El bozo
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Édition critique interactive
des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse

sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 3 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries


P. 8
 

 
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      J'établirai dans (a) quelques lignes comment Maldoror (1)
fut bon pendant ses premières années, où il vécut
heureux; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était
né méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son
caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre*i
d'années; mais, à la fin, à cause de cette concentration
qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le
sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne pouvant
plus supporter une pareille vie, il se jetât (b) résolument
dans la carrière du mal... atmosphère douce ! Qui
l'aurait dit ! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au
visage rose, il aurait voulu lui enlever ses (c) joues avec
un rasoir, et il l'aurait fait très souvent, si Justice,
avec son long cortège de châtiments, ne l'en eût
chaque fois empêché. Il n'était pas menteur, il avouait
la vérité et disait qu'il était cruel. Humains (d), avez-
vous entendu ? il ose le redire (e) avec cette plume qui
tremble ! Ainsi donc, il est une puissance plus forte
que la volonté... Malédiction ! La pierre voudrait se
soustraire aux lois de la pesanteur (f) ? Impossible. Impossible,
si le mal voulait s'allier
*v avec le bien (2). C'est
ce que je disais plus haut (3).


1. Variantes

1) 8: 2 B 1869 année où # années,
2) 8: 4 P 1868 B 1869 était méchant > était méchant
3) 8: 5 P 1868 B 1869 put pendant > put, pendant
4) 8: 6 P 1868 B 1869 mais à > mais, à
5) 8: 8 P 1868 B 1869 tête, jusqu'à > tête; jusqu'à
6) 8: 11 P 1868 B 1869 dit ? lorsqu'il > dit ! lorsqu'il
7) 8: 15 P 1868 B 1869 empêché, il > empêché. Il
8) 8: 17 B 1869 entendu ? Il ose # entendu ? il ose
9) 8: 18 P 1868 B 1869 tremble. > tremble !
10) 8: 18 P 1868 B 1869 donc il > donc, il
11) 8: 19 P 1868 B 1869 volonté ! > volonté...
12) 8: 20 P 1868 B 1869 pesanteur ! > pesanteur ?
13) 8: 21 P 1868 B 1869 bien ! > bien.

      On trouve dans la troisième strophe la première variante lexicale et elle est bien entendu extrêmement significative, dans la mesure même où Isidore Ducasse a tenu à introduire la nuance : Maldoror n'était pas simplement bon dans son enfance alors qu'il était en fait le contraire, méchant; il était méchant (8: 2); il ne l'est donc pas devenu. La méchanceté lui est naturelle, elle est innée en lui.

      Au moins une des variantes de ponctuation est significative (affecte le sens), tandis que la plupart d'entre elles, on le sait, n'ont pas d'autre fonction que de marquer typographiquement le langage poétique (la virgulite, la point-virgulite). « Qui l'aurait dit !... » (8: 11) : le point d'interrogation faisait porter la proposition sur ce qui précédait (il aurait dû être suivi de la majuscule); elle porte maintenant sur ce qui suit.

      Les deux variantes de la seconde édition, (1) et (8), sont toujours isolées. Jusqu'à ce que l'on trouve un indice du contraire, il se confirme que la troisième édition a été faite sur l'édition princeps et sur un exemplaire où les variantes de la seconde édition n'avaient pas (ou pas toutes ?) été portées. Dans ces cas, elles ne sont donc pas de Ducasse, comme ces deux-ci.


2. Commentaires linguistiques

(a) « Dans » mis pour « en ». Les deux prépositions n'ayant pas ici le même sens, l'emploi de l'une pour l'autre crée un flottement de sens d'autant plus important que ce qu'annonce l'auteur (pour dans quelques lignes, plus loin) sera achevé avant la fin de la phrase, en deux lignes ! Encore une faute géniale.

