El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition critique interactive
des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse

sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 1 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries

 

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      Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément
féroce (1) comme ce qu'il lit, trouve, sans
se désorienter (a), son chemin abrupt et sauvage (2), à travers
les marécages désolés de ces pages sombres et
pleines de poison; car, à moins qu'il n'apporte dans
sa lecture une logique rigoureuse et une tension
d'esprit*d égale au moins (b) à sa défiance, les émanations
mortelles de ce livre imbiberont son âme comme
l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout le monde
lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seuls
savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent,
âme timide, avant de pénétrer plus loin dans
de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons*g en
arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis :
dirige tes talons*d en arrière et non en avant, comme les
yeux d'un fils qui se détourne (c) respectueusement de
la contemplation auguste de la face maternelle; ou,
plutôt, comme (3) un angle à perte*f de vue de grues (4) frileuses
méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole (d)
puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues*i,
vers un point déterminé de l'horizon, d'où
tout à coup part (e) un vent étrange et fort, précurseur
de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à
elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle (f) la tête
comme une personne raisonnable, conséquemment
son bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente
(moi (g), non plus, je ne le serais pas à sa place),
tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain
de trois générations de grues, se remue
en ondulations irritées qui présagent l'orage qui
s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid
regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux
qui renferment l'expérience (h), prudemment, la première
(car, c'est elle qui a le privilège de montrer les
plumes de sa queue aux autres grues inférieures en
intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique
sentinelle, pour repousser*i l'ennemi commun, elle
vire (5) avec flexibilité la pointe de la figure géométrique
(c'est peut-être un triangle (6), mais on ne voit pas le
troisième côté (i), que forment dans l'espace ces curieux
oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord,
comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec
des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que
celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle
prend ainsi un autre chemin philosophique et (j) plus
sûr (7).


1. Variantes

1) 5: 5, P 1868 B 1869 sauvage à travers > sauvage, à travers
2) 5: 7, P 1868 B 1869 car à moins > car, à moins
3) 5: 17, P 1868 Dirige # dirige
4) 6: 2, P 1868 B 1869 ou plutôt > ou, plutôt
5) 6: 3, P 1868 B 1869 plutôt comme > plutôt, comme
6) 6: 6, P 1868 B 1869 l'horizon d'où > l'horizon, d'où
7) 6: 12, P 1868 B 1869 moi non plus > moi, non plus
8) 6: 19, P 1868 B 1869 car c'est > car, c'est

      La première strophe ne comprend que des variantes de ponctuation, qui consistent chaque fois à ajouter une virgule, sauf dans un cas, où la majuscule est changée pour la minuscule, à la seconde édition (5: 17), correction non retenue à la troisième. Cette variante pourrait tout de suite montrer, si cela était confirmé, que la troisième et dernière édition du Chant I revue par l'auteur, dans les Chants de Maldoror (P 1869), a été corrigée par Ducasse et composée par l'éditeur sur un exemplaire de la première édition (P 1868), et non de la seconde (B 1869).

La ponctuation. La virgule.

      Le « travail du style » commence en effet avec la ponctuation : c'est même le phénomène qui frappe tout lecteur des Chants qui s'intéresse le moindrement à la grammaire et au style. La première caractéristique en est simplement la virgulite  ! Alors qu'en français moderne et surtout contemporain on tente généralement d'économiser les virgules, laissant au lecteur le soin de distinguer lui-même les syntagmes dans les propositions (et notamment les compléments circonstanciels), Isidore Ducasse adopte l'attitude inverse : il place tout simplement le plus grand nombre de virgules possible. C'était un moyen très simple et très original de produire une prose poétique où l'accumulation des virgules tient lieu de signe graphique aussi clair et efficace que le découpage typographique de la versification. Jusqu'à mieux informé, Isidore Ducasse aura été le premier (et probablement le seul à ce jour) à utiliser cette liberté que nous donnent les règles non écrites de la ponctuation dans nos langues modernes.

Le point-virgule

      En revanche, la seconde marque de la ponctuation ducassienne, tout aussi systématique, est plus surprenante encore, voire agaçante, dans les contextes où la ponctuation contredit la syntaxe. Il s'agit de l'ajout d'une virgule aux variantes (2), (4) et (8). Mais le phénomène était déjà en place dès la première édition et il est plus généal : il consiste à séparer du point-virgule la proposition qui s'ouvre par un adverbe de liaison ou une conjonction de coordination (car, mais, et, ou, etc.), et à faire suivre le coordonnant de la virgule. Ce mécanisme s'oppose de deux façons aux règles usuelles de la ponctuation. D'abord il ne distingue plus les adverbes des conjonctions (les premiers étant généralement suivis de la virgule, non les seconds). Ensuite, la ponctuation contredit évidemment la syntaxe chaque fois que la proposition coordonnée n'est pas nettement indépendante, ce qui est toujours le cas si elle n'est pas la dernière de la phrase, bien entendu (car autrement on isole non plus une, mais plusieurs propositions). Or, la structure (« point-virgule + coordonnant + virgule ») remplit le même rôle que la virgulite, celle de marquer formellement le langage poétique, mais elle le fait cette fois en contrevenant aux règles de la ponctuation, pour instaurer sa propre norme typographique. Appelons-la donc la « point-virgulite ». Elle fait partie des inflammations de la ponctuation.


2. Commentaires linguistiques

(a) Second hispanisme lexical des Chants de Maldoror. Rien n'est jamais parfait : j'ai longtemps pensé qu'il s'agissait du premier. Malheureusement (!), momentanément en est un — et un de ceux qui donnent lieu à un contresens, forcément.

