TdM


Guy Laflèche, Université de Montréal

TGdM

  • Prologues
  1. Le texte imprimé et le texte électronique
  2. L'« ILE » des simoniaques, un bel exemple
  3. Le copyright et le droit d'auteur, CONTRE !
  4. Historique des sites littéraires sur la toile
  5. Droit de reproduction sur la toile, POUR !
  6. La bibliothèque électronique de Google, POUR !
IMEC / Laflèche
Ref. Cabinet Pierrat (Paris)

Droits de reproduction sur la toile
(copyrights sur le Web)
dans les sites personnels sur les oeuvres littéraires

Le copyright et le droit d'auteur

  « ... Une création une fois rendue publique prend tous les attributs d'une propriété collective, et se mue en coproduction entre l'auteur et son public » (4.6).

— Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie : culture libre, sciences ouvertes, préface de Lawrence Lessig, Paris, EXILS Éditeurs, 2005. Vous pouvez consulter l'ouvrage sur la toile à l'adresse suivante :

freescape.eu.org/piraterie/complet.html

        Bien sûr, le mot anglais « copyright », avec son symbole ©, est d'usage international. Cela se comprend facilement. Le Copyright Act of 1911 du Royaume-Uni (aboutissement d'une longue histoire juridique, dont la pièce maîtresse était le Literary Copyright Act de 1842), s'est rapidement appliqué aux Dominions du royaume, de sorte qu'il est devenu de facto le plus grand traité international régissant les droits de publication à travers le monde, alors même que la Convention de Berne était née en 1886. Le mot n'a jamais eu besoin d'être traduit en français (1) et c'est bien dommage, étant donné la « traduction » qu'on en trouve comme définition dans n'importe quel dictionnaire courant. Le Petit Larousse et le Petit Robert s'entendent comme larrons en foire lexicale pour dire que le copyright est le droit exclusif d'un auteur d'exploiter son oeuvre, ce qui correspondrait au « droit d'auteur » de la législation française. Pourtant la France n'a jamais réussi à exporter sa conception de la « propriété intellectuelle » qui voudrait qu'un auteur soit « propriétaire » de son oeuvre. Le copyright, comme son nom l'indique (« droit de copie »), est un droit de reproduction et il n'a rien à voir avec la propriété, sauf à savoir évidemment qui détient ce droit de reproduction. L'auteur n'a aucun autre droit sur son oeuvre que n'importe quel créateur et, de façon plus générale, n'importe quel producteur, voire n'importe quel travailleur sur le produit de son travail.

        Bref le créateur est un travailleur comme un autre et il n'y a aucune raison que certains d'entre eux, les auteurs, aient des droits particuliers, des « droits d'auteur ». Les droits de l'homme, c'est bien le cas de le dire, n'ont pas besoin d'être redéfinis avec chaque activité et profession : droits d'auteur, d'éditeur, le lecteur, d'acheteur, de vendeur, de prêteur, de consommateur, pour s'en tenir à une toute petite partie de la série qui comprend également, par exemple, acteur, réalisateur, producteur, chanteur, programmeur, spectateur, auditeur, joueur. Ces « droits d'auteur » correspondent à ce qu'on appelle en Europe (sauf en Grande-Bretagne) les « droits moraux », qui consistent en fait à réécrire pour les auteurs la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ou la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. De ce point de vue d'ailleurs, celui des droits naturels fondamentaux, c'est de la liberté d'opinion et du droit corrélatif de publier qu'il devrait s'agir ici. En réalité, l'expression même de « droit moraux », bête noire des légistes anglo-saxons, est fort curieuse. Si l'on envisage absolument le travail intellectuel des créateurs et des écrivains, on comprend que leur droit de publication est limité à l'abus de la liberté d'expression : diffamation, obscénité ou racisme, par exemple, sont des accusations auxquelles un auteur doit répondre devant les lois afférentes et non en vertu d'un quelconque « droit d'auteur ». L'inverse est encore plus net : le plagiat est bien le crime le plus vicieux dont puisse être victime un créateur, mais il n'a rien à voir avec le très secondaire délit de contrefaçon visé par le copyright. Comme n'importe quel travailleur, l'auteur, ce travailleur intellectuel, a le droit le plus strict à la reconnaissance de son oeuvre, produit de son travail : elle ne peut être attribuée à un autre, elle ne peut être déformée, tronquée ou mutilée (mais elle peut être parodiée et caricaturée, et aussi imitée et même développée) et elle ne peut être utilisée à des fins contraires à la volonté de l'auteur — au moment de sa création. En revanche, l'oeuvre communiquée, c'est-à-dire publiée, elle appartient désormais au public et l'auteur ne saurait en empêcher, en réduire ou en interdire la reproduction, dès que l'ouvrage échappe le moindrement aux stricts privilèges de son copyright (2) : il lui reste, comme n'importe quel citoyen, le droit de la dénoncer ou de la contredire. Justement, tous ces droits et devoirs échappent au copyright, tout simplement parce qu'ils relèvent des droits naturels fondamentaux.

        On a compris qu'on ne trouvera pas ici un exposé juridique, mais bien une analyse critique de l'incroyable imbroglio des questions relatives aux copyrights. Avant de traiter des droits de reproduction sur la toile, il importe de circonscrire la nature du copyright, dans son principe et son histoire. Il faut donc commencer par établir clairement que ce privilège n'a jamais eu pour objet de restreindre l'utilisation des oeuvres et que les auteurs n'ont, en vertu de ce privilège, aucun droit particulier et surtout pas de droit de propriété sur une oeuvre qu'ils ont livrée au public. La thèse est simple et facile à démontrer : toute communication, sauf restriction exceptionnelle, justifiée et expressément formulée du destinateur, appartient de par sa nature même au destinataire. Le principe est tellement évident qu'il fait de lui-même la démonstration que les lois actuelles sur le copyright, de même que ses jurisprudences, ont non seulement été détournées, mais qu'elles sont iniques et ne méritent pas d'être respectées par tous ceux dont elles briment les droits les plus élémentaires, le droit à l'information et à la jouissance des oeuvres. Si le crime est payant, comme c'est souvent le cas, cela tient tout bonnement au fait qu'il est avalisé par la loi, au profit des commerçants des copyrights et de leurs bataillons de juristes. Dans les systèmes de profits capitalistes qui sont les nôtres, il faut généralement beaucoup de temps et d'énergie pour que les lois cessent de profiter aux exploiteurs et de justifier l'exploitation. C'est la nature même du système. Empêcher ou renverser le détournement des lois est une tâche toujours à reprendre. Voici comment s'explique l'escroquerie légale de la loi du copyright actuellement.

