TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

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Table de l'anthologie des songes classiques et médiévaux


Le songe d'Élias, le chevalier au cygne
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Anonyme, la Geste du chevalier au cygne, chanson de geste, 1356

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C h a n t     X X X V I I

[...]

   Seignor, or faites pais, por Deu le vos requier : [5800
D'Ydain (1) la demoiselle le volrai ci laissier;
Quant lex verra del dire, bien saurai repairier.
Li chevalier le chisne, qui moult fist à proisier,
Une nuit se seoit dejoste sa moillier;
Si a songié .I. songe (a) mirabillox et fier, [5805
Que tot entor Buillon (2) croissoient bois plenier.
De l'un des bois issoient .IIII. lion corsier,
Et d'autre part .III. ors, dressé com aversier (b),
Et doi dragon volant (c), qui les font esmaier.
En après lui venoient et vautre (3) et levrier ! [5810
Che li samble qu'il fussent plus de .XXX. millier.
Ses chastiax et ses viles voloient eschillier (d);
A Buillon repairoient (e), por la vile assegier;
N'i laissent à ardoir ne glise, ne mostier.
Il s'en issoit armés sor .I. corant destrier : [5815
En sa compaigne estoient plus de .XXX. millier.
.I. des lions feroit de l'espée d'achier;
La teste en fist voler, c'ainc n'i ot recovrier;
Li autre troi lion, l'aloient embrachier,
N'i valoit sa deffense le montant d'un denier; [5820
Del cheval le faisoient à force trebuchier.
Moult i vit de ses homes ocirre et detrenchier,
Li ors et li lion le voloient mengier.
Et li dragon volant les iex del chief sachier;
De la péor qu'il ot
li couvint esveiller. [5825
La duchoise l'embrache, si l'a pris à baisier :
« Sire que avés-vos ? ne l'me devés noier.
— Dame, je l'di à Deu, qui me puist conseiller
Et gart par sa dolchor de mort et d'encombrier » .

   « Dame, ce dist li dus; entendés mon semblant. [5830
Jo ai songiè .I. songe moult merveillox et grant,
Que entor cest castel estoient bos croissant;
De l'un des bos issoient .IIII. lion corant
Et en après .III. ors et doi dragon volant;
Et viautre et liemier les aloient sevant [5835
Plus de .XXX. milliers, par le mien escient
Tot cest païs aloient par force conquerant;
Chest castel assaloient entor moult aigrement.
Je m'en issoie fors sor mon cheval corant.
En ma compaigne estoient .c. chevalier vaillant; [5840
.I. des lions feroie de m'espée tranchant,
Que la teste en voloit sus l'erbe verdoiant;
Li autre troi lion m'aloient si coitant,
N'i valoit ma deffense le montant d'un besant (4);
Par forche m'abatoient de mon cheval corant; [5845
Tot mi home i estoient ocis et recréant :
De .M. (5) n'en escapoient ne mais que .c. vivant;
Et cil s'en repairoient à esperons brochant.
Desi que al castel nos aloient sevant,
Et li lion m'aloient si forment engoissant (f), [5850
Por poi que tot mon cors n'aloient decolant
».

   Quant la dame l'oï, forment vait sospirant,
Et puis a respondu : « Par Deu le raamant !
Che sont Saisne felon, li quivert mescréant,
Qui passeront cha outre à nef et à chalant; [5855
Si conquerront cest regne s'il n'a de vos garant ».
Ele dit vérité et tot le convenant :
Saisne ierent en la terre anchois .I. mois passant;
Garniers ot assamblé son barnage poissant,
Et s'ot fait adober son nevou Malpriant, [5860
Qui fu frere Espaullart de Gormaise la grant,
De son pere (6) vengier a le cuer desirrant;
.VII. conte sont ensamble felon et souduiant,
Et li dus de Saissone qu'on apeloit Morant :
Fiex fu le duc Rainier, dont vous ai conté tant; [5865
Mirabiax de Tabor i avoit .I. enfant (7).
Le premier jor de mai, par son l'aube aparant,
Se sont tot esmeü, ce trovons nos lisant :
Le chevalier le chisne vont forment menechant;
Or le secore cil que quierent penéant ! [5870

[...]