      L'emploi de « enhardi » peut paraître aussi remarquable que curieux à l'incipit de l'oeuvre, mais l'adjectif ne démarque aucune tournure espagnole, au contraire, puisqu'il sonne purement français. Il en est de même pour « momentanément », soit temporairement, pour quelque temps, pour la durée de la lecture. Mais l'adverbe a en espagnol le seul sens qui puisse convenir ici, dans la dynamique du contexte : instantanément, subitement — ce qu'aucun francophone ne saurait deviner.

      En revanche, avec « sans se désorienter », on trouve le premier hispanisme qui doit nécessairement être interprété pour être compris en français. Il s'agit, comme on l'a vu au glossaire, du décalque de sin desorientarse — « sans se perdre », « sans s'égarer ». Il est vraiment heureux qu'une telle réussite se trouve à l'incipit de l'oeuvre. En effet, une fois le syntagme castillan connu et son sens donné en espagnol, sens originel sur lequel se construit l'« adaptation » française, voilà que commence le travail de création linguistique du lecteur, puisque précisément se désorienter n'existe pas en français ou n'est pas courant dans un tel contexte : « perdre le sens de l'orientation », « être déconcerté », « être frappé de stupeur, de folie », comme « perdre le nord », « avoir perdu la carte », absolument aucun commentaire ne saurait épuiser la richesse de cet hispanisme, précisément parce qu'il n'a pas de sens arrêté (c'est bien le cas de le dire ici ! où le lecteur risque de se désorienter), dans le lexique de la langue française courante. Il ne s'y trouve même pas, comme verbe pronominal. C'est un hispanisme.

      On trouvera les éléments qui permettent d'apprécier ces variations dans la liste des hispanismes lexicaux et dans les divers glossaires. Mais je tenais à rappeler dès ce premier « commentaire » qu'il ne saurait s'agir, dans cet établissement critique, d'aplanir ni d'aplatir la richesse de l'oeuvre.

      D'un côté l'on perdrait tout à « traduire » les Chants de Maldoror en connaissant précisément leurs hispanismes (lexicaux, syntaxiques, linguistiques et culturels), alors que d'un autre côté on ne saurait les comprendre en les ignorant. Et la raison en est bien simple : la lecture des oeuvres d'Isidore Ducasse exige un double mouvement, la découverte, la reconnaissance et l'acceptation de l'étrangeté linguistique, puis la création de sens et de significations pour ces formes étrangères à nos habitudes. Non seulement le poète montévidéen donne parfois des sens plus purs aux mots de la tribu (comme Stéphane Mallarmé se le proposait, en le disant d'Edgar Poe), mais quelquefois aussi des sens « impurs », et plus souvent et plus radicalement, de nouveaux mots.

      Pour arrêter le sens littéral du texte et l'établir en conséquence, il faut être sensible à ses figures, à ses images et à ses créations linguistiques et poétiques. De ce point de vue, on dira que la première des figures de style du langage poétique d'Isidore Ducasse est l'hispanisme et en particulier l'hispanisme lexical dont « se désorienter » est un excellent exemple, d'une rare beauté.

(b) Égale au moins = au moins égale. À la phrase suivante : quelques-uns seuls = seuls quelques-uns. Ce sont des « inversions » en français. Il s'agit de traits de « style artiste », dont on trouvera d'autres exemples dans cette première strophe.

(c) Évident singulier pour le pluriel : « les yeux d'un fils qui se détournent ».

(d) Encore un singulier pour un pluriel, encore plus net : « un angle de grues qui volent ».

(e) Inversion de perspective : « un point d'où vient un vent ».

(f) Branler la tête, pour secouer, est du français familier. Comme plus loin « parce qu'elle n'est pas bête ». Ces traits de langue dans une strophe fort « littéraire » sont d'autant plus comiques que nous sommes au coeur d'une description dans le style de l'histoire naturelle. « Secouer la tête, en signe de doute, d'improbation » (DGLF).

(g) Moi, non plus : de toutes les virgules en « surnombre » (celles qui sont « facultatives »), placées dès la première édition et ajoutées au fil des suivantes (ce que nous avons nommé la « virgulite » plus haut dans les variantes), celle-ci est la seule de la première strophe qui soit « significative ». Il s'agit encore d'un trait de style artiste, comme les deux inversions signalées plus haut en (b), destiné à mettre la locution adverbiale en relief.

(h) « Des yeux qui renferment l'expérience ».

      La seconde moitié de la strophe, de la première strophe de l'oeuvre, ne réalise pas encore ce qu'on appellera plus loin le collage des « cadavres exquis », mais c'est du moins la juxtaposition de comparaisons, la double comparaison (sous la forme, « comme X, ou plutôt comme Y »). Après l'hispanisme, la comparaison est la seconde figure de style propre au langage poétique des Chants de Maldoror.

      Or, la première strophe n'est pas encore finie. En effet, il est probable qu'avec cette expression curieuse nous soyons en présence de la première des réalisations très particulières de la troisième figure du style poétique d'Isidore Ducasse, celle qu'on appellera, pour s'amuser autant que lui, le « tête-à-queue » : pages dangereuses, marécageuses > le « marécage de ces pages », puis oeuvre d'une forme nouvelle, d'un domaine inconnu > « les landes inexplorées (de cette oeuvre) » ou encore, simplement, contempler la face auguste de sa mère > « la contemplation auguste de la face maternelle ». L'inversion du déterminant et du déterminé s'applique alors ainsi : la grue a un regard expérimenté > des yeux expérimentés > des yeux qui ont de l'expérience > qui renferment l'expérience. Si cette analyse est correcte, il resterait à expliquer « renfermer » mis pour « avoir », « posséder ». C'est tener. En effet le verbe « avoir » a deux formes en castillan, selon qu'il s'agit de l'auxiliaire (haber) ou du verbe (tener). Le tête-à-queue se double donc d'un hispanisme morphologique.

