1) 5: 5, P 1868 B 1869 sauvage
à travers
>
sauvage, à travers
2) 5: 7, P 1868 B 1869 car à
moins >
car, à moins
3) 5: 17, P 1868 Dirige
# dirige
4) 6: 2, P 1868 B 1869 ou plutôt
>
ou, plutôt
5) 6: 3, P 1868 B 1869 plutôt
comme >
plutôt, comme
6) 6: 6, P 1868 B 1869 l'horizon
d'où
>
l'horizon, d'où
7) 6: 12, P 1868 B 1869 moi non plus
>
moi, non plus
8) 6: 19, P 1868 B 1869 car c'est >
car, c'est
La première strophe ne comprend que des
variantes de ponctuation, qui consistent chaque fois à
ajouter une virgule, sauf dans un cas, où la majuscule est
changée pour la minuscule, à la seconde
édition (5: 17), correction non retenue à la
troisième. Cette variante pourrait tout de suite montrer,
si cela était confirmé, que la troisième et
dernière édition du Chant I revue par
l'auteur, dans les Chants de Maldoror (P 1869), a
été
corrigée par Ducasse et composée par l'éditeur
sur un exemplaire de la première édition
(P 1868), et non de la seconde (B 1869).
La ponctuation. La virgule.
Le « travail du style » commence en
effet avec la ponctuation : c'est même le
phénomène qui frappe tout lecteur des Chants
qui s'intéresse le moindrement à la grammaire et au
style. La première caractéristique en est simplement
la virgulite ! Alors qu'en français moderne et
surtout contemporain on tente généralement
d'économiser les virgules, laissant au lecteur le soin de
distinguer lui-même les syntagmes dans les propositions (et
notamment les compléments circonstanciels), Isidore Ducasse
adopte l'attitude inverse : il place tout simplement le plus grand
nombre de virgules possible. C'était un moyen très
simple et très original de produire une prose
poétique où l'accumulation des virgules tient lieu de
signe graphique aussi clair et efficace que le découpage
typographique de la versification. Jusqu'à mieux
informé, Isidore Ducasse aura été le premier
(et probablement le seul à ce jour) à utiliser cette
liberté que nous donnent les règles non
écrites de la ponctuation dans nos langues modernes.
Le point-virgule
En revanche, la seconde marque de la
ponctuation ducassienne, tout aussi systématique, est plus
surprenante encore, voire agaçante, dans les contextes
où la ponctuation contredit la syntaxe. Il s'agit de
l'ajout d'une virgule aux variantes
(2), (4) et (8). Mais le
phénomène était déjà en place
dès la première édition et il est plus
généal : il consiste à séparer du
point-virgule la proposition qui s'ouvre par un adverbe de liaison
ou une conjonction de coordination (car, mais, et, ou, etc.), et
à faire suivre le coordonnant de la virgule. Ce
mécanisme s'oppose de deux façons aux règles
usuelles de la ponctuation. D'abord il ne distingue plus les
adverbes des conjonctions (les premiers étant
généralement suivis de la virgule, non les seconds).
Ensuite, la ponctuation contredit évidemment la syntaxe
chaque fois que la proposition coordonnée n'est pas
nettement indépendante, ce qui est toujours le cas si elle
n'est pas la dernière de la phrase, bien entendu (car
autrement on isole non plus une, mais plusieurs propositions). Or,
la structure (« point-virgule + coordonnant +
virgule ») remplit le même rôle que la
virgulite, celle de marquer formellement le langage
poétique, mais elle le fait cette fois en contrevenant aux
règles de la ponctuation, pour instaurer sa propre norme
typographique. Appelons-la donc la « point-virgulite ».
Elle fait partie des inflammations de la ponctuation.
(a) Second hispanisme lexical des
Chants de
Maldoror. Rien n'est jamais parfait : j'ai longtemps
pensé qu'il s'agissait du premier. Malheureusement (!),
momentanément en est un — et un de
ceux qui donnent lieu à un contresens, forcément.
L'emploi de « enhardi »
peut paraître aussi remarquable que curieux à
l'incipit de l'oeuvre, mais l'adjectif ne démarque aucune
tournure espagnole, au contraire, puisqu'il sonne purement
français. Il en est de même pour
« momentanément », soit temporairement,
pour quelque temps, pour la durée de la lecture. Mais
l'adverbe a en espagnol le seul sens qui puisse convenir ici, dans
la dynamique du contexte : instantanément, subitement
— ce qu'aucun francophone ne saurait deviner.
