Bien sûr, le mot anglais
« copyright », avec son symbole
©, est d'usage international. Cela se comprend
facilement. Le Copyright Act of 1911 du Royaume-Uni
(aboutissement d'une longue histoire juridique, dont la
pièce maîtresse était le Literary Copyright Act
de 1842), s'est rapidement appliqué aux Dominions du
royaume, de sorte qu'il est devenu de facto le plus grand
traité international régissant les droits de
publication à travers le monde, alors même que la
Convention de Berne était née en 1886. Le mot n'a
jamais eu besoin d'être traduit en français (1) et c'est bien dommage, étant donné
la « traduction » qu'on en trouve comme
définition dans n'importe quel dictionnaire courant. Le
Petit Larousse et le Petit Robert s'entendent comme
larrons en foire lexicale pour dire que le copyright est le droit
exclusif d'un auteur d'exploiter son oeuvre, ce qui correspondrait
au « droit d'auteur » de la législation
française. Pourtant la France n'a jamais réussi
à exporter sa conception de la
« propriété intellectuelle » qui
voudrait qu'un auteur soit
« propriétaire » de son oeuvre. Le
copyright, comme son nom l'indique (« droit de
copie »), est un droit de reproduction et il n'a rien
à voir avec la propriété, sauf à savoir
évidemment qui détient ce droit de reproduction.
L'auteur n'a aucun autre droit sur son oeuvre que n'importe quel
créateur et, de façon plus générale,
n'importe quel producteur, voire n'importe quel travailleur sur le
produit de son travail.
Bref le créateur est un
travailleur comme un autre et il n'y a aucune raison que certains
d'entre eux, les auteurs, aient des droits particuliers, des
« droits d'auteur ». Les droits de l'homme,
c'est bien le cas de le dire, n'ont pas besoin d'être
redéfinis avec chaque activité et profession :
droits d'auteur, d'éditeur, le lecteur, d'acheteur, de
vendeur, de prêteur, de consommateur, pour s'en tenir
à une toute petite partie de la série qui comprend
également, par exemple, acteur, réalisateur,
producteur, chanteur, programmeur, spectateur, auditeur, joueur.
Ces « droits d'auteur » correspondent à
ce qu'on appelle en Europe (sauf en Grande-Bretagne) les
« droits moraux », qui consistent en fait
à réécrire pour les auteurs la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ou
la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948.
De ce point de vue d'ailleurs, celui des droits naturels
fondamentaux, c'est de la liberté d'opinion et du droit
corrélatif de publier qu'il devrait s'agir ici. En
réalité, l'expression même de « droit
moraux », bête noire des légistes
anglo-saxons, est fort curieuse. Si l'on envisage absolument le
travail intellectuel des créateurs et des écrivains,
on comprend que leur droit de publication est limité
à l'abus de la liberté d'expression :
diffamation, obscénité ou racisme, par exemple, sont
des accusations auxquelles un auteur doit répondre devant
les lois afférentes et non en vertu d'un quelconque
« droit d'auteur ». L'inverse est encore plus
net : le plagiat est bien le crime le plus vicieux dont
puisse être victime un créateur, mais il n'a rien
à voir avec le très secondaire délit de
contrefaçon visé par le copyright. Comme n'importe
quel travailleur, l'auteur, ce travailleur intellectuel, a le droit
le plus strict à la reconnaissance de son oeuvre, produit de
son travail : elle ne peut être attribuée
à un autre, elle ne peut être déformée,
tronquée ou mutilée (mais elle peut être
parodiée et caricaturée, et aussi imitée et
même développée) et elle ne peut être
utilisée à des fins contraires à la
volonté de l'auteur — au moment de sa création.
En revanche, l'oeuvre communiquée, c'est-à-dire
publiée, elle appartient désormais au public et
l'auteur ne saurait en empêcher, en réduire ou en
interdire la reproduction, dès que l'ouvrage échappe
le moindrement aux stricts privilèges de son
copyright (2) : il lui reste, comme
n'importe quel citoyen, le droit de la dénoncer ou de la
contredire. Justement, tous ces droits et devoirs échappent
au copyright, tout simplement parce qu'ils relèvent des
droits naturels fondamentaux.
On a compris qu'on ne trouvera pas ici
un exposé juridique, mais bien une analyse critique de
l'incroyable imbroglio des questions relatives aux copyrights.
Avant de traiter des droits de reproduction sur la toile, il
importe de circonscrire la nature du copyright, dans son principe
et son histoire. Il faut donc commencer par établir
clairement que ce privilège n'a jamais eu pour objet de
restreindre l'utilisation des oeuvres et que les auteurs n'ont, en
vertu de ce privilège, aucun droit particulier et surtout
pas de droit de propriété sur une oeuvre qu'ils ont
livrée au public. La thèse est simple et facile
à démontrer : toute communication, sauf
restriction exceptionnelle, justifiée et expressément
formulée du destinateur, appartient de par sa nature
même au destinataire. Le principe est tellement
évident qu'il fait de lui-même la démonstration
que les lois actuelles sur le copyright, de même que ses
jurisprudences, ont non seulement été
détournées, mais qu'elles sont iniques et ne
méritent pas d'être respectées par tous ceux
dont elles briment les droits les plus élémentaires,
le droit à l'information et à la jouissance des
oeuvres. Si le crime est payant, comme c'est souvent le cas, cela
tient tout bonnement au fait qu'il est avalisé par la loi,
au profit des commerçants des copyrights et de leurs
bataillons de juristes. Dans les systèmes de profits
capitalistes qui sont les nôtres, il faut
généralement beaucoup de temps et d'énergie
pour que les lois cessent de profiter aux exploiteurs et de
justifier l'exploitation.
C'est la nature même du système. Empêcher ou
renverser le détournement des lois est une tâche
toujours à reprendre. Voici comment s'explique
l'escroquerie légale de la loi du copyright actuellement.
Nous connaissons tous le jeu de mot,
choux gras de la critique française, qui fait naître
l'« auteur » avec le « droit
d'auteur », quelque part entre la Renaissance et la
Révolution. Et quelques théoriciens d'affirmer sans
rire que les Égyptiens, les Grecs et les Romains n'ont
jamais eu d'auteurs, s'agissant évidemment de la notion
« moderne » d'« auteur »,
« propriétaire de son oeuvre ». C'est
dire, tout simplement, sans le savoir que le copyright, comme son
nom l'indique également, est né avec l'imprimerie, la
première machine à reproduire mécaniquement
les oeuvres. Il a d'abord, en Angleterre, en France, comme dans
les autres monarchies, la forme d'un
« privilège » d'exclusivité
accordé à un auteur et à son éditeur,
le privilège d'être les seuls à pouvoir
reproduire un livre, un placard ou une gravure durant un temps
limité : c'est le « privilège
d'impression » ou le « privilège du
roi » qui date en France de 1507 d'après
l'Encyclopédie (qui énumère les
édits de 1686, 1701 et 1703); c'est la charte de la
Stationer's Compagnie de 1557, sous Marie Tudor, que
métamorphosera l'Act of Anne de 1709, première loi
moderne du copyright anglo-saxon (3).
