El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition critique interactive
des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse

sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 7 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 



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      J'ai fait un pacte (a) avec la prostitution afin de semer
le désordre dans les familles. Je me rappelle la
nuit qui précéda cette dangereuse liaison (b). Je vis devant
moi un tombeau. J'entendis un ver luisant (c),
grand comme une maison, qui me dit : « Je vais
t'éclairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que
vient cet ordre suprême ». Une vaste lumière couleur
de sang, à l'aspect de laquelle mes mâchoires
claquèrent (d) et mes bras tombèrent inertes, se répandit
dans les airs jusqu'à l'horizon. Je m'appuyai
contre une muraille en ruine, car j'allais tomber, et
je lus : « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire :
vous savez pourquoi (e). Ne priez pas pour lui ».
Beaucoup d'hommes n'auraient peut-être pas eu autant
de courage que moi. Pendant ce temps, une
belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi, à
elle, avec une figure triste : « Tu peux te relever ».
Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide
égorge sa soeur. Le ver luisant, à moi : « Toi, prends
une pierre et tue-la. — Pourquoi ? lui dis-je ». Lui,
à moi : « Prends garde à toi, (f) le plus faible, parce
que je suis le plus fort. Celle-ci s'appelle*f Prostitution ».
Les larmes dans (g) les yeux, la rage dans (g) le
coeur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je
pris une grosse pierre; après bien des efforts, je la
soulevai avec peine jusqu'à la hauteur*h de ma poitrine;
je la mis sur l'épaule avec les bras (h). Je gravis
une montagne jusqu'au sommet : de là, j'écrasai le
ver luisant. Sa tête s'enfonça sous (i) le sol d'une grandeur
d'
homme; la pierre rebondit jusqu'à la hauteur*h
de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont
les eaux s'abaissèrent un instant, tournoyantes (j), en
creusant un immense cône renversé. Le calme reparut
à la surface; la lumière de sang ne brilla (k) plus.
« Hélas ! hélas ! s'écria*g la belle femme nue; qu'as-tu
fait ? ». Moi, à elle : « Je te préfère à lui; parce que
j'ai pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si la
justice éternelle t'a créée ». Elle, à moi : « Un jour,
les hommes me rendront justice; je ne t'en dis pas
davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au
fond de la mer ma tristesse infinie. Il n'y a que toi
et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs
abîmes, qui ne me méprisez (l) pas. Tu es bon. Adieu,
toi qui m'as aimée ! ». Moi, à elle : « Adieu ! Encore
une fois : adieu ! Je t'aimerai toujours !... Dès aujourd'hui,
j'abandonne la vertu ». C'est pourquoi,
ô peuples, quand vous entendrez le vent d'hiver gémir
sur la mer et près de ses bords, ou au-dessus des
grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris
le deuil pour moi (m), ou à travers les froides régions polaires,
dites : « Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui
passe : ce n'est que le soupir aigu de la prostitution,
uni avec (n) les gémissements graves du Montévidéen (o).
Enfants, c'est moi qui vous le dis » (p). Alors, pleins de
miséricorde, agenouillez-vous; et que les hommes,
plus nombreux que les poux, fassent de longues
prières.