      On remarquera dans ces exemples de tête-à-queue la progression accentuant le renversement du concret et de l'abstrait, à tel point que du premier au dernier exemple le « travail du style » produit une image de plus en plus éloignée du point de départ supposé. En effet, dans le tête-à-queue de style artiste, figure extrêmement fréquente chez les symbolistes de la seconde moitié du XIXe siècle, la convention veut que le lecteur comprenne le point de départ qui doit donc rester en filigrane dans l'image résultante (le « marécage de ces pages »). C'est précisément en brisant cette convention que Stéphane Mallarmé produira sa poésie hermétique. On le verra, c'est en se jouant du même mécanisme poétique que Ducasse créera ses images surréalistes les plus stupéfiantes, comme le « poulpe au regard de soie » (1.9).

      Des trois figures dominantes des Chants de Maldoror, l'hispanisme, la comparaison et le tête-à-queue, on peut tout de suite déduire le premier théorème de la poétique ducassienne : c'est le travail du style qui est le moteur de la production littéraire. On dira la même chose en constatant que l'oeuvre est du domaine de l'expérimentation. On peut aussi réduire le théorème à sa plus simple expression : l'oeuvre poétique est une création. Un acte de création radical et son résultat innovateur, soit les métaphores produites par les trois puissants mécanismes rhétoriques à l'oeuvre dès cette première strophe.

(i) T: côté que (P 1869, p. 6: 25). Après tant de virgules, et même une en trop (g), en voici une qui manque et que nous ajoutons. C'est d'ailleurs la première correction de la présente édition et elle s'impose : c'est bien entendu un triangle que forment peut-être les oiseaux, certainement pas son troisième côté, invisible, absent, inexistant.

(j) Avec les tête-à-queue et les inversions, voici une autre et la plus évidente marque du style artiste de la strophe. Il s'agit encore d'une rupture de construction où la conjonction de coordination relie deux syntagmes de nature différente (le déterminant indéfini autre et un adjectif au superlatif plus sûr) et non les deux adjectifs comme cela est courant et donc de règle (philosophique et sûr). Voilà donc ce « chemin philosophique différent et plus sûr », très fortement mis en relief par la rupture de construction syntaxique. À remarquer l'absence de virgule devant la conjonction, précisément pour ne pas arrêter le lecteur et signaler la rupture.

      Ce trait syntaxique de « style artiste » est propre aux poètes romantiques puis symbolistes de la seconde moitié du XIXe siècle, comme aussi à plusieurs romanciers réalistes. Pour celui qui lisait à cette époque la première strophe des Chants, comme aussi pour le lecteur d'aujourd'hui qui a lu Mallarmé, Flaubert, les Goncourt, Maupassant et Zola, par exemple, voilà qu'on croit ouvrir un ouvrage aux traits de style « recherchés », propres aux auteurs « difficiles », aux « artistes ». Or, aucune de ces marques artificielles de la rhétorique artiste, déployée avec autant de brio que d'impertinence dans cette première strophe, ne se développeront dans ce sens et les ruptures de construction syntaxique, comme celle-ci, extrêmement rares, ne seront pas caractéristiques de l'oeuvre. Bref, le comte de Lautréamont prendra un autre chemin stylistique et moins sûr.


3. Notes

(1) « Enhardi et féroce », c'est un vocabulaire inspiré de Dante, notamment du Chant 17 de l'Enfer, lorsque Virgile invite le poète à le rejoindre courageusement sur le dos de Géryon, le monstre qui les conduira (nageant d'une envolée) au huitième cercle de l'enfer : « Or sie forte e ardito » (17: 81), « Or sois fort et hardi ».

      Toutefois la réminiscence est fortement renforcée par l'utilisation que Milton fait justement de ce mot tout au long de son poème (on reviendra précisément sur le Paradis perdu dès la strophe suivante); « enhardi » vient d'ailleurs précisément dans la traduction de Chateaubriand (« ainsi enhardi, je parlai... », 8: 433, trad., p. 333).

(2) Trouver « son chemin abrupt et sauvage » est une citation littérale du dernier vers du second chant de l'Enfer, le premier cantique de la Divine Comédie. Mieux : c'est la citation littérale de la traduction en prose de Jacques-André Mesnard, édition bilingue, Paris, Amyot, 3 vol., 1854-1857. Le vers de Dante est celui-ci : « intrai per lo cammino alto e silvestro » (I, 2: 142). La traduction de J.-A. Mesnard est la seule à donner « abrupt » pour rendre alto, qui est justement de traduction difficile : « ...et je m'enfonçai avec lui dans l'abrupt et sauvage sentier ». « Sans se désorienter » (a) vient en conséquence du troisième vers du poème ou plus précisément de la contraction des trois premiers : « Sur le milieu du chemin de la vie / Je me trouvai dans une forêt sombre : / Le droit chemin se perdait, égaré » (trad. Longnon); « À la moitié du chemin de la vie, ayant perdu la bonne voie, il arriva que je m'égarai dans une forêt sombre » (Mesnard, p. 5).