Au cours de ces périodes, la
durée du privilège passe progressivement de 7
à 21 ans. D'hier à aujourd'hui, sous la pression des
éditeurs et des ayants droit, les copyrights
littéraires, artistiques et culturels ont ressemblé
de plus en plus aux brevets qui protègent les
« inventions », c'est-à-dire la
commercialisation des découvertes scientifiques et
technologiques (dont les « marques de
commerce » qui remontent à la plus haute
antiquité) (4). Comme ces
privilèges commerciaux des manufactures et des industries
sont évidemment incomparablement plus efficaces que ceux qui
protègent les « objets » sortis de la
plume des auteurs et des presses à imprimer, on s'explique
sans peine les intérêts de ceux qui vont, à
proprement parler, rendre héréditaires les
copyrights ! De façon générale, on peut
dire que le droit de reproduction des oeuvres n'a cessé de
s'étendre dans toutes les dimensions, tandis qu'il a
été de plus en plus facile à obtenir.
Inutile d'expliquer que, d'hier
à aujourd'hui, les lois et règlements du copyright se
sont adaptées — ou plutôt étendues et
élargies — à toutes les formes de
reproduction (5) : les diverses
révolutions des presses à imprimer (livres et
journaux), la gravure et la « gravure »
musicale, le disque, la photographie et le cinéma, la
télévision et maintenant le multimédia. La
pièce de théâtre, le livret d'un spectacle, la
partition et les paroles des concerts et chansons, la
chorégraphie d'une danse, les arts plastiques, la sculpture
et l'architecture, toutes les créations artistiques
susceptibles d'être
« recréées » et à plus
forte raison reproduites sont aujourd'hui sujettes aux lois et
règlements multiformes des copyrights. Il n'y aurait
là aucun problème si à chaque mutation
technologique le copyright n'était étendu, au lieu
d'être simplement maintenu, voire réduit à ses
justes proportions, s'agissant d'un privilège. Cet
impérialisme économique injustifié
apparaît nettement avec les machines à copier (la
photocopie, les cassettes audio, le magnétoscope et les
disques multimédia) et aussi avec les moyens de
retransmission (télévision par câble et
satellite, puis l'internet) : au lieu d'assurer aux auteurs,
éditeurs et producteurs le privilège auquel ils
avaient droit avant l'apparition de la nouvelle technologie, il
s'agit au contraire d'augmenter la portée et
l'étendue de leur privilège toujours plus
obsolètes, ce qui ne manque pas de nuire aux avancées
technologiques. Empêcher que la photocopie puisse
compromettre gravement le privilège du copyright d'un livre
est un objectif qui, par définition, s'arrête non
seulement aux privilèges qu'on ne saurait étendre
à la photocopie, mais également aux avantages de la
photocopie. Celui qui détient le privilège exclusif
de produire un livre ne saurait empêcher qu'on le photocopie
que dans les cas stricts où il peut faire la preuve que cela
contrevient à son privilège, ce qui n'est à
peu près jamais le cas : le paquet de feuilles
correspondant au livre photocopié, nous le savons tous, ne
saurait nuire à son éditeur. Au lieu de cela, les
copyrights ont réussi à s'étendre sous forme
de droits compensatoires... Mais tenons-nous-en à
l'imprimé avant d'en venir au texte électronique et
en revenir aux redevances.
Prenons le cas très ordinaire du
Canada (6). La Constitution de 1867 fait du
copyright une prérogative du Gouvernement
fédéral (article 91, no 23). Dix ans après le
Copyright Act britannique de 1911 (qui s'appliquait de facto au
Canada), le Canada adopte son équivalent, le Copyright Act
de 1921, qui, révisé périodiquement, est
toujours en vigueur, concordant avec les Conventions de Berne que
le Canada a signées en 1928 et 1952. Au moment où je
rédige ces lignes, la loi a été
révisée pour la dernière fois en 1997 et le
texte de loi ne fait pas moins de 78 pages (7). D'hier à aujourd'hui, une chose n'a
jamais changé en droit britannique : le copyright est
attaché à l'oeuvre dès sa création et
de par sa création, et cela depuis le Copyright Act
britannique de 1911. En France, un auteur doit encore aujourd'hui
s'assurer d'enregistrer sa création et il lui est fortement
suggéré de la déposer officiellement
auprès d'un organisme autorisé (on lui conseille
à tout le moins de s'en adresser une copie scellée
par la poste !). En droit britannique, le tout simple
enregistrement du copyright est une formalité
suggérée et qui n'a d'ailleurs aucune force de loi,
sinon elle-même, le fait pour une oeuvre d'avoir
été enregistrée, pour éviter et
simplifier d'éventuelles contestations juridiques. Mais que
le copyright soit enregistré ou non, il existe et appartient
à l'auteur d'une oeuvre de par sa création. Il est
généralement cédé par contrat à
l'éditeur au moment de la publication et, dans ce cas,
habituellement, c'est ce dernier qui enregistre le copyright
à son nom (8).
Le copyright désigne donc le
droit exclusif de reproduire son oeuvre et, par conséquent,
interdit l'inverse, la « contrefaçon ».
Au Canada, le copyright comprend également le droit exclusif
sur la traduction de son oeuvre et son adaptation dans un autre
genre ou sous une autre forme. Toutefois, la loi canadienne et ses
révisions énumèrent ces formes, la
dernière en date étant la forme
cinématographique. La durée du copyright comprend la
vie de l'auteur, plus cinquante ans après sa mort.
La nature, la portée et la
durée des copyrights varient selon les pays (et dans chaque
pays selon de nombreuses situations) et encore selon les
réciprocités entre pays, de sorte qu'il faut
nécessairement un juriste pour éclaircir la moindre
contestation qui échappe au cas de flagrant délit,
notamment dans les litiges probablement les plus répandus,
soit les conflits entre les auteurs et les éditeurs, puisque
le copyright se trouve alors subordonné au contrat
d'édition. Mais dans l'ensemble, on peut dire que les
clauses principales de la loi canadienne sont communes à
l'Europe, aux pays issus de l'Empire britannique et aux
États-Unis d'Amérique, ceux-ci ayant
été les derniers à se plier aux lois
« étrangères » du copyright. En
revanche, c'est aujourd'hui aux États-Unis que le copyright
est le plus radicalement de type royaliste et
héréditaire. Depuis 1998, avec le Digital Millennium
Copyright Act, la durée de la protection est maintenant
de... 70 ans après la mort de l'auteur, tandis que le
privilège est étendu systématiquement à
toutes les formes de reproduction et notamment à toutes les
technologies du multimédia.