En revanche, avec « sans se
désorienter », on trouve le premier hispanisme qui
doit nécessairement être interprété pour
être compris en français. Il s'agit, comme on l'a vu
au glossaire, du décalque de sin desorientarse
— « sans se perdre », « sans
s'égarer ». Il est vraiment heureux qu'une telle
réussite se trouve à l'incipit de l'oeuvre. En
effet, une fois le syntagme castillan connu et son sens
donné en espagnol, sens originel sur lequel se construit
l'« adaptation » française,
voilà que commence le travail de création
linguistique du lecteur, puisque précisément se
désorienter n'existe pas en français ou n'est pas
courant dans un tel contexte : « perdre le sens de
l'orientation », « être
déconcerté », « être
frappé de stupeur, de folie », comme
« perdre le nord », « avoir perdu la
carte », absolument aucun commentaire ne saurait
épuiser la richesse de cet hispanisme,
précisément parce qu'il n'a pas de sens
arrêté (c'est bien le cas de le dire ici !
où le lecteur risque de se désorienter), dans
le lexique de la langue française courante. Il ne s'y
trouve même pas, comme verbe pronominal. C'est un hispanisme.
On trouvera les éléments qui
permettent d'apprécier ces variations dans la liste des
hispanismes lexicaux et dans les divers glossaires. Mais je tenais
à rappeler dès ce premier
« commentaire » qu'il ne saurait s'agir, dans
cet établissement critique, d'aplanir ni d'aplatir la
richesse de l'oeuvre.
D'un côté l'on perdrait tout
à « traduire » les Chants de
Maldoror en connaissant précisément leurs
hispanismes (lexicaux, syntaxiques, linguistiques et culturels),
alors que d'un autre côté on ne saurait les comprendre
en les ignorant. Et la raison en est bien simple : la lecture
des oeuvres d'Isidore Ducasse exige un double mouvement, la
découverte, la reconnaissance et l'acceptation de
l'étrangeté linguistique, puis la création de
sens et de significations pour ces formes étrangères
à nos habitudes. Non seulement le poète
montévidéen donne parfois des sens plus purs aux mots
de la tribu (comme Stéphane Mallarmé se le proposait,
en le disant d'Edgar Poe), mais quelquefois aussi des sens
« impurs », et plus souvent et plus
radicalement, de nouveaux mots.
Pour arrêter le sens littéral du
texte et l'établir en conséquence, il faut être
sensible à ses figures, à ses images et à ses
créations linguistiques et poétiques. De ce point de
vue, on dira que la première des figures de style du langage
poétique d'Isidore Ducasse est l'hispanisme et en
particulier l'hispanisme lexical dont « se
désorienter » est un excellent exemple, d'une rare
beauté.
(b) Égale au moins = au moins
égale.
À la phrase suivante : quelques-uns seuls = seuls
quelques-uns. Ce sont des « inversions » en
français. Il s'agit de traits de « style
artiste », dont on trouvera d'autres exemples dans cette
première strophe.
(c) Évident singulier pour le
pluriel :
« les yeux d'un fils qui se
détournent ».
(d) Encore un singulier pour un
pluriel, encore
plus net : « un angle de grues qui
volent ».
(e) Inversion de perspective :
« un
point d'où vient un vent ».
(f) Branler la tête, pour
secouer, est du français familier. Comme plus loin
« parce qu'elle n'est pas bête ». Ces
traits de langue dans une strophe fort
« littéraire » sont d'autant plus
comiques que nous sommes au coeur d'une description dans le style
de l'histoire naturelle. « Secouer la tête, en
signe de doute, d'improbation » (DGLF).
(g) Moi, non plus : de toutes
les virgules
en « surnombre » (celles qui sont
« facultatives »), placées dès la
première édition et ajoutées au fil des
suivantes (ce que nous avons nommé la
« virgulite » plus haut dans les variantes),
celle-ci est la seule de la première strophe qui soit
« significative ». Il s'agit encore d'un trait
de style artiste, comme les deux inversions signalées plus
haut en (b), destiné à mettre
la locution adverbiale en relief.
(h) « Des yeux qui
renferment
l'expérience ».