      On connaît depuis longtemps l'influence de l'Enfer de Dante sur les Chants de Maldoror et on suivra ici pas à pas l'impact de cette source sur la rédaction de plusieurs strophes de l'oeuvre. On avait deviné par exemple que l'ouverture des Chants se faisait précisément à la lumière des tout premiers chants de l'oeuvre italienne. On pensait, avec raison, que la volée de grues était inspirée par l'entrée de Dante au vestibule de l'enfer (5: 46-49), second cercle après les limbes, où l'arrivée des luxurieux est comparée à une raie de grues : « E come i gru van cantando lor lai, / Faccendo in aere di sé lunga riga... », « Ainsi que vont les grues, tout en chantant leur lai, / Formée par l'air en une longue file... » (éd. Villaroel, trad. Longnon); « Et, comme des grues qui traversent les airs en longues files et font entendre leur chant lamentable, ainsi je... » (Mesnard, p. 59). Le rapprochement de Pierre-Olivier Walzer (Pléiade, p. 1074) est probant, incontestale : les deux vers de Dante proposent bien, dans une comparaison, un vol de grues qualifié de manière géométrique. Par ailleurs, la comparaison pourrait aussi avoir été renforcée par une réminiscence des vers suivants du Paradis perdu de Milton dans la traduction de Chateaubriand : « Une partie des oiseaux plane indolemment dans la région de l'air; d'autres plus sages, formant une figure, tracent leur chemin en commun : intelligents des saisons, ils font partir leurs caravanes aériennes, qui volent au-dessus des terres et des mers, et d'une aile mutuelle facilitent leur fuite : ainsi les prudentes cigognes, portées sur les vents, gouvernent leur voyage de chaque année; l'air flotte tandis qu'elles passent, vanné par les plumes innombrables » (4: 425-432, trad., p. 312). Mais il faut préciser d'abord que Ducasse n'a évidemment pas ce texte sous les yeux lorsqu'il rédige sa strophe et, surtout, rappeler qu'il ne s'agit nullement d'une comparaison (Milton décrit simplement la création des oiseaux, au sixième jour de la Genèse), tandis qu'il ne s'agit pas non plus de la source d'information de l'auteur, celle-ci étant connue, comme on va le voir.

      En effet, il faut distinguer la source d'inspiration (Dante) et la source d'information (Pouchet). Le mécanisme deviendra parfaitement clair à l'ouverture du Chant 5, avec le vol des étourneaux, toujours inspiré de Dante, tandis que l'information sera recopiée littéralement de l'Encyclopédie du Jean-Charles Chenu (strophe 5.1, notes).

      Revenons donc à l'ouverture proprement dite des Chants et en particulier à ce « chemin » difficile où s'engage le lecteur; j'étais fort proche de sa source, ici même, il y a quatre ans, lorsque j'ai comparé le premier hispanisme poétique de l'oeuvre (se désorienter) au « smarrito », puisque le chemin qui ouvre le poème (« Au milieu du chemin de la vie ») croise précisément ce sentier où Dante suit Virgile au terme du deuxième chant, le même : d'un chemin en forêt, on entre en un sentier de montagne, non tracé, difficile, qui conduit à l'enfer pour parvenir au ciel. Si j'ai découvert la citation et sa source exacte à la première phrase des Chants de Maldoror, ce n'est donc pas par hasard, sauf le fait de relire Dante en italien, de sorte que le vers du vieux poète m'est apparu exactement pour ce qu'il était chez Ducasse : une citation.

      Voir l'état de la question exposé dans le dossier « Le Dante de Ducasse ».

      Le « chemin abrupt et sauvage », c'est en trois mots, mais sans l'ombre d'un doute le « cammino alto e silvestro », désignant littéralement comme source d'inspiration, comme modèle et comme ambition le texte fondateur des littératures romanes, la Divine Comédie, l'oeuvre du troisième poète de notre civilisation, la quatrième oeuvre, après l'Énéide, l'Iliade et l'Odyssée. La cinquième, ce sera les Chants de Maldoror.

      La première source d'inspiration. Pour en venir maintenant à l'essentiel, c'est-à-dire aux rapports entre cette première strophe des Chants et le poème de Dante, il faut inverser un moment la problématique. À l'incipit des Chants de Maldoror, on trouve une citation explicite de l'ouverture de la Divine Comédie, et elle porte sur le sentier que décrit le poète dans ses deux premiers chants et sur lequel il s'engage, pour le reste de l'oeuvre. Or, Ducasse n'a pas simplement ouvert ou réouvert le premier volume de la Divine Comédie à seule fin de s'inspirer de son ouverture pour ouvrir son oeuvre. En effet, voici la première chose que démontre l'étude de genèse : Ducasse vient de lire ou de relire l'Enfer de Dante, qu'il gardera à l'esprit tout au long de la rédaction des Chants (on le verra à plusieurs reprises), et il s'inspire de son premier grand thème pour créer sa première strophe.

      C'est le vade retro (arrière !). Premier cantique : le poète doit s'engager en enfer et en franchir tous les cercles, s'il veut rejoindre Béatrice, ce qu'il ne réussira qu'avec l'assistance de Virgile (pensons en particulier aux tout derniers chants où ils devront escalader le corps même de Lucifer). Premier chant : le guépard, le lion et la louve bloquent successivement le passage à Dante, « si bien que l'air semblait en avoir peur », et Virgile lui apprend qu'on ne saurait suivre ce chemin-là. Cf. (7). Chant 2, Dante est pris de peur et s'arrête, hésitant; Virgile doit lui expliquer la mission que lui a confiée Béatrice pour qu'il fasse entendre le vers que nous connaissons, en lui emboîtant finalement le pas : « j'entrai dans le sentier abrupt et sauvage ». Chant 3, l'inscription à la porte de l'enfer est si désespérante que Dante hésite encore, se rend à l'Achéron où Charon tente de le repousser; alors qu'il doit franchir le fleuve terrifiant, il s'évanouit. Chant 5, Minos : « Prends bien garde où tu entres... ». Chant 6, Cerbère. Chant 7, Pluton. Mais c'est au Chant 8 que l'on trouve la formulation la plus nette du thème qui inspire la première strophe des Chants de Maldoror. Aux portes de Dité, la cité qui forme le coeur de l'enfer, Dante est sommé de s'en retourner par ses propres moyens, seul son guide étant autorisé à entrer : « Pense, lecteur, si je perdis courage »; à Virgile : « Si de passer plus outre est défendu, bien vite / Ensemble retrouvons les traces de nos pas » (Longnon); « Pense, à ce coup, lecteur, si je fus consterné [...]; s'il m'est refusé d'aller plus loin, retrouvons promptement ensemble la trace de nos pas » (Mesnard, p. 101).

