Antoine Compagnon a tout faux, et c'est peu
dire.
Voici la situation respective des droits
d'auteur et des droits de reproduction des oeuvres
littéraires dans les sites personnels sur la toile, en
domaine francophone. En préparant cet état
présent, je me proposais simplement de montrer que la
situation actuelle est intenable. D'un côté on trouve
évidemment des plagiaires de toutes sortes, dont les plus
nombreux ne sont pas ceux qui n'ont aucun respect des droits
d'auteur des oeuvres littéraires, mais bien ceux qui
recopient ou « capturent » d'autres sites ou
fichiers de la toile — et notamment des fichiers
consacrés
aux oeuvres littéraires. De très nombreux
concepteurs de sites sont victimes de ces petits pirates qui
s'approprient leurs textes et leurs travaux, sans même en
indiquer la source. Mais d'un autre côté, et c'est ce
que je me proposais d'étudier brièvement, on trouve
aussi des juristes, des éditeurs et des ayants droit (des
héritiers, mais absolument aucun auteur encore, il faut bien
le remarquer) qui se comportent en la matière comme des
cowboys,
c'est-à-dire de vulgaires gardiens de troupeaux se
prenant pour des shérifs, comme s'ils pouvaient faire la loi
et les lois à leur seul avantage. Or, justement, la toile
ne saurait être un Far West où les droits
appartiennent aux plus forts. Nous ne sommes pas dans un Western.
La toile compte des milliers de petits sites personnels de toutes
sortes, incomparablement plus nombreux que les sites
institutionnels et les sites commerciaux ou payants. Tous ces
sites dispersés, qui devraient pourtant avoir la force du
nombre, comme souvent en « démocratie »,
sont victimes de leurs diversités et à la merci de
ceux qui sont armés de « services
juridiques ». Et le plus extraordinaire est d'entendre
ces cowboys déclarer que la toile n'est pas une jungle sans
lois ni droits, livrée à l'anarchie des
internautes ! Victimes de petits pirates, vous voilà
à la merci de commandos de juristes, capables de vous
adresser des mises en demeure et de vous assigner « en
référé » devant les tribunaux.
En préparant cette analyse, j'avais
donc un objectif concret : proposer une réglementation
qui fasse un juste équilibre entre les droits des auteurs et
les droits de reproduction de leurs oeuvres par leurs lecteurs,
leurs admirateurs et leurs analystes sur la toile. Dans le domaine
commercial, les éditeurs ont acquis des droits aussi stricts
qu'importants qui s'appliquent évidemment à toutes
publications quelles qu'elles soient, et notamment dans les sites
commerciaux de la toile. Aux éditeurs à faire
respecter leurs copyrights, droits d'auteur, droits de
propriété intellectuelle, comme leurs règles
commerciales. Et peu importe ici que ces droits commerciaux
(droits héréditaires qui survivent sur deux
générations après la mort des auteurs) soient
iniques : et même tant mieux, puisque cela
discrédite d'avance les profiteurs du prétendu
« droit d'auteur ».
Car cette analyse porte sur l'autre versant
—
et c'est précisément ce que l'on doit faire
reconnaître : il s'agit du droit de reproduction
de ces oeuvres littéraires sur les sites personnels. Il
faut montrer que les règles actuelles du droit d'auteur ne
sauraient s'y appliquer de manière équitable pour les
utilisateurs privés de la toile, c'est-à-dire les
concepteurs de sites personnels et leurs visiteurs. Cette
protection est aussi abusive qu'inadéquate, tant il
est probable que les « contrevenants » ne
puissent jamais être condamnés qu'à des peines
et amendes symboliques, si l'on ne conclue systématiquement
au non-lieu. En effet, il faut expliquer que ces utilisateurs ne
sauraient être soumis à la dictature de juristes au
service de quelques puissants éditeurs. Sur ce point, on
devra apprendre à militer pour ne pas se laisser imposer
plus longtemps une situation injuste, immorale et surtout
extrêmement dommageable à la culture
littéraire. S'il le faut, on devra développer la
guérilla nécessaire pour contrer la répression
aveugle, celle qui peut frapper n'importe quand le moindre
concepteur d'un site consacré à un auteur. Le droit
à la désobéissance civile est un devoir
lorsque la juridiction est inique — et tel est bien le cas du
« droit d'éditeur et d'ayants droits »
manipulé par des commandos de juristes à l'encontre
de quelques utilisateurs de sites personnels, choisis entre tous
parmi des milliers de « contrevenants ». Si
les riches et les plus puissants ne sont jamais les plus nombreux,
il n'est pas dit que la force du nombre ne puisse pas avoir force
de loi lorsqu'il s'agit des droits de tous à profiter de la
littérature contemporaine. Mais mon objectif n'est pas du
tout la guerre, mais bien la paix : il faut absolument
adopter une pratique, établir une jurisprudence, voire faire
voter les lois et règlements qui permettront d'harmoniser
les droits et les devoirs aussi bien des créateurs que des
utilisateurs des oeuvres et des études littéraires
dans les sites personnels de la toile.
