TdM


Guy Laflèche, Université de Montréal

TGdM

  • Prologues
  1. Le texte imprimé et le texte électronique
  2. L'« ILE » des simoniaques, un bel exemple
  3. Le copyright et le droit d'auteur, CONTRE !
  4. Historique des sites littéraires sur la toile
  5. Droit de reproduction sur la toile, POUR !
    1. Les cowboys de la toile selon A. Compagnon,
      — alias Lucas, Sédallian et al.
    2. Gallimard, héros du droit d'auteur sur la toile
    3. Autopsie de l'« action Gallimard » contre le site Céline
    4. Index, notes et références
  6. La bibliothèque électronique de Google, POUR !
IMEC / Laflèche
Ref. Cabinet Pierrat (Paris)

Droits de reproduction sur la toile
(copyrights sur le Web)
dans les sites personnels sur les oeuvres littéraires

Droits de reproduction sur la toile (1)


Les cowboys de la toile selon A. Compagnon,
— alias Lucas, Sédallian et al.

 

  1. Les cowboys sur la toile
  2. L'affaire du Grand Secret (heureusement divulgué sur la toile)
  3. Des collégiens assimilés aux trafiquants internationaux du MP3
      Antoine Compagnon a tout faux, et c'est peu dire.

      Voici la situation respective des droits d'auteur et des droits de reproduction des oeuvres littéraires dans les sites personnels sur la toile, en domaine francophone. En préparant cet état présent, je me proposais simplement de montrer que la situation actuelle est intenable. D'un côté on trouve évidemment des plagiaires de toutes sortes, dont les plus nombreux ne sont pas ceux qui n'ont aucun respect des droits d'auteur des oeuvres littéraires, mais bien ceux qui recopient ou « capturent » d'autres sites ou fichiers de la toile — et notamment des fichiers consacrés aux oeuvres littéraires. De très nombreux concepteurs de sites sont victimes de ces petits pirates qui s'approprient leurs textes et leurs travaux, sans même en indiquer la source. Mais d'un autre côté, et c'est ce que je me proposais d'étudier brièvement, on trouve aussi des juristes, des éditeurs et des ayants droit (des héritiers, mais absolument aucun auteur encore, il faut bien le remarquer) qui se comportent en la matière comme des cowboys, c'est-à-dire de vulgaires gardiens de troupeaux se prenant pour des shérifs, comme s'ils pouvaient faire la loi et les lois à leur seul avantage. Or, justement, la toile ne saurait être un Far West où les droits appartiennent aux plus forts. Nous ne sommes pas dans un Western. La toile compte des milliers de petits sites personnels de toutes sortes, incomparablement plus nombreux que les sites institutionnels et les sites commerciaux ou payants. Tous ces sites dispersés, qui devraient pourtant avoir la force du nombre, comme souvent en « démocratie », sont victimes de leurs diversités et à la merci de ceux qui sont armés de « services juridiques ». Et le plus extraordinaire est d'entendre ces cowboys déclarer que la toile n'est pas une jungle sans lois ni droits, livrée à l'anarchie des internautes ! Victimes de petits pirates, vous voilà à la merci de commandos de juristes, capables de vous adresser des mises en demeure et de vous assigner « en référé » devant les tribunaux.

      En préparant cette analyse, j'avais donc un objectif concret : proposer une réglementation qui fasse un juste équilibre entre les droits des auteurs et les droits de reproduction de leurs oeuvres par leurs lecteurs, leurs admirateurs et leurs analystes sur la toile. Dans le domaine commercial, les éditeurs ont acquis des droits aussi stricts qu'importants qui s'appliquent évidemment à toutes publications quelles qu'elles soient, et notamment dans les sites commerciaux de la toile. Aux éditeurs à faire respecter leurs copyrights, droits d'auteur, droits de propriété intellectuelle, comme leurs règles commerciales. Et peu importe ici que ces droits commerciaux (droits héréditaires qui survivent sur deux générations après la mort des auteurs) soient iniques : et même tant mieux, puisque cela discrédite d'avance les profiteurs du prétendu « droit d'auteur ».