      L'oeuvre maudite. C'est donc la source d'inspiration qui conduit à la citation, non l'inverse (même si l'on déduit la première de la seconde). Après l'étude de genèse, il faut en venir à la critique des sources pour bien comprendre l'acte créateur d'Isidore Ducasse. La découverte d'une citation et d'une source, c'est la chance d'évaluer l'originalité du poème où elles se trouvent. En particulier, le vade retro, l'ordre de reculer ou la mise en garde, ne s'adresse plus au poète ni au héros. C'est au contraire le narrateur qui l'adresse au lecteur, de sorte que l'Enfer, où le narrataire devrait hésiter à entrer pour le rejoindre, c'est l'oeuvre : une oeuvre empoisonnée, l'oeuvre du mal. Comme on le voit, la première strophe, « inspirée » par la Divine Comédie qui est citée dès l'ouverture, est d'une « inspiration » non seulement contraire (Dante se rend au Paradis rejoindre Bérénice), mais toute différente. Voici donc le premier thème du poète moderne : le livre interdit.

      « Madame Bovary », « les Fleurs du mal », oeuvres condamnées par la justice en 1857, ce n'était encore rien à mettre dans l'enfer des bibliothèques ou dans celle de des Esseintes (Huysmans, À rebours, 1884), où l'ouvrage aurait pu figurer, à part, s'il n'avait été, lui, véritablement en enfer. On peut dire je crois sans exagération que le Livre qu'on vient d'ouvrir sera la Bible noire.

(3) Avant même le mécanisme, celui de la juxtaposition qui deviendra le collage de comparaisons, cf. (h), c'est le contenu ou la nature des deux comparaisons qui saute aux yeux. Ducasse s'amuse ? Certainement, mais en travaillant ! C'est le travail du style. En effet, les deux comparaisons qui structurent la seconde partie de la strophe sont typiquement dantesques. La première est déjà « psychologique » et la seconde aussi « narrative »; en plus, la seconde, celle qui s'ouvre ici, est de l'ordre de « l'histoire naturelle », une forme que Dante empruntait à Virgile qui l'adaptait d'Homère, évidemment. Voilà donc la comparaison d'une volée de grues dans une scène dramatique illustrant un trait de psychologie.

(4) Une volée de grues. Il serait fort instructif, pour apprécier tout le loufoque de la comparaison, de situer son caractère extrêmement « réaliste » (comme on le dit des romans du même nom) dans une histoire des descriptions de la grue. Pour Boccace, c'était l'oiseau haut sur pattes que l'on chasse et dont on fait de magnifiques repas (le Décaméron, 6: 4). Dans l'Encyclopédie de Diderot, il se caractérise tout autant par la longueur de ses pattes que de... son cou (mettant l'accent sur la longueur et le poids du volatile). Ici, à la première strophe des Chants de Maldoror, voilà le grand oiseau de passage au cou décharné, volant très haut, la volée formant un angle aigu.

      Or, on connaît aujourd'hui la source d'information de l'auteur : c'est la Zoologie classique de F.-A. Pouchet (1841, I, p. 444). Elle a été révélée par Marguerite Bonnet dans son article « Lautréamont et Michelet » (RHAF, 1964, p  616). Il s'agit de sa source unique, bien que de nombreux traits s'en retrouvent dans l'Encyclopédie de Chenu et leur source commune, le traité de Buffon, comme on le verra plus bas [7]). Voici le fragment de la Zoologie que je commente :

      Les grues cendrées, dont le nom rappelle la couleur, ont un vol puissant, mais il semble qu'elles aient de la peine à prendre leur essor, car on les voit d'abord courir quelques pas avant de s'envoler, et elle ne s'élèvent ensuite que peu à peu. Ces oiseaux sont des voyageurs par excellence; lorsqu'ils se disposent à quitter quelque région, plusieurs jours à l'avance on les entend s'appeler par un cri particulier; et quand tous ceux d'un rayon de plusieurs lieues se sont réunis en troupes, ils partent sous la conduite d'un chef [1], en formant dans l'air [2] deux files [3] qui viennent se réunir [4] par l'une de leurs extrémités [5] et représentent un triangle [6] isocèle au sommet [7] duquel se trouve le chef [1] qui les dirige et les commande [8]. Celui-ci, qui est un des plus virougeux d'entre eux, ne reste à la tête des émigrants que pendant un certain temps, et il abandonne sa place à un autre lorsqu'il est las et passe à l'arrière de la bande [9]. [...]

      Cette disposition qu'affectent en volant les troupes de grues est très favorable pour fendre la colonne d'air, mais elle leur deviendrait funeste dans un moment d'attaque; aussi l'on dit que lorsqu'elles aperçoivent quelque oiseau de proie elles se resserrent et forment une / [p. 445] masse circulaire qui, étant plus compacte, peut mieux se défendre. Quand le vent devient fort et que la troupe peut craindre que ses tourbillon ne la dispersent, la même précaution est prise par les individus qui la composent, et ils se resserrent davantage afin de leur donner moins de prise.

   —— Félix-Archimède Pouchet, Zoologie classique ou Histoire naturelle du règle animal, tome 1, 2e édition, Paris, Roret, 1841, p. 444-445.

[1] C'est sur ce « chef », la grue qui forme, « à elle seule », « l'avant-garde », que Ducasse construit sa narration (avec la mise en scène de la tempête qui vient). Celle qui va tourner « la première (car, c'est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres... »).

[2] « Que forment dans l'espace », écrit Ducasse : cette « variante » montre à elle seule que le texte de la Zoologie est une source d'inspiration, et non un fragment que Ducasse adapterait dans son texte à la manière d'un collage, comme il le fera plus tard.