1. Variantes

1) 15: 11  P 1868  verluisant > ver luisant
2) 15: 15  P 1868, B 1869  sang à >: sang, à
3) 15: 18  B 1869  ruines # ruine
4) 15: 22  P 1868, B 1869  temps une > temps, une
5) 15: 23  P 1868, B 1869  Moi à > Moi, à
6) 15: 24  P 1868, B 1869  à elle avec > à elle, avec
7) 16: 1  P 1868 ver-luisant > ver luisant
8) 16: 1  P 1868, B 1869  le ver(-)luisant à moi > le ver luisant, à moi
9) 16: 2  P 1868, B 1869  tue-la » — Pourquoi ? lui dis-je. Lui > tue-la — Pourquoi ? lui dis-je ». Lui
10) 16: 3  P 1868, B 1869  Prends-garde > Prends garde
11) 16: 3  P 1868, B 1869  à toi, le plus > à toi; le plus
12) 16: 4  P 1868  s'appelle la prostitution > B 1869  s'appelle la Prostitution > s'appelle Prostitution
13) 16: 6  P 1868, B 1869  inconnue. « Je pris > inconnue. Je pris
14) 16: 7  P 1868, B 1869  pierre, après > pierre; après
15) 16: 7  P 1868, B 1869  effort je > effort, je
16) 16: 8  P 1868, B 1869  je la soulevai à peine > je la soulevai avec peine
17) 16: 9  P 1868, B 1869  bras, je gravis > bras. Je gravis
18) 16: 10  P 1868, B 1869  une haute montagne > une montagne
19) 16: 10  P 1868, B 1869  sommet; de là > sommet : de là
20) 16: 10  P 1868, B 1869  de là j'écrasai > de là, j'écrasai
21) 16: 11  P 1868  ver-luisant > ver luisant
22) 16: 12  P 1868, B 1869  d'homme, la pierre gt; d'homme; la pierre
23) 16: 13  P 1868, B 1869  églises; elle > églises. Elle
24) 16: 13  P 1868, B 1869  un lac dont > un lac, dont
25) 16: 14  P 1868, B 1869  instant tournoyantes > instant, tournoyantes
26) 16: 16  P 1868, B 1869  surface, la lumière > surface; la lumière
27) 16: 18  P 1868, B 1869  Moi à elle > Moi, à elle
28) 16: 19  P 1868, B 1869  faute si > faute, si
29) 16: 20  P 1868, B 1869  Elle à moi > Elle, à moi
30) 16: 20  P 1868, B 1869  Un jour les > Un jour, les
31) 16: 22  P 1868, B 1869  partir pour > partir, pour
32) 16: 25  P 1868, B 1869  abîmes qui > abîmes, qui
33) 16: 26  P 1868, B 1869  Moi à elle > Moi, à elle
34) 16: 26  P 1868, B 1869  Adieux !... encore > Adieux ! Encore
35) 16: 27  P 1868, B 1869  adieux !... je t'aimerai > adieux ! Je t'aimerai
36) 16: 27  P 1868, B 1869  toujours ! Dès > toujours !... Dès
37) 17: 3  P 1868, B 1869  qui depuis longtemps ont > qui, depuis longtemps, ont
38) 17: 6  P 1868, B 1869  passe, c' > passe : ce
39) 17: 6  P 1868, B 1869  c'est > ce n'est que

40) 17: 7  P 1868, B 1869  du Montévidéen. Enfants > du Montévidéen ». Enfants

      Cette coquille des deux premières éditions est vraiment regrettable, car rien ne nous permet de croire que la correction a été faite correctement à la troisième édition. Au contraire. Cf. n. (p).

41) 17: 8  P 1868, B 1869  Alors, agenouillez-vous, pleins de miséricorde > Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous
42) 17: 9  P 1868, B 1869  ..., et > ...; et

      Pas d'additions ou de soustractions significatives, mais de nombreuses petites corrections. Et les variantes de la ponctuation sont à nouveau très fréquentes, soit pour marquer les ellipses, comme celle de la variante (4), soit encore pour isoler les circonstanciels (2), soit même pour isoler des propositions, en faisant de nouvelles phrases (17), (23) et (34).

      On peut imaginer que l'orthographe verluisant (1), en un seul mot, puisse être de Ducasse, de sorte que le typographe de la première édition corrige les deuxième (7) et troisième (21) occurrences en ajoutant un trait d'union (ver-luisant). Pourquoi ? Parce que si l'orthographe est corrigée dès la seconde édition, c'est tout simplement que le mot composé fait partie d'une série de mots fréquents et usuels (ver de terre, ver solitaire et ver à soie). Je le signale en me disant que Ducasse n'a peut-être pas du tout à l'esprit l'« analyse » du mot composé (et j'y pense parce qu'au Québec la luciole et le lampyre s'appellent aussi d'un mot composé, mais plus flamboyant encore : c'est la mouche à feu). S'il écrit ver luisant, le Montévidéen pense certainement la réalité concrète sous son vrai nom : luciérna, luciérnaga ! C'est à dire en espagnol. Je signale qu'en Uruguay l'insecte en question est beaucoup plus gros et s'y multiplie en plus grand nombre que je n'en ai jamais vu sous nos latitudes.

      Cela dit, il faut convenir que le ver luisant désigne préférablement l'insecte femelle rampant, dépourvue d'ailes, tandis que la luciérnaga correspond plutôt à l'insecte volant; or c'est bien le premier qu'on peut écraser, non le second.

      De nombreuses coquilles sont reproduites scrupuleusement à la seconde édition, qui en ajoute, mais sont corrigées à la troisième, notamment la disposition des guillemets. Au premier échange de répliques avec le ver luisant, les guillemets étaient fermés par erreur après la première réplique (9). Plus loin, les guillemets s'ouvraient inopinément sans raison (13). Pire encore, dans le cas de la dernière réplique, les guillemets n'étaient pas fermés (40).