      Car cette analyse porte sur l'autre versant — et c'est précisément ce que l'on doit faire reconnaître : il s'agit du droit de reproduction de ces oeuvres littéraires sur les sites personnels. Il faut montrer que les règles actuelles du droit d'auteur ne sauraient s'y appliquer de manière équitable pour les utilisateurs privés de la toile, c'est-à-dire les concepteurs de sites personnels et leurs visiteurs. Cette protection est aussi abusive qu'inadéquate, tant il est probable que les « contrevenants » ne puissent jamais être condamnés qu'à des peines et amendes symboliques, si l'on ne conclue systématiquement au non-lieu. En effet, il faut expliquer que ces utilisateurs ne sauraient être soumis à la dictature de juristes au service de quelques puissants éditeurs. Sur ce point, on devra apprendre à militer pour ne pas se laisser imposer plus longtemps une situation injuste, immorale et surtout extrêmement dommageable à la culture littéraire. S'il le faut, on devra développer la guérilla nécessaire pour contrer la répression aveugle, celle qui peut frapper n'importe quand le moindre concepteur d'un site consacré à un auteur. Le droit à la désobéissance civile est un devoir lorsque la juridiction est inique — et tel est bien le cas du « droit d'éditeur et d'ayants droits » manipulé par des commandos de juristes à l'encontre de quelques utilisateurs de sites personnels, choisis entre tous parmi des milliers de « contrevenants ». Si les riches et les plus puissants ne sont jamais les plus nombreux, il n'est pas dit que la force du nombre ne puisse pas avoir force de loi lorsqu'il s'agit des droits de tous à profiter de la littérature contemporaine. Mais mon objectif n'est pas du tout la guerre, mais bien la paix : il faut absolument adopter une pratique, établir une jurisprudence, voire faire voter les lois et règlements qui permettront d'harmoniser les droits et les devoirs aussi bien des créateurs que des utilisateurs des oeuvres et des études littéraires dans les sites personnels de la toile.

      Mon but est donc de faire la promotion de principes très simples et de les traduire dans des règles claires. Il faut d'abord définir le site personnel, une question qui amusera les juristes : le site « personnel » n'est ni institutionnel, ni commercial, tandis qu'il correspond nécessairement au nom de celui qui en est personnellement responsable, comme sa désignation l'indique, alors que de très nombreuses personnes peuvent par ailleurs y collaborer. Il est public, parce qu'il est ouvert à tous; il est privé, parce qu'il est entièrement sous la gouverne de son responsable; il est gratuit et on n'y trouve aucune publicité. Il faut bien entendu garantir les auteurs de la contrefaçon sur ces sites privés, ce qui n'est pas difficile, puisqu'il suffit d'y reporter tous les droits de la propriété intellectuelle, à l'exclusion du droit à la citation — l'« exception de citation » en droit français, le « fair use » en droit anglo-saxon — qui doit justement y être étendu et entièrement redéfini : ce sera le droit de reproduction qui doit prendre place en regard du droit de production (le droit d'auteur) et du droit de copie (la copie privée, la photocopie et le prêt bibliothécaire). Je crois qu'une règle du « dix pour cent » (10%) serait raisonnable — et ajoutons-en une autre : la règle des dix ans. Cela signifie que tout auteur et tout éditeur comprend, dès qu'il publie une oeuvre littéraire (sur papier, texte électronique, multimédia ou autrement), qu'il est loisible à toute personne qui en achète un exemplaire d'en reproduire une partie ou des extraits sur son site personnel jusqu'à concurrence du dixième. Il faut évidemment que la partie de l'oeuvre reproduite ou les extraits choisis soient reproduits textuellement et précisément identifiés, avec des références bibliographiques claires. En outre, dès qu'une publication est épuisée ou n'est plus accessible depuis dix ans, elle peut être reproduite en entier sur tout site personnel et cela jusqu'à ce que l'oeuvre soit à nouveau imprimée, diffusée ou rééditée par son auteur, son éditeur ou ses ayants droit. Pour promouvoir cette politique d'ensemble, les arguments sont de deux ordres. Il s'agit tout simplement du droit à la communication et à l'information, du simple droit populaire de jouir des oeuvres littéraires contemporaines. Mais il s'agit aussi de la possibilité de partager ses lectures, ses passions et ses connaissances littéraires. Dans les deux cas, évidemment, les auteurs sont les premiers à profiter de cette situation, pour se faire connaître, pour se trouver de nouveaux lecteurs qui achèteront leurs oeuvres et pour persuader leurs éditeurs d'en publier d'autres. En revanche, il est clair que les auteurs et leurs éditeurs participent, par le biais des sites personnels consacrés aux auteurs contemporains, à l'enrichissement de la culture littéraire collective. Il serait donc juste que les gouvernements nationaux et les organismes internationaux rémunèrent ces auteurs et ces éditeurs pour cette utilisation publique de leur travail, par exemple au prorata des sites personnels qu'ils peuvent susciter à travers le monde — une façon simple de promouvoir les littératures nationales et leurs réceptions internationales. Mais l'objectif principal, il ne faut pas l'oublier, est de faire en sorte que les sites personnels obtiennent un droit de reproduction équitable des oeuvres et des études littéraires, correspondant aux échanges interpersonnels sur la toile, où le droit de « citation » doit être ajusté. Tout cela est rigoureusement conforme à l'esprit et à la lettre de l'article 27 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui pose d'abord que toute personne a le droit fondamental de jouir des oeuvres littéraires et ensuite (ensuite) que tout auteur a le droit de profiter des intérêts découlant de ses oeuvres, deux droits qui ne se conçoivent pas l'un sans l'autre, les oeuvres étant évidement produites par des auteurs pour des lecteurs.