      Étant donné l'importance que prendra le Paradis perdu de Milton dans la composition des strophes suivantes, on sera vite convaincu que le choix de ce mot est déjà inspiré par la cosmologie de John Milton. Mais rien ne permet encore de le deviner

[3] Deux files : cette notation est extrêmement importante parce qu'elle prouve qu'il s'agit bien de la source de Ducasse, pour la raison toute simple que le lecteur du Chant I doit nécessairement la retrouver de lui-même pour comprendre le texte qu'il lit. C'est évidemment la clé de la variation sur l'angle, ce faux triangle.

      Non seulement les grues doivent nécessairement voler sur deux « files » pour former la figure tronquée que nous présente Ducasse, mais l'idée même d'une « file de grues » marque le lien entre sa comparaison et celle de Dante, la longa riga.

[4] Voici naître l'« angle » de Ducasse.

[5] Disons en passant que Pouchet va se mériter en effet la correction que lui servira aussi implicitement que comiquement Ducasse, car on voit mal comment les files pourraient se réunir autrement que par l'« une » de leurs extrémités !

[6] D'où le « faux triangle » de Ducasse. À remarquer toutefois qu'il n'a pas retenu son caractère isocèle. La figure géométrique se retrouve chez Buffon et Chenu.

[7] Le sommet de l'isocèle, c'est bien l'avant-garde de l'angle.

      Pourtant, il ne semble pas que l'angle à perte de vue désigne ainsi la longueur de ses demi-droites, mais bien plutôt la hauteur de la volée, idée nettement exprimée chez Chenu et Buffon, ce que laisse seulement deviner l'ouverture de l'exposé de F.-A. Pouchet.

[8] Le « chef », c'était déjà pour le moins la grue de tête qui « conduisait » (la conduite d'un chef); mais à la fin de sa description, F.-A. Pouchet passe manifestement de l'histoire naturelle à la psychologie des grues. Voilà donc le « chef » qui « dirige et commande », comme on l'attend en effet d'un chef. Ducasse, qui fera bien attention de lui laisser son genre et par conséquent son sexe dans le génie de nos langues romanes, en fera la plus vieille de la volée, la plus intelligente, évidemment, et il lui donnera toute la psychologie et même la philosophie que l'on sait.

[9] Accentuant l'« analyse psychologique », Ducasse ne retient pas évidemment la relève périodique de l'oiseau de tête et change complètement le regroupement des grues en cas d'attaques de prédateurs ou de vents contraires, pour imaginer un changement de direction de la troupe devant l'orage imminent.

      Le moins comique n'est pas de constater qu'il y a eu quelques critiques pour chercher quel auteur Ducasse avait pu « plagier » ici (de ceux évidemment qui confondent le collage des cadavres exquis avec le plagiat). En revanche, il est clair que Ducasse se moque implicitement de la psychologie du naturaliste dans sa présentation du plus haut gradé des oiseaux de sa volée ! On remarquera, en effet, que Buffon et Chenu s'en tiennent plus raisonnablement à l'aérodynamique. « Les grues portent leur vol très haut [7], et se mettent en ordre pour voyager : elles forment un triangle à peu près isocèle, comme pour fendre l'air plus aisément » (OEuvres complètes, Paris, Furne, 1839, t. VI, p. 283, texte qui se retrouve dans l'encyclopédie de Chenu, cité par P.-O. Walzer, Pléiade, p. 1074, n. 2).

      Quoi qu'il en soit, Isidore Ducasse a déjà le nez dans les encyclopédies d'histoire naturelle. C'est dans celle de Chenu qu'il recopiera Buffon, dans la seconde version de cette « comparaison » — la volée d'étourneaux ! — au début du cinquième chant (5.1). Ici, à l'ouverture de l'oeuvre, il ne s'agit évidemment pas d'un collage, il faut le répéter, mais au contraire d'une comparaison psychologique organisant un « récit » dans le vocabulaire (parodique) de l'histoire naturelle. Bref, un exposé d'histoire naturelle propre à marquer les progrès de la comparaison depuis Homère, Virgile et Dante !

(5) P.-O. Walzer (Pléiade, p. 1075) voit une difficulté dans l'emploi transitif du verbe « virer » et après lui, Hubert Juin (Poésie, p. 397), qui suit généralement mot à mot son annotation, la résumant. Pourtant, « virer la pointe de la figure à bâbord ou à tribord » ne pose aucune difficulté. On dit tout aussi bien que l'avion vire au nord que virer l'avion au nord. Virer le cap au nord (DGLF).

(6) Après l'« angle » voici le « triangle » et même le « triangle auquel il manque un côté ». Le collégien s'amuse. On ne m'enlèvera pas de la tête qu'une partie importante de l'art d'Isidore Ducasse tient à notre adolescence à tous et, en particulier, à la science et à l'impertinence des collégiens, typiquement masculines d'ailleurs. C'est l'art de la fanfaronnade (équivalent féminin : la fanfreluche). Le narrateur, comme souvent, doit bien être de l'âge de son auteur (22 ans en 1868). Genèse : les Chants de Maldoror ne seront évidemment pas une oeuvre de sagesse. C'est déjà ça !

(7) S'il ne s'agit pas à proprement parler d'une citation, l'idée et sa formulation viennent précisément au premier chant de l'Enfer de Dante. En effet, on ne saurait affronter victorieusement la louve, il n'est donc pas possible d'aller directement à l'Enfer en suivant le chemin qui conduit à la montagne, comme l'explique Virgile au poète : « A te convien tenere altro vïaggio » (1: 92), « Il te faudra tenir une autre voie ».

      On voit avec quelle rigueur d'inspiration la strophe s'ouvre et se ferme sur le chemin à suivre, à ne pas suivre.


4. Faurissonneries

      Robert Faurisson a fait paraître chez Gallimard en 1972 un volume intitulé A-t-on lu Lautréamont ?, sur le modèle de sa thèse de doctorat controversée, A-t-on lu Rimbaud ? (Paris, Bizarre, 1961 et 1962, Pauvert, 1971).

