El bozo
TdM L'hispanisme dans l'oeuvre d'Isidore Ducasse TGdM

L'hispanisme dans les Chants de Maldoror

Table

Introduction :
petites protestations préliminaires

  1. Les hispanismes morphologiques
  2. Les hispanismes lexicaux
  3. Les hispanismes syntaxiques
  4. Les fautes et les incorrections
  5. L'expression parlante des surfaces de l'hispanisme
 

Petites protestations préliminaires

      L'hispanisme est la première caractéristique de la langue et de la grammaire des Chants. Cela implique une réussite à nulle autre pareille, mais aussi des faiblesses et notamment des incorrections. Et ces incorrections sont de deux ordres, d'abord les « hispanismes », comme on désigne les fautes que font les hispanophones en français, mais ensuite, également et surtout, les faiblesses grammaticales et les approximations lexicales du français qu'on trouve forcément chez les jeunes parfaits bilingues, qui ont appris deux langues au cours de la petite enfance. Cette réalité n'a aucune commune mesure avec les adultes qui apprennent une langue seconde.

      Au début de mon travail, alors que j'accumulais des dizaines et bientôt des centaines d'hispanismes lexicaux, j'avais la surprise d'entendre des francophones, qui ignoraient tout de la langue espagnole, me soumettre candidement l'hypothèse qu'Isidore Ducasse s'amusait de ses hispanismes et qu'il produisait très consciemment ces réussites, voire ces incorrections ! Avec le temps, cela leur a passé et personne n'ose prétendre aujourd'hui que l'auteur ne faisait pas face au défi considérable des parfaits bilingues, qui doivent mettre des années, une bonne partie de leur vie, à se corriger, dans l'une des deux langues de leur petite enfance, s'ils choisissent d'écrire dans une seule des deux et surtout de faire carrière dans un domaine de la rédaction. Isidore Ducasse s'est fait écrivain français à Paris.

      Très tôt toutefois, sont apparus les professeurs francophones des langues castillanes et maintenant des hispanophones qui s'amusent, eux, à jouer les savants grammairiens, linguistes et lexicologues de la langue française. Le jeu consiste à piger ici et là dans mon fichiers des hispanismes lexicaux, comme « exemple » du fait que j'identifie très souvent des hispanismes qui n'en sont pas du tout, ces vocables se disant fort bien dans ces sens en français. Heureusement pour eux, ils se contentent de faire ces remarques critiques très confidentiellement. Mais parfois, et c'est amusant, cela se dit entre les branches dans des colloques internationaux, voire les rencontres « internationales ».

      On trouve toutefois sur l'internet un document, qui accompagnait une séance de séminaire du professeur Thierry Davo de l'Université de Reims, intitulé « Guy Laflèche et Lautréamont : lecture bilingue des Chants de Maldoror » (2016). Le professeur d'espagnol n'a pu me transmettre le texte ou un sommaire de sa communication (qui traiterait de la langue du lecteur dans sa lecture des oeuvres). Lorsque son document présente des hispanismes lexicaux (peu nombreux), ils se trouvent déjà tous dans mon glossaire. Et son document contient beaucoup d'éléments sans aucun rapport avec l'hispanisme, dont plusieurs expressions parfaitement correctes en français. Aucune critique de mon travail ne s'y trouve, moi dont le nom figure dans le titre de son document ! Au fil de nos échanges cordiaux, en 2018, il finit tout de même par m'écrire que sa communication critiquait ce qui lui semblait être certains excès, citant me dit-il, « les propos de Starobinski sur les anagrammes de Saussure. En gros, est-ce qu'à force de chercher, on ne finit pas par trouver ce que l'on cherchait ? » (10 déc. 2018). Ses « critiques sur des points précis », bien que promises, ne sont jamais venues. Il faut dire que mon sympathique jeune collègue n'est pas, comme moi, retraité, et par conséquent, comme presque tous les professeurs, il est ... débordé !

      La deuxième et dernière intervention concernant la présente étude des hispanismes dans les Chants est à la fois publique et curieusement condidentielle. Elle est de l'Uruguayen Jacques-André Duprey, dans sa biographie et son étude littéraire, ouvrage intitulé Lautréamont uruguayo, vol. 1, Biografía de Isidoro Luciano Ducasse, 1846-1870 (Montevideo, El bichito, 2013, 306 p.). En fait, les Ediciones del Bichito ne répondent pas; l'ouvrage ne se trouve ni à la Bibliothèque nationale de Montévidéo, ni à celle de Buenos Aires, ni apparemment dans aucune bibliothèque universitaire d'Amérique du Sud, ni celle du Mexique ou celles d'Amérique du nord, ni nulle part en Europe, sauf... magiquement, à la Bibliothèque Nationale de France ! — Mais il est possible que les éditions El bichito ne soient qu'un prête-nom. En rendant compte d'une intervention de l'auteur au colloque de Montévidéo de juin 2018, Michel Pierssens dit de l'ouvrage qu'il a été « publié à compte d'auteur mais jamais réellement diffusé » (Cahiers Lautréamont, nouv. série, no 1, 2019, p. 50).

      L'ouvrage n'est donc connu que par le résumé (car il ne s'agit pas d'un compte rendu) qu'en donne Kevin Saliou, qui a eu la chance extraordinaire de recevoir l'ouvrage en cadeau, de son auteur, lors d'un passage en Uruguay : « Lautréamont uruguayo » (les Cahiers Lautréamont, nouv. série, no 1, 2019, p. 79-97). Autour de la page 125, l'ouvrage contient une section ou quelques pages sur l'hispanisme d'Isidore Ducasse. En voici le résumé de K. Saliou, que je commenterai ensuite, en l'annotant.

Duprey propose encore un relevé nuancé et raisonné des hispanismes de l'oeuvre, distinguant les hispanismes pleins, indéniables et grammaticalement incorrects dans la langue française, des hispanismes partiels, manières confuses de s'exprimer qui produisent un effet d'étrangeté (1). Mais, s'opposant à Guy Laflèche qui voyait des hispanismes à toutes les pages (2), Duprey explique : « en général, les analystes qui ne parlent pas espagnol ont tendance à voir dans l'oeuvre d'Isidore plus d'hispanismes qu'il ne s'en rencontre (3) » (p. 125). Avec justesse, il fait également remarquer que dans les Poésies (4), où Ducasse se présente comme un écrivain français (5), on ne trouve guère de ces tournures hispanisantes, alors que l'expression confuse (je reprends le terme employé par Duprey) demeure. Duprey rappelle que le principal apport migratoire à Montevideo, pendant l'enfance du poète, fut le français, et ensuite l'italien (6). On parlait donc en Uruguay un langage hybride mêlant espagnol, français et italien. François Ducasse (7) pouvait lire alors un large choix de journaux en français, édités sur place, si bien que les hispanismes d'Isidore ne sont vraisemblablement pas une création originale, consciente (8) ou inconsciente, mais bien la manière dont le français se parlait à Montévidéo (9). Ils révèlent moins des traits de sa personnalité ou de son caractère (10). En France, les Pyrénées constituent une barrière naturelle qui a freiné les contaminations linguistiques dans la région de Tarbes ou de Pau (11). Durant ses années d'études, Isidore a été contraint d'oublier sa fréquentation de l'espagnol pour adopter le français plus correct qu'exigeait de ses écoliers l'enseignement des lycées impériaux. Sa pratique du latin aura achevé de brouiller les cartes, si bien qu'il est difficile de déduire aujourd'hui ce qui est un hispanisme dans l'oeuvre de ce qui est un latinisme (12).

—— Kevin Saliou, article cité résumant le livre de Jacques-André Duprey, p. 86-87.

      Évidemment, on ne peut tirer de conclusions définitives sur un résumé du livre de J.-A. Duprey, avant d'avoir eu l'ouvrage en main. Mais il est fort probable que le résumé de K. Saliou ne trahisse pas le texte, de sorte que les critiques et commentaires qui suivent devraient être pertinents. Dès que j'aurai pu lire l'ouvrage, c'est mon propre résumé, avec citations et exemples à l'appui qu'on trouvera ici, ou plus probablement un compte rendu critique du moins de la section du livre consacrée à l'hispanisme.

(1) Départager des hispanismes « pleins » et « partiels » n'a évidemment rien de nuancé ni de raisonné, car ce n'est pas approprié et à plusieurs niveaux. D'abord il faut distinguer les diverses formes linguistiques des hispanisme, car les hispanismes morphologiques et à plus fortes raisons syntaxiques sont incontestables par définition et ce sont ces hispanismes qui affectent le plus profondément la texture des Chants : au théâtre, les Chants devraient être lus avec l'accent espagnol. Voir le fichier « locutions et tournures syntaxiques ».

      J.-A. Duprey doit prendre en considération les seuls hispanismes lexicaux. Or, il suffit de se reporter au glossaire du présent fichier pour comprendre que les hispanismes lexicaux ne s'analysent nullement en deux catégories qu'on pourraient désigner comme « plein » ou « partiel ». Il faut d'abord considérer deux axes de l'analyse, l'analyse lexicale d'un côté, l'analyse contextuelle de l'autre. En effet, à partir du moment où un hispanisme lexical est identifié, il faut évaluer ses occurrences. S'il s'agit d'un hapax, un vocable qui ne se présente qu'une fois, ou d'un vocable de très basse fréquence, une analyse du type de celle proposée par J.-A. Duprey serait possible, si du moins il s'agissait de la majorité des cas. Or, beaucoup d'hispanismes lexicaux, comme on le voit au glossaire, ont des fréquences moyennes, élevées ou même très élevées. Dans tous ces cas, une analyse en mode binaire n'est pas appropriée, ni même possible. Il faut d'ailleurs distinguer deux situations très différentes. Soit un vocable présente une signification hispanique pour une partie donnée de ses occurrences, et une autre partie parfaitement conforme aux emplois français; soit encore (et c'est le plus fréquent) une série d'occurrences qui se distribuent, en contexte, entre des occurrences d'emplois parfaitement français et d'autres radicalement hispaniques, ou « plus ou moins », c'est-à-dire que les emplois sont gradués et à tel point qu'il est parfois difficile de situer sur l'échelle un emploi particulier. Il y a même quelques cas où un emploi d'un vocable « est » ou plutôt « paraît » parfaitement français, alors que l'étude des autres occurrences du vocable prouve hors de tout doute que le vocable en question n'a pas ce sens « français » pour son auteur ou dans le contexte et que le comprendre ainsi trahit le texte. Dès lors, on comprend vite que ce ne sont pas les vocables qui nous intéressent dans l'analyse de l'hispanisme lexical, mais bien leurs contextes et chacun de leurs contextes.

