Le débat
Avec cette nouvelle mise à jour des fichiers du Manuscrit
moderne, avec l'addition d'un second compte rendu critique, je pense qu'il
est temps d'ouvrir franchement, ouvertement et clairement le débat.
Le Manuscrit moderne est la rédaction et la publication
d'une séance du cours de « méthodologie »
ou, plus simplement dit, d'introduction aux études littéraires
de première année que j'ai donné pour la dernière
fois durant trois ans, jusqu'en 1998. À partir de ce moment, ce sont
d'autres professeurs qui ont pris la relève, comme c'est normal,
s'agissant d'un cours obligatoire (qu'on ne donne pas normalement plus de
trois ou quatre ans de suite).
Au lieu de retenir mon Manuscrit moderne comme « guide
raisonné » de présentation des travaux écrits,
le dernier de ces professeurs a choisi celui de Québec/Amérique.
C'est son choix. Je ne l'aurais jamais critiqué s'il n'avait
également réussi à l'imposer comme « norme
commune » à tout notre département (alors que
j'étais en congé sabbatique, on le sait). Il y a tout de
même des limites qu'on ne saurait dépasser ! Moi qui jamais
n'avais rien dit ni écrit nulle part du bibelot de secrétariat
de Québec/Amérique, j'ai évidemment pensé qu'il
était temps de réagir. D'où le compte rendu
publié ici.
Entre-temps, toujours durant mon congé sabbatique, mon
département avait lancé la mise en place d'un guide de
l'étudiant, dont un bon tiers allait être consacré
à un protocole de présentation des travaux qui s'opposait tout
autant au mien et de manière toujours aussi incompétente.
D'où le second compte rendu critique qu'on trouve ici.
Alors ?
La question qui se pose est de savoir comment les professeurs du
Département des études françaises de l'Université
de Montréal, qui font au total une bonne trentaine d'universitaires,
peuvent imposer ou laisser imposer au nom de notre département et pour
nos étudiants des ouvrages qui, manifestement, ne sont pas du niveau
de notre enseignement universitaire, sur une question aussi simple et aussi
stricte que la présentation matérielle des travaux
écrits. Car il s'agit de recommander des manuels ou d'imposer ou
d'offrir des guides, ce qui est une situation toute différence de la
mienne, puisque je suis le seul professeur du Département des
études françaises à avoir publié un tel guide et
je n'ai jamais pensé le faire recommander par personne ni l'imposer
à d'autres qu'à mes propres étudiants. En revanche, si
mon département devait en recommander un (et pourquoi donc ?),
alors le bon sens le plus élémentaire dit que ce devrait
être le mien ! Il est donc proprement hallucinant qu'on recommande
un bibelot de secrétariat et qu'on fasse rédiger un guide qui,
tous deux, sont du niveau des collèges, totalement inadéquats
à l'université. Alors, pourquoi ?
Évidemment, il y a plusieurs réponses à cette
question et j'en connais quelques-unes qui n'ont rien à voir avec la
recherche scientifique (conflits d'intérêts, amitiés et
inimitiés, etc.) et qui ne valent pas la peine d'être prises en
considération. Cela dit, on peut avoir comme moi un malin plaisir
à laisser en plan les conflits d'intérêts et
amitiés particulières. Ne suffit-il pas de poser simplement la
question de la compétence ? Car la compétence implique
malheureusement son corrolaire, l'incompétence. Ce n'est pas moi qui
le dis, c'est la logique. Bien sûr, on ne peut pas avoir toutes les
compétences et celles-ci ne sont pas souvent collectives. C'est ainsi
que je crois pouvoir expliquer au moins l'existence sinon même la cause
du problème : disons qu'il s'agit d'une incompétence non
assumée.
La compétence, dans le choix d'un manuel ou la direction de la
rédaction d'un guide pratique, commence évidemment avec la
performance. Je vois cent fois par année les professeurs de mon
université, ceux même de mon département, produire et
déposer des documents administratifs et pédagogiques qui
ignorent les règles du Manuscrit moderne. On peut vous
distribuer pour étude trois feuillets (évidemment non
paginées), dans le beau caractère
« Macintosh » (ainsi que je l'appelle par dérision)
en 14 points, avec des marges qui font le quart de la page, évidemment
sans date ni signature. Ces universitaires ne connaissent pas le principe
élémentaire de l'en-tête et ignorent tout des
règles les plus élémentaires de la mise en page du
manuscrit.
Il n'y a pas longtemps, ces documents étaient encore
calligraphiés, tandis que les mêmes professeurs, qui d'ailleurs
ne savaient tout simplement pas taper à la machine à
écrire, acceptaient naturellement que des étudiants rendent leur
dissertations écrites à la plume, de leur plus belle
écriture... Ces professeurs, qui souvent ne possédaient pas de
machine à écrire et avaient besoin d'une secrétaire pour
dactylographier la moindre lettre, étaient très majoritairement
d'origine européenne, très généralement des pays
de langue romanes. Des Français, en particulier.
Or, cela ne se change pas du jour au lendemain et, pour bien dire, n'a
pas changé. Lorsque Françoise Siguret, Jeanne Goldin et Antoine
Soare (que je peux identifier, s'agissant de mes amis), elles d'origine
française, lui d'origine roumaine, m'expliquaient que
j'exagérais vraiment avec mes exigences de
« présentation matérielle » (tout le monde
n'ayant pas une machine à écrire ou un ordinateur), je leur
donnais évidemment raison. Alors qu'ils acceptaient tous les trois
qu'un étudiant leur rende un travail calligraphié, m'expliquant
que l'essentiel c'est la qualité de la dissertation, que voulez-vous
répondre ? Ils ont évidemment raison. Ils ont raison sur
le fond, ils ont raison sur l'essentiel et ils ont donc parfaitement
raison.
