El bozo
TdM Troisième chapitre à la recherche des sources ! TGdM

Le Goethe de Ducasse
 

    Goethe, Johann Wolfgang Von Goethe fait son apparition dans les Chants de Maldoror à la strophe 1.11 qui s'inspire explicitement de la célèbre ballade intitulée « Le roi des aulnes » [Erlkönig], 1782. Célèbre depuis longtemps parce que les jeunes Allemands la récitent à l'école, célèbre mondialement parce que Schubert l'avait mise en musique en 1815.

    La thèse proposée et étudiée ici déborde toutefois la ballade de Goethe. La question est simple : si Ducasse a connu le poème de Goethe dans la traduction de Gérard de Nerval, alors il suit qu'il devait connaître également Faust. Or, il semble bien que c'est Goethe, le drame de Goethe qui inspire la strophe 1.11 et non seulement « Le roi des aulnes » qui s'y trouve « adapté » sous la forme d'un petit drame.

    Remerciements : Elisabeth Schulze Busacker, du département de Linguistique et philologie de l'Université de Montréal, contribue à la recherche en cours, au point de prendre en charge la suite de la recherche bibliographique :

elisabeth.schulze.busacker@umontreal.ca

Introduction

    Il ne fait pas de doute que la strophe 1.11 des Chants de Maldoror est inspirée de la ballade de Goethe. Je ne sais pas encore qui l'a signalé le premier, mais pour une fois ce n'est pas l'étude de Marcel Jean et Arpad Mezei (1947, p. 65-66) qui attribuent la strophe à l'influence du « roman populaire », Eugène Sue en particulier. C'est là une évidente faute de lecture, qui consiste à interpréter la strophe 1.11 à la lumière du Chant 6.

    Dans les éditions critiques ou commentées, c'est Pierre-Olivier Walzer qui indique le premier la source (1970) et la traduction probablement utilisée par Ducasse : « Certains détails de la présente scène se rapportent visiblement à la célèbre ballade, "Le Roi des aulnes" (Erlkönig), de Goethe; Isidore Ducasse a pu connaître la traduction de cette pièce par Gérard de Nerval, publiée à la suite du Faust, dans la réédition M. Lévy, de 1868 » (p. 1093, n. 3). Mais curieusement, Walzer ne donne pas le texte de Goethe (dans ses notes 1 des p. 68 et 69) dans la traduction de Nerval, mais dans celle de Henri Blaze, qu'il n'identifie même pas. Comme à son habitude, Hubert Juin recopie pour Gallimard l'apparat critique de Walzer qu'il abrège (p. 45, n. 2; et p. 46, n. 1). Et le comble est que la traduction de Blaze (en deux citations recopiées mot à mot de Walzer dans la Pléiade) est donnée explicitement pour celle de Gérard de Nerval ! Jean-Luc Steinmetz reprend Walzer sans le citer (si celui-ci était bien le premier à avoir indiqué la source); mais Steinmetz donne ses deux citations du « Roi des aulnes » dans la traduction de Blaze dont il indique correctement la référence (n. 5 et 7 de la strophe 1.11). Enfin, tout à l'honneur des éditions commentées, Jean-Pierre Goldenstein reproduit en appendice le texte intégral de la traduction du « Roi des aulnes » par Gérard de Nerval dans l'édition de Michel Lévy en 1868 (Goldenstein, p. 347-348).