      On comprendra donc qu'il n'est probablement question que des hispanismes lexicaux dans l'ouvrage de J.-A. Duprey, et non des hispanismes morphologiques, ou des hispanismes syntaxiques. Or, il se trouve que les hispanismes conjuguant la morphologie, la lexicologie et la syntaxe produisent des expressions, des propositions et des phrases que J.-A. Duprey comprend parfaitement bien. Mais il ne sait pas et ne peut savoir qu'aucun francophone ne peut rien y comprendre. Le plus important apport d'El bozo, la moustache de Lautréamont aura été de mettre sous les yeux des lecteurs francophones une centaine de segments des Chants qui ne se comprennent pas en français. Désignés sous le nom de « locutions et tournures syntaxiques », c'est certainement le fichier le plus important non seulement pour les francophones, mais également pour les hispanophones qui voudraient savoir... ce qui ne se comprend pas en français dans les Chants ! Il ne s'agit évidemment pas de traduire ces expressions, mais d'indiquer aux francophones qui lisent les Chants ce qu'elles signifient « en espagnol dans le texte » !

      En ce qui concerne l'hispanisme dans son ensemble, rien n'empêchera, évidemment d'en proposer une évaluation globale; pour l'hispanisme lexical dans les Chants, ce sera le prochain objectif du présent fichier, « L'hispanisme dans les Chants de Maldoror », de l'établir de manière rigoureuse. Mais ses résultats ne s'exprimeront pas dans quelques classes ou catégories, car nous sommes en face d'une symphonie sémantique. Une bonne façon de procéder sera probablement de prendre cette idée au pied de la lettre et d'affecter chaque vocable d'un indice qui représentera ses variations en contexte.

      Encore un mot pour finir cette première note : il faudra voir quelle référence à mes travaux se trouve à la page 125 de l'ouvrage de J.-A. Duprey et à sa bibliographie. Normalement, c'est l'adresse < Singulier.info/ma > qu'on devrait y trouver. Chose certaine, comme on le voit ici, l'analyse qu'on commence à lire est déjà un dénigrement de mon travail, puisqu'il n'en est pas rendu compte correctement, rigoureusement.

(2) La formulation du résumé est évidemment incorrecte. D'abord, on ne doit pas parler au passé, car mes fichiers sont toujours en cours d'élaboration; ensuite il faut dire, ce qu'on lira peut-être dans le livre, si c'est d'un de mes articles à ce sujet ou du présent fichier, dont on parle; enfin, je ne « trouve » pas des hispanismes à toutes les pages, car il « s'en trouve » à toutes les pages. C'est un fait.

      J'ai déjà exposé clairement la procédure qui me permet, en une série de dix opérations, d'éditer chaque strophe et de débusquer ses hispanismes. Après analyse ou après l'évaluation de mes intervenants (dont Manuel Serrat Crespo aura été le plus important), il m'est arrivé d'en soustraire. Mais l'inverse a été beaucoup plus fréquent : dans l'étude d'une strophe donnée, j'identifie un hispanisme (le plus souvent lexical) et je me rends compte qu'il se trouvait déjà dans une ou plusieurs strophes déjà éditées et que je ne l'avais pas vu. Il est donc très probable que de nombreux, très nombreux hispanismes échappent encore à mes analyses. Et dire que J.-A. Duprey me reproche... (voir la note suivante !).

(3) Cette affirmation (une citation) appelle plusieurs protestations. D'abord, les analystes en question, évidemment, c'est moi (car J.-A. Duprey serait bien en peine de nommer un seul autre analyste sur la question); or, cet analyste parle espagnol et, surtout, le lit couramment depuis au moins 55 ans. J.-A. Duprey veut dire, probablement, que je suis francophone; que ma langue maternelle n'est pas l'espagnol. C'est parfaitement exact. Mais J.-A. Duprey ne sait pas en tirer les bonnes conclusions. Premièrement, aucun hispanophone ne trouvera jamais d'hispanismes dans un texte français, c'est impossible. Est-ce que J.-A. Duprey aura trouvé des hispanismes que personne d'autre n'avait vus avant lui ? Voilà qui serait très surprenant, s'il ne s'agit pas d'hispanismes qu'il connaît déjà. Il faut donc un francophone qui maîtrise très bien l'espagnol, mais nécessairement un francophone, pour faire cette analyse. Ensuite, ce francophone doit bien connaître sa grammaire du français et, surtout, l'avoir revue souvent et récemment. L'idéal, évidemment, je n'y suis pour rien, car cela se trouve facilement, est qu'il soit, comme moi, linguiste et grammairien de la langue française.

      En ce qui concerne le fait que je trouverais plus d'hispanismes qu'il ne s'en trouve dans les Chants parce que je suis francophone, l'affirmation n'a pas de sens et relève du dénigrement gratuit. Ou bien j'identifie les hispanismes qui se trouvent dans le texte, ou l'on montre qu'ils n'en sont pas. Et la discussion est ouverte depuis plusieurs décennies sur El bozo, édition interactive des Chants de Maldoror. Or, je l'ai dit en ouvrant le présent fichier, c'est la double attitude inverse qu'on rencontre, celle, absurde, des francophones sans aucune connaissance de l'espagnol qui refusent de voir la réalité (en triturant parfois le français); mais l'attitude contraire est encore plus fréquente et désolante, celle d'hispanophones que refusent absolument de voir un hispanisme qu'on leur signale en affirmant (généralement à grands coups de dictionnaires) que cela est... parfaitement français !

(4) L'édition critique des Poésies viendra bientôt ici. Mais il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour avoir l'intuition que la réécriture de travaux scolaires et de textes français comprendra beaucoup moins d'hispanismes que les Chants. D'autant que l'objectif évident d'Isidore Ducasse était alors de « pratiquer » son français.

(5) Ducasse a toujours été et s'est donc toujours présenté comme un « écrivain français ». Un écrivain français d'origine montévidéenne, ses lecteurs le savent tous depuis la dernière strophe du Chant premier. Cela n'a aucun rapport avec le fait qu'on trouve plus ou moins d'hispanismes lexicaux dans les Poésies.

(6) À partir de cette phrase, J.-A. Duprey va donner dans la « critique littéraire » et plus précisément celle des exposés de la peudo-science qu'on pratique au collège, c'est-à-dire l'« histoire littéraire ». Même si l'exposé jusqu'ici était bien éloigné des rapports de recherche (scientifiques, évidemment) des études littéraires, on va assister maintenant aux dérives approximatives se rapportant vaguement au « sujet », l'hispanisme d'Isidore Ducasse.

      À Montévidéo, l'immigration est largement française et italienne durant l'enfance d'Isidore. Donc ! « On parlait donc en Uruguay un langage hybride mêlant espagnol, français et italien ». Il s'agit là, évidemment, d'une pure fabulation, d'autant que cette immigration est récente. Chacun parle sa langue maternelle on ne peut plus correctement. S'il s'y mêle des gallicismes, par exemple, lorsqu'un adulte francophone s'exprime en espagnol, d'abord ce sera exceptionnel et ensuite cela ne porte pas à conséquence, évidemment.

      Ma consultation des journaux à la Bibliothèque nationale de Montévidéo, sommaire il est vrai, mais sur plusieurs jours, ne m'a permis de voir aucun langage « hybride », ni en castillan, ni en français. Si tel avait été le cas, j'aurais évidemment lancé la recherche sur ce beau sujet.

(7) François Ducasse a une formation en pédagogie, il détient son diplôme de l'École Normale de Pau et sera instituteur de 1829 à 1839, durant dix ans. On l'imagine assez mal baragouiner le français de son fils.

      Mais le problème inverse est beaucoup plus important. La langue « maternelle » d'Isidore est le castillan, celui de ses niñeras et de ses amis d'enfance, ceux du voisinage et des jeux; la langue qu'il maîtrisera toujours parfaitement bien à l'oral. Sa langue « paternelle » est le français, mais il est fort probable que son père doive lui parler parfois en espagnol lorsqu'il s'agit de se faire bien comprendre rapidement. On ne sait rien de ce que son père à pu lui enseigner ou lui faire enseigner du français avant son départ pour la France à treize ans. Chose certaine, il ne tient ses hispanismes en français ni de son père, ni du parler des Français de Montévidéo. Sa prononciation du français doit être marquée d'un fort accent espagnol. En tout cas, les Chants prouvent qu'à treize ans il baragouinait le français et que son apprentissage aux lycées de Tarbes et de Pau n'a pas été de tout repos, ni produit tous les résultats escomptés. Mais lui et son père doivent être fier et assez content (respectivement) du résultat, puisque le voilà écrivain français à Paris !

(8) Imaginer un instant et le moindrement que les hispanismes des Chants puissent être une création « consciente » relève du pur délire. La formulation négative n'en est pas moins amusante, puisqu'elle est proprement absurde.

(9) On a compris que cette « conclusion » est également absurde. La question qui se pose est de savoir pourquoi J.-A. Duprey invente une telle hypothèse. Lorsque je pourrai avoir son texte sous les yeux, il est probable que je puisse montrer que son objectif est de minimiser l'importance des hispanismes dans l'oeuvre de Ducasse et d'en dénigrer l'étude. Pourquoi ?

(10) Sic !

(11) Du point de vue linguistique et grammatical, ces années de lycées correspondent tout simplement à son apprentissage du français et, surtout, du français écrit. Il n'y a aucune raison d'enrober cela dans une analyse de la situation du français en France...

(12) Dans l'étude mot à mot des Chants, du début à la fin, je n'ai jamais trouvé un seul latinisme. Sauf erreur, on n'y trouve pas même un seul mot latin. Isidore Ducasse n'a évidemment aucune culture latine, Rome et son empire, ni sa littérature, n'occupent aucune place dans son oeuvre, et il est même curieux que l'enseignement scolaire des études latines n'ait eu absolument aucun impact sur son oeuvre.

      Je crois que la conclusion provisoire de la note (9) confirme celle de la note (1), avec l'affirmation saugrenue suivante : « il est difficile de déduire aujourd'hui ce qui est un hispanisme dans l'oeuvre de ce qui est un latinisme » ! Cette pure invention ne peut avoir d'autres buts que de confondre son lecteur. Pourquoi ?