Il s'agit pourtant là de
privilèges ! Il faut rappeler qu'avant l'invention de
l'imprimerie, l'auteur n'avait absolument aucun droit ou ne
retirait aucune redevance sur la reproduction de son oeuvre. Ce
privilège a été octroyé à leurs
éditeurs pour une durée raisonnable de sept ans
(renouvelables) au XVIe siècle. Que petit à petit un
privilège se transforme en un droit de
propriété, même sous le nom frauduleux de
« propriété intellectuelle », il
y a là une dérive préjudiciable à la
société, à la littérature et même
à ses auteurs. Le copyright n'est évidemment pas un
droit naturel : c'est un privilège accordé aux
auteurs pour le bien de la société.
Autrement, chacune des oeuvres
littéraires, comme d'ailleurs toutes les littératures
nationales, appartiennent au patrimoine culturel de
l'humanité. C'est la notion de « domaine
public ». On dit qu'une oeuvre est du domaine public
lorsqu'elle est libre de tout copyright. Jusqu'au XVIe
siècle, toute littérature de quelque forme qu'elle
fût appartenait à tous, comme les idées, les
théories ou les méthodes. Au début du XVIIe
siècle, il faut attendre sept ans avant qu'un nouveau roman
ou un nouveau recueil de poésies puisse être du
domaine public et qu'il puisse être reproduit par n'importe
quel éditeur. Et c'est logique : toute oeuvre est
destinée au public et appartient donc au domaine public,
dès que le privilège destiné à en
assurer la publication a expiré. Aujourd'hui, la situation
est complètement aberrante. Les privilèges des
auteurs sont devenus purement et simplement des monopoles des
éditeurs, dont les descendants des auteurs sont liés
par contrat (les ayants droit). Or, ces gens-là se sont
tout simplement appropriés les oeuvres littéraires du
domaine public pour plus d'un demi-siècle, et cela aux
dépens de toute la société qu'ils exploitent
au détriment des auteurs et de la littérature. C'est
de l'abus de droit. C'est surtout le détournement d'une
législation légitime, le copyright, utilisée
comme arme destinée à restreindre l'accès aux
oeuvres, à censurer leurs utilisations (notamment leurs
adaptations et leurs développements, ou encore leurs
contestations), voire à en interdire la publication !
Tout cela est indigne des auteurs dont on prétend exploiter
les « droits », puisque c'est le droit de
restreindre, voire d'interdire la libre jouissance de leurs
oeuvres. Pour finir, c'est nier le droit de jouir des oeuvres
littéraires, qui lui est un droit naturel (article 27
de la Déclaration universelle des droits de l'homme).
Pourtant, surtout en tradition
britannique, le privilège du copyright a été
longtemps restreint par ce qu'on doit appeler le droit de citation
des oeuvres sous copyright. Dans le vocabulaire anglais, le
« droit de reproduction » n'empêche pas
un « droit d'usage loyal » (le fair use)
de l'oeuvre en question. Notamment, à l'origine, toute
oeuvre sous copyright pouvait être utilisée dans
l'enseignement et la recherche, comme également dans la
presse, où il était possible d'en citer de larges
extraits, ce qui ne sauraient nuire au copyright de l'auteur. Par
ailleurs, on pouvait la parodier et même la critiquer mot
à mot sans que cela ne puisse contrevenir au droit de
reproduction inhérent au copyright. Aujourd'hui encore, la
loi maintient le principe de ces
« dérogations » au privilège du
copyright, mais comme le domaine public s'est rétréci
avec la démesure d'un droit de reproduction maintenant
héréditaire, on peut dire qu'il a été
traité comme peau de chagrin, d'autant que les
« produits dérivés » couverts par
le copyright sont de plus en plus nombreux. Néanmoins, en
droit britannique et aux États-Unis, il existe une
jurisprudence très importante sur le droit de citation,
notamment pour la recherche, l'enseignement et la
création.
C'est le fameux paragraphe 107 du
Copyright Act de 1976 aux États-Unis,
« Limitations on exclusive rights : Fair
use ». Il correspond aux articles du paragraphe 29 de la
loi canadienne actuelle (ou plus précisément aux
paragraphes 29 à 33) : « Exceptions :
utilisation équitable ». Dans le cas des oeuvres
et des études littéraires, on peut dire que le
copyright ne s'applique pas aux copies privées
destinées à la recherche, ni aux citations pour fin
d'enseignement, de critique, de compte rendu et même de
représentation ou d'exécution dans ces conditions,
comme la récitation. Mais un peu de bon sens : le
législateur ne peut se permettre de faire des lois qui ne
seront pas respectées « par principe »,
comme c'est le cas de toutes les formes de
« prohibition », à moins de vouloir
favoriser l'apprentissage de la désobéissance civile.
De tout temps, on a compris qu'on ne saurait interdire la copie
à usage personnel : ce que je fais pour moi ne
concerne personne d'autre... que moi ! Je peux copier
n'importe quelle oeuvre de n'importe quel musée, n'importe
quelle musique ou n'importe quel pas de danse. Je ne vois pas
comment on pourrait me l'interdire. Il me suffit d'avoir un
exemplaire d'un livre, d'où qu'il vienne, pour que je puisse
le photocopier pour moi. Une loi qui proclame que c'est interdit
est une loi idiote. On ne peut m'empêcher de copier pour
moi-même tout ce qui peut exister. Il ne fait pas de doute
que c'est un droit absolu que rien ne saurait jamais restreindre,
puisqu'une telle interdiction est impossible. Copier pour
soi, c'est la définition rudimentaire de l'intelligence,
et il faudrait contrôler psychologiquement un être
humain pour l'empêcher. En ce qui concerne les copyrights,
il est clair que ces privilèges n'ont jamais eu pour
fonction d'interdire de prendre copie de l'oeuvre, ni même
d'en faire prendre copie ! — de sorte que la restriction
de l'utilisation de la photocopie dans les bibliothèques est
inacceptable. Mais restons-en au droit absolu de copier pour
soi.
En revanche, pour filer le
raisonnement, la copie privée ne peut être publique ou
collective, puisque c'est précisément ce qui
définit la « contrefaçon » :
copier pour les autres, c'est distribuer et vendre des
copies, ce qui correspond justement au privilège du
copyright. Cela dit, malheureusement, le raisonnement
économique s'y applique encore mieux ! S'il est moins
cher de reproduire, photocopier ou reprographier un ouvrage pour
avoir accès collectivement à une oeuvre
littéraire, alors le copyright a besoin d'une très
forte justification morale, c'est le bon sens qui le dit. Inutile
d'épiloguer : que les marchands sachent
défendre leurs marchandises avec le minimum de
privilèges et de législations, au prix
d'étouffer leur commerce, s'ils ne savent se contenter des
lois de l'économie, celles du marché; autrement, on
les désignera sous leur nom : des exploiteurs.