En attendant la bibliothèque virtuelle universelle

      On jugera, avec raison, que ces modestes propositions sont bien en-deçà des très légitimes espoirs que nous pouvons entretenir encore d'une révolution des communications de masse grâce à la toile, en dépit du pessimisme croissant d'un Lawrence Lessing (Code and other laws of Cyberspace, 1999, et the Future of Ideas, 2001). Les apôtres de ce bonheur sont incontestablement Philippe Quéau (l'Homme cybernétique, 1995), Pierre Lévy (l'Intelligence collective, 1994, Qu'est-ce que le virtuel, 1995, et Cyberculture, 1997) et Christian Vandendorpe (Du papyrus à l'hypertexte, 1999), celui-ci en particulier, dont les polémiques dans le Débat (septembre 2000, mai et novembre 2001) ont été mises en valeur par des répliques de juristes dignes de la 'Pataphysique. Dont un père Ubu imaginant de comparer l'entrave au droit d'auteur (français) avec la distribution « sans frein » de mitraillettes au motif d'améliorer les vols de banques ! (E. Pierrat, no 117, p. 51b). Quel humour dévastateur. Pourtant, l'utopie douce consiste simplement à militer « Pour une bibliothèque virtuelle universelle » (no 117, 2001), à partir de données et de principes assez réalistes, s'agissant d'une utopie. Les données : l'ordinateur et la toile; l'ordinateur « permet de trouver aujourd'hui sur ce nouveau média quantité d'ouvrages publiés voilà un siècle ou plus, alors que sont maintenus dans leur prison de papier les textes les plus proches de nous et les plus aptes à éclairer la réflexion sur le monde actuel » (Vandendorpe, p. 42a). Les principes : à quelques exceptions près bien peu d'auteurs tirent d'importants profits de leurs oeuvres... j'allais écrire : de leur vivant ! Assez peu d'auteurs littéraires en vivent, tandis que les éditeurs, eux, tirent des profits appréciables de quelques auteurs populaires et de l'ensemble des autres. Voilà pour le premier principe qui consiste à désigner de son vrai nom le « droit d'éditeur », trop souvent justifié par la belle figure de style qu'est la métonymie (« ne touchez pas aux droits des auteurs dont les éditeurs font commerce ! »). Le second principe est bien plus évident encore : ce serait le bonheur de tous les auteurs qui ont eu l'honneur d'être publiés que de pouvoir continués d'être lus ! D'où leur entrée bien méritée dans la Bibliothèque virtuelle, car il est clair que l'édition brute d'une oeuvre littéraire sur la toile ne coûte absolument rien à un éditeur et à une Bibliothèque nationale. D'ailleurs, même le juriste Pierre-Yves Gauthier, dans le débat qui l'a opposé à Vandendorpe, était assez raisonnable pour comprendre que ce droit de « location » appartient aux auteurs (et le contexte exclut clairement les éditeurs et futurs ayants droit) : « [il s'agit] de respecter à la fois le droit de propriété et la maîtrise de la part des créateurs de l'usage qui est fait de leurs productions intellectuelles, droit moral compris » (Le Débat, no 116, p. 46b) — et le droit moral, en régime français, c'est celui qui est dû au respect de son oeuvre, et qui peut jouer contre son propre éditeur, car il est inaliénable (ce n'est pas Gauthier, mais moi qui le précise). Or, ce second principe des utopistes n'est pas de droit, mais bien d'économie : il n'en coûte rien ou à peu près pour mettre une oeuvre sur la toile dans les conditions que nous connaissons depuis plus d'une décennie. Alors, pourquoi faudrait-il, comme cela est en train de s'imposer actuellement, donner artificiellement une valeur marchande à un bien libre ? D'autant que rien n'est plus facile que de créer la rareté : il suffit de monopoliser les oeuvres virtuelles et de les placer dans des fichiers qu'on ne peut utiliser sans payer. Ce sont les sites commerciaux de la toile. Quéau, Lévy et Vandendorpe proposent tout bonnement de chasser à coup de fouet, comme ils le méritent, les vendeurs du Temple. N'étant pas un apôtre du virtuel, je propose d'adopter l'attitude exactement inverse : laissons les commerçants commercer et abandonnons-les à leur triste sort, d'autant que les sites littéraires commerciaux n'ont pratiquement aucun avenir. Sans compter que la toile, c'est vaste : ce n'est pas pour rien un « triple W » (World Wide Web, « le vaste réseau mondial »). Alors replions-nous stratégiquement sur les oeuvres et les études littéraires et ne considérons que la partie gratuite de la toile, celle qui nous appartient encore totalement.