        Nous connaissons tous le jeu de mot, choux gras de la critique française, qui fait naître l'« auteur » avec le « droit d'auteur », quelque part entre la Renaissance et la Révolution. Et quelques théoriciens d'affirmer sans rire que les Égyptiens, les Grecs et les Romains n'ont jamais eu d'auteurs, s'agissant évidemment de la notion « moderne » d'« auteur », « propriétaire de son oeuvre ». C'est dire, tout simplement, sans le savoir que le copyright, comme son nom l'indique également, est né avec l'imprimerie, la première machine à reproduire mécaniquement les oeuvres. Il a d'abord, en Angleterre, en France, comme dans les autres monarchies, la forme d'un « privilège » d'exclusivité accordé à un auteur et à son éditeur, le privilège d'être les seuls à pouvoir reproduire un livre, un placard ou une gravure durant un temps limité : c'est le « privilège d'impression » ou le « privilège du roi » qui date en France de 1507 d'après l'Encyclopédie (qui énumère les édits de 1686, 1701 et 1703); c'est la charte de la Stationer's Compagnie de 1557, sous Marie Tudor, que métamorphosera l'Act of Anne de 1709, première loi moderne du copyright anglo-saxon (3).

        Au cours de ces périodes, la durée du privilège passe progressivement de 7 à 21 ans. D'hier à aujourd'hui, sous la pression des éditeurs et des ayants droit, les copyrights littéraires, artistiques et culturels ont ressemblé de plus en plus aux brevets qui protègent les « inventions », c'est-à-dire la commercialisation des découvertes scientifiques et technologiques (dont les « marques de commerce » qui remontent à la plus haute antiquité) (4). Comme ces privilèges commerciaux des manufactures et des industries sont évidemment incomparablement plus efficaces que ceux qui protègent les « objets » sortis de la plume des auteurs et des presses à imprimer, on s'explique sans peine les intérêts de ceux qui vont, à proprement parler, rendre héréditaires les copyrights ! De façon générale, on peut dire que le droit de reproduction des oeuvres n'a cessé de s'étendre dans toutes les dimensions, tandis qu'il a été de plus en plus facile à obtenir.

        Inutile d'expliquer que, d'hier à aujourd'hui, les lois et règlements du copyright se sont adaptées — ou plutôt étendues et élargies — à toutes les formes de reproduction (5) : les diverses révolutions des presses à imprimer (livres et journaux), la gravure et la « gravure » musicale, le disque, la photographie et le cinéma, la télévision et maintenant le multimédia. La pièce de théâtre, le livret d'un spectacle, la partition et les paroles des concerts et chansons, la chorégraphie d'une danse, les arts plastiques, la sculpture et l'architecture, toutes les créations artistiques susceptibles d'être « recréées » et à plus forte raison reproduites sont aujourd'hui sujettes aux lois et règlements multiformes des copyrights. Il n'y aurait là aucun problème si à chaque mutation technologique le copyright n'était étendu, au lieu d'être simplement maintenu, voire réduit à ses justes proportions, s'agissant d'un privilège. Cet impérialisme économique injustifié apparaît nettement avec les machines à copier (la photocopie, les cassettes audio, le magnétoscope et les disques multimédia) et aussi avec les moyens de retransmission (télévision par câble et satellite, puis l'internet) : au lieu d'assurer aux auteurs, éditeurs et producteurs le privilège auquel ils avaient droit avant l'apparition de la nouvelle technologie, il s'agit au contraire d'augmenter la portée et l'étendue de leur privilège toujours plus obsolètes, ce qui ne manque pas de nuire aux avancées technologiques. Empêcher que la photocopie puisse compromettre gravement le privilège du copyright d'un livre est un objectif qui, par définition, s'arrête non seulement aux privilèges qu'on ne saurait étendre à la photocopie, mais également aux avantages de la photocopie. Celui qui détient le privilège exclusif de produire un livre ne saurait empêcher qu'on le photocopie que dans les cas stricts où il peut faire la preuve que cela contrevient à son privilège, ce qui n'est à peu près jamais le cas : le paquet de feuilles correspondant au livre photocopié, nous le savons tous, ne saurait nuire à son éditeur. Au lieu de cela, les copyrights ont réussi à s'étendre sous forme de droits compensatoires... Mais tenons-nous-en à l'imprimé avant d'en venir au texte électronique et en revenir aux redevances.

        Prenons le cas très ordinaire du Canada (6). La Constitution de 1867 fait du copyright une prérogative du Gouvernement fédéral (article 91, no 23). Dix ans après le Copyright Act britannique de 1911 (qui s'appliquait de facto au Canada), le Canada adopte son équivalent, le Copyright Act de 1921, qui, révisé périodiquement, est toujours en vigueur, concordant avec les Conventions de Berne que le Canada a signées en 1928 et 1952. Au moment où je rédige ces lignes, la loi a été révisée pour la dernière fois en 1997 et le texte de loi ne fait pas moins de 78 pages (7). D'hier à aujourd'hui, une chose n'a jamais changé en droit britannique : le copyright est attaché à l'oeuvre dès sa création et de par sa création, et cela depuis le Copyright Act britannique de 1911. En France, un auteur doit encore aujourd'hui s'assurer d'enregistrer sa création et il lui est fortement suggéré de la déposer officiellement auprès d'un organisme autorisé (on lui conseille à tout le moins de s'en adresser une copie scellée par la poste !). En droit britannique, le tout simple enregistrement du copyright est une formalité suggérée et qui n'a d'ailleurs aucune force de loi, sinon elle-même, le fait pour une oeuvre d'avoir été enregistrée, pour éviter et simplifier d'éventuelles contestations juridiques. Mais que le copyright soit enregistré ou non, il existe et appartient à l'auteur d'une oeuvre de par sa création. Il est généralement cédé par contrat à l'éditeur au moment de la publication et, dans ce cas, habituellement, c'est ce dernier qui enregistre le copyright à son nom (8).

        Le copyright désigne donc le droit exclusif de reproduire son oeuvre et, par conséquent, interdit l'inverse, la « contrefaçon ». Au Canada, le copyright comprend également le droit exclusif sur la traduction de son oeuvre et son adaptation dans un autre genre ou sous une autre forme. Toutefois, la loi canadienne et ses révisions énumèrent ces formes, la dernière en date étant la forme cinématographique. La durée du copyright comprend la vie de l'auteur, plus cinquante ans après sa mort.