La seconde moitié de la strophe, de la
première strophe de l'oeuvre, ne réalise pas encore
ce qu'on appellera plus loin le collage des « cadavres
exquis », mais c'est du moins la juxtaposition de
comparaisons, la double comparaison (sous la forme,
« comme X, ou plutôt comme Y »).
Après l'hispanisme, la comparaison est la seconde figure de
style propre au langage poétique des Chants de
Maldoror.
Or, la première strophe n'est pas
encore
finie. En effet, il est probable qu'avec cette expression curieuse
nous soyons en présence de la première des
réalisations très particulières de la
troisième figure du style poétique d'Isidore Ducasse,
celle qu'on appellera, pour s'amuser autant que lui, le
« tête-à-queue » : pages
dangereuses, marécageuses > le
« marécage de ces pages », puis oeuvre
d'une forme nouvelle, d'un domaine inconnu > « les
landes inexplorées (de cette oeuvre) » ou encore,
simplement, contempler la face auguste de sa mère >
« la contemplation auguste de la face
maternelle ». L'inversion du déterminant et du
déterminé s'applique alors ainsi : la grue a un
regard expérimenté > des yeux
expérimentés > des yeux qui ont de
l'expérience > qui renferment l'expérience.
Si cette analyse est correcte, il resterait à expliquer
« renfermer » mis pour
« avoir »,
« posséder ». C'est tener. En
effet le verbe « avoir » a deux formes en
castillan, selon qu'il s'agit de l'auxiliaire (haber) ou du verbe
(tener). Le tête-à-queue se double donc d'un
hispanisme morphologique.
On remarquera dans ces exemples de
tête-à-queue la progression accentuant le renversement
du concret et de l'abstrait, à tel point que du premier au
dernier exemple le « travail du style » produit
une image de plus en plus éloignée du point de
départ supposé. En effet, dans le
tête-à-queue de style artiste, figure
extrêmement fréquente chez les symbolistes de la
seconde moitié du XIXe siècle, la convention veut que
le lecteur comprenne le point de départ qui doit donc rester
en filigrane dans l'image résultante (le
« marécage de ces pages »). C'est
précisément en brisant cette convention que
Stéphane Mallarmé produira sa poésie
hermétique. On le verra, c'est en se jouant du même
mécanisme poétique que Ducasse créera ses
images surréalistes les plus stupéfiantes, comme le
« poulpe au regard de soie » (1.9).
Des trois figures dominantes des Chants de
Maldoror, l'hispanisme, la comparaison et le
tête-à-queue, on peut tout de suite déduire le
premier théorème de la poétique
ducassienne : c'est le travail du style qui est le
moteur de la production littéraire. On dira la même
chose en constatant que l'oeuvre est du domaine de
l'expérimentation. On peut aussi réduire le
théorème à sa plus simple expression :
l'oeuvre poétique est une création. Un acte de
création radical et son résultat innovateur, soit les
métaphores produites par les trois puissants
mécanismes rhétoriques à l'oeuvre dès
cette première strophe.
(i) T: côté que (P 1869,
p. 6: 25).
Après tant de virgules, et même une en trop (g), en voici une qui manque et que nous ajoutons.
C'est d'ailleurs la première correction de la
présente édition et elle s'impose : c'est bien
entendu un triangle que forment peut-être les oiseaux,
certainement pas son troisième côté, invisible,
absent, inexistant.
(j) Avec les tête-à-queue
et les
inversions, voici une autre et la plus évidente marque du
style artiste de la strophe. Il s'agit encore d'une rupture de
construction où la conjonction de coordination relie deux
syntagmes de nature différente (le déterminant
indéfini autre et un adjectif au superlatif plus
sûr) et non les deux adjectifs comme cela est courant et
donc de règle (philosophique et sûr).
Voilà donc ce « chemin philosophique
différent et plus sûr », très
fortement mis en relief par la rupture de construction syntaxique.
À remarquer l'absence de virgule devant la conjonction,
précisément pour ne pas arrêter le lecteur et
signaler la rupture.