      Conclusion provisoire ? Après la non-intervention de Thierry Davo, l'analyse très approximative des hispanismes lexicaux dans l'oeuvre d'Isidore Ducasse, par Jacques-André Duprey, donne une information incomplète, qui déforme et simplifie une réalité complexe. En revanche, la situation de l'hispanisme dans la biographie de l'auteur, comme ses situations sociales en Uruguay et en France, cela relève de la pure désinformation, dont l'objectif, apparemment, est une tentative d'effacer la réalité déjà déformée du phénomène pourtant passionnant de l'hispanisme dans l'oeuvre du Montévidéen.

      _gl>-, 19 septembre 2021 — à suivre !

      Voici maintenant (15 septembre 2022), après l'édition des soixante strophes des Chants de Maldoror, l'analyse que je peux proposer de l'hispanisme dans l'oeuvre du Montévidéen (car le phénomène ne changera pas substantiellement avec les Poésies). Je suis simplement la logique de nos langues romanes, dont la grammaire, dirais-je, encadre le dictionnaire, de sorte qu'elle propose trois études successives, la morphologie, la lexicologie et la syntaxe. Mais une autre section, et non des moindres, s'ajoute sur les incorrections en français du « parfait bilingue », où l'hispanisme joue deux rôles, comme on le verra. Et l'on en verra aussi pour finir les faces cachées !

      H-i-s-p-a-n-i-s-m-e. Voyez la définition du vocable, incorrecte et incomplète dans nos dictionnaires, en tête du glossaire des hispanismes lexicaux. Hispanisme, le mot a deux significations et de nombreux emplois.

I. Les hispanismes morphologiques

      La statistique n'est pas très efficace sur ce point, tout simplement parce que c'est toute la grammaire de l'espagnol qu'impliquent les Chants de Maldoror. Le dépouillement sur La morphologie et les constructions espagnoles est assez éloquent de par son étendue et sa diversité, ce qu'on voit nettement avec les emplois des démonstratifs; mais il y a deux catégories grammaticales qui illustrent encore mieux le phénomène, produisant systématiquement des aberrations grammaticales auxquelles aucun francophone ne saurait être insensible, d'abord les possessifs appliqués aux parties du corps, et ensuite les emplois des prépositions. En effet, on ne saurait lire en français, sans sourciller, « j'ai mal à ma tête » ou « je m'enfonce dans mes couvertures » ! Et ces deux seules aberrations typiques sont identifiée 55 fois tout au long des Chants, alors que l'oeuvre doit en compter en réalité quelques centaines. Car ce fichier ne retient que ce qui est incontestablement fautif, généralement dus à l'hispanisme mais parfois aussi à une méconnaissance des usages du français.

      On comprend donc que ce dépouillement des hispanismes morphologiques n'est qu'une très sommaire radiographie du phénomène. Il s'agissait de l'illustrer, simplement. Mais on peut s'amuser à prolonger cet épouillement, ce qu'on n'aura aucune peine à réaliser sur n'importe quelle strophe de l'oeuvre, car on peut dire, sans trop exagérer, que ses structures morphologiques ne sont pas françaises, mais castillanes. Mot à mot, point par point, un syntagme après l'autre, nous sommes dans un univers linguistique espagnol. Cela n'a jamais gêné les lecteurs, qui n'en savaient rien, durant un siècle ? Bien sûr, s'agissant d'une langue romane « (re)présentée » mot à mot en français. Mais on le sait maintenant, cette oeuvre a d'abord été pensée en espagnol, avant d'être rédigée... en espagnol dans le texte français ! Qu'en est-il de son lexique ? Comme on va le voir, l'analyse en est beaucoup plus amusante, parce qu'elle est plus simple : des mots, cela se compte !

II. Les hispanismes lexicaux

Liste aphabétique

      Voici d'abord la liste alphabétique des 294 hispanismes lexicaux actuellement identifiés. Il s'agit d'une simple arithmétique du glossaire des hispanismes. Mais ce sommaire ajoute des informations inédites qui en permettent l'analyse statistique et orientent l'évaluation du phénomène. Le phénomène en question est d'ordre sémantique. Je ne connais pas d'autre dépouillement de cet ordre. La statistique lexicale enregistre et compte le plus souvent des mots, des formes, des signifiants. Or, ce qui nous intéresse ce sont les « sens » de ces mots, les sens hispaniques des occurrences de ces signifiants. Toutefois, ce dépouillement statistique, portant sur un corpus étendu, les Chants de Maldoror, analysant les « signifiés », hispaniques ou non, des vocables, s'appuie objectivement sur nos dictionnaires du français et de l'espagnol. Il n'est donc pas nécessaire de connaître le français et l'espagnol pour en évaluer la rigueur, deux dictionnaires suffisent !

      Statistiquement, les entrées de l'index ont été vérifiées et revues une à une, notamment pour en compter les occurrences des vocables qui n'étaient pas employés aux sens hispaniques. Par exemple, le vocable « dire » enregistrait une occurrence de cet ordre; il fallait donc connaître le total des occurrences du vocable, soit 222, pour pouvoir calculer la fréquence relative de l'hispanisme (1/222 occurrences; 1/294 vocables, soit une occurrence d'un vocable employé 222 fois, sur les 294 vocables du corpus des hispanismes). Pour réaliser cette compilation, j'ai utilisé deux instruments informatiques. D'abord le dépouillement des Chants de Maldoror du Trésor de la langue française, soit l'ARTFL Project. Cette base de données permet d'avoir à l'écran toutes les « formes » d'un vocable et leurs occurrences (en contexte si on le désire). Pour vérifier que le vocable « acte » se trouve 16 fois dans les Chants, il suffit de lancer la demande « acte OR actes » pour avoir à l'écran les 16 occurrences du vocable. Lors de cette opération, j'ai corrigé mes dépouillements en ajoutant souvent de nouvelles occurrences qui m'avaient échappées. L'opération s'applique aussi bien aux noms qu'aux adjectifs, comme à toutes les catégories grammaticales, sauf aux verbes. J'ai donc utilisé ensuite l'index lemmatisé de Cyril et Dominique Labbé (« Lautréamont : vocables et formes », BEUG, Bibliothèque électronique de l'Université de Grenoble) : < lexicometrie.univ-grenoble-alpes.fr >). Il s'agit d'un dépouillement alphabétique de tous les vocables, avec l'énumération de toutes leurs formes. Au vocable « acte », dont il vient d'être question, on trouve « acte », 19 occurrences, et les formes « acte », 13 occ., et « actes », 6 occ. (mais il faut faire attention que le tableau statistique compte aussi les occurrences des Poésies, ici 3 occ., et même de la correspondance). Ce dépouillement statistique est essentiel pour les formes verbales. Le vocable « dire » se trouve une fois à notre index des hispanismes; c'est le dépouillement de Cyril et Dominique Labbé qui dépouille les 222 occurrences du verbe sous toutes ses formes (dira, dirai, dirait, dire, dirent, etc.).

      Outre ce dépouillement statistique, la liste qui suit pourra être consultée pour ses précisions lexicales. Elle donne entre parenthèses le nombre d'emplois distincts d'hispanismes qu'on trouve dans l'index. Par exemple, « avertir - 4/13 (2) » indique que les quatre occurrences de sens hispanique (sur les 13 occurrences du vocable au total) s'emploient en deux sens, soit "conseiller" et "informer". Par ailleurs, la mention « +v » indique une série de « variations » qui devraient être prises en compte pour prolonger ou développer l'analyse contextuelle, c'est-à-dire que le nombre des occurrences du vocable qui ne sont pas comptées comme des hispanismes sont ou peuvent être plus ou moins de sens hispanique. Cette précision est importante aussi bien en pratique qu'en méthodologie. Elle illustre d'abord que l'étude des hispanismes de l'oeuvre ne saurait être considérée comme une opération mécanique, s'agissant de jugement linguistique. Mais la notation vise également des cas précis où le lecteur des Chants doit être particulièrement attentif, car si tous les hispanismes identifiés, par définition, doivent être (ré)évalués dans chacun de leurs contextes, il y a des cas où j'ai laissé volontairement l'analyse au jugement du lecteur, notamment dans les cas où la nuance de sens est trop fine pour être déclarée catégoriquement.

      Reste, en statistique, la question la plus difficile, celle de la fréquence relative. J'indique entre parenthèses la fréquence de l'emploi hispanique dominant dans la fréquence totale du vocable, chaque fois que cet emploi me semblait s'imposer à la simple lecture du glossaire. Deux exemples. Le vocable « agonie » a huit occurrences et la moitié sont des hispanismes (donc 4/8), mais ces quatre hispanismes sont au pluriel (4/4, "râles"). « Anneau » se trouve six fois dans les Chants et une fois dans un syntagme hispanique (1/6), mais ce syntagme, « étendre ses anneaux » ("se perpétuer") ne se rencontre qu'une fois (1/1). Autrement dit, les hispanismes tendent à se constituer en « vocables » et en « syntagmes » particuliers. Je reprends mon exemple favori : « dire » est de très haute fréquence (222 fois), mais on ne trouve qu'une seule fois le syntagme négatif au sens espagnol, « ne pas dire », "ne pas reprocher". Pourtant, j'ai décidé de calculer les emplois hispaniques avec la fréquence totale de chacun des vocables. En fait, il était impossible de faire autrement, du point de vue statistique, car sinon il faudrait affirmer que le vocable « couvrir » (14 occurrences) est un vocable différent lorsqu'on le trouve au sens hispanique ("habiller", 1/14); or, évidemment, cette analyse s'applique par définition à tous les vocables partageant leurs occurrences entre des emplois de sens hispanique et de sens français. Je n'ai fait qu'une exception à cette règle et je dois avouer qu'il s'agit d'un pur caprice : j'ai distingué l'hispanisme « sortir » ("partir", 1/41) et... « sortir de terre » ("apparaître", 1/1); on comprendra que j'ai cédé ici à ma fascination pour la langue espagnole et le plaisir d'en isoler un idiotisme qui ne viendrait jamais à l'esprit d'aucun francophone.