Mon but est donc de faire la promotion de
principes très simples et de les traduire dans des
règles claires. Il faut d'abord définir le site
personnel, une question qui amusera les juristes : le site
« personnel » n'est ni institutionnel, ni
commercial, tandis qu'il correspond nécessairement au nom de
celui qui en est personnellement responsable, comme sa
désignation l'indique, alors que de très nombreuses
personnes peuvent par ailleurs y collaborer. Il est public, parce
qu'il est ouvert à tous; il est privé, parce qu'il
est entièrement sous la gouverne de son responsable; il est
gratuit et on n'y trouve aucune publicité. Il faut bien
entendu garantir les auteurs de la contrefaçon sur ces sites
privés, ce qui n'est pas difficile, puisqu'il suffit d'y
reporter tous les droits de la propriété
intellectuelle, à l'exclusion du droit à la citation
— l'« exception de citation » en droit
français, le « fair use » en droit
anglo-saxon — qui doit justement y être étendu
et
entièrement redéfini : ce sera le droit de
reproduction qui doit prendre place en regard du droit de
production (le droit d'auteur) et du droit de copie (la copie
privée, la photocopie et le prêt
bibliothécaire). Je crois qu'une règle du
« dix pour cent » (10%) serait raisonnable
—
et ajoutons-en une autre : la règle des dix ans. Cela
signifie que tout auteur et tout éditeur comprend,
dès qu'il publie une oeuvre littéraire (sur papier,
texte électronique, multimédia ou autrement), qu'il
est loisible à toute personne qui en achète un
exemplaire d'en reproduire une partie ou des extraits sur son site
personnel jusqu'à concurrence du dixième. Il faut
évidemment que la partie de l'oeuvre reproduite ou les
extraits choisis soient reproduits textuellement et
précisément identifiés, avec des
références bibliographiques claires. En outre,
dès qu'une publication est épuisée ou n'est
plus accessible depuis dix ans, elle peut être reproduite en
entier sur tout site personnel et cela jusqu'à ce que
l'oeuvre soit à nouveau imprimée, diffusée ou
rééditée par son auteur, son éditeur ou
ses ayants droit. Pour promouvoir cette politique d'ensemble, les
arguments sont de deux ordres. Il s'agit tout simplement du droit
à la communication et à l'information, du simple
droit populaire de jouir des oeuvres littéraires
contemporaines. Mais il s'agit aussi de la possibilité de
partager ses lectures, ses passions et ses connaissances
littéraires. Dans les deux cas, évidemment, les
auteurs sont les premiers à profiter de cette situation,
pour se faire connaître, pour se trouver de nouveaux lecteurs
qui achèteront leurs oeuvres et pour persuader leurs
éditeurs d'en publier d'autres. En revanche, il est clair
que les auteurs et leurs éditeurs participent, par le biais
des sites personnels consacrés aux auteurs contemporains,
à l'enrichissement de la culture littéraire
collective. Il serait donc juste que les gouvernements nationaux
et les organismes internationaux rémunèrent ces
auteurs et ces éditeurs pour cette utilisation publique de
leur travail, par exemple au prorata des sites personnels qu'ils
peuvent susciter à travers le monde — une façon
simple de promouvoir les littératures nationales et leurs
réceptions internationales. Mais l'objectif principal, il
ne faut pas l'oublier, est de faire en sorte que les sites
personnels obtiennent un droit de reproduction équitable des
oeuvres et des études littéraires, correspondant aux
échanges interpersonnels sur la toile, où le droit de
« citation » doit être ajusté.
Tout cela est rigoureusement conforme à l'esprit et à
la lettre de l'article 27 de la Déclaration universelle
des droits de l'homme, qui pose d'abord que toute personne a le
droit fondamental de jouir des oeuvres littéraires et
ensuite (ensuite) que tout auteur a le droit de profiter des
intérêts découlant de ses oeuvres, deux droits
qui ne se conçoivent pas l'un sans l'autre, les oeuvres
étant évidement produites par des auteurs pour des
lecteurs.