En effet, depuis quelques
décennies maintenant, un nouveau chapitre s'est ouvert dans
l'exploitation scandaleuse des privilèges du copyright
(c'est-à-dire en fait le droit d'avoir le droit ! de
reproduire une oeuvre destinée au public et qui de ce fait
lui appartient). Il s'agit des redevances. Puisque le bon
sens le plus élémentaire dit qu'on ne saurait
empêcher de copier ou reproduire ce qui ne se trouve tout
simplement plus en vente dans les librairies ou encore des extraits
débordant la simple citation pour fin d'enseignement au
collège ou d'étude à l'université,
alors on a simplement doublé le privilège de
reproduire d'une permission de reproduire. C'est la redevance.
Elle a deux formes et un seul effet, celui d'enrichir encore les
privilégiés, les possesseurs de copyright, de sorte
qu'ils soient automatiquement rétribués sans avoir
rien à reproduire, ni même à produire ! du
simple fait qu'il soit plus économique pour les utilisateurs
de les reproduire eux-mêmes... On n'arrête pas de
privilégier les privilèges des
privilégiés pour la simple raison qu'ils deviennent
inutiles, contreproductifs et nuisibles à la
société ! C'est Georges Brassens qui
chante : « si le vol est le métier que tu
préfères, mets-toi donc dans les affaires, tu auras
mêmes la police et les légistes de ton
côté » (Stances à un
cambrioleur). On connaît fort bien au Canada les deux
formes de redevances correspondant à une taxe sur les
machines et le matériel de reprographie d'une part, et aussi
à une redevance directe aux oeuvres offertes à la
reproduction d'autre part, à quoi s'ajoute dans le cas des
livres une redevance sur les prêts en bibliothèque, le
tout étant administré par des sociétés
de gestion (9) reconnues par règlement
en vertu de la Loi sur le droit d'auteur. Bien entendu, il y a
là un formidable renversement du copyright, puisqu'on passe
du droit de reproduction au droit de reproduire. Malheureusement,
il ne fait pas de doute qu'il s'agit du privilège d'un
privilège dont le seul qui fasse les frais,
véritablement, est le public ou plutôt, dans le cas
qui nous occupe, le public lecteur.
Paradoxe. Tandis que nous produisons
en français, essentiellement, de « nouveaux
philosophes » de plus en plus conservateurs, ce sont les
États-Unis qui alimentent la contestations avec des Noam
Chomsky. C'est en effet aux États-Unis d'Amérique
que s'est développée la critique du privilège
des copyrights, tandis qu'en France les shérifs de la loi et
de l'ordre des éditeurs réussissaient à pendre
haut et court les défenseurs et utilisateurs du domaine
public, entrave à la
« propriété ». Que dis-je ?
à la « propriété
privée ». Certes, quelques voix
s'élèvent enfin pour protester contre le discours
légiste conformiste, mais il est significatif que la plus
forte soit celle d'un journaliste attentif aux dérapages de
la « propriété intellectuelle »,
Florent Latrive, à la suite de Dominique Sagot-Duvauroux,
pour expliquer qu'il existe un Bon Usage de la
piraterie (10).
Pourrait-on trouver en français,
en italien ou en allemand l'équivalent à son heure
(1970) de l'analyse critique de Stephen Breyeux ? Bien
entendu, on ne demande pas à un homme de droit de se rendre
absolument à ses arguments (11), mais
il est clair que ce légiste n'était pas vendu aux
rigueurs du copyright. Bien au contraire, c'est l'usage loyal et
le droit de citation qui représentent le droit naturel et
prépondérant, c'est le domaine public qui doit avoir
préséance sur les abus du droit exclusif de
reproduction, le copyright étant de soi un
privilège (12). Il n'est pas
nécessaire de plaider que nos législations du
copyright relèvent d'une conception romantique de la
« création » et de
l'« originalité » à laquelle
Homère, Virgine, Rabelais et Shakespeare n'auraient jamais
pu souscrire (13), car il est évident
que le copyright n'a très vite jamais été
profitable ni aux créateurs ni aux lecteurs, mais aux seuls
commerçants du livre et à leurs commandos de services
juridiques et cabinets d'avocats, comme on le voit actuellement.
Il faut le répéter sans cesse : il n'y a qu'une
poignée d'héritiers de romanciers riches et
célèbres pour défendre aujourd'hui les
législations iniques du copyright au nom des auteurs et sous
le nom de « droits d'auteur ».
« Making the world safe for
what ? » (14). Copyright
pourquoi ? pour qui ? Copyright and copywrong,
ce que je traduirais par « droit d'auteur et vol du
lecteur ». En 2001, trois grands ouvrages vont plaider
coup sur coup la thèse de William P. Alford dans le cas des
copyrights des oeuvres littéraires, notamment, sur la
toile : les livres de Jessica Litman (15), Siva Vaidhyanathan (16)
et Lawrence Lessig (17). Ce dernier est le
plus passionnant et convainquant parce qu'il a dû en quelque
sorte renier son premier livre où il faisait preuve d'un
optimisme relatif sur l'« avenir des
idées » : alors que le code lui
paraissait la loi principale de l'espace internet, le
légiste et professeur de droit a dû déchanter.
Il fait preuve maintenant d'un pessimisme relatif.
Lessig est aussi pamphlétaire
que Litman et Vaidhyanathan, mais son dernier livre est un
véritable coup de poing polémique à cause de
l'extrême retenu dont il fait preuve. États-unien
jusqu'au bout des ongles, il prend bien soin d'expliquer que la
question n'est pas de nature à distinguer les
réponses de la droite et de la gauche, que ce
problème n'oppose pas les arts et les sciences au commerce
et encore moins l'État à l'entreprise privée.
Il montre simplement que nous assistons à la
résistance désespérée (mais très
efficace et peut-être triomphante) du Soviet des
privilégiés, qui tiennent à conserver leurs
privilèges du Moyen Âge, aux innovations des
communications modernes. C'est simple. On a d'un
côté, les Anciens, qui cherchent à maintenir et
à étendre les contrôles légaux et
techniques, et de l'autre, les Modernes, qui veulent
rétablir la liberté d'innovation. Le dernier ouvrage
de Lessig porte sur l'ensemble des nouvelles communications
libérées depuis quelques décennies par les
technologies modernes. Le point de départ de son analyse
consiste à rappeler qu'il n'y a pas et ne doit pas y avoir
de différence entre le branchement à une source
d'énergie comme l'électricité, le gaz ou le
pétrole et le branchement à une ligne de
communication comme le téléphone, la
télévision ou les ondes
radio-télévisuelles. Ce que vous faites avec votre
ligne d'électricité ne concerne pas
Hydro-Québec, ce que vous faites avec votre ligne de
téléphone ne concerne pas non plus la compagnie Bell.