    S'il ne fait pas de doute que la strophe 1.11 s'inspire du « Roi des aulnes », alors la question se pose de savoir où et comment Ducasse a connu la ballade. Pourquoi ? Pour la raison toute simple que si l'hypothèse de Pierre-Olivier Walzer est juste, alors il suit qu'Isidore Ducasse connaît également le Faust de Goethe. Et il apparaît en effet que c'est Goethe et non seulement sa ballade qui inspire cette strophe — et nullement le roman populaire, comme on le voit à l'annotation de la présente édition : cf. 1.11, n. (4) et suiv.. Ajoutons un exemple fort simple aux exposés de l'annotation. La strophe 1.11 présente Maldoror qui tente d'arracher Édouard à sa famille. Voyez la dernière scène du « premier » Faust : c'est Faust qui tente en vain d'arracher Marguerite à son cachot, à sa folie. Le parallèle avec la strophe 1.11 est d'autant plus net lorsque Faust (puis Méphistophélès lui-même) se tient comme Maldoror sur le seuil. Cela dit, je n'ai trouvé aucun recoupement textuel incontestable entre le Faust de Nerval et la strophe de Ducasse. D'où l'importance de savoir quelle traduction du « Roi des aulnes » a pu inspirer Isidore Ducasse, car s'il s'agit de la version de Nerval, on sait au moins qu'elle lui vient de sa traduction de Faust, de sorte que l'hypothèse d'une influence de Goethe s'en trouve renforcée, voire accréditée.

    Voici donc l'état de la recherche à ce propos.

    Il faut en effet commencer par établir la bibliographie des traductions françaises du « Roi des aulnes » et en confronter les textes à la strophe en cause des Chants de Maldoror, dans l'espoir d'y trouver un recoupement textuel identifiant la source précise de Ducasse. Mais même si cela n'était pas possible, l'histoire des traductions et de leurs versions pourrait premettre de confirmer ou d'infirmer l'hypothèse qui pour l'instant veut que Ducasse s'inspire de la traduction de Gérard de Nerval parue dans son édition du Faust. C'est ce que laissent croire quelques indices. Voici l'état actuel de cette bibliographie en cours d'élaboration.

Chrono-bibliographie des traductions
françaises du « Roi des aulnes »

Première version, 25 septembre 2006.

*Astérisque : indique les volumes que je n'ai pas encore consultés.

Charles Nodier

Sans date. Traduction de Charles Nodier (1780-1844).

Je n'en trouve pas trace dans Bibliograpie : Charles Nodier par Edmund J. Bender, « Bibliographie des oeuvres, des lettres et des manuscrits de Charles Nodier, suivie d'une Bibliographie choisie des études sur Charles Nodier (1840-1966) », Lafayette, Purdue University Studies, 1969, VI-83 p.

Ernestine Panckoucke

D'après la notice FRBNF 32505786 de la Bibliothèque Nationale de France, la traduction attribuée à Ernestine Panckoucke serait en fait, selon Quérard, de François-Alphonse de Loève-Weimars et de J.-J.-P. Aubert de Vitry.

*1825, Goethe, Poésies de Goethe, trad. Mme E. Panckoucke, Paris, C.L.F. [Charles Louis Fleury Panckoucke (1780-1844), éditeur], XLVIII ou LX-155 p. Apparemment en deux formats, in-32o et in-16o.

Gérard de Nerval

*1830, « Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger, morceaux choisis et traduits par M. Gérard ».

Telle est la référence donnée par Jean Richer dans son édition des OEuvres complémentaires de Gérard de Nerval, vol. 1 (de 8 vol.), « La vie des lettres », Paris, Minard (coll. « Lettres modernes »), 1959, p. 56, n. 1.

1840, Goëthe, Faust de Goëthe, suivi du Second Faust; choix de ballades et poésies de Goëthe, Schiller, Burger, Klopstock, Schubart, Koerner, Uhland, etc., traduit par Gérard, Paris, Charles Gosselin, 482 p. « Le roi des aulnes », p. 319-320. L'ouvrage se consulte sur Gallica de la Bibliothèque Nationale de France.

1853, Goëthe, Faust et Second Faust de Goethe, suivis d'un choix de poésies allemandes, traduction de Gérard de Nerval, nouvelle édition précédée d'une notice sur Goethe et sur Nerval, édition de Théophile Gautier, Paris, Garnier, 448 p. « Le roi des Aulnes », p. 316-317. L'ouvrage se consulte sur Gallica de la Bibliothèque Nationale de France.

*1868, Goethe, Faust et Second Faust de Goethe, suivis d'un choix de ballades et de poésies de Goëthe, Schiller, Burger, Klopstock, Schubart, Koerner, Uhland, Jean-Paul Richter, Hoftmann, H. Heine, etc., traduction de Gérard de Nerval, précédé d'une notice par Théophile Gautier, Paris, Lévy, XXVII-482 p. « Le roi des aulnes » s'y trouve vraisemblablement p. 316-317; il devrait donc s'agir d'une réédition de l'ouvrage de 1853. — C'est le texte de cette édition que reproduit Jean-Pierre Goldenstein, p. 347-348.