      Cela dit, si le dépouillement statistique des emplois hispaniques se fait sur le total des occurrences des vocables, il ne fait pas de doute que la perception du lecteur, averti de l'hispanisme dans les Chants, sera plus proche de celle qui découle de la statistique des emplois que la liste qui suit indique entre parenthèses; s'il est évident que cette statistique varierait avec la sensibilité linguistique de chaque lecteur, ce sous-ensemble du dépouillement global représentera toujours le fait que le dépouillement statistique présenté et analysé ici est un en deçà de la réalité linguistique de l'hispanisme dans les Chants, ce qui est donc suffisant pour le caractériser. De la même manière, il ne fait aucun doute que le nombre des hispanismes lexicaux de l'oeuvre est plus élevé (et certainement de beaucoup) que les 294 vocables que j'ai pu en identifier, tandis que l'expérience a montré qu'en reprenant l'analyse, on n'arriverait à en éliminer bien peu, puisque le principe était justement de ne retenir que les cas qui ne pourraient être contestés (l'analyse s'étant réalisée publiquement sur de nombreuses décennies).

      Voici donc la liste du dépouillement qui sera la matière première de l'analyse des hispanismes lexicaux dans les Chants de Maldoror.

[1] absenter (se) - 1/1;
[2] acculer (se) - 1/1;
[3] acte - 1/16;
[4] actuel - 4/5 (3);
[5] adieu (un adieu) - 5/18;
[6] adolescent, jeune adolescent (toujours au masculin) - 3/23;
[7] affirmer - 1/12;
[8] agonie - 4/8 (au pluriel, hispanisme - 4/4);
[9] aguets (aux) - 1/3;
[10] aileron - 1/1;
[11] amant - 3/7 (amant de - 3/3);
[12] Amazones - 1/1;
[13] an (et année) - 5/43;
[14] angle - 3/7;
[15] anneau - 1/6 (étendre ses anneaux - 1/1);
[16] antique - 2/6;
[17] apercevoir (se) - 1/70;
[18] aplatissement - 1/1;
[19] aplomb - 1/1;
[20] appartement - 3/4;
[21] appliquer (se) - 1/13;
[22] approche - 2/4;
[23] approuver - 1/4;
[24] arranger - 1/2;
[25] arriver - 7/54;
[26] aspect - 6/10;
[27] au-dessus de - 2/29;
[28] autrui - 1/3 (d'autrui - 1/1);
[29] avantage (avec avantage) - 2/2;
[30] avertir - 4/13 (2);
[31] bague - 1/1;
[32] baiser - 1/6;
[33] balance (pencher la) - 1/4;
[34] bassin - 1/3;
[35] beau - 1/55 (beau de corps - 1/1);
[36] bloc - 1/7 (bloc de sépulture - 1/1);
[37] boeuf - 2/2;
[38] boule - 1/7;
[39] bouquet - 1/2;
[40] brassée - 3/3;
[41] broyé - 1/5;
[42] buisson - 1/3;
[43] cadenasser - 1/1;
[44] carcasse - 1/5;
[45] carrière - 2/6;
[46] cervelle - 1/12;
[47] chambre - 1/28;
[48] chance (chance malencontreuse) - 1/1;
[49] charpente (charpente osseuse) - 2/2;
[50] charpentier - 3/3;
[51] chemin - 2/25;
[52] cheminer - 4/4;
[53] chenil - 8/8;
[54] chien 1/25 (du chien - 1/1);
[55] chirurgique - 1/1;
[56] cimenter - 1/1;
[57] collège - 1/1;
[58] communicatif, vertu communicative - 1/1;
[59] compte - 1/10 (à bout de compte - 1/1);
[60] conserver - 13/20 +v;
[61] consommé - 1/2;
[62] construire - 4/10 (2);
[63] convenable - 2/8 +v;
[64] côté - 1/64 (par un côté - 1/1);
[65] cou 2/20 (abaisser le cou - 2/2);
[66] coucher - 1/15 (se coucher avec - 1/1);
[67] coup - 1/59 (coup d'esprit - 1/1);
[68] couronnement - 1/1;
[69] course - 4/10 +v;
[70] couver - 2/4;
[71] couvrir - 1/14 (couvrir = habiller - 1/1);
[72] cré;puscule - 5/5;
[73] crier - 2/8 (crier = s'écrier - 2/2);
[74] défiance et défiant - 2/2 +v (méfiance);
[75] défoncer - 1/1;
[76] degré - 1/10 +v;
[77] dehors -2/8 (en dehors de - 2/2);
[78] dent -1/15 (se laver les dents - 1/1);
[79] désorienter (se) - 1/1;
[80] détacher - 1/8;
[81] dévisager - 1/1;
[82] dire - 1/222 (pour reprocher - 1/1);
[83] direction - 5/14;
[84] discorde - 1/1;
[85] discuter - 3/10;
[86] disgrâce - 1/1;
[87] disséquer - 1/1;
[88] divers - 1/24;
[89] donner (se) - 1/71 (se donner = se confier - 1/1);
[90] doré - 1/3 (jeunesse - 1/23, jeunesse dorée - 1/1);
[91] dos - 1/13 (dos tourné vers - 1/1);
[92] draperie - 1/2;
[93] échapper - 3/22;
[94] effet - 1/38 (truc à effet - 1/1);
[95] élever - 5/38 (3);
[96] embarras - 1/1;
[97] embarrasser (et embarrassé) - 3/3;
[98] embrasser - 3/19;
[99] emparer - 1/6;
[100] enfant - 5/55;
[101] enfermer - 1/10;
[102] enlever - 9/11 (2);
[103] entrecoupé - 1/1;
[104] entrelacer - 2/9 (2) +v;
[105] entrer - 1/15 (entrer dans un âge - 1/1);
[106] entretenir - 1/2;
[107] envenimer (envenimé) - 2/2;
[108] épais (dont corde épaisse) - 3/14;
[109] épaule - 1/16;
[110] espace - 1/28 (espace de route - 1/1);
[111] espérance - 3/6;
[112] espérer - 1/14;
[113] espionner - 1/1;
[114] éterniser (se) - 1/2;
[115] éternité - 3/13 (jusqu'à l'éternité - 3/3);
[116] étoilé - 1/2;
[117] étranger - 2/4 (2);
[118] étroit - 2/12;
[119] évaporer (évaporation) - 5/5;
[120] événement - 3/13 (2);
[121] excentrique - 1/3;
[122] exciter - 7/10 +v;
[123] existence - 13/27 (2);
[124] exister - 5/24;
[125] fabriquer - 2/2;
[126] fantôme - 1/9 (fantôme = image - 1/1);
[127] fatalement - 1/4;
[128] feindre - 1/2;
[129] fer - 1/18 (loi de fer - 1/1);
[130] fête - 1/1;
[131] fils - 12/36;
[132] filtrer - 2/2;
[133] gagner - 1/10 (gagner le large - 1/1);
[134] garçon - 1/1;
[135] gonfler (gonflé) - 6/15;
[136] grammatical - 1/1;
[137] guider - 1/2;
[138] habileté - 1/3;
[139] haleine - 3/6 (2);
[140] hâtif - 1/1;
[141] heure - 1/62 (jusqu'à cette heure - 1/1;
[142] ¡ hombre !, ¡ humain ! (interjection) - 11/11;
[143] honte - 1/11;
[144] humeur - 1/4;
[145] humidité (humidité du temps) - 1/1;
[146] ignoble - 1/4;
[147] immense - 2/28 (2);
[148] importer (n'importe !) - 5/17 (3);
[149] impression - 2/11;
[150] imprononçable - 1/1;
[151] impunité (avec impunité) - 1/1;
[152] indifférent - 1/3;
[153] individualité - 1/1;
[154] inébranlable - 1/5;
[155] inexpérient - 1/1;
[156] instrument - 2/12;
[157] intérieur - 1/10 ("vie psychique" - 1/1);
[158] interprétation - 1/3;
[159] intituler (et s'intituler) - 3/3;
[160] introduction - 1/1;
[161] investigation - 3/4 (2);
[162] jeter 1/45 (jeter de côté - 1/1);
[163] jour - 3/115 (2);
[164] laboureur - 1/1;
[165] lâcher - 1/3;
[166] laisser - 1/93 (laisser tomber = perdre, 1/1);
[167] lamentable - 4/4 (2);
[168] légalement - 1/1;
[169] légèrement - 1/1;
[170] lettres - 1/16 (graver - 1/6 graver des lettres - 1/1);
[171] liège - 1/1;
[172] lire 1/37 (lire = déchiffrer - 1/1);
[173] maintenir - 1/5;
[174] maître - 9/32;
[175] maladie - 1/10;
[176] mamelles (enfant en mamelles) - 1/5;
[177] manoeuvre - 3/6;
[178] manquer - 1/26 (lui manquer = lui reste à faire - 1/1);
[179] marcassin - 3/3;
[180] mât - 1/3;
[181] méditer 1/4 (méditant beaucoup - 1/1);
[182] minime - 2/2;
[183] minutie - 1/1;
[184] moment - 3/48 (3);
[185] momentanément - 2/2;
[186] montrer (se) - 11/57 +v;
[187] motif - 7/12 +v;
[188] mouiller - 1/4 (mouiller de vinaigre - 1/1);
[189] mouvoir (se) - 2/4;
[190] mugir - 2/3;
[191] muter - 1/1;
[192] narine - 9/10;
[193] natation - 3/3;
[194] naturel - 2/28 (2);
[195] obscurcir - 2/4;
[196] opinion - 8/15 +v;
[197] ouvert - 1/15 (guerre ouverte - 1/1);
[198] paille - 1/9 (un rien - 1/1);
[199] palais - 1/10 (bon au palais - 1/1);
[200] parage - 3/9;
[201] pardonner - 1/13;
[202] parole - 22/30 (2);
[203] parsemer - 3/3;
[204] partial - 2/2;
[205] parties - 1/35, dont "organes génitaux", 4 occ. (parties basses - 1/1);
[206] passage - 1/15;
[207] passer - 1/98 (passe alors - 1/1);
[208] pèlerinage - 3/3;
[209] pendant (adj.) - 3/3;
[210] percé - 1/2;
[211] perdition - 1/1;
[212] pères - 1/1;
[213] perpétualité - 1/1;
[214] petit - 1/33 (petite main - 1/1);
[215] place 1/40 (qui n'est pas à sa place - 1/1);
[216] poids - 1/8;
[217] point fixe - 1/1;
[218] poitrine - 1/43 (dans sa poitrine - 1/1);
[219] porter - 10/57;
[220] posséder - 15/17;
[221] poudre - 1/2;
[222] poudreux - 2/2;
[223] poussière - 2/14 (mettre en poussière - 2/2);
[224] précipitation (avec) - 2/2;
[225] prééminence - 2/2;
[226] premier-né - 2/2;
[227] présence - 1/28;
[228] presser - 3/11;
[229] pression - 1/6;
[230] primitif- 5/5;
[231] principal, adj. - 2/8;
[232] prompt (promptement, promptitude) - 6/6;
[233] puissance - 2/23 (de puissance à puissance - 2/2 ou 1/1 !);
[234] quelque chose de meilleur - 1/1;
[235] quotidien - 2/3;
[236] ramasser - 1/8;
[237] rame - 2/2;
[238] ramener - 2/6;
[239] ramper, rampant - 2/6;
[240] rapidité - 1/5;
[241] raser - 4/4 +v (frôler);
[242] rationnel - 1/1;
[243] reconstruire - 1/1;
[244] refuser - 1/12;
[245] rein - 1/3;
[346] remuer - 3/26 +v;
[247] rencontrer - 9/14;
[248] répliquer - 3/3;
[249] réponse (donner, faire attendre la) - 2/7;
[250] reporter - 1/1;
[251] résulter - 5/7;
[252] retardé - 1/2;
[253] retenir - 1/16 (+ subs. = inf. - 1/1);
[254] rêverie - 1/3;
[255] revers - 1/3;
[256] ricanement - 2/2;
[257] risible - 1/3;
[258] roc - 4/6;
[259] roche - 7/7;
[260] rocher - 2/10;
[261] rosée - 1/4;
[262] salle - 1/5;
[263] savonné - 1/1;
[264] siège - 1/2;
[265] solitaire - 1/7;
[266] sombre - 1/10;
[267] sortir - 1/41;
[268] sortir de terre - 1/1;
[269] soutenir (se) - 2/14;
[270] spectre - 1/3;
[271] sueur - 1/5;
[272] suggestion - 2/2;
[273] superficie - 2/2;
[274] surveillance - 1/1;
[275] tension - 1/3;
[276] terme (= fin, but) - 2/6;
[277] toile - 2/2;
[278] tomber - 10/48 (3);
[279] tourbe - 1/1;
[280] tranquille - 1/6 +v;
[281] travers (à travers) - 2/56;
[282] trembler - 1/13 (trembler la peau - 1/1);
[283] trouver (se trouver en présence de) - 2/2;
[284] unique - 3/6;
[285] utilité - 1/5;
[286] vague (le) - 2/2;
[287] vallée - 1/9;
[288] vastitude - 2/2;
[289] viande - 3/4;
[290] vitesse (avec assez de vitesse)- 2/13 +v;
[291] vivace - 7/7;
[292] vocaliste - 1/1;
[293] voix - 1/20 (déchirement de voix, 1/1);
[294] vol -1/17 (vol élevé, 1/1).