Sur votre ligne d'électricité, vous pouvez brancher
tous les appareils qui s'y adaptent; sur votre ligne
téléphonique, il n'y a pas cinquante ans, vous ne
pouviez brancher que le téléphone de la compagnie qui
gérait la ligne ! Un monopole qui est enfin devenu
scandaleux. Or, il se trouve que la déréglementation
des communications aura été accompagnée de la
« libération » des codes de
communication qui appartiennent à tous et dont les deux
exemples les plus spectaculaires pour le public sont les
« langages » informatiques des ordinateurs (ou
plutôt des micro-ordinateurs) et les normes de transmissions
(TCP/IP, HTTP, HTML, FTP, NNTP, etc.), dont le résultat net
peut être représenté par le réseau de
l'internet. Du coup, cet objet qu'on appelait le
téléphone, l'appareil de la compagnie de
téléphone Bell, est remplacé par tout ce que
l'on veut, dont le modem de notre ordinateur, sans que cela ne
puisse concerner de quelque manière le fournisseur de ce qui
était auparavant la « ligne de
téléphone ». Au contraire, le fournisseur
devient un serveur (ou un « fournisseur de
services ») : il y a d'un côté la
« ligne » et de l'autre tout ce que l'on peut
et pourra y brancher dans l'avenir. Exactement comme les appareils
électriques que l'on branche à la prise de
courant.
Le copyright, c'est exactement cela.
Le privilège d'interdire de brancher dans la prise de
courant tout autre appareil que celui prescrit par qui
contrôle le branchement : les transmetteurs par fils,
câbles et ondes... ou livres et revues ! car c'est
pareil, que le contrôle porte sur le médium ou le
message. De ce point de vue, pour reprendre les deux formes de
communication qui nous intéressent dans ce travail, il n'y
a absolument aucune différence entre le texte
électronique et le texte imprimé. Transmettre une
oeuvre littéraire au moyen d'un livre ou par
l'intermédiaire de l'internet, c'est exactement la
même chose. Nous avons un mode de transmission, ensuite des
objets transmis et enfin les contenus de ces transmissions. Un
câble, un système multimédia et un recueil de
chansons de Charlie Parker; un éditeur, un livre et le
recueil des Fleurs du mal. Au Moyen Âge de la
communication, le cablo-distributeur et l'éditeur
contrôlaient tout, ayant même transformé leurs
privilèges en droits de
« propriété » de plus en plus
étendus, de plus en plus longs et sous de plus en plus de
formes, allant même jusqu'à jouer les pirates
détroussant toutes les utilisations de ce qu'ils
transmettaient ou éditaient, les
« redevances » sur les radio-cassettes ou les
photocopieurs ! Autrement dit, les poèmes de
Baudelaire et les chansons de Parker étaient devenus leur
propriété, alors qu'ils devraient nous appartenir
à tous.
Alors vint la Renaissance et la
Libération. C'était la possibilité de copier
pour soi les originaux, facilement, rapidement et de mieux en
mieux, la copie informatique étant souvent indiscernable de
l'« original »; c'était la
communication rapide de ces copies; c'était l'ouverture aux
technologies qui favorisent de plus en plus les créations
échappant aux contrôles des distributeurs et des
éditeurs, de sorte que les créateurs puissent trouver
leur public sans eux ou trouver de nouveaux publics, avec de
nouvelles formes d'art et de nouveaux objets de communication, de
nouvelles techniques et de nouvelles technologies, de nouveaux
logiciels pour de nouveaux ordinateurs. C'était la
liberté d'innover rapidement dans un environnement où
il y a le moins de contrôle possible et par conséquent
où on laisse la liberté la plus grande aux individus.
Tout cela permet aujourd'hui des réalisations
révolutionnaires de l'enregistrement, de la conservation et
du transfert des informations, qu'il s'agisse de journaux, de
revues, de livres, de disques, de films, etc. Ces nouvelles
technologies, nées de la liberté d'innovation, ont
redonné la liberté aux créateurs et leurs
créations au public. Car c'est bien du domaine public qu'il
s'agit, celui où les arts et les sciences peuvent être
faits par tous et pour tous.
Tel est, par nature, le cas
emblématique du moindre site internet (pour tous) personnel
(par tous). Je ne saurais trop
conseiller la lecture du Future of ideas de Lawrence Lessig
pour évaluer l'ampleur du phénomène, notamment
par la variété de ses manifestations dans le domaine
public des communications. Mais pour notre sujet, il faut
s'arrêter aux pages consacrées aux privilèges
des copyrights et des supposés droits d'auteur (18). Il ne fait pas de doute que Lessig avait
raison, en 2001, d'être plus pessimiste qu'en 1999 :
s'il se doutait que le Microsoft de Bill Gates avait une
puissance psychologique, technologique et commerciale au-dessus des
lois régissant la concentration illégale, ses
appréhensions se sont réalisées,
légalement. Non seulement le MP3 de Napster est
maintenant hors de combat (depuis 2001), mais la Cour suprême
des États-Unis vient de « condamner »
(en 2005) le P2P lui-même, l'échange
poste-à-poste (19), exactement comme
si la même Cour suprême avait donné raison en
1984 aux mêmes intérêts qui poursuivaient les
fabricants de cinématoscopes pour complicité de
piratage ! (jugement « Sony Betamax », cf.
n. (19)). — Un peu d'ironie :
pourquoi n'interdirait-on pas le crayon, la plume et le
stylo ? Ne permettent-il pas de copier ? En tout cas,
il me semble qu'on aurait dû imposer depuis longtemps une
« redevance » sur la vente du papier vierge en
faveur de ceux qui vivent de leur plume !... Et la machine
à écrire, y a-t-on pensé ? peut servir
à copier n'importe quel poème de Gaston Miron au
propre ! Vous achetez ou empruntez l'Homme
rapaillé et vous tapez « L'homme
agonique », tous les 27 vers du poème. Il me
semble qu'on devrait sévir contre le scanner et l'appareil
photo. Alors, un peu d'imagination, juristes du droit au respect
de la propriété intellectuelle : une taxe sur
la mémoire devrait être imposée aux citoyens,
avec des amendes pour ceux qui ont des troubles de mémoire
déformant les oeuvres et contrevenant ainsi aux droits
moraux des auteurs et de leurs descendants. Les aveugles seraient
évidemment exemptés de la redevance mnémonique
sur les oeuvres visuelles et cinématographiques, les sourds
sur les oeuvres musicales et totalement sur les oeuvres
cinématographiques non muettes. Mais brisons là.
—
Au Canada, la loi sur le droit d'auteur de 1997 sera encore
reformulée au cours de l'hiver prochain 2005-2006 pour
s'aligner sur la politique des États-Unis, visant à
contrôler les données des serveurs pour faciliter les
poursuites par les éditeurs de disques, de films, de
photographies, de livres et de journaux. Pire encore, on assistera
bientôt au « combat » de la
République française contre Google (20).
Quelle tristesse ! Quelle tristesse ?
Litman, Vaidhyanathan et Lessig devront pourtant avoir raison
contre la technologie de Microsoft et la législation
actuelle des brevets et copyrights. Il y va de la justice sociale
en regard de la création et du droit de jouir librement des
oeuvres, en regard de la liberté de recherche et de
l'innovation. Or, le présent essai a une portée
toute modeste : il tombe sous le sens que le copyright
doit être radicalement restreint dans les sites personnels
consacrés aux auteurs sur la toile.
