Dernier des six rêves de Morise
dans la Révolution surréaliste
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Max Morise,
la Révolution surréaliste,
no 11,
section « Rêves »,
15 mars 1928
2 janvier 1928, midi et demie.
— M'étant
éveillé dans la matinée, je vaquai à
quelques
occupations, puis, tranquillement, je me recouchai; je pris un
cachet
d'éphédrine (a), et,
vers midi moins le
quart je pense, je me rendormis.
*
* *
Sur le point de quitter la maison de la rue du
Château, ou plus exactement un endroit qui
représentait cette maison mais n'avait aucune ressemblance
physique avec elle, ayant plutôt l'apparence d'une boutique
de bistrot, je me fis l'effet d'être saoul. J'avais pourtant
mangé modérément et peu bu. Jacques et Simone
Prévert se disposaient à me raccompagner ainsi que
quelques autres visiteurs, et j'essayais de faire bonne contenance.
Simone attendait déjà dans la rue; elle devait avoir
mal à un pied car elle portait au pied droit un snowboot et
au pied gauche soit une pantoufle, soit un soulier à talon
Louis XV, mais ce qui rendait surtout son allure étrange,
c'est que ces deux chaussures étaient au moins dix fois plus
grandes que nature et lui mangeaient la jambe jusqu'au genou.
Ayant soif, je m'emparai de deux canettes de
bière; l'une était à peu près vide;
dans l'autre presque pleine, était tombée une
impureté quelconque. J'essayai d'un transvasement. Mais le
peu d'assurance de mes gestes rendait l'opération
impossible. Je voulus m'aider d'un demi vide qui traînait sur
le zinc. Je ne saurais dire combien de temps durèrent les
efforts vraiment désespérés que je fis pour
verser le liquide d'un des récipients dans un autre au moyen
de multiples et prodigieusement ingénieuses combinaisons.
Par deux fois j'arrivai à remplir le demi, mais au dernier
moment, soit que mon pied glissât dans la bière qui
inondait tout le sol de la pièce, soit que je fusse saoul au
point de ne pouvoir me maintenir en équilibre, tout
chavirait et c'était à recommencer. Ma situation
devenant positivement intolérable non seulement à
cause de l'impossibilité désespérante et
malgré tout incompréhensible où je me trouvais
d'arriver à mes fins mais encore à cause de la
crainte que j'avais que mes amis remarquassent mon état et
m'en fissent l'observation, j'eus l'idée que peut-être
je rêvais. Je fis un violent effort, je contractai mes
muscles, j'essayai d'arrêter la fuite des images et de fixer
mon attention, enfin les objets qui meublent ma chambre
commencèrent à m'apparaître dans un brouillard
et je parvins à m'éveiller.
*
* *
J'étais tout en sueur et dans un grand
état d'agitation. Rejetant mes couvertures, je remarquai
tout haut : « Aussi, il fait une chaleur
épouvantable dans cette chambre, c'est complètement
imbécile ». Je fus surpris de sentir entre mes
dents une pipe, car je ne me rappelais pas avoir fumé en
m'endormant tout à l'heure.
D'ailleurs, je ne croyais pas avoir
fumé depuis trois ou quatre jours et en examinant cette pipe
je ne la reconnus pas pour m'appartenir. Perplexe, j'abandonnai
pour l'instant l'éclaircissement de ce mystère. Je
regardai l'heure à la montre qui est suspendue à mon
chevet : trois heures moins le quart. « J'ai bien
dormi », pensai-je. J'étais content d'être
débarrassé de mon cauchemar. Mais, incommodé
par la chaleur, j'étirai lentement mes membres engourdis et
je me décidai avec peine à me lever en pyjama pour
entrebâiller la fenêtre. J'eus la surprise de la
trouver grande ouverte. Du coup, je n'y compris plus rien.
Toutefois, comme il faisait froid dehors, je fermai cette
fenêtre. Et je commençai à être pris
d'une peur abominable en constatant que ma chambre n'avait plus,
comme avant, une seule fenêtre, mais bien deux, que,
d'ailleurs, ce n'était pas ma chambre et que les meubles
portaient des objets que j'avais le sentiment d'avoir
déjà vu ailleurs, notamment dans la chambre de mes
parents quand j'étais enfant. Puis je fus saisi d'une
incapacité totale de me mouvoir d'une façon
coordonnée, je titubai, ma tête tourna, comme tout
à l'heure chez le bistrot. Je m'écriai que ce
n'était vraiment pas la peine de m'être arraché
de là pour être de nouveau en proie maintenant
à de pareilles vacheries. J'avisai sur une table quelque
chose comme un nécessaire de toilette, ayant appartenu
à ma mère et dont ce n'était certes pas la
place. Je me précipitai pour le briser de rage. Mais je
m'arrêtai avec désespoir en sentant bien qu'aucun
geste ne m'était plus permis, que je ne savais pas dans quel
univers je vivais, que, peut-être si je jetais cet objet par
terre, il n'allait pas se casser et que tout ce que je pourrais
faire tournerait à ma confusion et à mon tourment.
Incapable de me tenir debout, je me laissai tomber à terre,
les membres tordus, grimaçant et pleurant. Il me resta le
courage du désespoir pour tenter le même effort par
lequel j'étais sorti un peu plus tôt d'une situation
également mauvaise. Cela me réussit encore.
La tache noire sur fond rouge et or du papier
de ma chambre commencèrent bientôt à
m'apparaître dans un brouillard et je restai un long moment
à les contempler avec soulagement. Puis je me secouai un peu
pour ne pas les laisser échapper.
*
* *
Je reposais paisiblement sur le
côté droit comme je m'étais endormi, avec une
agréable langueur dans les jambes, telle qu'en provoque
souvent chez moi l'ephedrine. La température de la
chambre était douce. Ma montre à mon chevet ne
marquait pas tout à fait midi et demie.
Variantes
(a) « Alcaloïde extrait des rameaux
d'arbustes du genre
Ephedra, employé pour décongestionner les
narines, dilater les
pupilles ou les bronches (asthme) », PR.
Corrections et leçons non retenues
16a : 42 ephedrin et non éphédrine.
16a : 50 saoûl pour saoul.
16b : 57 fûsse pour fusse, et saoûl pour
saoul.
17a : 21 coquille : par et non pas.
17a : 34 ... à me lever. en pyjama (un point en
trop).
17b : 20 coquille : avant pour ayant.
17b : 45 ephedrin pour éphédrine.
Références
La Révolution surréaliste, no 11, Paris,
Éditions
Jean-Michel Place, réimpression, 1975, p. 16-17.
Édition originale
La Révolution surréaliste, no 11, Paris,
Gallimard, 15 mars
1928, p. 16-17.
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