(b) T : jeta (P 1869, p. 8: 9). Michel Charles a suggéré qu'il s'agissait non d'une faute ou d'une coquille, mais d'un « archaïsme », renvoyant à Grevisse (Rhétorique, p. 85). Maurice Grevisse énumère des exceptions modernes qu'il espère voir se multiplier, puisqu'elles permettent de « marquer une précision très utile » (8e éd., par. 1018, b. rem.), c'est-à-dire les divers temps de l'indicatif. Or, justement, cela ne vaut pas pour le passé simple, surtout s'il est isolé comme ici, qui sera ou paraîtra toujours comme une coquille, puisque c'est seulement l'orthographe et non la prononciation qui le distingue du subjonctif, par rapport auquel il ne marque aucune nuance temporelle.

      « Il cacha son caractère tant qu'il put, [...] jusqu'à ce qu'[...] il se jetât dans la carrière du mal », cela veut dire jusqu'au moment où il s'y jeta, et comme on l'écrit avec le subjonctif, sauf rares exceptions, depuis au moins le milieu du XVIIIe siècle. Il ne saurait s'agir ni d'un archaïsme, ni d'un écart volontaire par rapport à l'usage.

(c) Hispanisme*s. En espagnol, on n'économise pas les marques de la possession, en français oui, de sorte que l'espression est ici nettement fautive. Déjà, au tout début de la strophe, on écrirait tout naturellement « fut bon pendant les premières années, où il vécut heureux », puisque ce sont les premières années de sa vie. Mais le complément étant sous-entendu, on peut bien accepter là le possessif.

(d) Seul le premier traducteur espagnol des Chants a osé transcrire ici ce qui devrait pourtant venir à l'esprit de n'importe quel hispanophone : ¿ Habéis oído, Hombres ? (Gómez), laissant à la seule majuscule le soin d'exprimer l'emphase de l'apostrophe en français. Tous les autres traducteurs adoptent, bien entendu, humanos, comme on le lit en français, mais il ne fait pas de doute que l'expression dérive de l'hispanisme (au sens strict) ¡ hombres !

(e) Maldoror ose le répéter « avec cette plume qui tremble » : il s'agit de la plume qui rédige la strophe qu'on a sous les yeux. Voilà probablement la première substitution du héros au narrateur, ou la première confusion des deux personnages, mais elle est imperceptible. En effet, pour celui qui ne connaît pas la suite des Chants, l'auteur peut être le simple porte-parole de son héros dans cette phrase.

(f) La loi de la pesanteur devrait désigner la théorie de Galilée sur la chute des corps (1604), la loi sur la gravité ou de la gravitation, celle de Newton (1687), d'où découle l'attraction universelle (tandis que ces théories seront revues par celle de la relativité d'Einstein vers 1915). On verra, à la strophe 6.7, n. (f), que c'est bien la théorie de la gravité qui est désignée ici, sous le nom de lois de la pesanteur. Le dépouillement du TLF tend à montrer que les deux désignations sont très souvent mises l'une pour l'autre, du moins en domaine littéraire.

      Or, il semble bien qu'en espagnol on parle seulement des leyes de la gravedad; la conclusion, si elle s'avérait juste, illustrerait l'évidence, à savoir que Ducasse a fait ses sciences physiques au collège et son collège, en français !


3. Notes

(1) Maldoror. L'étude des sources ne s'arrête pas avec l'analyse des influences possibles ou avec la possibilité d'origines trop nombreuses d'une création originale. Elle confirme et prend acte de l'originalité radicale. Tel est le cas du nom Maldoror, qui n'a jamais été un nom propre (de personne, de personnage ou de lieu) avant d'apparaître pour la première fois ici sous la plume d'Isidore Ducasse, pour donner ensuite son titre à l'oeuvre dont il sera le héros. Si ce nom avait la moindre source, on l'aurait retrouvée depuis longtemps, étant donné sa renommée.