On jugera, avec raison, que ces modestes
propositions sont bien en-deçà des très
légitimes espoirs que nous pouvons entretenir encore d'une
révolution des communications de masse grâce à
la toile, en dépit du pessimisme croissant d'un Lawrence
Lessing (Code and other laws of Cyberspace, 1999, et the
Future of Ideas, 2001). Les apôtres de ce bonheur sont
incontestablement Philippe Quéau (l'Homme
cybernétique, 1995), Pierre Lévy
(l'Intelligence collective, 1994, Qu'est-ce que le
virtuel, 1995, et Cyberculture, 1997) et Christian
Vandendorpe (Du papyrus à l'hypertexte, 1999),
celui-ci
en particulier, dont les polémiques dans le
Débat (septembre 2000, mai et novembre 2001) ont
été mises en valeur par des répliques de
juristes dignes de la 'Pataphysique. Dont un père Ubu
imaginant de comparer l'entrave au droit d'auteur (français)
avec la distribution « sans frein » de
mitraillettes au motif d'améliorer les vols de
banques ! (E. Pierrat, no 117, p. 51b). Quel humour
dévastateur. Pourtant, l'utopie douce consiste simplement
à militer « Pour une bibliothèque virtuelle
universelle » (no 117, 2001), à partir de
données et de principes assez réalistes, s'agissant
d'une utopie. Les données : l'ordinateur et la toile;
l'ordinateur « permet de trouver aujourd'hui sur ce
nouveau média quantité d'ouvrages publiés
voilà un siècle ou plus, alors que sont maintenus
dans leur prison de papier les textes les plus proches de nous et
les plus aptes à éclairer la réflexion sur le
monde actuel » (Vandendorpe, p. 42a). Les
principes : à quelques exceptions près bien peu
d'auteurs tirent d'importants profits de leurs oeuvres... j'allais
écrire : de leur vivant ! Assez peu d'auteurs
littéraires en vivent, tandis que les éditeurs, eux,
tirent des profits appréciables de quelques auteurs
populaires et de l'ensemble des autres. Voilà pour le
premier principe qui consiste à désigner de son vrai
nom le « droit d'éditeur », trop souvent
justifié par la belle figure de style qu'est la
métonymie (« ne touchez pas aux droits des auteurs
dont les éditeurs font commerce ! »). Le
second principe est bien plus évident encore : ce
serait le bonheur de tous les auteurs qui ont eu l'honneur
d'être publiés que de pouvoir continués
d'être lus ! D'où leur entrée bien
méritée dans la Bibliothèque virtuelle, car il
est clair que l'édition brute d'une oeuvre littéraire
sur la toile ne coûte absolument rien à un
éditeur et à une Bibliothèque nationale.
D'ailleurs, même le juriste Pierre-Yves Gauthier, dans le
débat qui l'a opposé à Vandendorpe,
était assez raisonnable pour comprendre que ce droit de
« location » appartient aux auteurs (et le
contexte exclut clairement les éditeurs et futurs ayants
droit) : « [il s'agit] de respecter à la fois
le droit de propriété et la maîtrise de la part
des créateurs de l'usage qui est fait de leurs productions
intellectuelles, droit moral compris » (Le
Débat, no 116, p. 46b) — et le droit
moral,
en régime français, c'est celui qui est dû au
respect de son oeuvre, et qui peut jouer contre son propre
éditeur, car il est inaliénable (ce n'est pas
Gauthier, mais moi qui le précise). Or, ce second principe
des utopistes n'est pas de droit, mais bien
d'économie : il n'en coûte rien ou à peu
près pour mettre une oeuvre sur la toile dans les conditions
que nous connaissons depuis plus d'une décennie. Alors,
pourquoi faudrait-il, comme cela est en train de s'imposer
actuellement, donner artificiellement une valeur marchande à
un bien libre ? D'autant que rien n'est plus facile que de
créer la rareté : il suffit de monopoliser les
oeuvres virtuelles et de les placer dans des fichiers qu'on ne peut
utiliser sans payer. Ce sont les sites commerciaux de la toile.
Quéau, Lévy et Vandendorpe proposent tout bonnement
de chasser à coup de fouet, comme ils le méritent,
les vendeurs du Temple. N'étant pas un apôtre du
virtuel, je propose d'adopter l'attitude exactement inverse :
laissons les commerçants commercer et abandonnons-les
à leur triste sort, d'autant que les sites
littéraires commerciaux n'ont pratiquement aucun avenir.
Sans compter que la toile, c'est vaste : ce n'est pas pour
rien un « triple W » (World Wide Web,
« le vaste réseau mondial »). Alors
replions-nous stratégiquement sur les oeuvres et les
études littéraires et ne considérons que la
partie gratuite de la toile, celle qui nous appartient encore
totalement.