        La nature, la portée et la durée des copyrights varient selon les pays (et dans chaque pays selon de nombreuses situations) et encore selon les réciprocités entre pays, de sorte qu'il faut nécessairement un juriste pour éclaircir la moindre contestation qui échappe au cas de flagrant délit, notamment dans les litiges probablement les plus répandus, soit les conflits entre les auteurs et les éditeurs, puisque le copyright se trouve alors subordonné au contrat d'édition. Mais dans l'ensemble, on peut dire que les clauses principales de la loi canadienne sont communes à l'Europe, aux pays issus de l'Empire britannique et aux États-Unis d'Amérique, ceux-ci ayant été les derniers à se plier aux lois « étrangères » du copyright. En revanche, c'est aujourd'hui aux États-Unis que le copyright est le plus radicalement de type royaliste et héréditaire. Depuis 1998, avec le Digital Millennium Copyright Act, la durée de la protection est maintenant de... 70 ans après la mort de l'auteur, tandis que le privilège est étendu systématiquement à toutes les formes de reproduction et notamment à toutes les technologies du multimédia.

        Il s'agit pourtant là de privilèges ! Il faut rappeler qu'avant l'invention de l'imprimerie, l'auteur n'avait absolument aucun droit ou ne retirait aucune redevance sur la reproduction de son oeuvre. Ce privilège a été octroyé à leurs éditeurs pour une durée raisonnable de sept ans (renouvelables) au XVIe siècle. Que petit à petit un privilège se transforme en un droit de propriété, même sous le nom frauduleux de « propriété intellectuelle », il y a là une dérive préjudiciable à la société, à la littérature et même à ses auteurs. Le copyright n'est évidemment pas un droit naturel : c'est un privilège accordé aux auteurs pour le bien de la société.

        Autrement, chacune des oeuvres littéraires, comme d'ailleurs toutes les littératures nationales, appartiennent au patrimoine culturel de l'humanité. C'est la notion de « domaine public ». On dit qu'une oeuvre est du domaine public lorsqu'elle est libre de tout copyright. Jusqu'au XVIe siècle, toute littérature de quelque forme qu'elle fût appartenait à tous, comme les idées, les théories ou les méthodes. Au début du XVIIe siècle, il faut attendre sept ans avant qu'un nouveau roman ou un nouveau recueil de poésies puisse être du domaine public et qu'il puisse être reproduit par n'importe quel éditeur. Et c'est logique : toute oeuvre est destinée au public et appartient donc au domaine public, dès que le privilège destiné à en assurer la publication a expiré. Aujourd'hui, la situation est complètement aberrante. Les privilèges des auteurs sont devenus purement et simplement des monopoles des éditeurs, dont les descendants des auteurs sont liés par contrat (les ayants droit). Or, ces gens-là se sont tout simplement appropriés les oeuvres littéraires du domaine public pour plus d'un demi-siècle, et cela aux dépens de toute la société qu'ils exploitent au détriment des auteurs et de la littérature. C'est de l'abus de droit. C'est surtout le détournement d'une législation légitime, le copyright, utilisée comme arme destinée à restreindre l'accès aux oeuvres, à censurer leurs utilisations (notamment leurs adaptations et leurs développements, ou encore leurs contestations), voire à en interdire la publication ! Tout cela est indigne des auteurs dont on prétend exploiter les « droits », puisque c'est le droit de restreindre, voire d'interdire la libre jouissance de leurs oeuvres. Pour finir, c'est nier le droit de jouir des oeuvres littéraires, qui lui est un droit naturel (article 27 de la Déclaration universelle des droits de l'homme).

        Pourtant, surtout en tradition britannique, le privilège du copyright a été longtemps restreint par ce qu'on doit appeler le droit de citation des oeuvres sous copyright. Dans le vocabulaire anglais, le « droit de reproduction » n'empêche pas un « droit d'usage loyal » (le fair use) de l'oeuvre en question. Notamment, à l'origine, toute oeuvre sous copyright pouvait être utilisée dans l'enseignement et la recherche, comme également dans la presse, où il était possible d'en citer de larges extraits, ce qui ne sauraient nuire au copyright de l'auteur. Par ailleurs, on pouvait la parodier et même la critiquer mot à mot sans que cela ne puisse contrevenir au droit de reproduction inhérent au copyright. Aujourd'hui encore, la loi maintient le principe de ces « dérogations » au privilège du copyright, mais comme le domaine public s'est rétréci avec la démesure d'un droit de reproduction maintenant héréditaire, on peut dire qu'il a été traité comme peau de chagrin, d'autant que les « produits dérivés » couverts par le copyright sont de plus en plus nombreux. Néanmoins, en droit britannique et aux États-Unis, il existe une jurisprudence très importante sur le droit de citation, notamment pour la recherche, l'enseignement et la création.

        C'est le fameux paragraphe 107 du Copyright Act de 1976 aux États-Unis, « Limitations on exclusive rights : Fair use ». Il correspond aux articles du paragraphe 29 de la loi canadienne actuelle (ou plus précisément aux paragraphes 29 à 33) : « Exceptions : utilisation équitable ». Dans le cas des oeuvres et des études littéraires, on peut dire que le copyright ne s'applique pas aux copies privées destinées à la recherche, ni aux citations pour fin d'enseignement, de critique, de compte rendu et même de représentation ou d'exécution dans ces conditions, comme la récitation. Mais un peu de bon sens : le législateur ne peut se permettre de faire des lois qui ne seront pas respectées « par principe », comme c'est le cas de toutes les formes de « prohibition », à moins de vouloir favoriser l'apprentissage de la désobéissance civile. De tout temps, on a compris qu'on ne saurait interdire la copie à usage personnel : ce que je fais pour moi ne concerne personne d'autre... que moi ! Je peux copier n'importe quelle oeuvre de n'importe quel musée, n'importe quelle musique ou n'importe quel pas de danse. Je ne vois pas comment on pourrait me l'interdire. Il me suffit d'avoir un exemplaire d'un livre, d'où qu'il vienne, pour que je puisse le photocopier pour moi. Une loi qui proclame que c'est interdit est une loi idiote. On ne peut m'empêcher de copier pour moi-même tout ce qui peut exister. Il ne fait pas de doute que c'est un droit absolu que rien ne saurait jamais restreindre, puisqu'une telle interdiction est impossible. Copier pour soi, c'est la définition rudimentaire de l'intelligence, et il faudrait contrôler psychologiquement un être humain pour l'empêcher. En ce qui concerne les copyrights, il est clair que ces privilèges n'ont jamais eu pour fonction d'interdire de prendre copie de l'oeuvre, ni même d'en faire prendre copie ! — de sorte que la restriction de l'utilisation de la photocopie dans les bibliothèques est inacceptable. Mais restons-en au droit absolu de copier pour soi.