Pour être franc, c'est pour Françoise Siguret, Jeanne
Goldin et Antoine Soare que j'ai développé, année
après année, mon exposé sur la présentation
matérielle des manuscrits, que je l'ai rédigé dans le
cours d'introduction de première année et qu'il est d'usage
obligatoire dans tous mes cours. Hégélien, je sais bien que les
idées ne naissent pas au hasard et qu'au contraire on pense avec ou
contre les idées adverses. Voilà comment est né l'essai
que l'on trouve en tête du Manuscrit moderne dans sa version
imprimée chez Guérin Universitaire à Montréal
(soit l'introduction, p. 7-22, et le développement de la
présentation, p. 22-31 -- le tiers de l'ouvrage), comment est
né son titre, de même que le projet d'une histoire des guides,
protocoles et exposés oraux sur la présentation
matérielle des manuscrits en regard de la généralisation
de la machine à écrire et de ses méthodes de
dactylographie depuis le début du siècle. Tout cela me vient
de la mentalité contestataire de mes amis Siguret, Goldin et Soare
subordonnant la matérialité (la présentation des travaux)
au profit des idées (le contenu des travaux), puisqu'à
leur avis (tout à fait légitime, je dois le dire) on ne peut pas
tout faire et enseigner en même temps -- comme si (devais-je
répliquer) l'on n'avait pas montré depuis un siècle
maintenant que le contenu correspond rigoureusement à son expression,
puisqu'il s'agit du signifié du signifiant produisant ensemble la
signification (Saussure), le signe, le texte, le travail (écrit).
Cette mentalité n'en est pas une d'académie ou de
pédagogie. C'est celle qui oppose la France au Royaume-Uni, les pays
de langues romanes aux pays nordiques (la Grande Bretagne, donc, mais
également l'Allemagne et la Hollande), ce qui s'est
répercuté dans tout le monde anglo-saxon, et, en
Amérique, au Québec notamment, sous l'influence des
historiens de Boston et de New York. C'est, par exemple, l'importance de
l'étude bibliographique -- et la New Bibliography des
Universités d'Oxford, de Cambridge et de Londres en sera pour toujours
le symbole le plus percutant. Si Shakespeare a donné lieu aux
études bibliographiques les plus méticuleuses, jamais les textes
classiques français de Molière, Corneille et Racine n'ont
bénéficié d'une telle avancée scientifique. La
raison en est fort simple : les Français (en particulier) ont
tendance à dissocier complètement le
« texte » et son « édition »,
celle-ci relevant à leurs yeux d'une sorte de secrétariat
où des manoeuvres (libraires, éditeurs, imprimeurs et
compositeurs, pressiers, papetiers, etc.) s'occupent des basses oeuvres
matérielles. Et je n'exagère pas du tout :
bibliographies, établissements des textes, éditions critiques
et études bibliographiques (que les Français nomment comiquement
« la bibliographie matérielle »), histoire du
livre, étude de sa fabrication, etc., toutes ces sciences accusent un
retard considérable dans tous les pays de langues romanes en
comparaison des pays anglo-saxons et d'influence allemande. C'est pour moi
l'opposition de l'angélisme et du matérialisme. Bien entendu,
on trouve des avantages et des inconvénients dans les deux attitudes,
mais il me semble qu'un équilibre s'impose lorsque l'on constate que
les meilleures éditions critiques commencent généralement
par une étude bibliographique et que les meilleures dissertations sont
généralement d'une présentation matérielle
rigoureuse -- et que l'inverse est tout à fait exceptionnel, pour ne
pas dire miraculeux.
Certes, on ne peut déduire de mon hypothèse aucune
corrélation mathématique. Ce n'est pas parce qu'un professeur
est de formation européenne et vient d'un pays de langue romane, que
par définition il est totalement insensible aux questions relatives
à la présentation matérielle des textes. Mais on peut
en tout cas constater que c'est bien l'un d'entre eux qui a imposé
à ses étudiants et à tout un département un triste
bibelot de secrétariat, dont on trouve ici le compte rendu critique.
On peut aussi constater que c'est un département des lettres
françaises, celui de l'Université de Montréal, qui laisse
un petit groupe de personnes se « déchirer » sur
une question en apparence aussi anodine que la présentation
matérielle des manuscrits.
Une question « anodine » ? Évidemment.
Tout le sens du Manuscrit moderne est là :
l'édition ou la présentation matérielle d'un travail
n'est qu'une des trois étapes de la rédaction, constituant
elle-même la troisième et dernière partie d'un travail
recherche, après les dépouillements et l'analyse, puis la mise
en forme des résultats. Si l'encyclopédie de
Québec/Amérique ou le guide pratique de l'étudiant
avaient quelque chance de remplir correctement leur fonction, alors tout
serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mais c'est
précisément parce que ces ouvrages fabriqués ou
recommandés officiellement sous l'égide du Département
des études françaises de l'Université de Montréal
sont inadéquats en regard de mon guide raisonnée qu'on a
réussi à créer un problème.
Un problème qui s'explique très simplement par une
incompétence non assumée.
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