Et Antoine Compagnon, que vient-il faire dans
cette galère ?
Justement : j'en viens donc à mon
« état présent ». Pour changer
les règles du droit d'auteur et du droit de reproduction
dans les sites personnels sur la toile, il faut présenter la
situation actuelle pour montrer qu'elle est intenable. Je le
répète et ne le répéterai jamais
assez : on ne peut accepter plus longtemps que des sites
consacrés gratuitement aux auteurs et aux oeuvres
littéraires puissent être à la merci
de cowboys, des commandos de juristes, qui entendent faire la loi
au seul
profit d'importants éditeurs, contre les
intérêts de leurs propres auteurs. Je comptais donc
faire cet état des lieux en prenant comme point de
départ un chapitre d'Antoine Compagnon dans un recueil
publié à Paris au printemps 2000. Dans cet ouvrage
intitulé Où va le livre ?, il
présente la question qui nous intéresse ici :
« Internet et droit d'auteur » (1). Il s'agit de la première
section du
chapitre intitulé « Un monde sans
auteurs ? ». Cet article d'Antoine Compagnon
comprend quelques sections dont les titres correspondent mieux au
contenu, « Internet et droit d'auteur », donc,
puis « La résistance des ayants droit »
et « Fournisseurs de contenu et intelligence
collective ». À première vue, le
professeur devait présenter l'état présent de
la question, exactement comme je me proposais de le faire. Mais
à le lire, on voit que non seulement le travail est à
refaire, mais que l'exposé de ses résultats
préliminaires est fort mal fait. Antoine Compagnon a tout
faux, et c'est peu dire.
Antoine Compagnon ouvre son texte en
justifiant sur trois pages son titre, « Un monde sans
auteurs ? », objet de l'étude qu'on lui a
commandée, ce qui lui permet de situer son travail dans la
dynamique de ce livre sur le livre. Les auteurs de l'ouvrage lui
ont confié l'étude de la question des droits de
reproduction des textes sur la toile, avant qu'un autre auteur
(Roger Chartier) étudie pour finir l'avenir de
l'imprimé en regard du texte électronique.
Pour justifier son propos, Antoine Compagnon
y va d'une introduction académique résumant des
propos de Roland Barthes et de Michel Foucault, qui n'ont rien
connu du texte électronique et, par conséquent, de la
question de la reproduction sur la toile des oeuvres et
études littéraires qui s'impriment depuis le XVIe
siècle, après avoir été
recopiées par les scribes depuis les Grecs et les Romains
—
qui avaient déjà, me semble-t-il, leurs auteurs. En
tout cas, cette introduction académique, posant la naissance
toute récente dans l'histoire du livre de la notion
d'« auteur » et sa disparition
élocutoire avec le Texte moderne, est d'autant plus
artificielle que l'article porte sur la
« propriété intellectuelle » des
textes électroniques sur la toile qui présuppose la
notion d'auteur, puisque le copyright correspond
précisément à l'enregistrement et à la
reconnaissance de ses droits. Or il y a plus, car la thèse
d'Antoine Compagnon consiste à réécrire
l'histoire afin de militer pour le respect du droit d'auteur le
plus strict sur la toile, en ce qui concerne les oeuvres et les
études littéraires. D'ailleurs la conclusion de son
article, qui fait près de trois pages, consiste aussi
à exploiter artificiellement la pensée d'un
théoricien sur la « question » : il
s'agit cette fois de Pierre Lévy, pour qui
l'« auteur » serait remplacé, dans la
cyberculture, par l'« interprète »
(disons plutôt que le vieil interprète des oeuvres
orales correspondrait assez bien à l'informateur des oeuvres
électroniques, du courriel jusqu'au multimédia). Que
vient faire Pierre Lévy dans une étude sur la
question du droit d'auteur des oeuvres littéraires sur la
toile ? Rien du tout : c'est la rhétorique de la
conclusion. Et Antoine Compagnon sait parfaitement bien torcher un
texte de commande pour répondre exactement au titre que lui
donnera Jean-Yves Mollier dans son livre.
Après le plaidoyer rhétorique,
c'est l'autobiographie bonbon qui enrobe l'article chocolat
d'Antoine Compagnon.
Voilà en fait les véritables introduction et
conclusion de son exposé. En introduction, le professeur de
Paris et de New York nous raconte comment il a un jour appris par
un courriel venu de Chicago qu'un chapitre de son dernier livre se
trouvait sur le site d'un quotidien français, à
l'insu de son éditeur parisien. L'évocation de cette
situation biographique, historique et inédite permet
à notre professeur de poser la question dramatique à
l'étude : la toile pourrait-elle dénier les
droits des auteurs, des éditeur, des journalistes, comme
aussi des « fournisseurs de contenu » ?