1883, date de la « troisième édition » du même ouvrage, « Le roi des aulnes » s'y trouvant toujours p. 316-317.

— Il ne faut pas confondre cet ouvrage dont une des éditions de Théophile Gautier est de 1868 avec une autre édition des Faust de Nerval qui paraît la même année 1868 chez le même éditeur Michel Lévy, avec des illustrations de Tony Johannot (380 p.) : les Faust n'y sont pas suivis d'un choix de poésies allemandes.

— Les textes de ces éditions du « Roi des aulnes » (1840, 1853 et 1868) ne présentent pas de variantes lexicales, mais de nombreuses variantes de ponctuation significatives, de même que quelques variantes graphiques (distribution des majuscules et des tirets).

— On en trouve ici le texte dans une version uniformisée. C'est « Le roi des aulnes » de Goethe selon Nerval.

François-Antoine de Wolffer

*1837, Goethe, Élégies romaines, suivies de ses épigrammes, ballades et épîtres, et d'un choix de ses poésies fugitives, trad. Wolffer, Paris, Dondey-Dupré, VIII-199 p., in-8o.

Henri Blaze de Bury (1813-1888)

*1843, Goethe, Poésies de Goethe, trad. Henri Blaze, Paris, Charpentier, in-16o, XXXIV-310 p. 1863, rééd. [seconde édition], in-18o, XXXVI-319 p.

1873, troisième édition, XXXVI-319 p., « Le Roi des Aulnes », p. 57-58. La préface du traducteur est datée du 10 juin 1842. Il suit que l'édition originale (que je n'ai pas eu en mains est bien de 1843).

Comme Walzer et Steinmetz à sa suite paraissent citer l'édition de 1843, il faut croire que le texte a varié. Non seulement les deux éditeurs diffèrent entre eux (dont la variante « mèneront/mènent » à la cinquième strophe du poème original), mais les variantes de ponctuation sont nombreuses avec celle-ci de 1873.

Philippe Le Bas (1794-1860) et Jacques Auguste Adolphe Regnier (1804-1884)

1844, Cours de littérature allemande ou Morceaux choisis des auteurs les plus distingués de l'Allemagne, précédés de notices biographiques par M. Le Bas et M. Regnier, Paris, Charles Hingray, quatrième édition, VIII-448 p.

— Il s'agit d'un recueil de textes en allemand. « Le roi des aulnes » s'y trouve, p. 331. Comme le titre de l'ouvrage est en français, je le consigne ici pour qu'on n'ait pas à s'y reporter inutilement.

Jacques Porchat (1840-1864)

1861-1863, Goethe, OEuvres de Goethe, trad. Jacques Porchat, Paris, Hachette, 10 vol. In-8o. Vol. 1, Poésies diverses, Pensées, Divan oriental-occidental, XII-755 p. « Le roi des aulnes », p. 62-63.

— L'édition consultée est datée de 1906.

Textes des traductions

1. Traduction de Gérard de Nerval, texte uniformisé (1830)

2. Traduction de Henri Blaze (1843), édition de 1873

Le roi des aulnes
traduction de Henri Blaze

    Qui chevauche si tard par la pluie et le vent ? C'est le père avec son enfant. Il tient le petit serré dans ses bras, le presse et le garde à l'abri.

    — Mon fils, pourquoi te cacher le visage ? — Père, ne vois-tu pas le roi des Aulnes ? le roi des Aulnes avec couronne et manteau ? — Mon fils, c'est une raie de nuages.

    « Cher enfant, allons ! viens avec moi, nous jouerons ensemble à de si beaux jeux ! Tant de fleurs émaillent mes rivages, ma mère a tant de voiles d'or ! ».