   Sires, pour l'instant soyez tranquilles, je vous le demande en grâce :
Au sujet de la demoiselle Ydre (1), je voudrais en rester là;
Quand se verra le temps d'en raconter plus, je saurai y revenir.
Le chevalier au cygne, qui avait (fait) tout pour plaire,
Une nuit il s'était allongé aux côtés de son épouse;
Ainsi a-t-il songé, un songe (a) extraordinaire et effroyable,
Que tout autour de Bouillon (2) croissaient de grands bois.
De l'un de ces bois sortaient quatre lions rapides,
Et d'autre part trois ours, qui paraissaient comme de vrais démons (b),
Avec deux dragons ailés (c), qui les rendent effrayants.
Et après eux venaient et des vautres (3) et des lévriers !
qui, lui semble-t-il, sont plus de trente mille.
Ses châteaux et ses villes, ils voulaient tailler en pièces (d),
Et parvenir (e) à Bouillon, pour assiéger la ville :
Ils n'y a aucune église, aucun monastère qu'ils ne laissent en flammes.
Mais le voilà qui sortait tout armé sur un rapide destrier
En compagnie de plus de trente milles des siens.
Il frappait un des lions de son épée d'acier;
La tête en faisait voler, de sorte qu'il ne put en réchapper;
Mais les trois autres lions allaient l'attraper,
Sa défense ne valait plus le prix d'un denier;
De son cheval, ils le faisaient par force choir.
Plusieurs de ses hommes il voyait tuer et décapiter,
Les ours et les lions le voulaient manger.
Tandis que les dragons ailés voulaient lui sortir les yeux de la tête;
C'est la peur
qu'il eut qui l'éveilla.
La duchesse le prend dans ses bras et se met à l'embrasser :
« Seigneur, qu'avez-vous ? vous ne devez pas me le cacher.
— Madame, j'en appelle à Dieu, qui me peut conseiller
Et me garder, par sa tendresse, de la mort et du danger ».

   « Madame, lui dit le duc, écoutez ce qu'il m'en semble.
Moi, j'ai songé, un songe vraiment merveilleux et grand,
Qu'autour de ce château se trouvaient des bois touffus;
De l'un des bois sortaient quatre lions rapides
Et par après trois ours et deux dragons ailés;
Et des vautres et des limiers les allaient suivant,
Plus de trente mille, m'a-t-il semblé
Tout ce pays par la force ils allaient conquerrant;
Ce château ils assaillaient tout autour très durement.
Moi, j'en sortais sur mon cheval rapide,
En ma compagnie se trouvaient cent chevaliers vaillants;
Un des lions je frappais de mon épée tranchante,
De sorte que sa tête en volait sur l'herbe verdoyante;
Les autres lions me serraient de si près
Que ma défense ne valait pas le prix d'un besant (4);
Par force ils me jettaient à bas de mon cheval rapide;
Tous mes hommes étaient tués et vaincus :
De mille (5), il ne s'en réchappait pas plus de cent vivants
et ceux-ci rentraient à grands coups d'éperons.
De là au château ils nous poursuivaient,
Et les lions me serraient de tellement près (f)
Que pour un peu c'est moi-même qu'ils allaient décapiter
».

   Quand sa femme l'a entendu, elle se met à soupirer fortement,
Et puis elle a répondu : « Par Dieu le Rédempteur !
Ce sont les félons Saxons, les lâches mécréants,
Qui débarqueront ici, à nefs et à chalants;
Ainsi vont-ils conquérrir ce royaume s'il n'a pas votre protection ».
Elle dit la vérité et tout ce qu'il convient :
Les Saxons seront sur le continent avant qu'un mois ne soit passé;
Garnier aura rassemblé sa puissante noblesse
Et aura fait adoubler son neveu Malpriant,
Qui est le frère d'Espaulars de Gormaise la Grande.
Venger son père (6), voilà ce que son coeur désire;
Sept comtes sont ensemble félons et trompeurs,
Avec le duc de Saxe qu'on appelait Morant :
Farouche était le duc Rainier, dont je vous ai tant parlé;
Mirabiax de Tabor qui y comptait aussi un fils (7).
Le premier jour de mai, dès que l'aube est levée,
Tous se sont mis en route, comme on le trouve dans les Livres :
Le chevalier au cygne ils s'en viennent menacer durement;
Que le secoure Celui que prient les pénitents !


Notes

(1) Ydre (Ydain) est la fille d'Élias (Elyas) et de Bréatrice (Beatrix), qui vient de naître. Elle sera la mère de Godefroy, le héros de la chanson de geste suivante du cycle des croisades, la Chanson de Godefroy.

(2) Boulogne-sur-mer, dans le Pas-de-Calais, sur la Manche.

(3) Les vautres sont des chiens de chasse, comme les lévriers, et viennent aussi en meutes. Les deux races de chiens chassent respectivement les gros et les petits gibiers, notamment, toujours respectivement, l'ours et le lièvre.

(4) Le besant est une pièce de monnaie de l'Empire byzantin.

(5) Cent chevaliers dans une armée de mille hommes, ce n'est pas contradictoire; en revanche, dans le récit hétérodiégétique précédent, cette armée était de trente milles hommes. En fait ces nombres « entiers » n'ont pas de signification mathématique, mais bien symbolique.

(6) Raisnier, père de Raisnier, tué par le chevalier au cygne (chant XXVII), lors de la délivrance du royaume qui était aux mains des Saxons.

(7) L'interprétation du songe. Il ne s'agit pas d'un songe prémonitoire puisque le chevalier au cygne n'y voit qu'un cauchemar et son épouse, une appréhension, l'intuition que les Saxons seront bientôt de retour.

      L'« interprétation » du narrateur est simplement la confirmtion de cette appréhension. C'est la désignation des Saxons qui se préparent à envahir à nouveau le royaume de Bouillon. Mais il faudrait un spécialiste de l'oeuvre (un lecteur qui la relit) pour comprendre précisément cette énumération. Autrement, on additionne sept comtes : Garnier, Malpriant, Espaulars, Morant, Rainier, Miraviax de Tabor et son fils. « Sept » : quatre lions et trois ours.