Et de revenir en conclusion à sa situation d'universitaire
vis-à-vis de ces « fournisseurs » :
est-ce que Gallimard — il donne l'exemple des éditions
critiques de la « La Pléiade » —
n'est
pas directement subventionné par le travail des professeurs
payés par les universités pour réaliser ces
travaux dont ils reçoivent plus de prestige que de droits,
redevances de droits d'auteur à proprement parler
symboliques ? Comme on le voit, ce n'est pas parce que
l'exposé est autobiographique qu'il porte correctement sur
le sujet à l'étude.
Celui-ci, le sujet, se divise très
simplement en deux parties complètement
hétérogènes. En plus, il s'agit de deux
questions parmi les dizaines de problèmes que pose la
protection des créations intellectuelles sur la
toile (2) : d'abord
l'application du
copyright ou du droit d'auteur aux oeuvres littéraires
reproduites ou utilisées sur la toile et ensuite la question
toute différente de la réutilisation sur la toile (et
autres formes électroniques) des articles des journalistes
et pigistes de la presse écrite par leurs employeurs.
En fait seule la première question
concerne la commande qui était faite à Compagnon au
sujet de l'avenir (électronique) du livre
(imprimé) : Où va le livre ? Or,
la réponse, on va le voir précisément, est
entièrement copiée, souvent mot pour mot sans
guillemets, dans les textes électroniques donnés en
référence ! C'est une « histoire de
juristes », comme on dit un « conte de
fées ». Il faut dire que quelques juristes
français (André Lucas, Marie-Hélène
Tonnellier et Stéphane Lemarchand, Valérie
Sédallian et Lionel Thoumyre, en particulier) avaient
déjà complètement réécrit
l'histoire récente et embryonnaire des droits d'auteur des
oeuvres littéraires sur la toile : il s'agit d'une
histoire qui ne s'est jamais produite, mais qui a été
inventée pour leurs clients ou du moins pour le bonheur des
éditeurs et des ayants droit. Voyons comment.
Si l'on applique l'analyse structurale de la
morphologie du conte de fées au conte de juristes, on trouve
toujours la même situation initiale. Dans l'histoire des
droits d'auteur sur la toile, c'est le vide juridique. Il n'y a
pas de situation initiale plus catastrophique que celle-là.
Alors survient un méfait, avec évidemment les
malfaiteurs appropriés, ce sont les opposants. L'affaire se
passe en 1996 (tout est daté dans les contes de juristes).
La justice française avait triomphé, comme elle le
fait toujours, de deux malfaiteurs, Claude Gübler et Michel
Gonod, qui avaient publié le Grand Secret au
lendemain de la mort de l'ancien président François
Mitterrand : la famille Mitterrand avait réussi
à faire interdire l'ouvrage. C'est alors que Pascal
Barbraud, à Besançon, scanne le livre et le publie
sur son site personnel, au cybercafé Le Web, dont il est le
propriétaire; mais son site ferme quelques jours plus tard,
fermeture sans rapport avec cette publication du Grand
Secret en direct sur la toile, Pascal Barbraud se retrouvant en
prison suite à une condamnation d'octobre 1994 (3). Entre-temps, Stéphane
Étienne
de l'Université de Glasgow a saisi le texte en format image
et en fait une copie en format texte, le 27 janvier 1996, copie qui
est aussi mise en direct sur la toile par Dedan McCullagh et
Sebastien Blondel à Carnegie Mellon. Ces copies se trouvent
toujours très facilement sur la toile, encore aujourd'hui,
25 janvier 2002 : on me permettra, très
exceptionnellement, de ne pas en produire les adresses — cf.
n. (6). La famille qui avait pu
interdire la diffusion du livre a été impuissante
devant sa diffusion électronique sur la toile. C'est le
vide juridique.
D'après Antoine Compagnon,
c'est-à-dire
Valérie Sédallian qu'il
« plagie », nous voilà, au coeur de ce
conte de juristes, dans l'abîme du vide juridique :
« C'est cette affaire qui
répandit le sentiment que l'internet se développait
dans le non-droit. En janvier 1996, quelques jours après la
mort de l'ancien président de la République, son
ancien médecin personnel publia, avec un journaliste, un
livre dont la famille Mitterrand obtint aussitôt en
référé le retrait de la vente pour atteinte
à la vie privée et violation du secret
médical. Quelques jours plus tard, le gérant d'un
cybercafé de Besançon scannait le livre et le mettait
sur son site web au nom de la liberté d'expression. Le site
fut rapidement fermé pour des raisons
étrangères à cette affaire (le
cybercafé ne payait pas les traites de son matériel)
mais le livre était déjà reproduit sur des
sites étrangers. Or, ni l'éditeur ni les auteurs
n'assignèrent le gérant, et les médias
proclamèrent haut et fort le vide juridique. [...] La
famille ne poursuivit pas non plus le gérant pour
complicité et recel d'atteinte à la vie privée
et au secret médical, là aussi comme si on avait
quitté le domaine du droit » (4).