Dépouillement statistique commentée

      La statistique, et je n'y suis pour rien, distingue très nettement trois comportements différents dans la distribution des fréquences des hispanismes. C'est elle qui divise automatiquement le corpus en trois parties à peu près égales. Mon intervention a consisté à désigner ces trois catégories d'un nom commun inventé pour la circonstance. Ce sont les « hapax », les « isolés » et les « variants ».

1- Les hapax

      Les « hapax » sont les vocables dont toutes les occurrence sont employées dans des sens hispaniques :
      95 voc./294 = 0,323, soit 32%, le tiers des vocables/occurrences du corpus (à remarquer en effet que le nombre des hapax correspond à leurs occurrences).

1/1 : 52 voc./294 = 0,177

      Près de 18% des hispanismes des Chants sont le fait de vocables qui ne sont employés qu'une seule fois — plus de la moitié des hapax (0,547) sont ceux qui n'ont qu'une seule occurrence (1/1). Bien entendu, à lire la liste de ces mots bien français et apparemment très ordinaires, on ne peut deviner qu'ils donnent lieu, globalement, à une imperceptible distorsion lexicale, puisque leur distribution est évidemment aléatoire. Or, comme on l'a lu plus haut, du point de vue strictement linguistique, il faudrait ajouter à cette liste les quarante-trois vocables dont une et une seule occurrence parmi d'autres est un très net hispanisme, au point que l'on serait tenté d'en faire un vocable et plus souvent un syntagme différent de ses autres occurrences. On compterait alors (52 + 43 =) 95 « hapax » de fréquence un (soit 0,323), le tiers du corpus des hispanismes lexicaux. Il suit que, pour le sentiment linguistique, la distorsion est certainement loin d'être imperceptible ! Or, ce raisonnement peut être repris tout au long de l'analyse statistique, puisqu'il est convenu d'établir nos proportions sur la fréquence totale des vocables. Sur la proportion 1/1, comme on le voit, cette décision a un impact considérable. Beaucoup moins par la suite.

[1] absenter (se); [2] acculer (se); [3] aileron; [4] Amazones; [5] aplatissement; [6] aplomb; [7] bague; [8] cadenasser; [9] chance (chance malencontreuse); [10] chirurgique; [11] cimenter; [12] collège; [13] communicatif, vertu communicative; [14] couronnement; [15] défoncer; [16] désorienter (se); [17] dévisager; [18] discorde; [19] disgrâce; [20] disséquer; [21] embarras; [22] entrecoupé; [23] espionner; [24] fête; [25] garçon; [26] grammatical; [27] hâtif; [28] humidité (humidité du temps); [29] imprononçable; [30] impunité (avec impunité); [31] individualité; [32] inexpérient; [33] introduction; [34] laboureur; [35] légalement; [36] légèrement; [37] liège; [38] minutie; [39] muter; [40] perdition; [41] pères; [42] perpétualité; [43] point fixe; [44] quelque chose de meilleur; [45] rationnel; [46] reconstruire; [47] reporter; [48] savonné; [49] sortir de terre; [50] surveillance; [51] tourbe; [52] vocaliste.

2/2 : 22 voc./294 = 0,075 : [1] avantage (avec avantage); [2] boeuf; [3] charpente (charpente osseuse); [4] défiance et défiant; [5] envenimer (envenimé); [6] fabriquer; [7] filtrer; [8] minime; [9] momentanément; [10] partial; [11] poudreux; [12] précipitation (avec); [13] prééminence; [14] premier-né; [15] rame; [16] ricanement; [17] suggestion; [18] superficie; [19] toile; [20] trouver (se trouver en présence de); [21] vague (le); [22] vastitude.

3/3 : 10 voc./294 = 0,034 : [1] brassée; [2] charpentier; [3] embarrasser (et embarrassé); [4] intituler (et s'intituler); [5] marcassin; [6] natation; [7] parsemer; [8] pèlerinage; [9] pendant (adj.); [10] répliquer.

4/4 : 3 voc./294 = 0,010 : cheminer; lamentable; raser.

5/5 : 3 voc./295 = 0,010 : crépuscule; évaporer (évaporation); primitif.

6/6 : 1 voc./294 = 0,003 : prompt (promptement, promptitude).

7/7 : 2 occ/294 = 0,007 : roche; vivace.

8/8 : 1 voc./295 = 0,003 : chenil.

11/11 : 1 voc./295 = 0,003 : homme ! humain ! (interjection « ¡ hombre ! »).

      Les hapax, de 1/1 à 11/11, caractérisent à eux seuls l'hispanisme des Chants de Maldoror. Ils en présentent une radiographie. En effet, les hispanismes lexicaux n'ont rien à voir avec une collection de vocables dont on pourrait se contenter de faire un simple glossaire permettant aux lecteurs de « traduire » (et parfois de « corriger ») ces emplois hispaniques. Bien au contraire, ils participent au phénomène linguistique produit par le « parfait bilingue », c'est Isidore Ducasse, à l'aube de sa carrière d'« écrivain français ». Il est clair que les hapax représentent très concrètement l'ensemble du mécanisme linguistique en cause. Ils en caractérisent les extrêmes. Les hapax de basse fréquence (1/1, 2/2, par exemple) se comportent exactement comme les hispanismes morphologiques. Disséminés, saupoudrés, dirais-je, de la première à la dernière page des Chants, les lecteurs ne peuvent jamais en isoler assez pour être conscients de la nature précise d'un fait exceptionnel qu'ils n'ont jamais lu et ne lirons jamais plus dans aucune autre oeuvre de la littérature française. Tout au contraire, les tout derniers hapax qu'on vient d'identifier, sont lancés abruptement, ici et là, au cours de l'oeuvre. Ils ne correspondent plus aux hispanismes morphologiques, mais aux hispanismes syntaxiques. La question, en effet, n'est plus de savoir si les lecteurs francophones les verront, mais s'ils les comprendront ! Quel lecteur peut savoir que l'exclamation « humain ! » est un pur produit linguistique d'un idiotisme castillan ? Et, ensuite, que c'est ainsi qu'est né le troisième grand personnage des Chants, après le Créateur et Maldoror, ... l'Homme.

2- Les isolés

114 voc./294 = 0,388, soit un peu plus du tiers des vocables affectés de l'hispanisme dans le corpus.

      Ces cent quatorze (114) vocables présentent une et une seule de leurs occurrences dans un sens hispanique. Évidemment, pour les vocable de très basse fréquence, nous sommes proches du cas des hapax. Les vocables de deux occurrence ont évidemment une occurrence sur deux de sens hispanique, mais il ne faut pas que la fréquence du vocable augmente beaucoup pour qu'on se trouve devant une situation toute différente. D'où leur nom puisque cette occurrence isolée (qui donne donc son nom à ces vocables) pourra passer inaperçue (et pourra parfois se lire « à contresens »), ou au contraire paraîtra très surprenante. Et dans ce dernier cas, le lecteur aura tendance à n'y voir qu'une faute ou une inadvertance qu'il corrigera sans peine mentalement ou encore, et assez souvent, il y verra une licence ou une figure de style, surtout s'il ne connaît pas l'espagnol ou la présente édition et analyse critiques.

a) Une occurrence hispanique isolée de vocable de très basse fréquence (soit de dix occurrences ou moins) : 69 voc./ 294 = 0,235. En moyenne ces 69 vocables sont employés près d'une fois sur cinq avec un sens hispanique (soit 69/350 occ. = 0,197).

1/2 : 13 voc., [1] arranger; [2] bouquet; [3] consommé; [4] draperie; [5] entretenir; [6] éterniser (se); [7] étoilé; [8] feindre; [9] guider; [10] percé; [11] poudre; [12] retardé; [13] siège.

1/3 : 17 voc., [1] aguets (aux); [2] autrui; [3] bassin; [4] buisson; [5] doré; [6] excentrique; [7] habileté; [8] indifférent; [9] interprétation; [10] lâcher; [11] mât; [12] rein; [13] rêverie; [14] revers; [15] risible; [16] spectre; [17] tension.