      Enfin, je pense qu'il faut signaler la curiosité qui consiste en une simple inversion (41) de l'attribut du complément direct (« pleins de miséricorde »), placé après, puis avant le syntagme verbal (« agenouillez-vous »). Pourquoi ? D'abord parce que c'est la première fois qu'on rencontre un déplacement dans la réécriture, mais ensuite parce que, c'est le cas de le dire, c'est bonnet blanc et blanc bonnet, car on n'en voit pas la nécessité, le sens ou la portée, alors que précisément l'ordre des mots attendus en français n'est pas toujours respecté par Ducasse et qu'il n'y change jamais rien à la troisième édition...

      Cette curiosité fait ressortir par contraste une caractéristique très nette de l'intervention de l'auteur à la troisième édition : le poète ne s'y livre pratiquement jamais à des caprices de reformulations stylistiques, qui pourraient donner l'impression d'un embellissement ou d'une amélioration de l'expression. Ce serait plutôt l'inverse, comme on le voit avec la soustraction très inattendue de l'adjectif qualifiant une haute montagne (18).


2. Commentaires linguistiques

(a) Dans le contexte immédiat de la première phrase, le mot a une très forte connotation. Il s'agit du pacte avec le diable, avec une puissance diabolique, une force du mal.

      Lautréamont a vendu son âme à la prostitution. Mais en échange de quoi ?

      En effet, mais c'est là une importante caractéristique narrative des Chants, le mot ne convient pas du tout à l'histoire qui précisément se propose de l'expliquer, c'est-à-dire au contexte de la strophe dans son ensemble. Le lecteur qui la relit ne peut manquer de constater cette inadéquation. Si l'on cherche le mot juste, celui qui conviendrait à la situation finale de l'histoire racontée dans la strophe, on trouve sans peine le mot contrat, qui désignerait un échange de serments (amoureux), et non pas une entente légale, comme dans le contrat de mariage qui, incidemment, n'a pas de correspondant en espagnol où on utilise le pluriel las capitulaciones matrimoniales : tengo unas capitulaciones con la prostitución, j'ai un contrat avec la prostitution... Cela dit, il ne s'agit nullement d'un hispanisme, ni même d'un mot employé dans un sens qu'il n'a pas en français. Disons les choses comme ceci : il s'agit d'un vocable qui échange son sens avec celui de l'histoire qu'il lance, de sorte qu'il prend un sens second dans la mesure où il ne change pas lui-même la signification de l'histoire. Après tout, si le narrateur nous dit qu'il a fait un pacte avec la prostitution, il suffit de l'ajouter à l'histoire qui n'en comprend pas ou ne le raconte pas !

(b) Liaison. Ce mot, vague à souhait, ne poserait aucun problème n'était la situation temporelle qu'il est censé déterminer en regard de la suite. En effet, aucun des événements racontés dans la strophe ne paraît se situer le jour suivant le pacte, puisque tous les éléments paraissent venir les uns à la suite des autres sans qu'on puisse en situer aucun le jour suivant). Dès lors, la liaison ne désigne pas le pacte, comme on serait pourtant porté à le croire (este peligroso acuerdo, traduit explicitement Pariente). Le mot relation a donc son sens très courant et populaire, précisément dans le langage des rapports amoureux, de relation amoureuse illicite.

      Surgit alors la question du caractère ponctuel du rapport amoureux en regard duquel on peut se situer la nuit précédente. On peut comprendre qu'il s'agit du début de la relation, mais également du rapport sexuel. Inutile d'ajouter que si l'on doit s'interroger à ce propos, c'est précisément que la liaison avec cette belle femme nue qu'on a désignée comme la Prostitution est d'une chasteté fraternelle assez peu en rapport avec sa nature.

(c) Au sujet du ver luisant, voir plus haut les conclusions que l'on peut tirer à son sujet de l'analyse des variantes et, plus bas, celles qui découlent de la recherche des sources.

(d) Lorsque les dents claquent de peur, il faut bien entendu que les mâchoires suivent. Le mot évoque le squelette et celui-ci le cimetière et la mort.

(e) Jean-Luc Steinmetz propose ici la note suivante : « on croyait à l'époque que la débauche pouvait, à la longue, rendre poitrinaire — ce que sera Marguerite Gautier, l'héroïne de la Dame aux camélias (1848) d'A. Dumas fils. Le jeune homme mort est présenté comme une victime de la prostitution » (Steinmetz, p. 390).