      Voilà pour l'interprétation ou l'annonce du narrateur. C'est le lecteur qui sera chargé d'« interpréter » lui-même le songe dans les chapitres suivants de la chanson. L'armée saxonne qui envahit le royaume est incomparablement supérieure aux forces que peut lui opposer le chevalier au cygne pour sa défense; il livrera toutefois courageusement combat et, dans une de ses sorties, il tuera Malpriant (c'est donc l'un des quatre lions). Mais tout serait perdu sans le secours de l'armée de l'empereur.


Variantes

(a) En ancien français, « songer un songe » est un syntagme explétif courant, tandis que la syntaxe admet facilement les propositions complétives de substantif (« un songe, que... »).

(b) « Dressé com aversier » est impossible, je crois, à traduire littéralement en français moderne parce que les deux syntagmes ont des sens très larges, polysémiques : « dessés comme » (qui s'emploie encore aujourd'hui), c'est « habillés », « parés », « équipés », etc.; « aversiers » sent encore son sens étymologique, soit adversarium, absolument « ennemi du genre humain », qu'on applique au diable et, par suite, de manière injurieuse, aux ennemis.

(c) C'est le cas contraire de la note précédente : les « dragons volants » sont d'un sens trop précis pour être rendu correctement en deux mots. Ce serait, par exemple, un « oiseau volant » ou un « oiseau ailé », puisque le dragon désigne un « serpent ailé ou volant ».

(d) Eschillier vient d'esclïer d'où l'anglais split, « fendre ».

(e) Repairier, c'est « revenir ». Le lapsus de l'auteur anonyme est évidemment significatif, puisqu'il implique le « retour » des Saxons qu'Élias a déjà chassé une fois du royame, mais c'est évidemment une faute, un lapsus !, dans la narration du songe où ces animaux symboliques ne reviennent pas, mais parviennent à Boullion.

(f) Angoisser, « serrer de près » comprend aussi l'idée de « tourmenter », de plonger dans l'« angoisse ».


Références

La Chanson du chevalier au cygne et de Godefroid de Bouillon, édition de Célestin Hippeau, Paris, Aubry, 2 vol., vol. 1, le Chevalier au cygne, 1884, p. 212-214. Pages saisies sur Archive.org en version image avant d'être transformées en format html.

Traduction de G. Laflèche.

Édition originale

      Manuscrit de la BNF, FF 795, comprend les trois premières laisses. Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 744. Manuscrit de la bibliothèque nationale, Bruxelles, no 10391.

Éditions critiques

1846-1859, le Chevalier au cygne et Godefroid de Bouillon, édition de Reiffenberg, Bruxelles (dans les « Monuments pour servir à l'histoire des provinces de Namur, de Hainault et de Luxembourg, etc. », no 4-6), 3 vol.

1884, La Chanson du chevalier au cygne et de Godefroid de Bouillon, édition de Célestin Hippeau, Paris, Aubry, 2 vol., vol. 1, le Chevalier au cygne, p. 212-214. — Slatkine Reprints, Genève, 1969, reproduit l'ouvrage dans sa collection des « Poètes français du Moyen Âge » (no 8), avec la note suivante : « Réimpression des éditions de Caen et de Paris, 1852-1877 »; or, l'introduction s'ouvre sur une désignation de l'ouvrage d'Henry Gibbs paru en 1858; ce premier volume sera donc, plus vraisemblablement, de 1884.

1971, Le Chevalier au cygne, édition critique de Gisela C. Pukatzki, University Alabama (la thèse de doctorat est peut-être inédite).

1985 et 1989, les éditions de Jean A. Nelson et de Edmond A. Emplaincourt (dans la collection « The Old French Crusade Cycle », no 2 et 9), University of Alabama Press, sont des versions en prose


Situation matérielle

      Le songe occupe la seconde partie du 37e chant, l'oeuvre en comptant 44. Il se situe donc près de la fin de la chanson qui ne compte qu'un seul songe.


Situation narrative

      Béatrice, épouse du roi Oriant, accouche de sept fils qui sont magiquement métamorphosés en cygnes par sa belle- mère, sauf un, Élias. Grâce aux colliers d'or que ses frères avaient à leur naissance, Élias réussit à leur redonner leur forme humaine, sauf pour l'un de ses frères, car son collier a été fondu. C'est le début des aventures d'Élias et de son frère le cygne. L'important pour notre épisode, c'est qu'Élias va délivrer les terres de la duchesse de Bouillon, dont l'empereur lui donnera pour épouse la fille, Béatrice (du même nom que sa mère). Naissance de leur fille Ydre. Mais maintenant que le domaine est délivré des Saxons, alors qu'Élias et son épouse viennent passer la nuit dans leur château de Bullion, voilà qu'un songe terrible annonce au chevalier au cygne, selon l'interprétation de la duchesse, le retour des Saxons.



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