Ce magnifique morceau de bravoure, propre
à lancer le conte de juristes, est en réalité
le texte d'une véritable juriste (d'où son style et
son apparente vraisemblance), Mtre Valérie Sédallian,
dont voici le texte copié et réécrit par
Compagnon, tel que saisi sur le site juriscom.net :
« En janvier 1996, quelques jours
après la mort de François Mitterrand, le docteur
Gübler, ancien médecin personnel du président,
et M. Gonod, journaliste [à remarquer la
rhétorique de l'anonymat créée par le
professeur en soustrayant ces noms propres, ce qu'il fera tout au
long de son article], publiaient leur livre sur la maladie de
François Mitterrand. En référé, la
famille Mitterrand obtint que soit ordonné le retrait du
livre de la vente pour atteinte à sa vie privée et
violation du secret médical. Peu de temps après, le
gérant d'un cybercafé à Besançon
scannait le livre et le mettait sur son site web au nom de la
liberté d'expression. Quelques jours plus tard, le site
était fermé, pour une raison juridiquement
étrangère à la question, mais le livre avait
déjà été reproduit sur des sites
situés à l'étranger. Ni la famille
Mitterrand, ni l'éditeur, ni les auteurs du livre [n'] ont
assigné le gérant du cybercafé. Les
médias ont faussement présenté la
situation comme relevant du vide
juridique » (5)
Il s'agit, d'après Antoine Compagnon de
la « première atteinte notoire aux droits
d'auteur et d'éditeur » (p. 234) sur la toile.
Mais il vaut la peine de s'arrêter un instant pour signaler
les incongruités de la juriste Sédallian reprisent
par le littéraire Compagnon. À lire le Grand
Secret, ce petit livre important et percutant, on se persuade
vite que ni le docteur Claude Gübler ni son rédacteur
Michel Gonod ne tentaient de faire fortune, ni vraisemblablement
leur éditeur, Olivier Orban de la maison Plon. Bien au
contraire, le problème moral apparaît vite, à
la lecture de l'ouvrage, de sorte qu'on peut se scandaliser que la
justice de la République française ait pu accorder
à la « famille » de l'ancien
président le droit d'interdire un livre qui dénonce
de toutes évidences le dysfonctionnement démocratique
de l'État. La question est simple : si la maladie
empêchait objectivement un chef d'État d'exercer
personnellement ses fonctions, est-ce que ce « secret
médical » pourrait être
considéré comme un « secret
d'État » ? C'est le Grand Secret. Il
paraît scandaleux qu'un tel secret puisse jamais avoir
existé du vivant d'un président de la
République française (c'est du moins ce qui est
allégué), mais il est tout simplement immoral que la
justice française ait pu frapper d'interdit le livre de
Gübler et de Gonod, qui pose simplement cette question,
après la mort de François Mitterrand. Que la
législation française puisse produire une
décision juridique scandaleusement immorale, cela ne passe
pas par l'esprit de Valérie Sédallian :
« Reproduire un livre et le mettre à disposition
du public sans autorisation est une contrefaçon, un
délit réprimé en France et dans de nombreux
pays. En diffusant le livre sur son service, le gérant du
cybercafé a également porté atteinte à
la vie privée de la famille Mitterrand, et au secret
médical, par complicité et/ou
recel » (6) —
l'affaire
Pascal Barbraud est entendue : coupable !
Il faut donc expliquer à Valérie
Sédallian, comme à André Lucas,
Marie-Hélène
Tonnellier et Stéphane Lemarchand,
Lionel Thoumyre et quelques autres, que la justice française
a tout simplement été ridiculisée à sa
très juste mesure par la publication internationale du livre
de Gübler et de Gonod des Éditions Plon. On ne saurait
trop conseiller à ces juristes d'en faire une lecture
attentive. Pour ma part, je crois honnêtement que les Pascal
Barbraud, Stéphane Étienne, Dedan McCullagh et
Sebastien Blondel ont fait oeuvre salutaire de
désobéissance civile et ont droit à notre
reconnaissance, à notre admiration et à notre plus
grand respect.