      Et Antoine Compagnon, que vient-il faire dans cette galère ?

      Justement : j'en viens donc à mon « état présent ». Pour changer les règles du droit d'auteur et du droit de reproduction dans les sites personnels sur la toile, il faut présenter la situation actuelle pour montrer qu'elle est intenable. Je le répète et ne le répéterai jamais assez : on ne peut accepter plus longtemps que des sites consacrés gratuitement aux auteurs et aux oeuvres littéraires puissent être à la merci de cowboys, des commandos de juristes, qui entendent faire la loi au seul profit d'importants éditeurs, contre les intérêts de leurs propres auteurs. Je comptais donc faire cet état des lieux en prenant comme point de départ un chapitre d'Antoine Compagnon dans un recueil publié à Paris au printemps 2000. Dans cet ouvrage intitulé Où va le livre ?, il présente la question qui nous intéresse ici : « Internet et droit d'auteur » (1). Il s'agit de la première section du chapitre intitulé « Un monde sans auteurs ? ». Cet article d'Antoine Compagnon comprend quelques sections dont les titres correspondent mieux au contenu, « Internet et droit d'auteur », donc, puis « La résistance des ayants droit » et « Fournisseurs de contenu et intelligence collective ». À première vue, le professeur devait présenter l'état présent de la question, exactement comme je me proposais de le faire. Mais à le lire, on voit que non seulement le travail est à refaire, mais que l'exposé de ses résultats préliminaires est fort mal fait. Antoine Compagnon a tout faux, et c'est peu dire.

1  Les cowboys sur la toile

      Antoine Compagnon ouvre son texte en justifiant sur trois pages son titre, « Un monde sans auteurs ? », objet de l'étude qu'on lui a commandée, ce qui lui permet de situer son travail dans la dynamique de ce livre sur le livre. Les auteurs de l'ouvrage lui ont confié l'étude de la question des droits de reproduction des textes sur la toile, avant qu'un autre auteur (Roger Chartier) étudie pour finir l'avenir de l'imprimé en regard du texte électronique.

      Pour justifier son propos, Antoine Compagnon y va d'une introduction académique résumant des propos de Roland Barthes et de Michel Foucault, qui n'ont rien connu du texte électronique et, par conséquent, de la question de la reproduction sur la toile des oeuvres et études littéraires qui s'impriment depuis le XVIe siècle, après avoir été recopiées par les scribes depuis les Grecs et les Romains — qui avaient déjà, me semble-t-il, leurs auteurs. En tout cas, cette introduction académique, posant la naissance toute récente dans l'histoire du livre de la notion d'« auteur » et sa disparition élocutoire avec le Texte moderne, est d'autant plus artificielle que l'article porte sur la « propriété intellectuelle » des textes électroniques sur la toile qui présuppose la notion d'auteur, puisque le copyright correspond précisément à l'enregistrement et à la reconnaissance de ses droits. Or il y a plus, car la thèse d'Antoine Compagnon consiste à réécrire l'histoire afin de militer pour le respect du droit d'auteur le plus strict sur la toile, en ce qui concerne les oeuvres et les études littéraires. D'ailleurs la conclusion de son article, qui fait près de trois pages, consiste aussi à exploiter artificiellement la pensée d'un théoricien sur la « question » : il s'agit cette fois de Pierre Lévy, pour qui l'« auteur » serait remplacé, dans la cyberculture, par l'« interprète » (disons plutôt que le vieil interprète des oeuvres orales correspondrait assez bien à l'informateur des oeuvres électroniques, du courriel jusqu'au multimédia). Que vient faire Pierre Lévy dans une étude sur la question du droit d'auteur des oeuvres littéraires sur la toile ? Rien du tout : c'est la rhétorique de la conclusion. Et Antoine Compagnon sait parfaitement bien torcher un texte de commande pour répondre exactement au titre que lui donnera Jean-Yves Mollier dans son livre.