        En revanche, pour filer le raisonnement, la copie privée ne peut être publique ou collective, puisque c'est précisément ce qui définit la « contrefaçon » : copier pour les autres, c'est distribuer et vendre des copies, ce qui correspond justement au privilège du copyright. Cela dit, malheureusement, le raisonnement économique s'y applique encore mieux ! S'il est moins cher de reproduire, photocopier ou reprographier un ouvrage pour avoir accès collectivement à une oeuvre littéraire, alors le copyright a besoin d'une très forte justification morale, c'est le bon sens qui le dit. Inutile d'épiloguer : que les marchands sachent défendre leurs marchandises avec le minimum de privilèges et de législations, au prix d'étouffer leur commerce, s'ils ne savent se contenter des lois de l'économie, celles du marché; autrement, on les désignera sous leur nom : des exploiteurs.

        En effet, depuis quelques décennies maintenant, un nouveau chapitre s'est ouvert dans l'exploitation scandaleuse des privilèges du copyright (c'est-à-dire en fait le droit d'avoir le droit ! de reproduire une oeuvre destinée au public et qui de ce fait lui appartient). Il s'agit des redevances. Puisque le bon sens le plus élémentaire dit qu'on ne saurait empêcher de copier ou reproduire ce qui ne se trouve tout simplement plus en vente dans les librairies ou encore des extraits débordant la simple citation pour fin d'enseignement au collège ou d'étude à l'université, alors on a simplement doublé le privilège de reproduire d'une permission de reproduire. C'est la redevance. Elle a deux formes et un seul effet, celui d'enrichir encore les privilégiés, les possesseurs de copyright, de sorte qu'ils soient automatiquement rétribués sans avoir rien à reproduire, ni même à produire ! du simple fait qu'il soit plus économique pour les utilisateurs de les reproduire eux-mêmes... On n'arrête pas de privilégier les privilèges des privilégiés pour la simple raison qu'ils deviennent inutiles, contreproductifs et nuisibles à la société ! C'est Georges Brassens qui chante : « si le vol est le métier que tu préfères, mets-toi donc dans les affaires, tu auras mêmes la police et les légistes de ton côté » (Stances à un cambrioleur). On connaît fort bien au Canada les deux formes de redevances correspondant à une taxe sur les machines et le matériel de reprographie d'une part, et aussi à une redevance directe aux oeuvres offertes à la reproduction d'autre part, à quoi s'ajoute dans le cas des livres une redevance sur les prêts en bibliothèque, le tout étant administré par des sociétés de gestion (9) reconnues par règlement en vertu de la Loi sur le droit d'auteur. Bien entendu, il y a là un formidable renversement du copyright, puisqu'on passe du droit de reproduction au droit de reproduire. Malheureusement, il ne fait pas de doute qu'il s'agit du privilège d'un privilège dont le seul qui fasse les frais, véritablement, est le public ou plutôt, dans le cas qui nous occupe, le public lecteur.

        Paradoxe. Tandis que nous produisons en français, essentiellement, de « nouveaux philosophes » de plus en plus conservateurs, ce sont les États-Unis qui alimentent la contestations avec des Noam Chomsky. C'est en effet aux États-Unis d'Amérique que s'est développée la critique du privilège des copyrights, tandis qu'en France les shérifs de la loi et de l'ordre des éditeurs réussissaient à pendre haut et court les défenseurs et utilisateurs du domaine public, entrave à la « propriété ». Que dis-je ? à la « propriété privée ». Certes, quelques voix s'élèvent enfin pour protester contre le discours légiste conformiste, mais il est significatif que la plus forte soit celle d'un journaliste attentif aux dérapages de la « propriété intellectuelle », Florent Latrive, à la suite de Dominique Sagot-Duvauroux, pour expliquer qu'il existe un Bon Usage de la piraterie (10).

        Pourrait-on trouver en français, en italien ou en allemand l'équivalent à son heure (1970) de l'analyse critique de Stephen Breyeux ? Bien entendu, on ne demande pas à un homme de droit de se rendre absolument à ses arguments (11), mais il est clair que ce légiste n'était pas vendu aux rigueurs du copyright. Bien au contraire, c'est l'usage loyal et le droit de citation qui représentent le droit naturel et prépondérant, c'est le domaine public qui doit avoir préséance sur les abus du droit exclusif de reproduction, le copyright étant de soi un privilège (12). Il n'est pas nécessaire de plaider que nos législations du copyright relèvent d'une conception romantique de la « création » et de l'« originalité » à laquelle Homère, Virgine, Rabelais et Shakespeare n'auraient jamais pu souscrire (13), car il est évident que le copyright n'a très vite jamais été profitable ni aux créateurs ni aux lecteurs, mais aux seuls commerçants du livre et à leurs commandos de services juridiques et cabinets d'avocats, comme on le voit actuellement. Il faut le répéter sans cesse : il n'y a qu'une poignée d'héritiers de romanciers riches et célèbres pour défendre aujourd'hui les législations iniques du copyright au nom des auteurs et sous le nom de « droits d'auteur ».

        « Making the world safe for what ? » (14). Copyright pourquoi ? pour qui ? Copyright and copywrong, ce que je traduirais par « droit d'auteur et vol du lecteur ». En 2001, trois grands ouvrages vont plaider coup sur coup la thèse de William P. Alford dans le cas des copyrights des oeuvres littéraires, notamment, sur la toile : les livres de Jessica Litman (15), Siva Vaidhyanathan (16) et Lawrence Lessig (17). Ce dernier est le plus passionnant et convainquant parce qu'il a dû en quelque sorte renier son premier livre où il faisait preuve d'un optimisme relatif sur l'« avenir des idées » : alors que le code lui paraissait la loi principale de l'espace internet, le légiste et professeur de droit a dû déchanter. Il fait preuve maintenant d'un pessimisme relatif.