Ce trait syntaxique de « style
artiste » est propre aux poètes romantiques puis
symbolistes de la seconde moitié du XIXe siècle,
comme aussi à plusieurs romanciers réalistes. Pour
celui qui lisait à cette époque la première
strophe des Chants, comme aussi pour le lecteur
d'aujourd'hui qui a lu Mallarmé, Flaubert, les Goncourt,
Maupassant et Zola, par exemple, voilà qu'on croit ouvrir un
ouvrage aux traits de style
« recherchés », propres aux auteurs
« difficiles », aux
« artistes ». Or, aucune de ces marques
artificielles de la rhétorique artiste,
déployée avec autant de brio que d'impertinence dans
cette première strophe, ne se développeront dans ce
sens et les ruptures de construction syntaxique, comme celle-ci,
extrêmement rares, ne seront pas caractéristiques de
l'oeuvre. Bref, le comte de Lautréamont prendra un autre
chemin stylistique et moins sûr.
(1) « Enhardi et
féroce », c'est un vocabulaire inspiré de
Dante, notamment du Chant 17 de l'Enfer, lorsque Virgile
invite le poète à le rejoindre courageusement sur le
dos de Géryon, le monstre qui les conduira (nageant d'une
envolée) au huitième cercle de l'enfer :
« Or sie forte e ardito » (17: 81),
« Or sois fort et hardi ».
Toutefois la réminiscence est fortement
renforcée par l'utilisation que Milton fait justement de ce
mot tout au long de son poème (on reviendra
précisément sur le Paradis perdu dès la
strophe suivante); « enhardi » vient d'ailleurs
précisément dans la traduction de Chateaubriand
(« ainsi enhardi, je parlai... », 8: 433, trad.,
p. 333).
(2) Trouver « son chemin
abrupt et
sauvage » est une citation littérale du dernier
vers du second chant de l'Enfer, le premier cantique de
la Divine Comédie. Mieux : c'est la citation
littérale de la traduction en prose de Jacques-André
Mesnard,
édition bilingue, Paris, Amyot, 3 vol., 1854-1857. Le vers
de Dante est celui-ci : « intrai per lo cammino alto
e silvestro » (I, 2: 142). La traduction de J.-A.
Mesnard est
la seule à donner « abrupt » pour rendre
alto, qui est justement de traduction difficile :
« ...et je m'enfonçai avec lui dans l'abrupt et
sauvage sentier ». « Sans se
désorienter » (a) vient en
conséquence du troisième vers du poème ou plus
précisément de la contraction des trois
premiers : « Sur le milieu du chemin de la
vie / Je me trouvai dans une forêt sombre : /
Le droit chemin se perdait, égaré » (trad.
Longnon); « À la moitié du chemin de la
vie, ayant perdu la bonne voie, il arriva que je m'égarai
dans une forêt sombre » (Mesnard, p. 5).
On connaît depuis longtemps l'influence
de l'Enfer de Dante sur les Chants de Maldoror et on
suivra ici pas à pas l'impact de cette source sur la
rédaction de plusieurs strophes de l'oeuvre. On avait
deviné par exemple que l'ouverture des Chants se
faisait précisément à la lumière des
tout premiers chants de l'oeuvre italienne. On pensait, avec
raison, que la volée de grues
était inspirée par l'entrée de Dante au
vestibule de l'enfer (5: 46-49), second cercle après les
limbes, où l'arrivée des luxurieux est
comparée à une raie de grues : « E
come i gru van cantando lor lai, / Faccendo in aere di sé lunga riga... », « Ainsi que
vont les grues, tout en chantant leur lai, / Formée par
l'air en une longue file... » (éd. Villaroel,
trad. Longnon); « Et, comme des grues qui traversent les
airs en longues files et font entendre leur chant lamentable, ainsi
je... » (Mesnard, p. 59). Le rapprochement de
Pierre-Olivier Walzer (Pléiade,
p. 1074) est probant, incontestale : les deux vers de
Dante
proposent
bien, dans une comparaison, un vol de grues qualifié de
manière géométrique. Par ailleurs, la
comparaison
pourrait aussi avoir été renforcée par une
réminiscence des vers
suivants du Paradis perdu de Milton dans la traduction de
Chateaubriand : « Une partie des oiseaux plane
indolemment dans la région de l'air; d'autres plus sages,
formant une figure, tracent leur chemin en commun :
intelligents des saisons, ils font partir leurs caravanes
aériennes, qui volent au-dessus des terres et des mers, et
d'une aile mutuelle facilitent leur fuite : ainsi les
prudentes cigognes, portées sur les vents, gouvernent leur
voyage de chaque année; l'air flotte tandis qu'elles
passent, vanné par les plumes innombrables » (4:
425-432, trad., p. 312). Mais il faut préciser
d'abord que Ducasse n'a évidemment pas ce texte sous les
yeux lorsqu'il rédige sa strophe et, surtout, rappeler qu'il
ne s'agit nullement d'une comparaison (Milton décrit
simplement la création des oiseaux, au sixième jour
de la Genèse), tandis qu'il ne s'agit pas non plus de la
source d'information de l'auteur, celle-ci étant connue,
comme on va le voir.