Ce ne sera pas trop demander, puisque
cette législation, comme on doit le rappeler, n'a plus aucun
rapport avec sa nature originelle, celle des
« Privilèges du Roi », naguère au
service des auteurs et des libraires-imprimeurs de leur choix,
à leur service exclusif.
Le copyright n'est pas un droit, ni un
droit d'auteur, mais un privilège.
Le droit d'auteur et la
propriété intellectuelle qu'on en a fait sont
aujourd'hui au service d'arnaqueurs commerciaux et juridiques. Ces
prétendus « droits » sont depuis
très et trop longtemps contre-productifs.
Supplément bibliographique
Avec un brin humoristique de comique grotesque
car les juristes ne font généralement pas dans
l'humour blanc
(20 mai 2009)
M'occupant de la traduction française
de la tartine de Robert Darnton, à la défense de la
République contre Google, dans le Monde diplomatique,
je tombe des nues sur un article de Joost Smiers propre à me
conforter dans ma dénonciation de l'exploitation
du prétendu droit d'auteur. Surtitre :
« Plaidoyer pour l'abolition des droits
d'auteur »; titre « La
propriété intellectuelle, c'est le
vol ! »; adresse : le Monde
diplomatique, septembre 2001, p. 3. Le professeur et
chercheur Joost Smiers accumule de nombreuses publications, dont
deux que je compte consulter dès que possible :
Arts under Pressure : promoting cultural diversity in the
age of globalisation, London, Zed Book, 2003; et Un mondo
sin copyright : artes y medios en la globalización,
Barcelona, Gediza, 2006. Cela dit, sa position est celle du bon
sens, celle de Lawrence Lessing (qu'il ne cite pas), mais
doublée d'une analyse socio-culturelle aussi simple
qu'originale : la question pour lui n'est pas celle de savoir
si l'on peut brancher son grille-pain dans la prise de courant
d'Hydro-Québec ou son téléphone dans la prise
de Bell, mais de savoir combien coûte à tous les
artistes Céline Dion. Combien Harry Potter rapporte-t-il
à tous les romanciers ? Des éditeurs et leurs
avocats (ou l'inverse) font des fortunes en gérant de
manière très lucrative des stars qu'ils fabriquent au
détriment de la culture, soit tout aussi bien la culture
populaire que l'art expérimental. En tout cas, comme
l'explique bien Smiers, pas plus de dix pour cent de la fortune de
ces promoteurs revient à ces quelques stars, qui ne sont pas
souvent des créateurs (vivants), alors que pas plus de dix
pour cent de rien revient à quatre-vingt-quinze pour cent
des autres auteurs, autant dire aux auteurs, aux
créateurs.
La bibliographie de l'article de Joost Smiers
est évidemment à explorer pour qui s'intéresse
à la question des copyrights dans une perspective
intellectuelle et critique :
BOYLE, James, Shamans, software, and spleens : law and the
construction of information society, Cambridge, Harvard
University Press, 1996.
COOMBE, Rosemary J., the Cultural Life of intellectual
properties, authorship, appropriation and the law, Londres,
Durhamand, 1998.
KRETSCHMER, Martin, Intellectual Proprety in music : an
historical analysis of rhetoric and institutional practices,
Londres, City university Business Scholl, 1999.
Le choeur des juristes nous amuse
Le choeur des pleureuses a eu droit de
réplique au Monde diplomatique, pour notre plus
grande joie. Au numéro suivant, en octobre 2002, sous les
belles plumes des professeurs de droit Séverine Dusollier,
Ysolde Gendreau, Daniel Gervais, Jane Ginsburg, Frank Gotzen,
André Lucas, Antoon Quaedvlieg, Pierre Sirinelli et Alain
Stowel.
Pour ces juristes, la grande question de la
« propriété intellectuelle » est
un sujet a priori austère qui ne devrait pas trouver
sa place dans les débats du jour des grands média
comme le Monde diplomatique. D'ailleurs, nos grands
pleurnicheurs comptent laisser de côté les
« arguments juridiques » pour admettre tout
bonnement la vérité, à savoir que
« ces droits d'auteur seront en pratique automatiquement
cédés aux éditeurs ou exploitants »,
de sorte qu'en effet, le droit d'auteur devient presque toujours un
droit d'éditeur ou d'exploitant. Or, tenez-vous
bien !, on ne saurait condamner ce « jeu
d'intérêts et une certaine ruse, inhérente
à la configuration ingénieuse du droit
d'auteur ». Vous ne me croyez pas ? Ma citation
est textuelle, je vous jure. Et ce n'est pas tout : c'est un
grand privilège de l'avis de ces professeurs de droit que de
pouvoir céder ses droits à des hommes de loi,
à des avocats qui s'occuperont personnellement des droits et
profits des maisons d'édition, des sociétés de
gestions et compagnie qui les engagent pour leur science. Ils sont
là pour cela. Je trouve vraiment sublime de lire de telles
nonoseries sous la plume de professeurs de droit dans le Monde
diplomatique en réponse au très simple
exposé de Joost Smiers, dont je ne saurais trop recommander
la lecture, mot à mot. Pour lire ensuite, donc :
« En outre, la faculté de céder leurs
droits permet aussi aux créateurs d'en confier plus
aisément la gestion à des organismes professionnels
ou des sociétés de gestion ». Alors, on
est mort de rire et ce n'est pas du tout de l'humour blanc.
En effet, ces spécialistes de la
juridiarisation (un bon barbarisme pour eux, mieux que le mot
juridisation ou judiciarisation) ont étudié
très longtemps et
c'est même leur profession que d'écrire sans rire un
peu jaune de tels textes. Cela dit, ils n'ont pas encore
réussi à inscrire dans le Code civil que, nous, nous
étions tenus de les prendre au sérieux et de les lire
sans rire ! Ce sera l'humour jaune des juristes. Car,
contrairement aux apparences, ils ne sont pas sots, puisqu'ils sont
payés pour tenir de tels propos.
Notes et références
(1) Il l'est pourtant au Canada où les lois
sont bilingues : « An Act respecting
Copyright » se traduit « Loi concernant
le droit d'auteur ». Dans la loi canadienne,
évidemment, « droit d'auteur » signifie
rigoureusement « copyright », comme on peut le
vérifier article par article, jamais l'inverse,
« copyright » signifiant exactement ce qu'il
dit, le droit exclusif de reproduction, comme on va le voir tout de
suite.
(2) Le droit exclusif de reproduction ne devrait
évidemment pas emporter son inverse, le droit d'interdire la
reproduction d'un nouveau tirage si l'auteur n'y procède pas
en vertu de son copyright.
(3) Peter Drahos, A philosophy of intellectual
property, Aldershot (England), Dartmouth, 1996, 257 p.