        Lessig est aussi pamphlétaire que Litman et Vaidhyanathan, mais son dernier livre est un véritable coup de poing polémique à cause de l'extrême retenu dont il fait preuve. États-unien jusqu'au bout des ongles, il prend bien soin d'expliquer que la question n'est pas de nature à distinguer les réponses de la droite et de la gauche, que ce problème n'oppose pas les arts et les sciences au commerce et encore moins l'État à l'entreprise privée. Il montre simplement que nous assistons à la résistance désespérée (mais très efficace et peut-être triomphante) du Soviet des privilégiés, qui tiennent à conserver leurs privilèges du Moyen Âge, aux innovations des communications modernes. C'est simple. On a d'un côté, les Anciens, qui cherchent à maintenir et à étendre les contrôles légaux et techniques, et de l'autre, les Modernes, qui veulent rétablir la liberté d'innovation. Le dernier ouvrage de Lessig porte sur l'ensemble des nouvelles communications libérées depuis quelques décennies par les technologies modernes. Le point de départ de son analyse consiste à rappeler qu'il n'y a pas et ne doit pas y avoir de différence entre le branchement à une source d'énergie comme l'électricité, le gaz ou le pétrole et le branchement à une ligne de communication comme le téléphone, la télévision ou les ondes radio-télévisuelles. Ce que vous faites avec votre ligne d'électricité ne concerne pas Hydro-Québec, ce que vous faites avec votre ligne de téléphone ne concerne pas non plus la compagnie Bell. Sur votre ligne d'électricité, vous pouvez brancher tous les appareils qui s'y adaptent; sur votre ligne téléphonique, il n'y a pas cinquante ans, vous ne pouviez brancher que le téléphone de la compagnie qui gérait la ligne ! Un monopole qui est enfin devenu scandaleux. Or, il se trouve que la déréglementation des communications aura été accompagnée de la « libération » des codes de communication qui appartiennent à tous et dont les deux exemples les plus spectaculaires pour le public sont les « langages » informatiques des ordinateurs (ou plutôt des micro-ordinateurs) et les normes de transmissions (TCP/IP, HTTP, HTML, FTP, NNTP, etc.), dont le résultat net peut être représenté par le réseau de l'internet. Du coup, cet objet qu'on appelait le téléphone, l'appareil de la compagnie de téléphone Bell, est remplacé par tout ce que l'on veut, dont le modem de notre ordinateur, sans que cela ne puisse concerner de quelque manière le fournisseur de ce qui était auparavant la « ligne de téléphone ». Au contraire, le fournisseur devient un serveur (ou un « fournisseur de services ») : il y a d'un côté la « ligne » et de l'autre tout ce que l'on peut et pourra y brancher dans l'avenir. Exactement comme les appareils électriques que l'on branche à la prise de courant.

        Le copyright, c'est exactement cela. Le privilège d'interdire de brancher dans la prise de courant tout autre appareil que celui prescrit par qui contrôle le branchement : les transmetteurs par fils, câbles et ondes... ou livres et revues ! car c'est pareil, que le contrôle porte sur le médium ou le message. De ce point de vue, pour reprendre les deux formes de communication qui nous intéressent dans ce travail, il n'y a absolument aucune différence entre le texte électronique et le texte imprimé. Transmettre une oeuvre littéraire au moyen d'un livre ou par l'intermédiaire de l'internet, c'est exactement la même chose. Nous avons un mode de transmission, ensuite des objets transmis et enfin les contenus de ces transmissions. Un câble, un système multimédia et un recueil de chansons de Charlie Parker; un éditeur, un livre et le recueil des Fleurs du mal. Au Moyen Âge de la communication, le cablo-distributeur et l'éditeur contrôlaient tout, ayant même transformé leurs privilèges en droits de « propriété » de plus en plus étendus, de plus en plus longs et sous de plus en plus de formes, allant même jusqu'à jouer les pirates détroussant toutes les utilisations de ce qu'ils transmettaient ou éditaient, les « redevances » sur les radio-cassettes ou les photocopieurs ! Autrement dit, les poèmes de Baudelaire et les chansons de Parker étaient devenus leur propriété, alors qu'ils devraient nous appartenir à tous.

        Alors vint la Renaissance et la Libération. C'était la possibilité de copier pour soi les originaux, facilement, rapidement et de mieux en mieux, la copie informatique étant souvent indiscernable de l'« original »; c'était la communication rapide de ces copies; c'était l'ouverture aux technologies qui favorisent de plus en plus les créations échappant aux contrôles des distributeurs et des éditeurs, de sorte que les créateurs puissent trouver leur public sans eux ou trouver de nouveaux publics, avec de nouvelles formes d'art et de nouveaux objets de communication, de nouvelles techniques et de nouvelles technologies, de nouveaux logiciels pour de nouveaux ordinateurs. C'était la liberté d'innover rapidement dans un environnement où il y a le moins de contrôle possible et par conséquent où on laisse la liberté la plus grande aux individus. Tout cela permet aujourd'hui des réalisations révolutionnaires de l'enregistrement, de la conservation et du transfert des informations, qu'il s'agisse de journaux, de revues, de livres, de disques, de films, etc. Ces nouvelles technologies, nées de la liberté d'innovation, ont redonné la liberté aux créateurs et leurs créations au public. Car c'est bien du domaine public qu'il s'agit, celui où les arts et les sciences peuvent être faits par tous et pour tous.

        Tel est, par nature, le cas emblématique du moindre site internet (pour tous) personnel (par tous).

        Je ne saurais trop conseiller la lecture du Future of ideas de Lawrence Lessig pour évaluer l'ampleur du phénomène, notamment par la variété de ses manifestations dans le domaine public des communications. Mais pour notre sujet, il faut s'arrêter aux pages consacrées aux privilèges des copyrights et des supposés droits d'auteur (18). Il ne fait pas de doute que Lessig avait raison, en 2001, d'être plus pessimiste qu'en 1999 : s'il se doutait que le Microsoft de Bill Gates avait une puissance psychologique, technologique et commerciale au-dessus des lois régissant la concentration illégale, ses appréhensions se sont réalisées, légalement. Non seulement le MP3 de Napster est maintenant hors de combat (depuis 2001), mais la Cour suprême des États-Unis vient de « condamner » (en 2005) le P2P lui-même, l'échange poste-à-poste (19), exactement comme si la même Cour suprême avait donné raison en 1984 aux mêmes intérêts qui poursuivaient les fabricants de cinématoscopes pour complicité de piratage ! (jugement « Sony Betamax », cf. n. (19)). — Un peu d'ironie : pourquoi n'interdirait-on pas le crayon, la plume et le stylo ? Ne permettent-il pas de copier ? En tout cas, il me semble qu'on aurait dû imposer depuis longtemps une « redevance » sur la vente du papier vierge en faveur de ceux qui vivent de leur plume !... Et la machine à écrire, y a-t-on pensé ? peut servir à copier n'importe quel poème de Gaston Miron au propre ! Vous achetez ou empruntez l'Homme rapaillé et vous tapez « L'homme agonique », tous les 27 vers du poème. Il me semble qu'on devrait sévir contre le scanner et l'appareil photo. Alors, un peu d'imagination, juristes du droit au respect de la propriété intellectuelle : une taxe sur la mémoire devrait être imposée aux citoyens, avec des amendes pour ceux qui ont des troubles de mémoire déformant les oeuvres et contrevenant ainsi aux droits moraux des auteurs et de leurs descendants. Les aveugles seraient évidemment exemptés de la redevance mnémonique sur les oeuvres visuelles et cinématographiques, les sourds sur les oeuvres musicales et totalement sur les oeuvres cinématographiques non muettes. Mais brisons là. — Au Canada, la loi sur le droit d'auteur de 1997 sera encore reformulée au cours de l'hiver prochain 2005-2006 pour s'aligner sur la politique des États-Unis, visant à contrôler les données des serveurs pour faciliter les poursuites par les éditeurs de disques, de films, de photographies, de livres et de journaux. Pire encore, on assistera bientôt au « combat » de la République française contre Google (20).