En effet, il faut distinguer la source
d'inspiration (Dante) et la source d'information (Pouchet). Le
mécanisme deviendra parfaitement clair à l'ouverture
du Chant 5, avec le vol des étourneaux, toujours
inspiré de Dante, tandis que l'information
sera recopiée littéralement de l'Encyclopédie
du Jean-Charles Chenu (strophe 5.1, notes).
Revenons donc à l'ouverture proprement
dite des Chants et en particulier à ce
« chemin » difficile où s'engage le
lecteur; j'étais fort proche de sa source, ici même,
il y a quatre ans, lorsque j'ai comparé le premier
hispanisme poétique de l'oeuvre (se désorienter) au
« smarrito », puisque le chemin qui ouvre le
poème (« Au milieu du chemin de la
vie ») croise précisément ce sentier
où Dante suit Virgile au terme du deuxième chant, le
même : d'un chemin en forêt, on entre en un
sentier de montagne, non tracé, difficile, qui conduit
à l'enfer pour parvenir au ciel. Si j'ai découvert
la citation et sa source exacte à la première phrase
des Chants de Maldoror, ce n'est donc pas par hasard, sauf
le fait de relire Dante en italien, de sorte que le vers du vieux
poète m'est apparu exactement pour ce qu'il était
chez Ducasse : une citation.
Voir l'état de la question
exposé dans le dossier « Le Dante de
Ducasse ».
Le « chemin abrupt et
sauvage », c'est en trois mots, mais sans l'ombre d'un
doute le « cammino alto e silvestro »,
désignant littéralement comme source d'inspiration,
comme modèle et comme ambition le texte fondateur des
littératures romanes, la Divine Comédie,
l'oeuvre du troisième poète de notre civilisation, la
quatrième oeuvre, après
l'Énéide, l'Iliade et
l'Odyssée. La cinquième, ce sera les
Chants de Maldoror.
La première source d'inspiration. Pour
en venir maintenant à l'essentiel, c'est-à-dire aux
rapports entre cette première strophe des Chants et
le poème de Dante, il faut inverser un moment la
problématique. À l'incipit des Chants de
Maldoror, on trouve une citation explicite de l'ouverture de
la Divine Comédie, et elle porte sur le sentier que
décrit le poète dans ses deux premiers chants et sur
lequel il s'engage, pour le reste de l'oeuvre. Or, Ducasse n'a pas
simplement ouvert ou réouvert le premier volume de la
Divine Comédie à seule fin de s'inspirer de son
ouverture pour ouvrir son oeuvre. En effet, voici la
première chose que démontre l'étude de
genèse : Ducasse vient de lire ou de relire
l'Enfer de Dante, qu'il gardera à l'esprit tout au
long de la rédaction des Chants (on le verra à
plusieurs reprises), et il s'inspire de son premier grand
thème pour créer sa première strophe.
C'est le vade retro
(arrière !). Premier cantique : le poète
doit s'engager en enfer et en franchir tous les cercles, s'il veut
rejoindre Béatrice, ce qu'il ne réussira qu'avec
l'assistance de Virgile (pensons en particulier aux tout derniers
chants où ils devront escalader le corps même de
Lucifer). Premier chant : le guépard, le lion et la
louve bloquent successivement le passage à Dante,
« si bien que l'air semblait en avoir peur »,
et Virgile lui apprend qu'on ne saurait suivre ce chemin-là.
Cf. (7). Chant 2, Dante est pris de peur et
s'arrête, hésitant; Virgile doit lui expliquer la
mission que lui a confiée Béatrice pour qu'il fasse
entendre le vers que nous connaissons, en lui emboîtant
finalement le pas : « j'entrai dans le sentier
abrupt et sauvage ». Chant 3, l'inscription à la
porte de l'enfer est si désespérante que Dante
hésite encore, se rend à l'Achéron où
Charon tente de le repousser; alors qu'il doit franchir le fleuve
terrifiant, il s'évanouit. Chant 5, Minos :
« Prends bien garde où tu entres... ».
