que Sd désigne la situation de départ du récit de rêve ou de l'une de ses séquences, Si, la situation initiale, et Sf, la situation finale. On ajoute dans cet essai V, pour vision. Dans les découpages événementiels, les numéros d'ordre désignent, sans autre précision, les événements : 1, 2, 3... équivalent alors à E1, E2, E3... Les motivations sont marquées, dans ces listes, du tiret (—).


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