        Quelle tristesse ! Quelle tristesse ? Litman, Vaidhyanathan et Lessig devront pourtant avoir raison contre la technologie de Microsoft et la législation actuelle des brevets et copyrights. Il y va de la justice sociale en regard de la création et du droit de jouir librement des oeuvres, en regard de la liberté de recherche et de l'innovation. Or, le présent essai a une portée toute modeste : il tombe sous le sens que le copyright doit être radicalement restreint dans les sites personnels consacrés aux auteurs sur la toile.

        Ce ne sera pas trop demander, puisque cette législation, comme on doit le rappeler, n'a plus aucun rapport avec sa nature originelle, celle des « Privilèges du Roi », naguère au service des auteurs et des libraires-imprimeurs de leur choix, à leur service exclusif.

        Le copyright n'est pas un droit, ni un droit d'auteur, mais un privilège.

        Le droit d'auteur et la propriété intellectuelle qu'on en a fait sont aujourd'hui au service d'arnaqueurs commerciaux et juridiques. Ces prétendus « droits » sont depuis très et trop longtemps contre-productifs.

 
 

Supplément bibliographique
Avec un brin humoristique de comique grotesque
car les juristes ne font généralement pas dans l'humour blanc

(20 mai 2009)

      M'occupant de la traduction française de la tartine de Robert Darnton, à la défense de la République contre Google, dans le Monde diplomatique, je tombe des nues sur un article de Joost Smiers propre à me conforter dans ma dénonciation de l'exploitation du prétendu droit d'auteur. Surtitre : « Plaidoyer pour l'abolition des droits d'auteur »; titre « La propriété intellectuelle, c'est le vol ! »; adresse : le Monde diplomatique, septembre 2001, p. 3. Le professeur et chercheur Joost Smiers accumule de nombreuses publications, dont deux que je compte consulter dès que possible : Arts under Pressure : promoting cultural diversity in the age of globalisation, London, Zed Book, 2003; et Un mondo sin copyright : artes y medios en la globalización, Barcelona, Gediza, 2006. Cela dit, sa position est celle du bon sens, celle de Lawrence Lessing (qu'il ne cite pas), mais doublée d'une analyse socio-culturelle aussi simple qu'originale : la question pour lui n'est pas celle de savoir si l'on peut brancher son grille-pain dans la prise de courant d'Hydro-Québec ou son téléphone dans la prise de Bell, mais de savoir combien coûte à tous les artistes Céline Dion. Combien Harry Potter rapporte-t-il à tous les romanciers ? Des éditeurs et leurs avocats (ou l'inverse) font des fortunes en gérant de manière très lucrative des stars qu'ils fabriquent au détriment de la culture, soit tout aussi bien la culture populaire que l'art expérimental. En tout cas, comme l'explique bien Smiers, pas plus de dix pour cent de la fortune de ces promoteurs revient à ces quelques stars, qui ne sont pas souvent des créateurs (vivants), alors que pas plus de dix pour cent de rien revient à quatre-vingt-quinze pour cent des autres auteurs, autant dire aux auteurs, aux créateurs.

      La bibliographie de l'article de Joost Smiers est évidemment à explorer pour qui s'intéresse à la question des copyrights dans une perspective intellectuelle et critique :

BOYLE, James, Shamans, software, and spleens : law and the construction of information society, Cambridge, Harvard University Press, 1996.

COOMBE, Rosemary J., the Cultural Life of intellectual properties, authorship, appropriation and the law, Londres, Durhamand, 1998.

KRETSCHMER, Martin, Intellectual Proprety in music : an historical analysis of rhetoric and institutional practices, Londres, City university Business Scholl, 1999.

Le choeur des juristes nous amuse

      Le choeur des pleureuses a eu droit de réplique au Monde diplomatique, pour notre plus grande joie. Au numéro suivant, en octobre 2002, sous les belles plumes des professeurs de droit Séverine Dusollier, Ysolde Gendreau, Daniel Gervais, Jane Ginsburg, Frank Gotzen, André Lucas, Antoon Quaedvlieg, Pierre Sirinelli et Alain Stowel.

      Pour ces juristes, la grande question de la « propriété intellectuelle » est un sujet a priori austère qui ne devrait pas trouver sa place dans les débats du jour des grands média comme le Monde diplomatique. D'ailleurs, nos grands pleurnicheurs comptent laisser de côté les « arguments juridiques » pour admettre tout bonnement la vérité, à savoir que « ces droits d'auteur seront en pratique automatiquement cédés aux éditeurs ou exploitants », de sorte qu'en effet, le droit d'auteur devient presque toujours un droit d'éditeur ou d'exploitant. Or, tenez-vous bien !, on ne saurait condamner ce « jeu d'intérêts et une certaine ruse, inhérente à la configuration ingénieuse du droit d'auteur ». Vous ne me croyez pas ? Ma citation est textuelle, je vous jure. Et ce n'est pas tout : c'est un grand privilège de l'avis de ces professeurs de droit que de pouvoir céder ses droits à des hommes de loi, à des avocats qui s'occuperont personnellement des droits et profits des maisons d'édition, des sociétés de gestions et compagnie qui les engagent pour leur science. Ils sont là pour cela. Je trouve vraiment sublime de lire de telles nonoseries sous la plume de professeurs de droit dans le Monde diplomatique en réponse au très simple exposé de Joost Smiers, dont je ne saurais trop recommander la lecture, mot à mot. Pour lire ensuite, donc : « En outre, la faculté de céder leurs droits permet aussi aux créateurs d'en confier plus aisément la gestion à des organismes professionnels ou des sociétés de gestion ». Alors, on est mort de rire et ce n'est pas du tout de l'humour blanc.

      En effet, ces spécialistes de la juridiarisation (un bon barbarisme pour eux, mieux que le mot juridisation ou judiciarisation) ont étudié très longtemps et c'est même leur profession que d'écrire sans rire un peu jaune de tels textes. Cela dit, ils n'ont pas encore réussi à inscrire dans le Code civil que, nous, nous étions tenus de les prendre au sérieux et de les lire sans rire ! Ce sera l'humour jaune des juristes. Car, contrairement aux apparences, ils ne sont pas sots, puisqu'ils sont payés pour tenir de tels propos.


Notes et références

(1) Il l'est pourtant au Canada où les lois sont bilingues : « An Act respecting Copyright » se traduit « Loi concernant le droit d'auteur ». Dans la loi canadienne, évidemment, « droit d'auteur » signifie rigoureusement « copyright », comme on peut le vérifier article par article, jamais l'inverse, « copyright » signifiant exactement ce qu'il dit, le droit exclusif de reproduction, comme on va le voir tout de suite.