Chant 6, Cerbère. Chant 7, Pluton. Mais c'est au Chant 8
que l'on trouve la formulation la plus nette du thème qui
inspire la première strophe des Chants de Maldoror.
Aux portes de Dité, la cité qui forme le coeur de
l'enfer, Dante est sommé de s'en retourner par ses propres
moyens, seul son guide étant autorisé à
entrer : « Pense, lecteur, si je perdis
courage »; à Virgile : « Si de
passer plus outre est défendu, bien vite / Ensemble
retrouvons les traces de nos pas » (Longnon); «
Pense, à ce coup, lecteur, si je fus consterné
[...]; s'il m'est refusé d'aller plus loin, retrouvons
promptement ensemble la trace de nos pas » (Mesnard,
p. 101).
L'oeuvre maudite. C'est donc la source
d'inspiration qui conduit à la citation, non l'inverse
(même si l'on déduit la première de la
seconde). Après l'étude de genèse, il faut en
venir à la critique des sources pour bien comprendre l'acte
créateur d'Isidore Ducasse. La découverte d'une
citation et d'une source, c'est la chance d'évaluer
l'originalité du poème où elles se trouvent.
En particulier, le vade retro, l'ordre de reculer ou la mise
en garde, ne s'adresse plus au poète ni au héros.
C'est au contraire le narrateur qui l'adresse au lecteur, de sorte
que l'Enfer, où le narrataire devrait hésiter
à entrer pour le rejoindre, c'est l'oeuvre : une
oeuvre empoisonnée, l'oeuvre du mal. Comme on le voit, la
première strophe, « inspirée »
par la Divine Comédie qui est citée dès
l'ouverture, est d'une « inspiration » non
seulement contraire (Dante se rend au Paradis rejoindre
Bérénice), mais toute différente. Voici donc
le premier thème du poète moderne : le livre
interdit.
« Madame Bovary »,
« les Fleurs du mal », oeuvres
condamnées par la justice en 1857, ce n'était encore
rien à mettre dans l'enfer des bibliothèques ou dans
celle de des Esseintes (Huysmans, À rebours, 1884),
où l'ouvrage aurait pu figurer, à part, s'il n'avait
été, lui, véritablement en enfer. On peut
dire je crois sans exagération que le Livre qu'on vient
d'ouvrir sera la Bible noire.
(3) Avant même le
mécanisme, celui de
la juxtaposition qui deviendra le collage de comparaisons, cf. (h), c'est le contenu ou la nature des deux
comparaisons qui saute aux yeux. Ducasse s'amuse ?
Certainement, mais en travaillant ! C'est le travail du
style. En effet, les deux comparaisons qui structurent la seconde
partie de la strophe sont typiquement dantesques. La
première est déjà
« psychologique » et la seconde aussi
« narrative »; en plus, la seconde, celle qui
s'ouvre ici, est de l'ordre de « l'histoire
naturelle », une forme que Dante empruntait à
Virgile qui l'adaptait d'Homère, évidemment.
Voilà donc la comparaison d'une volée de grues dans
une scène dramatique illustrant un trait de psychologie.
(4) Une volée de grues. Il
serait fort
instructif, pour apprécier tout le loufoque de la
comparaison, de situer son caractère extrêmement
« réaliste » (comme on le dit des romans
du même nom) dans une histoire des descriptions de la grue.
Pour Boccace, c'était l'oiseau haut sur pattes que l'on
chasse et dont on fait de magnifiques repas (le
Décaméron, 6: 4). Dans
l'Encyclopédie de Diderot, il se caractérise
tout autant par la longueur de ses pattes que de... son cou
(mettant l'accent sur la longueur et le poids du volatile). Ici,
à la première strophe des Chants de Maldoror,
voilà le grand oiseau de passage au cou
décharné, volant très haut, la
volée formant un angle aigu.
Or, on connaît aujourd'hui la source
d'information de l'auteur : c'est la Zoologie
classique de F.-A. Pouchet (1841, I, p. 444). Elle a
été révélée par Marguerite
Bonnet dans son article « Lautréamont et
Michelet » (RHAF, 1964, p 616). Il s'agit de sa
source
unique, bien que de nombreux traits s'en retrouvent dans
l'Encyclopédie de Chenu et leur source commune, le
traité de Buffon, comme on le verra plus bas [7]). Voici le fragment de la Zoologie que
je commente :
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