      Et la création du poète n'a pas non plus d'antécédent dans aucune langue romane, ce qui lui donne une puissance d'évocation considérable. C'est parce que « maldoror » ne procède d'aucun mot connu — ou plus précisément d'aucun monème — que les interprétations peuvent être à peu près illimitées. François Caradec en a proposé une énumération critique dans sa biographie (Caradec, 1975, p. 194-196). Ces interprétations commencent en quelque sorte avec les deux premières grandes coquilles bibliographiques, le Chant I étant enregistré au dépôt légal sous le titre Chant des Maldolor (14-21 août 1868), puis répertorié dans la Bibliographie de la France le 5 septembre sous le titre Chants de Maldorer (Lefrère, 1998, p, 326). Cela donne : « mal dolor », « mal d'aurore », « mal d'horror », « Mald oror » ou encore un jeu de mot contredisant l'« horreur du mal ». Cette recherche ou cette poursuite du sens, qui tient véritablement du calembour, est parfaitement justifiée par l'évidente motivation du nom du héros (comme on le dit du signe ou de la signification linguistique, c'est-à-dire du rapport entre le signifiant et le signifié) : le lecteur est évidemment invité à interpréter lui-même le mot « maldoror » en fonction du personnage dont l'oeuvre trace le portrait. Dès lors, le coup de génie aura été de produire un mot dont le sens est l'oeuvre même.

      Toutefois, si le nom n'a aucune source et si le mot n'a aucun sens donné ou prédéterminé, sa production linguistique est un évident hispanisme : pour un francophone, comme pour toute personne de langue romane, il s'agit d'un nom espagnol, cela ne fait aucun doute.

(2) Genèse : correction et corrections d'épreuves. Cette première phrase de structure syntaxique espagnole qu'il est impossible de comprendre précisément en français est l'occasion de s'interroger sur le travail de correction, aussi bien dans le processus de la rédaction qu'au moment de la correction des épreuves.

      D'abord, étant donné le caractère foncièrement castillan de cette formulation absolument impossible en français, comme les très nombreuses qu'on trouvera dans la suite des Chants, on peut se demander à bon droit si Ducasse faisait relire ses textes et se faisait aider à les corriger avant de les soumettre à l'édition (car on ne saurait trouver par inadvertance, ici et là, quelques phrases isolées de cette nature profondément castillane, c'est une simple question de bon sens linguistique). On peut croire que oui, pourquoi pas ? Est-il possible que la confusion des langues puisse être telle qu'on la trouve dans cette phrase sans se persuader qu'elle soit de celles qui ont échappé à ses correcteurs ? Ces deux interrogatives sont pour moi de l'ordre de la rhétorique, pour ménager les âmes sensibles. Dans mon esprit, il ne fait pas de doute qu'Isidore Ducasse devait se faire aider pour rédiger en français comme il le faisait. Pour qu'un correcteur laisse passer « exceptionnellement » quelques phrases comme celle qui nous occupe ici, c'est une simple question de bon sens statistique, il fallait nécessairement qu'il y en ait beaucoup à corriger, à revoir ou à refaire. — L'étude systématique des variantes de la strophe 1.11 permettra d'identifier ce correcteur : Georges Dazet !

      Ensuite, à l'inverse, comment trois typographes ont-ils pu reproduire cette phrase sans sourciller ? Sans rien connaître encore des habitudes de la correction d'épreuves dans les cas comparables à celui du jeune débutant à la même époque, je fais l'hypothèse suivante : c'est précisément parce qu'aucun des trois éditeurs des Chants n'a jamais soumis la moindre épreuves à corriger que les manuscrits de Ducasse auront été respectés à la lettre. On peut croire en effet qu'un typographe et ses correcteurs n'hésitent jamais à corriger tout ce qui apparaît nettement fautif et incorrect, s'ils savent que l'auteur reverra son texte, tandis que dans le cas contraire, ils composent « ce qui est écrit ». Dans cette hypothèse, il suit qu'on a imprimé les manuscrits de Ducasse (et l'imprimé de 1868 annoté du Chant I, pour les deux derniers cas), au lieu de l'éditer en aidant l'auteur à le corriger.

      Personnellement, je pense que c'est heureux. Ducasse ne serait pas d'accord avec ma conclusion, mais comme je suis fasciné par son hispanisme, je suis bien aise de le voir trahi.

(3) Plus haut ? On ne trouverait rien à ce sujet si l'on se reportait aux deux strophes précédentes. Il faut donc entendre, simplement, « c'est ce que je viens de dire ». Le narrateur renvoie en effet au fragment suivant : « il cacha son caractère tant qu'il put [...] mais, à la fin, [...] il se (jeta) résolument dans la carrière du mal », n'en pouvant plus.