Mais on veut connaître la suite du conte
de juristes. La première grande fonction du conte
merveilleux juridique, c'est la « mission ».
Fonction, c'est ainsi que Vladimir Propp appelle les
événements. Celle d'Yvan ou du Petit Poucet qui vont
corriger la triste situation créée par le vide
juridique. Le Petit Poucet, sera en l'occurrence
représenté devant le Tribunal de Grande Instance de
Paris par la Société Éditions Musicales
Pouchenel, Art Music et Warner Chappell France, tandis que les
rôles du dragon et de l'ogre seront joués par quelques
carabins de l'École Centrale de Paris (et nommément
Jean-Philippe Rey et Guillaume Vambenèpe), de l'École
Nationale Supérieure des Télécommunications
(nommément Ulrich Finger et François
Vambenèpe) et de
l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne.
Ces jeunes farceurs, Petits Poucets dans le rôle des Gros
Dragons, ont vraiment mis leurs institutions
académiques dans l'embarras tout simplement par
l'enregistrement des textes d'extraits musicaux de chansons de
Jacques Brel et de Michel Sardou (deux affaires différentes
traitées le même jour) sur leurs sites personnels,
pour des fins académiques. Cela dit, pour apprécier
correctement le sens de ces actions juridiques, il nous faudrait,
ce qu'on ne trouve nulle part dans les documents juridiques, une
description matérielle du contenu informatique de ces
fichiers télématiques. Tout ce que j'ai pu trouver
à ce jour, on l'a vu au chapitre précédent,
c'est la succincte et lacunaire présentation du site de
Guillaume Vambenèpe sur Jacques
Brel. — Et disons-le, lorsqu'on aura établi ces
descriptions, il est possible, probable même, que ces
« précédents » sombrent dans le
ridicule où ils flottent déjà.
En effet, il faut ajouter maintenant
un nouvel actant digne des analyses de Claude Bremond, les agents
(textuel — Bremond, Logique du récit, chapitre
2,
« L'agent », p. 174 et suivantes) :
« les agents assermentés de
l'Agence pour la
Protection des Programmes qui, pour la première fois sur
l'internet, dans le cadre d'une mission définie à
l'article L.331.2 du code de la propriété
intellectuelle, ont constaté la matérialité de
l'atteinte, sur mandat des titulaires des droits en cause, le juge
des référés s'étant alors
déterminé sur la base de leurs
procès-verbaux » (7). Cet extrait du
résumé de l'affaire par Marie-Hélène
Tonnellier et Stéphane Lemarchand est recopié sans
guillemets par Antoine Compagnon de la manière suivante
(prière d'excuser la répétition !) :
« Les agents de l'Agence pour la
protection des
programmes, dans le cadre de la mission définie par le Code
de la propriété intellectuelle, ayant, pour la
première fois sur l'internet, constaté la
matérialité de l'atteinte sur mandat des titulaires
des droits en cause, le juge des référés se
détermina sur la base de leurs
procès-verbaux » (8).
Compagnon introduit ainsi l'affaire des Petits
Poucets des Grandes Écoles : « C'est par deux ordonnances de
référé du 14 août 1996 que le tribunal
de grande instance de Paris reconnut pour le première
fois qu'il y avait contrefaçon d'oeuvres
protégées par le droit d'auteur dès lors que
celles-ci étaient, sans autorisation des titulaires des
droits, mises à disposition des utilisateurs de l'internet.
Il s'agissait de textes et d'extraits de chansons de Jacques
Brel et de Michel Sardou que des étudiants de deux grandes
écoles (ENST et ECP) avaient numérisés et
installés sur leurs pages web
personnelles » (9).
Tout cela est encore copié à peu
près mot pour mot de Valérie Sédallian, sans
les guillemets et l'indication de rigueur, dont voici le
texte : « Par deux
ordonnances de référé du 14 août 1996 du
TGI de Paris, il a été jugé que la mise
à disposition d'oeuvres de Jacques Brel et de Michel Sardou
(il s'agissait notamment de textes de leurs chansons) sur un site
web constituait une reproduction et une utilisation collective de
ces oeuvres. Elles avaient été mises sur les pages
personnelles d'étudiants de l'ENST et de l'ECP. En
l'absence d'autorisation des titulaires des droits d'auteur sur ces
oeuvres, les étudiants éditeurs des sites
concernés ont reçu interdiction de mettre sur leurs
sites de telles oeuvres à la disposition des utilisateurs du
réseau » (10).