      Après le plaidoyer rhétorique, c'est l'autobiographie bonbon qui enrobe l'article chocolat d'Antoine Compagnon. Voilà en fait les véritables introduction et conclusion de son exposé. En introduction, le professeur de Paris et de New York nous raconte comment il a un jour appris par un courriel venu de Chicago qu'un chapitre de son dernier livre se trouvait sur le site d'un quotidien français, à l'insu de son éditeur parisien. L'évocation de cette situation biographique, historique et inédite permet à notre professeur de poser la question dramatique à l'étude : la toile pourrait-elle dénier les droits des auteurs, des éditeur, des journalistes, comme aussi des « fournisseurs de contenu » ? Et de revenir en conclusion à sa situation d'universitaire vis-à-vis de ces « fournisseurs » : est-ce que Gallimard — il donne l'exemple des éditions critiques de la « La Pléiade » — n'est pas directement subventionné par le travail des professeurs payés par les universités pour réaliser ces travaux dont ils reçoivent plus de prestige que de droits, redevances de droits d'auteur à proprement parler symboliques ? Comme on le voit, ce n'est pas parce que l'exposé est autobiographique qu'il porte correctement sur le sujet à l'étude.

      Celui-ci, le sujet, se divise très simplement en deux parties complètement hétérogènes. En plus, il s'agit de deux questions parmi les dizaines de problèmes que pose la protection des créations intellectuelles sur la toile (2) : d'abord l'application du copyright ou du droit d'auteur aux oeuvres littéraires reproduites ou utilisées sur la toile et ensuite la question toute différente de la réutilisation sur la toile (et autres formes électroniques) des articles des journalistes et pigistes de la presse écrite par leurs employeurs.

      En fait seule la première question concerne la commande qui était faite à Compagnon au sujet de l'avenir (électronique) du livre (imprimé) : Où va le livre ? Or, la réponse, on va le voir précisément, est entièrement copiée, souvent mot pour mot sans guillemets, dans les textes électroniques donnés en référence ! C'est une « histoire de juristes », comme on dit un « conte de fées ». Il faut dire que quelques juristes français (André Lucas, Marie-Hélène Tonnellier et Stéphane Lemarchand, Valérie Sédallian et Lionel Thoumyre, en particulier) avaient déjà complètement réécrit l'histoire récente et embryonnaire des droits d'auteur des oeuvres littéraires sur la toile : il s'agit d'une histoire qui ne s'est jamais produite, mais qui a été inventée pour leurs clients ou du moins pour le bonheur des éditeurs et des ayants droit. Voyons comment.

2  L'affaire du Grand Secret
(heureusement divulgué sur la toile)

      Si l'on applique l'analyse structurale de la morphologie du conte de fées au conte de juristes, on trouve toujours la même situation initiale. Dans l'histoire des droits d'auteur sur la toile, c'est le vide juridique. Il n'y a pas de situation initiale plus catastrophique que celle-là. Alors survient un méfait, avec évidemment les malfaiteurs appropriés, ce sont les opposants. L'affaire se passe en 1996 (tout est daté dans les contes de juristes). La justice française avait triomphé, comme elle le fait toujours, de deux malfaiteurs, Claude Gübler et Michel Gonod, qui avaient publié le Grand Secret au lendemain de la mort de l'ancien président François Mitterrand : la famille Mitterrand avait réussi à faire interdire l'ouvrage. C'est alors que Pascal Barbraud, à Besançon, scanne le livre et le publie sur son site personnel, au cybercafé Le Web, dont il est le propriétaire; mais son site ferme quelques jours plus tard, fermeture sans rapport avec cette publication du Grand Secret en direct sur la toile, Pascal Barbraud se retrouvant en prison suite à une condamnation d'octobre 1994 (3). Entre-temps, Stéphane Étienne de l'Université de Glasgow a saisi le texte en format image et en fait une copie en format texte, le 27 janvier 1996, copie qui est aussi mise en direct sur la toile par Dedan McCullagh et Sebastien Blondel à Carnegie Mellon. Ces copies se trouvent toujours très facilement sur la toile, encore aujourd'hui, 25 janvier 2002 : on me permettra, très exceptionnellement, de ne pas en produire les adresses — cf. n. (6). La famille qui avait pu interdire la diffusion du livre a été impuissante devant sa diffusion électronique sur la toile. C'est le vide juridique.