(2) Le droit exclusif de reproduction ne devrait évidemment pas emporter son inverse, le droit d'interdire la reproduction d'un nouveau tirage si l'auteur n'y procède pas en vertu de son copyright.

(3) Peter Drahos, A philosophy of intellectual property, Aldershot (England), Dartmouth, 1996, 257 p. Dans son exposé sommaire sur le copyright (p. 22-28), l'ouvrage présente une bibliogrpahie sur l'origine du privilège en Grande Bretagne (p. 36-37, n. 51).

(4) Il s'agit de la « propriété intellectuelle et industrielle » au sens strict, essentiellement les brevets, les dessins industriels et les marques de commerce, le tout concernant les découvertes ou les inventions et leurs exploitations. C'est parce qu'on a souvent utilisé les copyrights pour les protéger (comme cela vient de se produire encore récemment dans l'informatique électronique : programmes d'ordinateur, bases de données, sites internets, etc.) que le copyright paraît, notamment en France, une forme de « propriété intellectuelle », comme si un roman donné pouvait être une « invention », et sa publication, son « exploitation », ou son titre, sa « marque de commerce » !

(5) Edward Samuels, the Illustrated Story of copyright, New York, Thomas Dunne Book, St. Martin Press, 2000, 294 p. : c'est véritablement l'Odyssée de la légistation sur les copyrights au gré des révolutions technologiques.

(6) Pour mesurer l'esprit de la chose, on peut commencer par confronter les articles de trois encyclopédies sur le copyright : Encyclopaedia Britannica, art. « Copyright » (avec un supplément de George Haven Putnam sur les États-Unis); the Canadian Encyclopedia, article « Copyright Law » par Brian A. Crane; et l'Encyclopaedia Universalis, article « Propriété littéraire et artistique » par H. Desbois. En revanche, pour évaluer un aspect particulier de la loi (voire connaître exactement la portée d'un point de droit), il faut voir un manuel pour se convaincre très facilement qu'on ne saurait s'en tirer sans consulter un bureau d'avocats ! William S. Strong, the Copyright Book : a practical guide, Cambridge, The Massachusetts of Technology (the Mit Press), 1981, 2d ed. 1984, 223 p. H. Desbois, le Droit d'auteur en France, Paris, 1966, et A. Le Tarnec, Manuel de la propriété littéraire et artistique, Paris, 1966. P. Burn, Guide to patent, trademark, copyright Law in Canada, 1977. Enfin, en ce qui concerne les conventions internationales : Stanley Rothenberg, Legal Protection of literature, art, and music, New York, Clark Boardman, 1960, réimp. Littleton, Fred B. Rothman, 1988; Henri Desbois, André Françon et André Kerever, les Conventions internationales du droit d'auteur et des droits voisins, Paris, Dalloz, 1976.

(7) La version française s'intitule maintenant « Loi sur le droit d'auteur » (L.R. 1985, chapitre C-42, anc. S.R., C-30). Le texte s'en trouve à l'adresse:

< lois.justice.gc.ca/fr/C-42/texte.html >.

(8) On doit préciser que c'est bien l'enregistrement et non le copyright qui est alors au nom de l'éditeur. Il en coûte actuellement 65 $ pour enregistrer un copyright à Ottawa : il suffit de donner (sur formulaire réglementaire) le titre de l'oeuvre et son genre, le propriétaire, le nom de l'auteur et, s'il y a lieu, la date de la première publication. On obtient en retour un certificat d'enregistrement.

(9) Ces sociétés de gestion sont toutes sous l'autorité de la Commission du droit d'auteur, paragraphe 66 de la loi canadienne.

(10) Dominique Sagot-Duvauroux, la Propriété intellectuelle, c'est du vol !, Dijon, les Presses du réel, 2003. Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie : culture libre, sciences ouvertes, préface de Lawrence Lessig, Paris, EXILS Éditeurs, 2005, ouvrage qu'on peut consulter sur la toile :

freescape.eu.org/piraterie/complet.html

Le journaliste de Libération était bien placé pour rédiger cet ouvrage puisqu'il avait publié avec David Dufresne Pirates et flics du net (Paris, Seuil, 2000) sur les hackers et crackers de la toile. Voir également, François Lévêque et Yann Ménière, Économie de la propriété intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003.

(11) La logique de l'enquête et de l'analyse de Stephen Breyer le conduisait à une conclusion toute simple, l'abolition pure et simple du copyright. Mais peu importe, car tout ceux qui l'auront lu comprendront que le privilège du droit de reproduction est tout bonnement un monopole improductif, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. De ce point de vue, l'analyse est digne de notre rigoureux matérialisme américain, puisqu'il s'agirait d'abord et avant tout d'une question financière, monétaire et bassement économique, le pseudo-salaire des auteurs... Stephen Breyer, « The uneasy case for copyright : a study of copyright in books, photocopies, and computer programs », Harvard Law Review, vol. 84, no 2 (décembre 1970), p. 281-351. L'ouvrage, de lui-même, est une réplique cinglante au « droits d'auteur », des droits qui en France ne seraient pas ceux de tous les travailleurs : la fameuse théorie du « droit moral des auteurs » (il renvoie sur ce point à l'analyse de Sarraute en 1968, « Current Theory on the moral right of author and artists under french law »). Inutile de dire que ces auteurs contestent absolument l'abus de droit qui consiste à inscrire dans une loi particulière, celle du copyright, ce qui relève à n'en pas douter du droit général, voire des droits de l'homme. Abus de droit d'autant plus grave que la loi particulière du copyright est détournée, passant du privilège de reproduction (l'imprimé) à la propriété de l'objet de reproduction (l'oeuvre).

(12) Leon E. Seltzer, Exemptions and fair use in copyright : the exclusive rights tensions in the 1976 Copyright Act, Cambridge, Harvard University press, 1978, 199 p. William F. Patry, the Fair Use Privilege in copyright law, Washington, The Bureau of National Affairs, 1985, 545 p.

(13) Richard A. Posner, Law and literature : a misunderstood relation, Harvard University press, 1988 (notamment « Difamation, obscenity, and copyright », p. 319-352); Droit et littérature, traduction de Christine Hivet et Philippe Jouary, Paris, Presses universitaires de France, 1996, 465 p. Pour l'auteur, ce qui est de l'ordre du sens commun, le copyright correspond tout bonnement à un encadrement et à une limitation de la force créatrice à partir du XVIe siècle, et aujourd'hui au travestissement « romantique » de la création. Le mot d'ordre : expliquer que le copyright est contre-productif. On peut ajouter aujourd'hui qu'il est improductif dans tous les cas : car, ou bien il est inutile si le coût de la « contrefaçon » (c'est-à-dire la copie stricte et exacte de l'objet) est plus élevé que l'original (ce qui devrait toujours être le cas en système capitaliste !), ou bien il est encore plus improductif si l'on peut se passer de l'« original » pour transmettre l'oeuvre à moindre coût. D'un côté comme de l'autre, le privilège n'a aucun sens économique. Il s'agit donc de contrôler la création, c'est-à-dire de la limiter et de faire en sorte que Gargantua, ouvrage de foire (qui serait aujourd'hui sous copyright d'un Gallimard et de quelques ayants droit), ne puisse tomber dans les mains d'un Maître Alcofribas Nasier et devenir le Gargantua de Rabelais.