Dans son exposé sommaire sur le copyright (p. 22-28),
l'ouvrage présente une bibliogrpahie sur l'origine du
privilège en Grande Bretagne (p. 36-37, n. 51).
(4) Il s'agit de la
« propriété intellectuelle et
industrielle » au sens strict, essentiellement les
brevets, les dessins industriels et les marques de commerce, le
tout concernant les découvertes ou les inventions et leurs
exploitations. C'est parce qu'on a souvent utilisé les
copyrights pour les protéger (comme cela vient de se
produire encore récemment dans l'informatique
électronique : programmes d'ordinateur, bases de
données, sites internets, etc.) que le copyright
paraît, notamment en France, une forme de
« propriété intellectuelle »,
comme si un roman donné pouvait être une
« invention », et sa publication, son
« exploitation », ou son titre, sa
« marque de commerce » !
(5) Edward Samuels, the Illustrated Story of
copyright, New York, Thomas Dunne Book, St. Martin Press, 2000,
294 p. :
c'est véritablement l'Odyssée de la
légistation sur les copyrights au gré des
révolutions technologiques.
(6) Pour mesurer l'esprit de la chose, on peut
commencer par confronter les articles de trois encyclopédies
sur le copyright : Encyclopaedia Britannica, art.
« Copyright » (avec un supplément de
George Haven Putnam sur les États-Unis); the Canadian
Encyclopedia, article « Copyright Law » par
Brian A. Crane; et l'Encyclopaedia Universalis, article
« Propriété littéraire et
artistique » par H. Desbois. En revanche, pour
évaluer un aspect particulier de la loi (voire
connaître exactement la portée d'un point de droit),
il faut voir un manuel pour se convaincre très facilement
qu'on ne saurait s'en tirer sans consulter un bureau
d'avocats ! William S. Strong, the Copyright Book :
a practical guide, Cambridge, The Massachusetts of Technology
(the Mit Press), 1981, 2d ed. 1984, 223 p. H. Desbois,
le Droit d'auteur en France, Paris, 1966, et
A. Le Tarnec, Manuel de la propriété
littéraire et artistique, Paris, 1966. P. Burn,
Guide to patent, trademark, copyright Law in Canada, 1977.
Enfin, en ce qui concerne les conventions internationales :
Stanley Rothenberg, Legal Protection of literature, art, and
music, New York, Clark Boardman, 1960, réimp. Littleton,
Fred B. Rothman, 1988; Henri Desbois, André Françon
et André Kerever, les Conventions internationales du
droit d'auteur et des droits voisins, Paris, Dalloz, 1976.
(7) La version française s'intitule
maintenant « Loi sur le droit d'auteur » (L.R.
1985, chapitre C-42, anc. S.R., C-30). Le texte s'en trouve
à l'adresse:
< lois.justice.gc.ca/fr/C-42/texte.html > .
(8) On doit préciser que c'est bien
l'enregistrement et non le copyright qui est alors au nom de
l'éditeur. Il en coûte actuellement 65 $ pour
enregistrer un copyright à Ottawa : il suffit de
donner (sur formulaire réglementaire) le titre de l'oeuvre
et son genre, le propriétaire, le nom de l'auteur et, s'il
y a lieu, la date de la première publication. On obtient en
retour un certificat d'enregistrement.
(9) Ces sociétés de gestion sont
toutes sous l'autorité de la Commission du droit d'auteur,
paragraphe 66 de la loi canadienne.
(10) Dominique Sagot-Duvauroux, la
Propriété intellectuelle, c'est du vol !,
Dijon, les Presses du réel, 2003. Florent Latrive, Du
bon usage de la piraterie : culture libre, sciences
ouvertes, préface de Lawrence Lessig, Paris, EXILS
Éditeurs, 2005, ouvrage qu'on peut consulter sur la
toile :
freescape.eu.org/piraterie/complet.html
Le journaliste de Libération était bien
placé
pour rédiger cet ouvrage puisqu'il avait publié avec
David
Dufresne Pirates et flics du net (Paris, Seuil, 2000) sur
les hackers et crackers de la toile. Voir également,
François Lévêque et Yann Ménière,
Économie de la propriété
intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003.
(11) La logique de l'enquête et de
l'analyse de Stephen Breyer le conduisait à une conclusion
toute simple, l'abolition pure et simple du copyright. Mais peu
importe, car tout ceux qui l'auront lu comprendront que le
privilège du droit de reproduction est tout bonnement un
monopole improductif, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. De ce
point de vue, l'analyse est digne de notre rigoureux
matérialisme américain, puisqu'il s'agirait d'abord
et avant tout d'une question financière, monétaire et
bassement économique, le pseudo-salaire des auteurs...
Stephen Breyer, « The uneasy case for copyright :
a study of copyright in books, photocopies, and computer
programs », Harvard Law Review, vol. 84,
no 2 (décembre 1970), p. 281-351. L'ouvrage, de
lui-même, est une réplique cinglante au
« droits d'auteur », des droits qui en France
ne seraient pas ceux de tous les travailleurs : la fameuse
théorie du « droit moral des auteurs »
(il renvoie sur ce point à l'analyse de Sarraute en 1968,
« Current Theory on the moral right of author and artists
under french law »). Inutile de dire que ces auteurs
contestent absolument l'abus de droit qui consiste à
inscrire dans une loi particulière, celle du copyright, ce
qui relève à n'en pas douter du droit
général, voire des droits de l'homme. Abus de droit
d'autant plus grave que la loi particulière du copyright est
détournée, passant du privilège de
reproduction (l'imprimé) à la propriété
de l'objet de reproduction (l'oeuvre).
(12) Leon E. Seltzer, Exemptions and fair use
in copyright : the exclusive rights tensions in the 1976
Copyright Act, Cambridge, Harvard University press, 1978,
199 p. William F. Patry, the Fair Use Privilege in
copyright law, Washington, The Bureau of National Affairs,
1985, 545 p.
(13) Richard A. Posner, Law and
literature : a misunderstood relation, Harvard University
press, 1988 (notamment « Difamation, obscenity, and
copyright », p. 319-352); Droit et
littérature, traduction de Christine Hivet et Philippe
Jouary, Paris, Presses universitaires de France, 1996, 465 p.
Pour l'auteur, ce qui est de l'ordre du sens commun, le copyright
correspond tout bonnement à un encadrement et à une
limitation de la force créatrice à partir du XVIe
siècle, et aujourd'hui au travestissement
« romantique » de la création.
Le mot d'ordre : expliquer que le copyright est
contre-productif. On peut ajouter aujourd'hui qu'il est
improductif dans tous les cas : car, ou bien il est inutile
si le coût de la « contrefaçon »
(c'est-à-dire la copie stricte et exacte de l'objet) est
plus élevé que l'original (ce qui devrait toujours
être le cas en système capitaliste !), ou bien il
est encore plus improductif si l'on peut se passer de
l'« original » pour transmettre l'oeuvre
à moindre coût. D'un côté comme de
l'autre, le privilège n'a aucun sens
économique. Il s'agit donc de contrôler la
création, c'est-à-dire de la limiter et de faire en
sorte que Gargantua, ouvrage de foire (qui serait
aujourd'hui sous copyright d'un Gallimard et de quelques ayants
droit), ne puisse tomber dans les mains d'un Maître
Alcofribas Nasier et devenir le Gargantua de Rabelais.