      D'après Antoine Compagnon, c'est-à-dire Valérie Sédallian qu'il « plagie », nous voilà, au coeur de ce conte de juristes, dans l'abîme du vide juridique : « C'est cette affaire qui répandit le sentiment que l'internet se développait dans le non-droit. En janvier 1996, quelques jours après la mort de l'ancien président de la République, son ancien médecin personnel publia, avec un journaliste, un livre dont la famille Mitterrand obtint aussitôt en référé le retrait de la vente pour atteinte à la vie privée et violation du secret médical. Quelques jours plus tard, le gérant d'un cybercafé de Besançon scannait le livre et le mettait sur son site web au nom de la liberté d'expression. Le site fut rapidement fermé pour des raisons étrangères à cette affaire (le cybercafé ne payait pas les traites de son matériel) mais le livre était déjà reproduit sur des sites étrangers. Or, ni l'éditeur ni les auteurs n'assignèrent le gérant, et les médias proclamèrent haut et fort le vide juridique. [...] La famille ne poursuivit pas non plus le gérant pour complicité et recel d'atteinte à la vie privée et au secret médical, là aussi comme si on avait quitté le domaine du droit » (4).

      Ce magnifique morceau de bravoure, propre à lancer le conte de juristes, est en réalité le texte d'une véritable juriste (d'où son style et son apparente vraisemblance), Mtre Valérie Sédallian, dont voici le texte copié et réécrit par Compagnon, tel que saisi sur le site juriscom.net : « En janvier 1996, quelques jours après la mort de François Mitterrand, le docteur Gübler, ancien médecin personnel du président, et M. Gonod, journaliste [à remarquer la rhétorique de l'anonymat créée par le professeur en soustrayant ces noms propres, ce qu'il fera tout au long de son article], publiaient leur livre sur la maladie de François Mitterrand. En référé, la famille Mitterrand obtint que soit ordonné le retrait du livre de la vente pour atteinte à sa vie privée et violation du secret médical. Peu de temps après, le gérant d'un cybercafé à Besançon scannait le livre et le mettait sur son site web au nom de la liberté d'expression. Quelques jours plus tard, le site était fermé, pour une raison juridiquement étrangère à la question, mais le livre avait déjà été reproduit sur des sites situés à l'étranger. Ni la famille Mitterrand, ni l'éditeur, ni les auteurs du livre [n'] ont assigné le gérant du cybercafé. Les médias ont faussement présenté la situation comme relevant du vide juridique » (5)

      Il s'agit, d'après Antoine Compagnon de la « première atteinte notoire aux droits d'auteur et d'éditeur » (p. 234) sur la toile. Mais il vaut la peine de s'arrêter un instant pour signaler les incongruités de la juriste Sédallian reprisent par le littéraire Compagnon. À lire le Grand Secret, ce petit livre important et percutant, on se persuade vite que ni le docteur Claude Gübler ni son rédacteur Michel Gonod ne tentaient de faire fortune, ni vraisemblablement leur éditeur, Olivier Orban de la maison Plon. Bien au contraire, le problème moral apparaît vite, à la lecture de l'ouvrage, de sorte qu'on peut se scandaliser que la justice de la République française ait pu accorder à la « famille » de l'ancien président le droit d'interdire un livre qui dénonce de toutes évidences le dysfonctionnement démocratique de l'État. La question est simple : si la maladie empêchait objectivement un chef d'État d'exercer personnellement ses fonctions, est-ce que ce « secret médical » pourrait être considéré comme un « secret d'État » ? C'est le Grand Secret. Il paraît scandaleux qu'un tel secret puisse jamais avoir existé du vivant d'un président de la République française (c'est du moins ce qui est allégué), mais il est tout simplement immoral que la justice française ait pu frapper d'interdit le livre de Gübler et de Gonod, qui pose simplement cette question, après la mort de François Mitterrand. Que la législation française puisse produire une décision juridique scandaleusement immorale, cela ne passe pas par l'esprit de Valérie Sédallian : « Reproduire un livre et le mettre à disposition du public sans autorisation est une contrefaçon, un délit réprimé en France et dans de nombreux pays. En diffusant le livre sur son service, le gérant du cybercafé a également porté atteinte à la vie privée de la famille Mitterrand, et au secret médical, par complicité et/ou recel » (6) — l'affaire Pascal Barbraud est entendue : coupable !

      Il faut donc expliquer à Valérie Sédallian, comme à André Lucas, Marie-Hélène Tonnellier et Stéphane Lemarchand, Lionel Thoumyre et quelques autres, que la justice française a tout simplement été ridiculisée à sa très juste mesure par la publication internationale du livre de Gübler et de Gonod des Éditions Plon. On ne saurait trop conseiller à ces juristes d'en faire une lecture attentive. Pour ma part, je crois honnêtement que les Pascal Barbraud, Stéphane Étienne, Dedan McCullagh et Sebastien Blondel ont fait oeuvre salutaire de désobéissance civile et ont droit à notre reconnaissance, à notre admiration et à notre plus grand respect.