1/4 : 8 voc., [1] approuver; [2] balance (pencher la); [3] fatalement; [4] humeur; [5] ignoble; [6] méditer; [7] mouiller; [8] rosée.

1/5 : 9 voc., [1] broyé; [2] carcasse; [3] inébranlable; [4] maintenir; [5] mamelles (enfant en mamelles); [6] rapidité; [7] salle; [8] sueur; [9] utilité.

1/6 : 5 voc., [1] anneau; [2] baiser; [3] emparer; [4] pression; [5] tranquille.

1/7 : 3 voc., bloc; boule; solitaire.

1/8 : 3 voc., détacher; poids; ramasser.

1/9 : 3 voc., fantôme; paille; vallée.

1/10 : 8 voc., [1] compte; [2] degré; [3] enfermer; [4] gagner; [5] intérieur; [6] maladie; [7] palais; [8] sombre.

b) C'est aussi le cas de 24 vocables de moyenne fréquence (de 11 à 25 occurrences); et de 21 vocables de haute fréquence (plus de 25 occurrences), dont un de très haute fréquence, soit 45 vocables.

1/11 : 1 voc., honte;
1/12 : 3 voc., affirmer; cervelle; refuser;
1/13 : 4 voc., appliquer (se); dos; pardonner; trembler;
1/14 : 2 voc., couvrir; espérer;
1/15 : 5 voc., coucher; dent; entrer; ouvert; passage;
1/16 : 4 voc., acte; épaule; lettres; retenir;
1/17 : 1 voc., vol;
1/18 : 1 voc., fer;
1/20 : 1 voc., voix;
1/24 : 1 voc., divers;
1/25 : 1 voc., chien.

1/26 : 1 voc., manquer;
1/28 : 1 voc., présence;
1/35 : 1 voc., parties;
1/28 : 2 voc., chambre; espace;
1/33 : 1 voc., petit;
1/37 : 1 voc., lire;
1/38 : 1 voc., effet;
1/40 : 1 voc., place;
1/41 : 1 voc., sortir;
1/43 : 1 voc., poitrine;
1/45 : 1 voc., jeter;
1/55 : 1 voc., beau;
1/59 : 1 voc., coup;
1/62 : 1 voc., heure;
1/64 : 1 voc., côté
1/70 : 1 voc., apercevoir (se);
1/71 : 1 voc., donner (se);
1/93 : 1 voc., laisser;
1/98 : 1 voc., passer;
1/222 : 1 voc., dire.

      Si ces emplois isolés sont assez nombreux pour compter pour un tiers du corpus des vocables employés dans des sens hispaniques, ils ont, de par leur isolement, un caractère « exceptionnel ». Bien entendu, pour chacun de ces emplois, la notion d'écart ou du degré de l'hispanisme en regard de tous ses autres emplois est essentielle. Très souvent et pour de nombreux lecteurs, l'impact de l'hispanisme correspondra à celui des hapax, soit la dissémination de traits hispaniques du vocabulaire en cours de lecture. Et, justement, leur caractère d'exception devrait souvent les mettre à l'abri de leur caractéristique première, l'isolement. Si on lit 61 fois le vocable « heure » employé rigoureusement dans ses sens français, il est peu probable qu'on s'arrête au syntagme bien isolé « jusqu'à cette heure ».

3- Les variants

85 voc./294 = 0,289

      On appellera ainsi les vocables qui ont plus d'une occurrence avec un sens hispanique (à l'exclusion des hapax). Du point de vue de l'analyse lexicale du phénomène, ce sont à la fois les plus difficiles à évaluer et en même temps, pour cette raison, ceux dont l'analyse est la plus intéressante et la plus importante. Après les très basses fréquences, au niveau des moyennes fréquences, plus les fréquences s'équilibrent entre les emplois français et les emplois hispaniques, d'autant l'analyse cesse d'être univoque. Entre ses extrêmes, les occurrences de chaque vocable doivent être évaluées une à une. On se trouve alors au coeur de ce que j'ai souvent nommé une symphonie sémantique. Il suffit de connaître son français pour voir si tel emploi du vocable correspond à l'un de ses emplois en français; et lorsqu'il apparaît, paraît ou semble que tel n'est pas le cas, alors ce sont les sens du vocable en espagnol (qu'on trouvera au glossaire des hispanismes ou... dans son dictionnaire !) qui doivent être évalués dans chacun de ces contextes.

Deux occurrences de sens hispanique
    33 vocables

2/3 : 2 voc., mugir; quotidien;
2/4 : 5 voc., approche; couver; étranger; mouvoir (se); obscurcir;
2/5 : 5 voc., antique; carrière; ramener; ramper, rampant; terme (= fin, but);
2/7 : 1 voc., réponse;
2/8 : 4 voc., convenable; crier; dehors; principal, adj;
2/9 : 1 voc., entrelacer;
2/10 : 1 voc.,[260] rocher;
2/11 : 2 voc., impression; presser;
2/12 : 2 voc., étroit; instrument;
2/13 : 1 voc., vitesse (avec assez de vitesse);
2/14 : 2 voc., poussière; soutenir (se);
2/20 : 1 voc., cou;
2/23 : 1 voc., puissance;
2/25 : 1 voc., chemin;
2/28 : 2 voc., immense; naturel;
2/29 : 1 voc., au-dessus de;
2/56 : 1 voc., travers (à travers).

Trois occurrences
    20 vocables

3/4 : 3 voc., appartement; investigation; viande;
3/6 : 4 voc., espérance; haleine; manoeuvre; unique;
3/7 : 2 voc., amant; angle;
3/9 : 1 voc., parage;
3/10 : 1 voc., discuter;
3/13 : 2 voc., éternité; événement;
3/14 : 1 voc., épais;
3/19 : 1 voc., embrasser;
3/22 : 1 voc., échapper;
3/26 : 1 voc., remuer;
3/48 : 1 voc., moment;
3/23 : 1 voc., adolescent;
3/115 : 1 voc., jour.

Quatre occurrences
    6 vocables

4/5 : 1 voc., actuel;
4/6 : 1 voc., roc;
4/8 : 1 voc., agonie;
4/10 : 2 voc., construire; course;
4/13 : 1 voc., avertir.


Cinq occurrences
    8 vocables

5/7 : 1 voc., résulter;
5/14 : 1 voc., direction;
5/17 : 1 voc., importer (n'importe !);
5/18 : 1 voc., adieu (un adieu);
5/24 : 1 voc., exister;
5/38 : 1 voc., élever;
5/43 : 1 voc., an (et année);
5/55 : 1 voc., enfant.

Six occurrences

6/10 : 1 voc., aspect;
6/15 : 1 voc., gonfler (gonflé).

Sept occurrences

7/10 : 1 voc., exciter;
7/12 : 1 voc., motif;
7/54 : 1 voc., arriver.

Huit occurrences

8/15 : 1 voc., opinion.

Neuf occurrences
    4 vocables

9/10 : 1 voc., narine;
9/11 : 1 voc., enlever;
9/14 : 1 voc., rencontrer;
9/32 : 1 voc., maître.

Dix occurrences et plus
    8 vocables

10/48 : 1 voc., tomber;
10/57 : 1 voc., porter;
11/57 : 1 voc., montrer (se);
12/36 : 1 voc., fils;
13/23 : 1 voc., conserver;
13/27 : 1 voc., existence;
15/17 : 1 voc., posséder;
22/30 : 1 voc. parole.

      Reste à calculer les occurrences des hispanismes. Soit V, le nombre de vocables, et N, le nombre de fois que ces vocables sont employés. Les hapax sont au nombre de 162 et comptent donc, par conséquent, pour 162 occurrences (V = N). On compte 114 vocables qui ne présentent qu'une seule occurrence de sens hispanique, soit 114 occurrences (V = N, encore). Il ne reste plus qu'à additionner les emplois hispaniques des 85 variants, qui viennent d'être énumérés, ce qui donne 373 occurrences. Total : 162 + 114 + 373 = 649. Le dépouillement compte donc 649 contextes où un vocable est employé dans un sens hispanique tout au long des Chants. L'édition originale compte 332 pages. On y trouve donc en moyenne deux hispanismes lexicaux par page. Le dépouillement informatique de Cyril et Dominique Labbé calcule que l'oeuvre complète de Ducasse compte 95 480 mots; les Chants devraient compter pour 0,75 (75%), soit environ 71 610 mots. Il suit que 649 hispanismes sur 71 610 = 110. En général, on rencontrera donc un hispanisme à tous les 110 mots. L'édition originale compte 28 lignes par page; ces lignes ont en moyenne 9 mots; les pages comptent donc environ 252 mots; un hispanisme lexicaux tous les 110 mots, c'est au moins deux par page.

      Si les hapax radiographient le phénomène de l'hispanisme dans les Chants de Maldoror en caractérisant ses deux extrêmes (représentés par les hispanismes morphologiques et les hispanismes syntaxiques), ce sont les variants qui présentent le coeur du phénomène, la symphonie sémantique des hispanismes. Non seulement entre les extrêmes linguistiques, mais bien en sémantique.

      La liste des vocables du corpus compte 23 fois la précision « +v » indiquant que les occurrences non comptées comme des hispanismes méritent d'être évaluées sur ce point et, de façon plus générale, que toutes ses occurrences pourraient avantageusement être réévaluées. Le vocable « conserver » se trouve 20 fois dans les Chants; le glossaire analyse 13 cas où son emploi est de sens hispanique. Mais le glossaire consigne également sept cas où le sens français du vocable est « probable », alors que cela reste parfois à confirmer. Bref, des variations sémantiques sont ici possibles dans 10 cas sur 23, qui sont laissées à l'évaluation des lecteurs (car je répète qu'à la moindre hésitation, je n'ai pas consigné de sens hispanique). Si seulement 23 vocables sont affectés de l'indice « +v », on fera attention que cela correspond à 132 contextes. Et, bien entendu, tel sera le cas, sans nul doute de nombreuses occurrences de tous les variants. Certes, je me suis aidé de huit traductions des Chants en castillan et j'ai souvent demandé conseil tout au long du travail; dès lors, il est impossible d'incriminer globalement les résultats de l'analyse; or, l'une des plus importantes conclusions de cette analyse est précisément que celle-ci ne saurait être automatique et qu'elle doit être reprise chaque fois qu'on veut évaluer de près l'hispanisme et les hispanismes d'une partie du texte. On retient donc que les variants et leurs variations, troisième catégorie statistique des vocables du corpus, constituent la première caractéristique de l'hispanisme des Chants de Maldoror. Je me répète encore pour finir : il s'agit d'une fabuleuse symphonie sémantique.