    —Père, père ! eh quoi ! tu n'entends pas ce que le roi des Aulnes me promet tout bas ? — Sois en paix, reste en paix, mon enfant, c'est le vent qui chuchotte dans les feuilles flétries. —

    « Veux-tu, gentil enfant, veux-tu venir avec moi ? Mes filles te gâteront à l'envi; mes filles mènent la danse nocturne; elles te berceront, et danseront, et t'endormiront à leurs chants ».

    — Père, père ! eh quoi ! ne vois-tu pas là-bas les filles du roi des aulnes à cette place sombre ? — Mon fils, mon fils, je le vois bien, ce sont les vieux saules qui pâlissent au loin. —

    « Je t'aime, ta figure me plaît; et si tu résistes, j'emploie la force ». — Père, père ! voilà qu'il me saisit ? Le roi des Aulnes m'a fait bien mal ! —

    Le père frissonne, il pousse son cheval; il serre dans ses bras l'enfant qui suffoque, il arrive chez lui à grand-peine; dans ses bras l'enfant était mort.

        —— Goethe, « Le roi des Aulnes », Poésies de Goethe, trad. Henri Blaze, 1843, troisième édition, Paris, Charpentier, 1873, p. 57-58.

2. Traduction de Jacques Porchat (1861), édition de 1906

Le roi des aunes
traduction de Jacques Porchat

    Qui chevauche si tard à travers le vent et la nuit ? C'est le père avec son enfant. Il porte l'enfant dans ses bras, il le tient ferme, il le réchauffe.

    « Mon fils, pourquoi cette peur, pourquoi te cacher ainsi le visage ?

    — Père, ne vois-tu pas le roi des aunes, le roi des aunes, avec sa couronne et ses longs cheveux ? — Mon fils, c'est un brouillard qui traîne.

    — Viens, cher enfant, viens avec moi ! Nous jouerons ensemble à de si jolis jeux ! Maintes fleurs émaillées brillent sur la rive; ma mère a maintes robes d'or.

    — Mon père, mon père ! et tu n'entends pas ce que le roi des aunes doucement me promet ? — Sois tranquille, reste tranquille, mon enfant : c'est le vent, qui murmure dans les feuilles sèches.

    — Gentil enfant, veux-tu me suivre ? Mes filles auront grand soin de toi; mes filles mènent la danse nocturne. Elles te berceront, elles t'endormiront, à leur danse, à leur chant.

    — Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas les filles du roi des aunes à cette place sombre ? — Mon fils, mon fils, je le vois bien : ce sont les vieux saules qui paraissent grisâtres.

    — « Je t'aime, ta beauté me charme, et, si tu ne veux pas céder, j'userai de violence. — Mon père, mon père, voilà qu'il me saisit ! Le roi des aunes m'a fait mal ! ».

    Le père frémit, il presse son cheval, il tient dans ses bras l'enfant qui gémit; il arrive à sa maison avec peine, avec angoisse : l'enfant dans ses bras était mort.

        —— Goethe, « Le roi des Aunes », OEuvres de Goethe, trad. Jacques Porchat, 1861, Paris, Hachette, 1906, 10 vol., vol. 1, p. 62-63.

Conclusion provisoire

    Un seul mot, « ruisseau », pourrait indiquer que Ducasse s'inspire bien de la traduction de Gérard de Nerval; un seul thème, les « esprits », qu'il s'inspire aussi du Faust où il aurait lu sa traduction du « Roi des aulnes ».

    Pourtant, ces deux indices ne sont pas négligeables si l'on croit comme moi que le ton de la strophe 1.11 est celui du drame poétique. Même si l'on ne prend seulement en considération que la suite des strophes 1.9, 1.10 et 1.11, l'Ode l'Océan, le Chant de Maldoror mourant et le Drame de la famille d'Édouard, le style, la forme poétique ou narrative, tout comme les sources d'inspirations, sont tellement tranchés d'une strophe à l'autre, que le caractère « exercice de style » de chacune des strophes apparaît très nettement. De ce point de vue, on peut les représenter par trois titres : le Pèlerinage de Childe-Harold, Manfred et Faust. La strophe suivante ou le prochain exercice de style : Hamlet.

Début du fichier
TdM