      Il s'agit d'une nouvelle « thèse » où Faurisson entend prouver qu'Isidore Ducasse est en fait l'auteur d'une fumisterie dont il serait le premier à se rendre compte, ce qu'il développe sur pas moins de 435 pages. Il s'agit de montrer que Ducasse expose, dans un style volontairement abracadabrant et avec la rhétorique d'un bon vieux cuistre, un monsieur Joseph Prudhomme, soit les aventures rocambolesques d'un héros de pacotille, le « méchant » Maldoror, soit les grands préceptes des Poésies, ceux d'un « bon » poète moralisateur.

      Voici comment Robert Faurisson a lui-même résumé sa thèse : « Les Chants de Maldoror et les Poésies sont, à notre avis, deux oeuvres purement satiriques, deux fantaisies bouffonnes, deux charges de la bêtise prudhommesque. Cette forme de bêtise, Isidore Ducasse feint d'en prendre le parti. Dans les Chants de Maldoror, on le voit tenir un rôle de père noble, de père-la-vertu, de père-la-pudeur, tandis que, dans les Poésies, il se déguise en un pédant de collège insupportablement sermonneur » (« Les divertissements d'Isidore », NRF, no 217, 1971, p. 67-73, p. 67). Cette thèse qui a l'air fort simple est en réalité simpliste et, de là, complètement inexacte. La cause en est qu'elle ne repose sur aucune analyse digne de ce nom. Ne fait pas qui veut la lecture littérale d'un texte poétique.

      Premièrement, le commentaire de Robert Faurisson fourmille de contresens et de réductions, comme je l'illustrerai strophe par strophe.

      Deuxièmement, le critique confond partout les sens propres et les sens figurés, de sorte qu'il porte à rire en croyant se moquer du texte d'Isidore Ducasse.

      Troisièmement, sa lecture porte aussi sur les nerfs parce qu'il s'agit d'une interprétation hors contexte s'appuyant sur ces contresens et lectures au premier degré. Une interprétation qui serait simplement comique si elle n'était désolante, puisqu'on découvre ainsi toute la « pensée » de Robert Faurisson, sans plus de profondeur que de hauteur.

      Quatrièmement, on aurait pu commencer et finir par là, le critique ne sait pas mieux écrire et rédiger que penser, lorsqu'il « pense », accumulant les redites. Car non seulement il se répète continuellement, chaque phrase reprenant la moitié de la précédente, mais il tente de répéter le texte d'Isidore Ducasse qu'il commente de cette manière répétitive, ce qu'il fait, au mieux, lorsqu'il ne le trahit pas. Mais jamais d'aucune manière il ne l'éclaire ou ne l'analyse.

      Exemple. « La grue la plus vieille, qui par son âge commande le respect, forme l'avant-garde. À elle seule. Elle voit cela. Elle branle la tête comme une personne raisonnable qu'elle est. Les personnes raisonnables branlent ainsi la tête. Conséquence que les naturalistes ont mise en évidence : son bec en claque. Elle claque du bec. C'est qu'elle n'est pas contente » (p. 53), etc. Cette glose indigeste, comme on le voit, tente de reproduire le sens littéral sous la forme d'un commentaire, avec ici et là de petites interprétations sarcastiques (comme cette « conséquence que les naturalistes ont mise en évidence ») ou de simples petites additions complètement arbitraires (comme la relative « qui par son âge commande le respect »). L'évidence tient précisément à la platitude des incessantes reprises, à la platitude des additions et à platitude des sarcasmes. Lorsqu'on lit à la suite « Elle branle la tête comme une personne raisonnable... » et « Les personnes raisonnables branlent ainsi la tête », avec entre les deux la détermination « qu'elle est », la clarté apparente tient au fait que le texte est doublement redondant. Ce discours de maître d'école est précisément du niveau des toutes petites classes scolaires, soit les commentaires de texte destinés aux enfants de sept ou huit ans. Résultat ? cette glose n'est ni claire ni évidente, mais simplement niaise.

      Cinquièmement, nous ne trouvons, page après page, qu'une critique normative au service d'une thèse insoutenable. Et cette thèse construit un « auteur » entièrement réalisée par les idées et opinions issues de cette critique normative. Il suit que la baudruche ne pèse pas lourd : elle est remplie des idées de Robert Faurisson, celles qu'il prête à l'auteur, au narrateur et à son héros, et qu'il projette dans l'oeuvre ligne après ligne, mais qui évidemment ne s'y trouvent nulle part, tant elles sont les siennes, des faurissonneries.

      Avec ces cinq bonnes raisons, je pense qu'on est tout à fait justifié, comme on le fait en général, de ne jamais tenir le moindrement compte de cet ouvrage de marmiton qui étale à toutes pages (comme à toutes voiles), de manière intempestive, un savoir mal assimilé et une culture on ne peut plus étale. L'esprit ne souffle pas fort ici, de sorte que la thèse ne va pas très loin, comme c'est le cas précisément des « travaux » de nos messieurs Prudhomme, Petit-Jos connaissant mais toujours Gros-Jean comme devant.

      Toutefois, puisque le présent travail porte sur l'établissement du texte et son analyse littérale, j'ai pensé qu'il était de l'ordre de l'éducation civique, pour tout le monde des lettres, de discréditer une fois pour toutes cet essai que trop de « savants » critiques littéraires prennent au sérieux. Ce n'est pas à Robert Faurisson (1929-2018), mais à ceux-ci que sont dédiés ces amusantes précisions.

      Quelques exemples seulement, car il ne faut jamais abuser en ce domaine.