(14) William P. Alford, « Making the
world safe for what ? Intellectual property rights, human
rights, and foreign economic policy in the post-european cold war
world », New York University journal of international
law and politics, vol. 29 (1996-1997), p. 135-152.
(15) Jessica Litman, Digital Copyright,
Amherst (New York), Prometheus Books, 2001. La guerre
impériale du privilège des copyrights, permise et
amplifiée par les technologies informatiques, n'a absolument
aucune assise légale. C'est du vol. Mais comme on l'a vu,
un délit de plus en plus autorisé par les lois du
copyright. On ne saurait trop recommander la lecture
réjouissante de cet ouvrage : quand donc les
légistations sur ces questions prendront sérieusement
en compte les droits du public ? (p. 96). À qui
peuvent donc profiter les nouveaux copyrights des... anciens
copyrights ? (p. 173-175). Et la
« prohibition » dont il vient d'être
question : on ne fait pas de lois auxquelles les citoyens
désobéissent systématiquement, pour la bonne
raison qu'on fait les lois pour eux, non contre eux. Bref,
voilà un ouvrage à méditer.
(16) Siva Vaidhyanathan, Copyright and
Copywrong : the Rise of intellectual property and How it
threatens creativity, New York University Press, 2001. La
thèse de Siva Vaidhyanathan est celle du détournement
de la loi, du travestissement lamentable de la volonté
initiale du législateur et de l'arnaque des
« privilégiés » dont les
privilèges deviennent des « droits ».
C'est, dans le vocabulaire de mon analyse, la transformation du
copyright en droit d'auteur ! Et ce détournement est
une perversion sociale inqualifiable, non seulement du point de vue
financier, mais surtout pour la production intellectuelle.
À l'origine, le copyright encourageait la
créativité, aujourd'hui, le voilà au service
d'intérêts commerciaux et souvent, pire encore,
employé comme police culturelle pour entraver la
créativité, nuire aux artistes et aux auteurs, aux
étudiants et aux chercheurs, et finalement au public. Bref,
les législations compliquées en ce domaine ont
transformé un simple privilège destiné
à promouvoir la créativité (pour que tous
puissent jouir de ses produits) en une
« propriété intellectuelle »
absurde (qui empêche de jouir des productions culturelles et
intellectuelles). « Copyright should be about policy,
not property » (p. 15).
(17) Lawrence Lessig, Code and Other laws of
cyberspace, New York, Basic Book, 1999; The Future of
Ideas : the fate of the commons in a connected world, New
York, Vintage Books, 2001, 2d ed., 2002.
(18) Lessig, juriste progressiste en ce domaine,
revient souvent sur le handicap des copyrights, « the
copyright control out of control » (p. 183) :
the Future of ideas, op. cit. n. 17, p. 105-110,
187-188, 212-214 (ces dernières pages reprenant avec forces
les thèses de Jessica Litman et de Siva Vaidhyanathan), avec
les notes et références correspondantes; ce qui
conduit à sa proposition du copyright de cinq ans,
renouvelable 15 fois (p. 251-252), de sorte qu'il ne s'agisse
plus d'un « copyright en blanc » qui permet
à celui qui le détient et à ses
descendants (!) d'exploiter la société de
manière immorale; voir à ce que les copyrights non
exploités se périment et ne puissent servir
simplement à arnaquer les concurrents; limiter les
exploitations commerciales, de sorte qu'on distingue, facilite et
favorise les utilisations non commerciales (p. 258-259). Sur
les sites personnels des amateurs fanatiques en tout genre, ce qui
nous intéresse particulièrement, voir l'exemple des
fichiers télématiques consacrés aux
Simpsons poursuivis en justice par la vieille Fox
chantée naguère par Jim Morrison (p. 182 et 311,
n. 5 et 312, n. 9). — Je précise qu'on ne
trouve pas ici un compte rendu du livre de Lawrence Lessig, mais
simplement un rappel de ses thèses et hypothèses.
L'ouvrage de 15 chapitres précisément
documentés (« Notes », p. 270-333,
avec un index) s'organise en trois parties : (I) le
domaine public, ce qui donne son sous-titre à
l'ouvrage : « la confiance au domaine public dans
un monde branché », the Fate of the commons in
a connected world); (II) Créativité et
innovation; (III) les Contrôles, le seul objectif
des forces de l'ombre
(19) C'est le jugement MGM vs Grokster, rendu en
juin 2005 contre les sites internets Grokster et Morpheus
poursuivis par 28 compagnies de disques et de films. Bob Lever
(Agence France-Presse), « Contre le piratage en ligne: la
Cour suprême donne raison aux éditeurs »
(le Devoir, 28 juin 2005, p. B7). En revanche, au
Canada la situation se dégrade moins vite : en juillet
2005, la Cour suprême vient de refuser d'entendre la
Société canadienne de perception de la copie
privée (SCPCP) qui voulait rétablir le
règlement de la Commission du droit d'auteur (CDA) qui avait
imposé des redevances sur l'enregistreur du MP3 (en pratique
sur la carte mémoire du balladeur iPod !) : la
Cour d'appel avait renversé cette décision de la
Commission (la CDA) en décembre 2003 — ce qui
représente quatre millions de dollars canadiens par
année. Toutefois, la Coalition canadienne pour un
accès équitable à la technologie digitale n'a
pas réussi, elle non plus, à se faire entendre devant
la Cour suprême du Canada. La Coalition propose l'abolition
de toutes ces redevances sur cassettes et disques vierges, et tout
autre support électronique, puisque ceux-ci sont de moins en
moins limités à l'enregistrement de la musique. Il
n'y a pas de raison que les musiciens et « compagnie de
disques » continuent de « taxer »
ceux qui utilisent ces supports (comme des voleurs de grands
chemins informatiques), d'autant que tous ceux qui achètent
leurs disques via le MP3 payent deux fois la redevance (pauvres
honnêtes gens !). C'est le bon sens qui le dit que cela
n'a pas de bon sens. Autrement, on présume que tous ceux
qui utilisent ces supports sont des pirates, comme on le faisait
pour la cassette audio. — Voir l'article d'Isabelle Rodrigue
de la Presse canadienne, « Musique
numérique : il n'y aura pas de redevances pour le MP3
— la Cour suprême refuse d'entendre la cause de la
SCPCP » (le Devoir, 29 juillet 2005,
p. A4).
(20) C'est la suite logique des actualités
qu'on trouvera à l'épilogue du dernier
prologue :
La République française contre Google
|