      Genèse. Le lapsus est extrêmement significatif, car « plus haut » renvoie à un fragment vraisemblablement sur la feuille de papier (ci-haut) et, surtout, dans cette strophe. L'ouverture de chaque strophe correspondrait donc à une nouvelle séance d'écriture (éventuellement sur une nouvelle feuille), comme on peut dès lors le croire. En tout cas la strophe possède assez d'autonomie pour que l'auteur en oublie que sa référence puisse désigner d'autres strophes.

      L'hypothèse peut être étayée par l'autonomie « stylistique » des strophes des Chants de Maldoror, nouvel indice du travail du style. Chaque strophe paraît exploiter un trait stylistique particulier ou du moins en contenir un. On peut même y deviner une contrainte d'ouvroir de littérature potentielle (OUPIPO) formulée ainsi : chacune des strophes de l'épopée stylistique contiendra au moins un trait de style original, unique à cette strophe, et qui, sauf exception (si cela trahissait trop la règle), sera sa figure dominante. Ainsi des trois premières strophes :

1) La longue comparaison « narrative », avec ses propres comparaisons; les ruptures de construction syntaxiques, également.
2) La reprise (trait de style isolé).
3) Le syntagme nominal complément de la phrase (« fatalité extraordinaire ! », « atmosphère douce ! », « Malédiction ! » et « Impossible »).


4. Faurissonneries

1.   « Moi, Maldoror, je vous parle et vous dis... » (p. 56). Belle assurance.

2.   Maldoror a été bon, s'est aperçu qu'il était méchant, alors il le devint, ce qui est la « faute de la fatalité ». « Allez comprendre ! » (p. 56). Voilà une lueur de lucidité qui jaillit du cerveau de Faurisson. Il ose le redire ici avec une plume qui jubile : il ne comprend pas.

3.   « À quoi songeait-il devant cette naïve créature ? À lui enlever ses joues avec un rasoir ! » (p. 56). Ce n'est ni « enlever », ni « ses » qui se méritent ce point d'exclamation, mais le fait même que le héros pouvait penser ou rêver de défigurer les enfants qu'il embrassait.

      Sur ce point, le critique aurait été mieux avisé de méditer cette première représentation du mal dans l'oeuvre. C'est la cruauté visant les bébés ou du moins les tout jeunes enfants, ceux qu'on embrasse spontanément, mais qu'on aurait plaisir à défigurer si l'on donnait libre cours à sa cruauté. Il me semble que sans être sadique ou sadien on pourrait imaginer bien pire. Pourtant, n'y a-t-il pas quelque chose de très touchant et aussi de profondément juste dans ce qui peut paraître une juvénile représentation du mal ? Elle implique que le bien absolu soit l'innocence de l'enfance. C'est ce qu'il écrivait plus haut, entre les lignes...

      Et l'oeuvre complète de Réjean Ducharme pourrait servir à confirmer la profondeur de l'intuition, telle que nous pouvons tous l'avoir, avec ou sans enfant.

      De quoi parlait Robert Faurisson, au juste ? Ah oui, son point d'exclamation.

4.   « Impossible également si le mal voulait s'allier avec le bien. Mélange incongru » (p. 45). Si Faurisson comprend correctement la phrase de Ducasse, il la reproduit sans en voir la difficulté.

5.   À la fin de sa glose, en style indirect libre : « C.Q.F.D. Je ne suis pas mécontent de la rigueur de ma démonstration » (p. 56). Inutile de faire un plaidoyer sur le sérieux. Mais c'est l'occasion de redire que toute la thèse de Faurisson repose précisément sur la confusion du comique et de l'humour, de la parodie, du sarcasme et de l'humour noir. En ramenant tout à la farce, il se trompe d'autant plus que ce registre ne se trouve nulle part dans l'oeuvre de Ducasse (d'où procède Jarry et sa 'pataphysique, non l'inverse).

      La récréation est déjà finie. Assez de bouffonneries pour cette strophe.

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