1.   Maldoror. Faurisson présuppose que c'est lui qui s'exprime dans cette strophe. Où a-t-il lu cela ?

2.   « Maldoror a le sens de ses [sic] responsabilités. Son livre est terrifiant. On ne peut donc le mettre entre toutes les mains. Un honnête homme [?] pénétré du sens de ses obligations morales et sociales [?], se doit de prévenir son lecteur du caractère positivement effrayant de ce premier chant. Plût au ciel que le lecteur [?] ne s'y perdit pas corps et âme [?]; Maldoror [?], exprimant ce voeu, se signe et porte ses regards au ciel [vraiment ?]; on lit sur son visage l'inquiétude d'une belle âme [?] » (p. 52). Lorsque Faurisson en vient ainsi à lire sur le « visage » de « Lautréamont » rien de moins que « l'inquiétude d'une belle âme », il est clair qu'aucun lecteur le moindrement sensible et intelligent ne peut le suivre dans cette triste traduction aplatissant et trahissant complètement la lettre d'un texte, pour y fabuler un contenu tout aussi tristement délirant. Le pauvre lecteur que voilà. Voilà quelqu'un qui aurait dû suivre le conseil de l'auteur !

      Cela dit, ce n'est pas parce que c'est évident qu'il ne faut pas mettre ici les points sur les « i ».

      D'abord le contresens. « Plût au ciel que le lecteur ne s'y perdit pas corps et âme » : comment notre « lecteur » peut-il en arriver ainsi à comprendre exactement le contraire de ce que nous lisons tous à l'incipit des Chants, la première phrase de l'oeuvre, ce qui augure bien mal ? Tout simplement en réalisant une série de confusions moralisatrices à rebours. Il fait un équivalent du lecteur et de l'âme sensible, celle-ci risque de se perdre dans l'oeuvre, corps et âme (!), de sorte que voilà reformulée dans l'esprit de notre moralisateur le souhait qui ouvre l'oeuvre : « Plût au ciel que le lecteur ne s'y perdit pas corps et âme ». Ce qui est extraordinaire, évidemment, c'est que Lautréamont écrit exactement le contraire et bien pire...

      Ensuite, Faurisson prétend trouver dès cette première strophe des Chants un « personnage parfaitement ridicule », un « imbécile pontifiant » (comme le Tribulat Bonhomet de Villiers, bref cet « honnête homme pénétré du sens de ses responsabilité », etc.). Losqu'il est souhaité que le lecteur s'enhardisse, voilà comment continue Robert Faurisson : « la hardiesse est chose terrible et on ne peut pas affirmer que ce soit là un trait qui, pour sa part, caractérise Maldoror, lequel en digne émule de M. Prudhomme, est d'une remarquable pusillanimité » (p. 52). Il s'agit là d'un total délire d'interprétation, aussi bien de la strophe que de l'oeuvre, où ni l'« auteur » ni Maldoror ne peuvent nulle part être qualifié ou décrit ainsi. J'aurai l'occasion de le redire une fois ou deux, car notre critique déraisonne ainsi durant plus de quatre cents pages : la « thèse » d'un auteur, d'un narrateur ou d'un héros ridicule et pontifiant repose tout entière sur la confusion du comique, de l'humour et de l'humour noir (qui sont bien des traits des Chants de Maldoror) avec la farce (forme narrative qui lui est complètement étrangère).

3.   « Deux catégories de lecteurs », le lecteur hardi et l'âme sensible. Quelle belle lecture de la première strophe d'un ouvrage destiné aux lecteurs enhardis par ce qu'ils commencent à lire, ouvrage qui, précisément, n'est pas destiné aux âmes sensibles, qui ne doivent pas le lire, ne le liront pas, ne sont donc pas une « catégorie de lecteurs ». Ah, misère...

      Mais j'accorde qu'il n'y a pas là que faurissonneries. Les charlesries ne sont pas en reste : « S'agit-il du lecteur comme grue (selon la syntaxe) ou de la grue comme lecteur (selon le jeu des figures) ou de la grue comme livre (selon l'analyse sémantique) ? Texte paradoxal qui fait que le lecteur qui ne lira pas est déjà lu par le livre (s'il est la grue), a déjà lu le livre (si la grue est le livre), dans l'instant même où il s'en détourne. / Dans cette dynamique et par elle se définit une nouvelle typologie des lectures et des lecteurs : le lecteur qui, lisant, ne lit pas, puisque la page est détournement du livre; le « non-lecteur » qui, ne lisant pas, lit, pour la même raison » (p. 21-22). Manifestement, l'auteur de ces lignes compte parmi les grandes grues lectrices et il est bien dommage qu'il n'ait pas consacré tout un livre à notre auteur, comme Robert Faurisson, car cela nous aurait bien fait rire. On ne retiendra rien d'autre du délirant chapitre liminaire de sa Rhétorique de la lecture (Paris, Seuil, 1977), soi-disant lecture de la première strophe des Chants de Maldoror, avec des inventions anagrammatiques dignes d'un Saussure devenu complètement gaga. En revanche, on épluchera son article forgé à la même enseigne que Faurisson en 1971.

4.   Et Robert Faurisson de faire des gorges chaudes : « les talons de l'âme ! ». Âme insensible, sans plus de talon que de talent, hors d'ici !

5.   Gorges chaudes : « ce cou qui est [sic] contemporain de trois générations, la plus jeune, la jeune et la moins jeune, se remue... » (p. 53-54). Peut-on se moquer ainsi sans s'étouffer avec une telle faute de lecture ? N'importe quel francophone comprend pourtant sans peine que voilà un cou qui « [est] dégarni de plumes et [qui (ou même parce qu'il) a été] contemporain de trois générations de grues », très évidente figure de style artiste (rupture de construction), si simple qu'il n'y a pas à la commenter. Mais peut-être le faudrait-il pour nos Gros-Jean et Petits-Jos connaissant ?

      La récréation est finie. Assez de faurissonneries pour cette première strophe.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe