Premier des six rêves de Morise
dans la Révolution surréaliste
|
Max Morise,
la Révolution surréaliste,
no 3,
section « Rêves »,
15 avril 1925
J'assiste à un banquet donné en
l'honneur du Surréalisme. De nombreuses tables sont
dressées sur une vaste prairie. Un personnage qui joue le
rôle d'André Breton, mais qui ressemble à la
fois à Nikita Balieff (1), à
Joë Zelli (2) et au violoniste-chef du
célèbre jazz-band espagnol des
« Fusellas », actuellement en tournée
à Chamonix, circule parmi les convives et fait le boniment
avec une exubérance toute méridionale. Son discours
est continuellement ponctué d'exclamations telles que :
« Nous autres Russes... Vous allez voir comment les
Russes... À la russe..., etc., etc. ». Il roule
l'R du mot Russe d'une façon menaçante et prononce
l'u : ou. Vers la fin du repas, on distribue des
fusils aux assistants et on les enrôle de force pour leur
apprendre à faire l'exercice. Mais il y a quelques
récalcitrants et je vois l'un d'eux entraîner quelques
hésitants en élevant de vives protestations;
quelqu'un dit, à côté de moi :
« Toujours ce Rigaut (3), il ne
peut donc pas se tenir tranquille ». Cependant le
bonimenteur, après avoir expliqué que le fascisme
sera vaincu par un fascisme plus fort, un fascisme dans la
manière « russe », nous présente
le fusil d'un modèle nouveau et étonnant qu'on
distribue aux troupes : on a supprimé la crosse, comme
accessoire inutile, et on l'a remplacée par une seconde
baïonnette, perfectionnement dont il est facile de concevoir
l'importance. Puis le bonimenteur essaye cette arme en tirant en
l'air; une belle fusée mauve s'élève à
quelques mètres et retombe en décrivant une gracieuse
parabole, à la grande joie du général et de
son état-major. Le général est un personnage
ventru en uniforme d'opérette, doué d'un prodigieux
crâne en carton de forme pointue et couronné de
quelques cheveux roux. On apporte ensuite un canon qui lance une
fusée mauve plus belle que la première. Mais ce n'est
rien encore : voici qu'on apporte une superbe pièce
d'artillerie de taille gigantesque et de forme mal définie,
mais à coup sûr bizarre; le canon en est plusieurs
fois coudé. Il a pour projectile une sphère
transparente et mauve bien entendu, semblable à une bulle de
savon, qui s'élève peu et vient retomber sur le
crâne pointu du général où elle
éclate. « Cela vaut mieux qu'un boulet de
canon », dit celui-ci avec satisfaction. En passant
devant une cage où est enfermé un mouton, le
bonimenteur se disculpe d'une fausse accusation portée
contre lui par le général : « W...
est crevé, dit-il. Vous croyiez que c'était moi qui
l'avais crevé. Eh bien, pas du tout, c'est le mouton. Et le
mouton, savez-vous qui l'a pris ? Eh bien, c'est le renard. Et
le renard ? Eh bien, c'est le lion qui l'a pris. Et le
lion ? Eh bien, c'est la nausée ». Pendant ce
discours, les personnages du rêve se sont effacés et
j'entends une voix qui conclut : « Parfaitement,
parfaitement, acquiesça le général, sans
même se demander quel pouvait être cet étrange
animal ».
Notes
(1) Nikita Balieff (né en Russie en 1877,
mort à New York en 1936) était le directeur de la
pièce musicale « La chauve-souris de
Moscou » présentée en France au cours
des années 1920.
(2) Joë Zelli dirigeait le Zelli's, un club de
jazz situé en dessous de chez André Breton, à
Montmartre (cf. Alain Jouffroy, la Vie
réinventée : l'explosion des années 20
à Paris, Paris, Laffont, 1982, p. 294, 367 et 387;
André Roussard, Dictionnaire illustré des lieux de
Montmartre, Paris, Roussard, 2001, article
« Zelli's »).
(3) Jacques Rigaut (1899-1929), très
tôt engagé dans le mouvement surréaliste, est
réputé pour « semer le doute ».
Souvent évoquée par André Breton et ses amis,
son oeuvre fragmentaire ne sera connue qu'après son
suicide.
Variantes
Corrections et leçons non retenues
2b : 16 acessoire pour accessoire.
Références
La Révolution surréaliste, no 3, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 2.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 3, Paris,
Gallimard, 15 avril
1925, p. 2.
|