Analyse sémantique

      L'analyse statistique présente un avantage incontestable : elle est incontestable ! Un hapax, tel qu'on l'a défini ici, est un hapax, et rien d'autre, un vocable dont toutes les occurrences sont d'emploi hispanique. L'analyse sémantique des hispanismes lexicaux, elle, est subjective et dépend forcément du « sens linguistique » de celui qui la présente. En revanche, si le résultat n'est pas « incontestable », il est discutable, au sens scientifique du terme. Il faut un premier essai d'analyse sémantique pour que d'autres lecteurs, d'autres analystes et d'autres spécialistes puissent le reprendre, le corriger et le développer. C'est cet essai qu'on lira maintenant.

      La question préliminaire porte évidemment sur la nature des hispanismes lexicaux répertoriés au glossaire. Est-ce qu'il est légitime d'y faire figurer le nom de Maldoror ? Ensuite, on dira, avec raison, que le glossaire enregistre d'évidentes prépositions ou du moins des locutions prépositives (au dessus de, jusque), mais elles sont peu nombreuses et le vocable pivot est manifestement un substantif.

      Mais la première question qui se pose ensuite, du point de vue sémantique, concerne précisément les... « hispanismes ». Au sens strict, il s'agit du « sens scolaire » de la désignation, soit la faute qu'un hispanophone commet en français. Est-il légitime, statistiquement, de confondre ces « fautes » avec l'inverse, les réalisations poétiques découlant de la pratique et de la connaissance du castillan et dont mon exemple fétiche est « se désorienter » (desorientarse, qui n'est devenu courant en ce sens qu'au XXe siècle en français, sous l'influence des vocables « orientation » et « désorientation »). Or, personne ne peut désigner catégoriquement ces fautes d'emploi dû à la méconnaissance du français. On sait que le français d'Isidore Ducasse n'est pas du niveau d'un hispanophone en apprentissage du français; ses « faux amis » ne sont nullement des caprices d'un écolier, car il s'agit toujours d'« équivalents » de même origine latine, mais dont la sémantique historique a divergé, de sorte que le même mot, dans les deux langues, a un sens différent : direction/dirección, embarras/embarazo, embrasser/abrazar, etc. Cela produit des dizaines de fautes en français, mais je dirais des fautes « de haut niveau ». Lorsqu'un hispanophone en est à faire ces incorrections, c'est qu'il maîtrise déjà très bien le français. J'ajoute, pour m'amuser, que la faute est parfois celle du... castillan ! qui ne sait pas distinguer l'humeur et l'humour. Bien entendu, ces « faux amis de haut niveau » sont parfois des barbarismes qu'on peut reprocher à notre auteur, ce qui ne lui ferait pas trop de peine,. Ce sont la plupart du temps des traductions littérales d'idiotismes sans équivalents ni même de correspondants en français; tout le monde fait ce genre de faute dans sa langue seconde; le parfait bilingue les multiplie à plaisir, de sorte qu'on peut s'en amuser (trembler la peau, truc à effet !) ou s'en désoler (chenil pour « niche », ramener à la vie ou en dehors de; an ou année pour désigner l'âge, l'angle pour le coin, etc.). Et je dois rappeler que de très nombreux hispanismes correspondent à de véritable lexème ou syntagme en français, c'est-à-dire qu'ils s'opposent à de nombreux autres emplois parfaitement français (on les trouve entre parenthèses dans la liste des hispanismes lexicaux en tête de cette section).

      Pour évaluer la situation des parfaits bilingues, il existe une situation particulièrement caractéristique et problématique. Il s'agit du vocabulaire fondamental. Dans l'une et l'autre des deux langues, ce lexique est simple, quotidien et de très haute fréquence, forcément (dans ces emplois), il est « fondamental ». Malheureusement pour le bilingue, ces désignations ne se correspondent pas dans les deux langues, leurs équivalents sont très approximatifs et, surtout, leurs emplois sont précis, vagues et génériques, à tel point qu'il faut être un virtuose pour s'y retrouver, d'autant que ce sont des mots d'une simplicité désarmante dans sa langue maternelle : appartement, chambre, instrument ou... laboureur ! Exister en est un bon exemple dans le domaine du vocabulaire abstrait.

      Exactement la même difficulté se trouve en passant du vocabulaire fondamental aux systèmes lexicaux. Sur ce point, ce sont les doublets qui sont difficiles à maîtriser, surtout lorsqu'ils n'existent pas dans les deux langues. S'il s'agit d'un doublet en espagnol, la faute de « traduction » est assurée : camino/carrera (voir course), fantasma/espectro (voir fantôme), lamentozo/lamentable (cf. lamentable). Mais c'est la situation contraire qui est passionnante pour l'analyse linguistique, car l'hispanophone qui doit choisir de traduire un lexème dans le système d'un doublet français se trouve devant une alternative qu'il lui faudra beaucoup de temps à maîtriser : gonfler/enfler, défiance/méfiance, chair/viande, espérance/espoir, espionner/épier, par exemple. Évidemment, la solution de chacun de ces problèmes se trouve dans les dictionnaires de synonymes, mais, malheureusement, le bilingue ne peut jamais le deviner et n'y ira voir que si on le lui signale. Et ce sera long et difficile. D'autant que ces systèmes lexicaux impliquent parfois plusieurs vocables (arriver). L'inverse, c'est l'analyse lexicale qui va bientôt s'achever. Il se trouve en effet que des vocables ont des utilisations hispaniques manifestes en français, sans rapport avec la lexicologie, mais bien avec la morphologie et la syntaxe; c'est le cas de posséder, mis pour l'auxiliaire haber; l'emploi curieux de porter pour le semi-auxiliaire llegar ou l'emploi du vocable prompt pour le très courant pronto. Et l'inverse se trouve aussi. Il s'agit de l'intériorisation des mécanismes de la littérature romanesque populaire : crier et répliquer, d'emplois mécaniques, sont d'un hispanophone qui mime la narration française, dont l'effet souvent comique est manifestement involontaire.

      En regard de l'analyse linguistique proprement dite, je n'ai trouvé en tout et pour tout que deux cas impliquant ce travail de la part d'Isidore Ducasse. D'abord la très nette conscience du sens hispanique du vocable « grammatical » appliqué au mot « discuter ». Ensuite, un seul exemple, broyé (« mort de fatigue »), atteste l'utilisation d'un dictionnaire bilingue espagnol-français. Voilà qui est surprenant, mais, réflexion faite, on comprend que l'auteur, le créateur, avait bien assez de lutter contre son bilinguisme, avant de maîtriser assez bien sa « langue seconde », le français, pour en tirer profit et analyser (rigoureusement) la situation exceptionnelle (pourtant évidente) où il se trouvait.

      Le dernier point à présenter est celui que les hispanophiles, même les novices dans l'apprentissage de l'espagnol, seront les premiers à reconnaître et apprécier. Ils se régaleront de la toute simple formule de salutation, adieu. Et ils ne manqueront pas, bien entendu, de se passionner des appellations, si typiques du castillan, qu'ils auront vite appréciées, précisément parce qu'elles sont complètement étrangères aux autres cultures occidentales (sauf pour l'italien) : maître, fils, adolescent, garçon, enfant, etc. Les thèmes liés à la petite enfance de Ducasse en Argentine sont, on le sait, assez nombreux; mais lexicalement, je ne vois que le mot « boeuf » (vaca) pour en témoigner. Amazone est en revanche un des très rares cas qui témoignent, lexicalement, d'une culture hispanique, alors même que l'hispanisme, contamine tout le lexique des Chants. La conclusion s'impose avec le paradoxe : les Chants de Maldoror sont une oeuvre littéraire exclusivement française, pensée en langue espagnole, avant d'être rédigée en français. Et quel français !

III. Les hispanismes syntaxiques

      En effet, il suffit maintenant de se reporter au dépouillement des Structures syntaxiques espagnoles — le fichier en identifie 97 —, pour comprendre qu'après la morphologie et la lexicologie, on franchit avec la syntaxe un point de non-retour. Plus question de tergiverser. On peut bien chipoter sur tel ou tel emploi morphologique ou même lexical, mais devant les tournures syntaxiques hispaniques, un hispanophone qui comprend tout doit finalement avouer qu'un francophone, lui, ne pourra jamais rien y comprendre. L'espagnol, le castillan, on n'y peut rien, ce n'est pas sa langue !

      L'intérêt de ce dépouillement des structures syntaxiques, comme on le lit en tête de la section, est qu'il ne saurait être « analysé ». Sur une centaine de fragments, tout au long de l'oeuvre, ce qui est considérable, on se trouve devant des propositions et des phrases qui sont plus ou moins compréhensibles ou parfaitement incompréhensibles en français (environ les trois quarts et le quart des cas, respectivement). Les lire au fil de l'édition critique ou dans l'appréciation d'une strophe, cela concerne l'évaluation d'un fragment dans son contexte — et c'est bien le premier objectif d'un établissement textuel que de s'assurer que la lettre du texte soit rigoureusement assurée et le lecteur n'en demandera pas plus. En revanche, lire dans ce fichier l'énumération des 97 tournures syntaxiques espagnoles et leur analyse, cela ne peut manquer d'avoir un impact considérable sur l'évaluation des Chants de Maldoror et cela, hors de tout jugement de valeur, puisque ce dépouillement est de tous celui qui mesure le plus objectivement et, je dirais, incontestablement l'impact de l'hispanisme sur l'oeuvre française.

      Car ce fichier nous place devant une évidence linguistique incontestable qu'on évaluera avec une toute simple question : trouve-t-on une autre oeuvre de langue française aussi imprégnée d'une langue étrangère, quelle qu'elle soit ?

      Et, j'ajouterais, pour faire la transition avec la section suivante de cette analyse : une oeuvre où se trouvent autant d'incorrections ?

IV. Les fautes et les incorrections

      Oui. On trouvera des centaines d'oeuvres littéraires, dans toutes et chacune des langues, où les fautes et les incorrections fourmillent. Mais dans le cas qui nous occupe, les Chants de Maldoror, il s'agit de la situation exceptionnelle d'un « parfait bilingue » qui s'est fait écrivain français, alors qu'il ne maîtrise pas encore sa langue seconde, le français ! Question grammaticale, c'est un régal pour les francophones, tout comme pour les linguistes.