Malgré toute l'évidente
compétence de la juriste, je ne peux m'empêcher de
protester contre la partie suivante de son compte rendu des
affaires Brel et Sardou :
« À l'occasion de
ces affaires, le juge a autorisé la diffusion d'un
communiqué de presse rappelant que "toute reproduction par
numérisation d'oeuvres musicales protégées par
le droit d'auteur susceptible d'être mise à la
disposition de personnes connectées au réseau
internet doit être autorisée expressément par
les titulaires ou cessionnaires des droits
" » (11). Ce que Compagnon, qui doit
certainement
être titulaire des droits sur les résumés de
Valérie Sédallian recopie :
« Le juge
autorisa même la diffusion d'un communiqué de presse
rappelant que "toute reproduction par numérisation d'oeuvres
musicales protégées par le droit d'auteur susceptible
d'être mise à la disposition de personnes
connectées au réseau internet doit être
autorisée expressément par les titulaires ou
cessionnaires des
droits" » (12). Si l'on se reporte au jugement du
président J. J. Gomez, on verra clairement que
Sédallian et Compagnon nous font un conte de juristes. La
poursuite exigeait que les étudiants soient, entre autre,
condamnés à défrayer la publication dans les
journaux de l'avis en question, dans cinq quotidiens,
jusqu'à concurrence de 50 000 FF l'insertion
(total : 250 000 FF). Le juge n'a infligé
aucune des peines demandées et n'a pas retenu
celle-là
non plus; reconnaissant simplement le principe du droit
d'auteur, il a gentiment « autorisé »
la poursuite à publier elle-même ces insertions dans
la presse écrite ! comme s'il fallait la permission
d'un juge pour publier à grands frais que la terre est
ronde, la propriété intellectuelle reconnue au ciel
et sur la terre et en particulier que « toute
reproduction par numérisation d'oeuvres musicales
protégées par le droit d'auteur et susceptible
d'être mise à la disposition de personnes
connectées au réseau internet doit être
expressément autorisée par le titulaire ou le
cessionnaire des droits ». Bref, l'accusation en a
été pour ses frais sur ce point, si l'on peut se
permettre ce jeu de mot ! Que Valérie Sédallian
nous présente ici une victoire de la reconnaissance du droit
d'auteur sur la toile, il y a là vice de forme :
encore faudrait-il que ces droits aient été vraiment
mis en cause par des dragons et des ogres un peu plus
crédibles que des Petits Poucets de Grandes Écoles...
Le juge a simplement dit à ces étudiants :
« Tss ! tss ! c'est pas gentil de copier ainsi
des chansons de Brel et de Sardou sur vos sites personnels.
Surtout, ne me recommencez-moi jamais
cela » (sous-entendu : il y a des shérifs
états-uniens qui se préparent à gérer
la diffusion du MP3, vous n'allez tout de même plus
être un cas à faire plancher encore le Premier
Vice-Président
du TGIP pour de telles carabineries,
iconoclastes !). Il s'agit d'apprécier correctement le
jugement rendu qui a simplement confirmé les règles
du droit d'auteur sur la toile, mais sans condamner qui que ce soit
à quoi que ce soit.
Antoine Compagnon recopie ensuite sans les
défigurer de guillemets de beaux extraits de l'analyse de
Marie-Hélène Tonnellier et Stéphane Lemarchand
sur la plaidoirie d'un des étudiants, François-Xavier
Bergot, plaidant que son site, sur la toile, correspondait en fait
à un domicile privée. « Suivant un argument
original... » (13),
commence Antoine Compagnon en tête de son collage d'une
vingtaine de lignes recopiées de nos deux auteurs (avec un
fragment pris à André Lucas). « Il n'est pas inutile à cet égard de
souligner la théorie "originale" du domicile
privé virtuel », écrivaient
Tonnellier et Lemarchand en tête de leur
développement, en italique et entre guillemets, pour
préciser en note 6 : « Pour reprendre les
termes mêmes de l'ordonnance qui renvoie au fond sur ce
point » (14).
Bref, à cet épisode de notre
conte de juristes, il est clair que quelque héros doit
accepter la « mission impossible » de faire
enfin respecter le droit
d'auteur sur la toile. Un héros, tout de même, il
faut que ce soit un personnage héroïque, sans peur et
sans reproche, un peu armé, que diable !, et bien
conseillé. Services juridiques, bureaux d'avocats. Avec
témoins à charge —
et voici un ayant droit exceptionnel : Jean-Marie Queneau,
le propre fils d'un des grands auteurs du XXe
siècle —, avec mise en demeure et assignation en
référé, avec aussi des réclamations en
dommages de l'ordre de 450 000 francs et les
dépens. Le grand jeu juridique, quoi, puisqu'on est dans un
conte de juristes. Le héros : Gallimard.
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