3  Des collégiens assimilés
    aux trafiquants internationaux du MP3

      Mais on veut connaître la suite du conte de juristes. La première grande fonction du conte merveilleux juridique, c'est la « mission ». Fonction, c'est ainsi que Vladimir Propp appelle les événements. Celle d'Yvan ou du Petit Poucet qui vont corriger la triste situation créée par le vide juridique. Le Petit Poucet, sera en l'occurrence représenté devant le Tribunal de Grande Instance de Paris par la Société Éditions Musicales Pouchenel, Art Music et Warner Chappell France, tandis que les rôles du dragon et de l'ogre seront joués par quelques carabins de l'École Centrale de Paris (et nommément Jean-Philippe Rey et Guillaume Vambenèpe), de l'École Nationale Supérieure des Télécommunications (nommément Ulrich Finger et François Vambenèpe) et de l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Ces jeunes farceurs, Petits Poucets dans le rôle des Gros Dragons, ont vraiment mis leurs institutions académiques dans l'embarras tout simplement par l'enregistrement des textes d'extraits musicaux de chansons de Jacques Brel et de Michel Sardou (deux affaires différentes traitées le même jour) sur leurs sites personnels, pour des fins académiques. Cela dit, pour apprécier correctement le sens de ces actions juridiques, il nous faudrait, ce qu'on ne trouve nulle part dans les documents juridiques, une description matérielle du contenu informatique de ces fichiers télématiques. Tout ce que j'ai pu trouver à ce jour, on l'a vu au chapitre précédent, c'est la succincte et lacunaire présentation du site de Guillaume Vambenèpe sur Jacques Brel. — Et disons-le, lorsqu'on aura établi ces descriptions, il est possible, probable même, que ces « précédents » sombrent dans le ridicule où ils flottent déjà.

      En effet, il faut ajouter maintenant un nouvel actant digne des analyses de Claude Bremond, les agents (textuel — Bremond, Logique du récit, chapitre 2, « L'agent », p. 174 et suivantes) : « les agents assermentés de l'Agence pour la Protection des Programmes qui, pour la première fois sur l'internet, dans le cadre d'une mission définie à l'article L.331.2 du code de la propriété intellectuelle, ont constaté la matérialité de l'atteinte, sur mandat des titulaires des droits en cause, le juge des référés s'étant alors déterminé sur la base de leurs procès-verbaux » (7). Cet extrait du résumé de l'affaire par Marie-Hélène Tonnellier et Stéphane Lemarchand est recopié sans guillemets par Antoine Compagnon de la manière suivante (prière d'excuser la répétition !) : « Les agents de l'Agence pour la protection des programmes, dans le cadre de la mission définie par le Code de la propriété intellectuelle, ayant, pour la première fois sur l'internet, constaté la matérialité de l'atteinte sur mandat des titulaires des droits en cause, le juge des référés se détermina sur la base de leurs procès-verbaux » (8).

      Compagnon introduit ainsi l'affaire des Petits Poucets des Grandes Écoles : « C'est par deux ordonnances de référé du 14 août 1996 que le tribunal de grande instance de Paris reconnut pour le première fois qu'il y avait contrefaçon d'oeuvres protégées par le droit d'auteur dès lors que celles-ci étaient, sans autorisation des titulaires des droits, mises à disposition des utilisateurs de l'internet. Il s'agissait de textes et d'extraits de chansons de Jacques Brel et de Michel Sardou que des étudiants de deux grandes écoles (ENST et ECP) avaient numérisés et installés sur leurs pages web personnelles » (9).

      Tout cela est encore copié à peu près mot pour mot de Valérie Sédallian, sans les guillemets et l'indication de rigueur, dont voici le texte : « Par deux ordonnances de référé du 14 août 1996 du TGI de Paris, il a été jugé que la mise à disposition d'oeuvres de Jacques Brel et de Michel Sardou (il s'agissait notamment de textes de leurs chansons) sur un site web constituait une reproduction et une utilisation collective de ces oeuvres. Elles avaient été mises sur les pages personnelles d'étudiants de l'ENST et de l'ECP. En l'absence d'autorisation des titulaires des droits d'auteur sur ces oeuvres, les étudiants éditeurs des sites concernés ont reçu interdiction de mettre sur leurs sites de telles oeuvres à la disposition des utilisateurs du réseau » (10).