      En effet, le fichier des Mots de sens inattendus ou incorrects en français dans les Chants, enregistre 128 vocables correspondant à 177 fautes. Ce sont des substantifs, des adjectifs et des verbes, avec quelques adverbes « lexicaux » (dans l'avenir, davantage, définitivement, ostensiblement et suite, ensuite) et deux pronoms (les « substantifs » aucun et moi, dans pour moi). La très grande majorité de ces vocables, 102, ne sont employés fautivement qu'une seule fois, peu importe la fréquence du vocable en question. Justement, analyse faite, on ne trouve aucune corrélation entre la fréquence du vocable et son unique emploi incorrect. Reste 26 vocables qui, toujours peu importe leur fréquence, sont employés incorrectement plus d'une fois, soit 11 employés deux fois, 8 trois fois, 6 quatre fois et 1 cinq fois. Additionnés, selon ce dépouillement, l'oeuvre compte (102 + 75 =) 177 emplois fautifs.

      Comme on le verra en feuilletant le fichier, la majorité de ces incorrections tiennent tout simplement à la méconnaissance des emplois en français. Toute négative qu'elle soit, cette première conclusion est, somme toute, positive. Qu'Isidore Ducasse parsème son oeuvre de moins de deux cents fautes de français, lui qui « essaye sa lyre » (1.14) dans sa langue seconde, on avouera que c'est beaucoup moins incriminant que pour les francophones qui n'en ont rien vu durant un siècle ! Il s'agit pourtant de très importantes fautes de français, caractérisant un chef-d'oeuvre de la littérature française. On sait que, pour ma part, je m'en réjouis. Car cela fait la preuve que la création (littéraire) n'appartient pas nécessairement aux virtuoses de la grammaire. On me permettra d'évoquer le bon exemple de Vincent Van Gogh, en création artistique : en dépit de ses efforts et de ses études pratiques, l'artiste ne sait pas dessiner; dans ses toiles, il n'est même pas capable de respecter les règles pourtant élémentaires de la perspective (voyez les quatre tableaux accrochés fautivement au mur de la Chambre, première version, 1888, musée Van Gogh, Amsterdam). Pourtant, on doit à Van Gogh et à Ducasse des réalisations qui surpassent les règles de la perspective et de la grammaire qu'ils ne savaient pas toujours respecter. Bref, il est pour moi hors de question de dénoncer ni d'excuser les fautes de français qui caractérisent les Chants de Maldoror, tout aussi bien que les quatre tableaux mal calibrés de Van Gogh. Je ne vois pas pourquoi les chef-d'oeuvres seraient parfaits !

      Bref, du point de vue linguistique, les incorrections des Chants n'ont pas d'autre intérêt que de caractériser le difficile apprentissage du parfait bilingue, ce qui est pourtant une donnée essentielle qu'on ne saurait négliger : Ducasse aurait eu besoin de très nombreuses années encore, pour maîtriser le français. Mais, toujours du point de vue linguistique, au moins la moitié des fautes enregistrées dans le fichier sont très intéressantes, car elles sont dues à l'hispanisme — sans être des hispanismes ! Et cette partie du dépouillement devrait passionner les amoureux de la langue espagnole. Nous sommes ici devant un « écrivain français » auquel sa langue maternelle ne fera aucun cadeau. Nous assistons à la défense du castillan qui résiste courageusement aux assauts du français et son combat est assez efficace pour produire à lui seul la moitié des fautes des Chants. Non, je le répète, ce ne sont plus des hispanismes, comme ceux qui ont été présentés plus haut. Il s'agit plutôt des assauts contre cet hispanophone qui veut se faire francophone. Amusons-nous.

      D'abord, l'hypocrisie. Le castillan est assez fort pour cacher qu'il parle parfaitement bien français. Par exemple, il sait très bien dire que « la fin justifie les moyens » : el fin justifica los medios. Mais notre auteur ne compte pas se laisser prendre. Il écrit donc, très futé : « le but excuse le moyen » ! (voir l'entrée « but »). Ou bien, « couler à pic », echar a pique, tandis que notre futé traduit, « couler bas » (art. « découler). Et de se croire encore plus malin avec ses très nombreux « pour moi » (« moi, pour moi »), alors que le castillan dit, comme le français, por mi parte, « pour ma part ». Autrement dit, il arrive à Ducasse de « traduire » le castillan en français, ignorant que la translation est inutile, puisque l'expression est courante en français. — Mais la faute est parfois « justifiée », si je puis dire. C'est le cas des vocables qui n'ont pas de correspondants dans les deux langues (chômer, faire bonne mesure/figure); pire encore, ceux qui ont deux correspondants ou équivalents dans l'une des deux langues (les doublets : voir tombe, tombeau et cercueil).

      Ensuite, le racolage. Cela consiste à se présenter sous un beau jour. Imparable. Au lieu de traduire, comme il vient de le faire, notre auteur répète le castillan, entraîné par ses formes et ses sens, parfois par la texture phonétique. C'est le cas du câble, du mur et de la muraille, de l'adjectif musculeux et même de nivellement, entraîné par nivel, niveau, avec perpétualité et perpétuité, etc., sans compter les « fautes » qui découlent des « faiblesses » du castillan !

      Oui, et c'est la fausse faiblesse. Le castillan de se présenter tout chétif. Et notre auteur de corriger les « imprécisions » que ne connaîtrait pas le français, toujours très fort. Quelques bons exemples : comble (avec plafond), complot, coupé en deux, entrelacer et humanitaire. Dans tous ces cas, ce ne serait pas Ducasse, mais le castillan qui serait pris en faute, par manque de précision. Bien entendu, c'est exact. Le castillan ne distingue pas bien les combles, le toit, le plafond, etc., mais lui, tout comme le français, peut très bien situer la poutre au grenier (desván) !

      Bien sûr, je m'amuse à imaginer un combat du castillan et du français dans l'esprit de Ducasse. Pourtant, il y a un cas où cette compétition ne fait aucun doute. Il s'agit de la transformation lexicale française pour suppléer la morphologie syntaxique castillane. On en aura vu des exemples tout au long des commentaires linguistiques de l'édition critique, mais il y a deux vocables qui illustrent, par leur fréquence, cette situation tout au long des Chants, placer et replacer. Placer correspond à collocado, mais pour « retraduire » en français le tout simple auxiliaire estar, être là; replacer, lui, est entraîné par le semi-auxiliaire volver (refaire, retourner, revenir : volver a + infinitif = re-infinitif, volver a leer = relire).

      Je me permets d'écrire la conclusion qui s'impose, même si le lecteur la connaît parfaitement bien. Les incorrections constituent une caractéristique très nette des Chants de Maldoror, car ce sont elles qui prouvent hors de tout doute qu'il s'agit de l'oeuvre d'un « parfait bilingue », les pures fautes de français d'un côté, les méconnaissances de sa langue seconde; et, de l'autre, les erreurs entraînées par le castillan, sa langue maternelle.

V. L'expression parlante des surfaces de l'hispanisme

    Pour finir, il faut dire qu'ici, sur El bozo, on ne tremble pas de peur devant une musaraigne. On n'a peur de rien. Encore moins de l'expression parlante des surfaces d'un cube. Considérons donc un cube à six faces ou plutôt, puisque c'est pareil, un cube hispanique à deux fois trois surfaces. La première est désignée ici sous le nom de « Gallicismes ». Le mot est entre guillemets parce qu'il est détourné de son sens. Il s'agit de réflexions critiques du locuteur hispanique sur la langue française. On a bien le droit de s'amuser. Un bleu, c'est l'ecchymose. Durant la petite enfance, on ne les compte pas, notamment lorsqu'il faut apprendre à patiner ou à rouler à vélo. Il faut évidemment un hispanophone pour nous apprendre, qu'en français, on ne connaît pas ses couleurs.

      Mais ce sont les deux surfaces suivantes de l'hispanisme au cube qui sont les plus révélatrices du phénomène invisible. En mathématique linguistique on se trouve devant deux faces symétriques, comme le recto et le verso d'une seule surface, les Mots français sans correspondant en espagnol et les Mots espagnols sans correspondant en français. Or, voilà produit des hispanismes encore plus imperceptibles que nos « gallicismes ». Avec un peu d'effort et d'imagination, on peut comprendre qu'un « bleu fait à la terre » devrait correspondre au cárdeno... de couleur cardinal ! Mais personne ne saurait soupçonner que les bras « pendants » (expression parfaitement recevable en français), tout comme ce « duvet de la pêche » sur la lèvre du jeune adolescent (périphrase toute simple) sont en fait des impacts de l'hispanisme (parfaitement invisibles, aussi bien aux francophones qu'aux hispanophones).

      Car, en réalité, ces deux dernières faces du cube correspondent à deux mécanismes linguistiques qui, en fait, ne sont pas du tout symétriques. Le linguiste enregistre le résultat, les vocables d'une langue qui n'ont pas d'équivalent dans l'autre langue. Mais le locuteur, lui, se trouve d'un seul côté de l'équation (si l'on me permet de poursuivre la métaphore mathématique). Isidore Ducasse doit exprimer un mot espagnol sans connaître son « équivalent » français ou, « au contraire », exprimer une pensée qu'il se traduit ou se formule en espagnol sans savoir qu'elle a son équivalent, voire son correspondant, en français. La première n'en a pas, la seconde oui. Dans le premier cas, il produit un hispanisme, évidemment !, dans le second cas une rare curiosité, mais dans les deux cas, le produit est tout ce qu'il y a de plus recevable en français. Ces deux fichiers ne représentent probablement qu'un échantillon du double phéomène, les emplois que j'ai pu identifier; mais ils sont en fait bien plus représentatifs de l'hispanisme des Chants que les quelques centaines d'hispanismes morphologiques, lexicaux et syntaxiques avérés, tout simplement parce qu'ils sont invisibles. Contrairement à ce qui saute aux yeux, ce qu'on ne voit pas, j'en suis persuadé, doit se trouver partout.

      Cela dit, le mot de la fin doit être, simplement, qu'on pouvait, qu'on peut et qu'on pourra toujours ignorer tout cela, ou n'en tenir aucun compte, et apprécier les Chants de Maldoror. En revanche, on ne saurait dénier l'impact de l'hispanisme sur ce chef-d'oeuvre.


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