TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

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Table de l'anthologie des songes classiques et médiévaux


Le songe de l'empereur Alis
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Chrestien de Troyes, Cligès, roman, 1176

Et quant vint as napes lever,
s'ot l'empereres [Alis] tant beü
del boivre, qui li ot pleü,
par nuit sera en dormant ivres [3305
ne ja mes n'an sera delivres,
einz le fera tant traveillier
qu'an dormant le fera veillier.
Or est l'empereres gabez.
Molt ot evesques et abez [3310
au lit seignier et beneïr,
qant ore fu d'aler gésir.
L'empereres, si com il dut,
la nuit avoec sa fame jut.
Si com il dut ? Ai ge manti, [3315
qu'il ne la beisa ne santi,
mes an un lit jurent ansanble.
La pucele de peor tranble,
qui molt se dote et molt s'esmaie
que la poisons ne soit veraie. [3320
Mes ele l'a si anchanté
que ja mes n'avra volanté
de li ne d'autre, s'il ne dort,
et lors en avra tel deport
con l'an puet an songent avoir, [3325
et si tendra le songe a voir.
Neporquant cele le resoingne;
premieremant de lui s'esloigne
ne cil apruichier ne la puet,
qu'araumant dormir li estuet. [3330
Il dort et songe et veillier cuide,
s'est an grant poinne et an estuide
de la pucele losangier.
Et ele li feisoit dongier
et se desfant come pucele, [3335
et cil la prie et si l'apele
molt dolcemant sa dolce amie.
Tenir la cuide n'an tient mie,
mes de neant est a grant eise,
car neant tient et neant beise, [3340
neant tient, a neant parole,
neant voit et neant acole,
a neant tance, a neant luite.

Molt fu la poisons bien confite
qui si le travaille et demainne. [3345
De neant est an si grant painne,
car por voir cuide, et si s'an prise,
qu'il ait la forteresce prise.
Einsi le cuide, einsi le croit.
Et devient lassez et recroit.
[3350
A une foiz vos ai tot dit,
c'onques n'en ot autre delit.
Ensi l'estovra demener
toz jorz mes...

Quand vint le temps d'enlever les nappes
l'empereur [Alis] avait tant bu
de la boisson, qui lui plaisait,
que toute la nuit il dormira bien ivre
et que jamais il n'en sera délivré
mais qu'au contraire il en sera tant travaillé
qu'en dormant cela le fera veiller.
Ainsi l'empereur est alors bien joué.
Plusieurs évêques et abbés se mirent
à bénir son lit du signe de la croix
quand vint l'heure d'aller se coucher.
L'empereur, comme il se devait,
coucha pour la nuit avec sa femme.
Comme il se devait ? J'en ai menti,
puisqu'il ne la baisa et qu'elle n'en ressenti rien
alors qu'ils étaient pourtant couchés ensemble.
La pucelle tremble de peur,
qui beaucoup redoute et s'inquiète autant
que la potion ne soit pas efficace.
Mais la boisson l'a si bien ensorcelé
que jamais il ne désirera personne,
ni elle ni une autre, sinon dans son sommeil,
et il en aura telle jouissance,
autant qu'on peut en avoir en songeant,
qu'ainsi il tiendra le songe pour vrai.
Néanmoins, elle en a peur;
elle commence donc par s'éloigner de lui
tandis que, lui, ne peut l'approcher
car tout de suite il lui faut dormir.
Il s'endort et il songe, mais il croit veiller
alors qu'avec beaucoup de peine et d'application
il pense avoir cajolé la pucelle.
Mais elle lui faisait des difficultés
et défend son pucelage,
et lui de la prier et de l'appeler
tout doucement sa douce amie.
Il croit la tenir, alors qu'il ne tient rien,
mais du néant il prend ses aises,
car du néant tient et du néant baise,
du néant tient, au néant parle,
du néant voit et du néant cajole,
le néant tourmente, le néant combat.

La potion a été bien concoctée
pour le travailler et l'agiter ainsi.
Du néant, il en a pour sa peine,
car il croit pour de vrai et en estime
avoir enfin pris la forteresse.
C'est ce qu'il pense, c'est ce qu'il croit.
Il en est épuisé et repus.

D'un seul coup je vous ai tout dit,
puisqu'il n'en eut jamais d'autre jouissance.
Ainsi devra-t-il s'agiter
pour le reste de ses jours...


Références

Chrétien de Troyes, Cligès, édition bilingue, publication, traduction, présentation et notes par Laurence Harf-Lancner, Paris, Champion (coll. « Champion classiques »), 2006, p. 240 et 242.

Traduction de G. Laflèche.

Édition originale

      Huit manuscrits et quatre fragments. La copie de Guiot de la BNF (FF 794) fait autorité.

Éditions critiques

La première édition critique des oeuvres de Chrestien de Troyes est de W. Foerster, Halle, Niemeyer, à partir de 1884.

Chrétien de Troyes, Cligès, édition d'Alexandre Micha, Paris, Champion (coll. « Les classiques français du Moyen Âge », no 84), 1957, xxxi-256 p.

——, « Cligès », OEuvres complètes, direction de D. Poiron, éd. P. Walzer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1994.

——, Cligès, édition bilingue, publication, traduction, présentation et notes par Laurence Harf-Lancner, Paris, Champion (coll. « Champion classiques »), 2006, 463 p., p. 240 et 242.


Situation matérielle

      Le songe se trouve au centre du roman (vers 3332 et suiv. sur un total de 6769), mais cette situation est trompeuse. Il se situe plutôt vers le début de la seconde partie du roman, qui raconte les aventures de Cligès, après le récit de celles de son père, Alexandre.


Situation narrative

      Constantinople. Fénice, amoureuse de Cligès, doit par force épouser son oncle, l'empereur Alis (exactement comme Iseut, amoureuse de Tristan, épouse son oncle Marc). Sa nourrire, Thesala, prépare une potion qui fera en sorte, dès la nuit de noce, qu'Alis sera persuadé de posséder son épouse : mais ce ne sera qu'un songe, un « songe d'amour », de sorte que Fénice restera vierge, cette nuit-là et jusqu'à ce qu'elle puisse, bien plus tard, se faire passer pour morte et jouir des amours de son amant.


Bibliographie

Mireille Demaules, « Chrétien de Troyes ou l'épanchement du rêve dans la fiction », Speculum Medii AEvi, no 3, 1997, p. 21-37

——, « Chrétien de Troyes et la magie du songe », la Corne et l'ivoire : étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècle, Paris, Champion (coll. « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », no 103), 2010, 707 p., p. 182-202.



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