      Malgré toute l'évidente compétence de la juriste, je ne peux m'empêcher de protester contre la partie suivante de son compte rendu des affaires Brel et Sardou : « À l'occasion de ces affaires, le juge a autorisé la diffusion d'un communiqué de presse rappelant que "toute reproduction par numérisation d'oeuvres musicales protégées par le droit d'auteur susceptible d'être mise à la disposition de personnes connectées au réseau internet doit être autorisée expressément par les titulaires ou cessionnaires des droits " » (11). Ce que Compagnon, qui doit certainement être titulaire des droits sur les résumés de Valérie Sédallian recopie : « Le juge autorisa même la diffusion d'un communiqué de presse rappelant que "toute reproduction par numérisation d'oeuvres musicales protégées par le droit d'auteur susceptible d'être mise à la disposition de personnes connectées au réseau internet doit être autorisée expressément par les titulaires ou cessionnaires des droits" » (12). Si l'on se reporte au jugement du président J. J. Gomez, on verra clairement que Sédallian et Compagnon nous font un conte de juristes. La poursuite exigeait que les étudiants soient, entre autre, condamnés à défrayer la publication dans les journaux de l'avis en question, dans cinq quotidiens, jusqu'à concurrence de 50 000 FF l'insertion (total : 250 000 FF). Le juge n'a infligé aucune des peines demandées et n'a pas retenu celle-là non plus; reconnaissant simplement le principe du droit d'auteur, il a gentiment « autorisé » la poursuite à publier elle-même ces insertions dans la presse écrite ! comme s'il fallait la permission d'un juge pour publier à grands frais que la terre est ronde, la propriété intellectuelle reconnue au ciel et sur la terre et en particulier que « toute reproduction par numérisation d'oeuvres musicales protégées par le droit d'auteur et susceptible d'être mise à la disposition de personnes connectées au réseau internet doit être expressément autorisée par le titulaire ou le cessionnaire des droits ». Bref, l'accusation en a été pour ses frais sur ce point, si l'on peut se permettre ce jeu de mot ! Que Valérie Sédallian nous présente ici une victoire de la reconnaissance du droit d'auteur sur la toile, il y a là vice de forme : encore faudrait-il que ces droits aient été vraiment mis en cause par des dragons et des ogres un peu plus crédibles que des Petits Poucets de Grandes Écoles... Le juge a simplement dit à ces étudiants : « Tss ! tss ! c'est pas gentil de copier ainsi des chansons de Brel et de Sardou sur vos sites personnels. Surtout, ne me recommencez-moi jamais cela » (sous-entendu : il y a des shérifs états-uniens qui se préparent à gérer la diffusion du MP3, vous n'allez tout de même plus être un cas à faire plancher encore le Premier Vice-Président du TGIP pour de telles carabineries, iconoclastes !). Il s'agit d'apprécier correctement le jugement rendu qui a simplement confirmé les règles du droit d'auteur sur la toile, mais sans condamner qui que ce soit à quoi que ce soit.

      Antoine Compagnon recopie ensuite sans les défigurer de guillemets de beaux extraits de l'analyse de Marie-Hélène Tonnellier et Stéphane Lemarchand sur la plaidoirie d'un des étudiants, François-Xavier Bergot, plaidant que son site, sur la toile, correspondait en fait à un domicile privée. « Suivant un argument original... » (13), commence Antoine Compagnon en tête de son collage d'une vingtaine de lignes recopiées de nos deux auteurs (avec un fragment pris à André Lucas). « Il n'est pas inutile à cet égard de souligner la théorie "originale" du domicile privé virtuel », écrivaient Tonnellier et Lemarchand en tête de leur développement, en italique et entre guillemets, pour préciser en note 6 : « Pour reprendre les termes mêmes de l'ordonnance qui renvoie au fond sur ce point » (14).

      Bref, à cet épisode de notre conte de juristes, il est clair que quelque héros doit accepter la « mission impossible » de faire enfin respecter le droit d'auteur sur la toile. Un héros, tout de même, il faut que ce soit un personnage héroïque, sans peur et sans reproche, un peu armé, que diable !, et bien conseillé. Services juridiques, bureaux d'avocats. Avec témoins à charge — et voici un ayant droit exceptionnel : Jean-Marie Queneau, le propre fils d'un des grands auteurs du XXe siècle —, avec mise en demeure et assignation en référé, avec aussi des réclamations en dommages de l'ordre de 450 000 francs et les dépens. Le grand jeu juridique, quoi, puisqu'on est dans un conte de juristes. Le héros : Gallimard.

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