(14) William P. Alford, « Making the world safe for what ? Intellectual property rights, human rights, and foreign economic policy in the post-european cold war world », New York University journal of international law and politics, vol. 29 (1996-1997), p. 135-152.

(15) Jessica Litman, Digital Copyright, Amherst (New York), Prometheus Books, 2001. La guerre impériale du privilège des copyrights, permise et amplifiée par les technologies informatiques, n'a absolument aucune assise légale. C'est du vol. Mais comme on l'a vu, un délit de plus en plus autorisé par les lois du copyright. On ne saurait trop recommander la lecture réjouissante de cet ouvrage : quand donc les légistations sur ces questions prendront sérieusement en compte les droits du public ? (p. 96). À qui peuvent donc profiter les nouveaux copyrights des... anciens copyrights ? (p. 173-175). Et la « prohibition » dont il vient d'être question : on ne fait pas de lois auxquelles les citoyens désobéissent systématiquement, pour la bonne raison qu'on fait les lois pour eux, non contre eux. Bref, voilà un ouvrage à méditer.

(16) Siva Vaidhyanathan, Copyright and Copywrong : the Rise of intellectual property and How it threatens creativity, New York University Press, 2001. La thèse de Siva Vaidhyanathan est celle du détournement de la loi, du travestissement lamentable de la volonté initiale du législateur et de l'arnaque des « privilégiés » dont les privilèges deviennent des « droits ». C'est, dans le vocabulaire de mon analyse, la transformation du copyright en droit d'auteur ! Et ce détournement est une perversion sociale inqualifiable, non seulement du point de vue financier, mais surtout pour la production intellectuelle. À l'origine, le copyright encourageait la créativité, aujourd'hui, le voilà au service d'intérêts commerciaux et souvent, pire encore, employé comme police culturelle pour entraver la créativité, nuire aux artistes et aux auteurs, aux étudiants et aux chercheurs, et finalement au public. Bref, les législations compliquées en ce domaine ont transformé un simple privilège destiné à promouvoir la créativité (pour que tous puissent jouir de ses produits) en une « propriété intellectuelle » absurde (qui empêche de jouir des productions culturelles et intellectuelles). « Copyright should be about policy, not property » (p. 15).

(17) Lawrence Lessig, Code and Other laws of cyberspace, New York, Basic Book, 1999; The Future of Ideas : the fate of the commons in a connected world, New York, Vintage Books, 2001, 2d ed., 2002.

(18) Lessig, juriste progressiste en ce domaine, revient souvent sur le handicap des copyrights, « the copyright control out of control » (p. 183) : the Future of ideas, op. cit. n. 17, p. 105-110, 187-188, 212-214 (ces dernières pages reprenant avec forces les thèses de Jessica Litman et de Siva Vaidhyanathan), avec les notes et références correspondantes; ce qui conduit à sa proposition du copyright de cinq ans, renouvelable 15 fois (p. 251-252), de sorte qu'il ne s'agisse plus d'un « copyright en blanc » qui permet à celui qui le détient et à ses descendants (!) d'exploiter la société de manière immorale; voir à ce que les copyrights non exploités se périment et ne puissent servir simplement à arnaquer les concurrents; limiter les exploitations commerciales, de sorte qu'on distingue, facilite et favorise les utilisations non commerciales (p. 258-259). Sur les sites personnels des amateurs fanatiques en tout genre, ce qui nous intéresse particulièrement, voir l'exemple des fichiers télématiques consacrés aux Simpsons poursuivis en justice par la vieille Fox chantée naguère par Jim Morrison (p. 182 et 311, n. 5 et 312, n. 9). — Je précise qu'on ne trouve pas ici un compte rendu du livre de Lawrence Lessig, mais simplement un rappel de ses thèses et hypothèses. L'ouvrage de 15 chapitres précisément documentés (« Notes », p. 270-333, avec un index) s'organise en trois parties : (I) le domaine public, ce qui donne son sous-titre à l'ouvrage : « la confiance au domaine public dans un monde branché », the Fate of the commons in a connected world); (II) Créativité et innovation; (III) les Contrôles, le seul objectif des forces de l'ombre

(19) C'est le jugement MGM vs Grokster, rendu en juin 2005 contre les sites internets Grokster et Morpheus poursuivis par 28 compagnies de disques et de films. Bob Lever (Agence France-Presse), « Contre le piratage en ligne: la Cour suprême donne raison aux éditeurs » (le Devoir, 28 juin 2005, p. B7). En revanche, au Canada la situation se dégrade moins vite : en juillet 2005, la Cour suprême vient de refuser d'entendre la Société canadienne de perception de la copie privée (SCPCP) qui voulait rétablir le règlement de la Commission du droit d'auteur (CDA) qui avait imposé des redevances sur l'enregistreur du MP3 (en pratique sur la carte mémoire du balladeur iPod !) : la Cour d'appel avait renversé cette décision de la Commission (la CDA) en décembre 2003 — ce qui représente quatre millions de dollars canadiens par année. Toutefois, la Coalition canadienne pour un accès équitable à la technologie digitale n'a pas réussi, elle non plus, à se faire entendre devant la Cour suprême du Canada. La Coalition propose l'abolition de toutes ces redevances sur cassettes et disques vierges, et tout autre support électronique, puisque ceux-ci sont de moins en moins limités à l'enregistrement de la musique. Il n'y a pas de raison que les musiciens et « compagnie de disques » continuent de « taxer » ceux qui utilisent ces supports (comme des voleurs de grands chemins informatiques), d'autant que tous ceux qui achètent leurs disques via le MP3 payent deux fois la redevance (pauvres honnêtes gens !). C'est le bon sens qui le dit que cela n'a pas de bon sens. Autrement, on présume que tous ceux qui utilisent ces supports sont des pirates, comme on le faisait pour la cassette audio. — Voir l'article d'Isabelle Rodrigue de la Presse canadienne, « Musique numérique : il n'y aura pas de redevances pour le MP3 — la Cour suprême refuse d'entendre la cause de la SCPCP » (le Devoir, 29 juillet 2005, p. A4).

(20) C'est la suite logique des actualités qu'on trouvera à l'épilogue du dernier prologue :

La République française contre Google

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