      Poitrinaire, pulmonaire, tuberculeux et phtisique, ne s'agit-il pas là plus simplement de la maladie physique correspondant, pour le moral, au spleen des romantiques ? Sans vouloir contredire l'interprétation tout à fait légitime de Jean-Luc Steinmetz, je ne pense qu'il qu'il faille voir une corrélation déjà établie entre le poitrinaire et la débauche, même dans le cas du roman d'Alexandre Dumas.

      Je pense plutôt que la question de savoir pourquoi l'adolescent mourut poitrinaire, soit le sens de la question elle-même, « vous savez pourquoi », n'est pas de l'ordre de la langue, du langage ou de l'encyclopédie. Sans vouloir non plus suggérer une réponse particulière, je pense que je peux signaler que le mot adolescent est repris de la strophe précédente, on il désignait déjà une victime.

      On trouve d'ailleurs une autre énigme plus loin, sous forme de prophétie : « Un jour, les hommes me rendront justice; je ne t'en dis pas davantage » (p. 16: 20).

      Par ailleurs, les deux énigmes se trouvent dans une strophe, chargée d'implicite (à commencer par l'implication du Créateur), qui d'une part présente deux personnages énigmatiques (le ver luisant et la belle femme nue qui a nom Prostitution), des allégories, des symboles ou des personnifications, mais également dans une histoire qui prend la forme de la légende (l'histoire légendaire qui donne le fin mot de l'énigme sur les vents d'hiver).

(f) T : toi; le plus faible (P 1869, p. 16: 2). Il faut évidemment revenir à la leçon des deux premières éditions : cf. variante (11).

(g) Les larmes aux yeux, la rage au coeur. L'emploi de la préposition dans au lieu de à ici est tout à fait attendu en espagnol : con lágrimas en los ojos y (la) rabia/furia en el corazón (Gómez, Pellegrini, Saad, Ávarez, Serrat, Alonso, Pariente).

(h) On comprend, mal, qu'il met la pierre sur son épaule avec [= à l'aide de] ses bras, puis qu'il la maintient là, toujours avec ses bras, durant sa marche.

(i) On s'enfonce dans le sol, dans la terre ou sous terre.

(j) La morphologie heurte nettement la syntaxe : ou bien l'apposition devrait venir devant le verbe : les eaux, tournoyantes, s'abaissèrent un instant; ou bien on attendrait ici le participe présent tournoyant; et dans ce cas, le plus naturel serait de mettre le verbe à l'indicatif : tournoyaient en creusant. Pourtant la phrase d'Isidore Ducasse propose une représentation visuelle du phénomène digne de la physique mécanique.

(k) On bonne logique, on attendrait l'imparfait : la lumière ne brillait plus. Mais on ne saurait corriger le texte ici, car ne n'est pas seulement une affaire de logique : non seulement il n'est pas dit que la lumière s'est éteinte avec l'écrasement du ver luisant, mais elle a pris une telle autonomie dès son apparition, se répandant dans les airs jusqu'à l'horizon, qu'on peut comprendre sa disparition comme un événement (ce qu'exprime le passé simple).

(l) T : ne me méprisent pas (P 1869, p. 16: 25). L'addition des deux sujets (toi et les monstres) donne la première personne du pluriel.

(m) Apparemment, avec cette proposition, nous ne somme pas comme plus haut dans la rhétorique de l'énigme. Disons d'abord qu'en espagnol on prend le deuil pour qqun, en français de qqun (el luto por mi), mais cela ne change évidemment pas le sens. Quel est-il donc dans cette l'expression ? Je peux proposer deux interprétations, soit prendre le deuil à cause de lui (les villes sont endeuillées à cause de lui qui a abandonné la vertu, qui y a vraisemblablement fait le mal); soit prendre le deuil pour lui, à son sujet, faire son deuil de lui. On pourrait également penser que le mot est pris uniquement dans son sens abstrait, les villes étant depuis longtemps tristes et affligées à cause de lui (mais sans qu'il faille déplorer de morts particulières).

      Cela dit, on peut comprendre que la prostitution règne depuis longtemps dans les grandes villes, mais c'est là une question d'interprétation et non la signification de la proposition relative.

(n) On dit unir A avec B, de sorte que A est uni à B. « Uni avec », pour uni à, est un pléonasme assez courant pour figurer parfois dans les dictionnaires du français.

(o) Avec la capitale de l'Uruguay, c'est la réalité socio-politique du monde qui fait irruption d'un mot pour la première fois dans le Chant I. Plus encore, sauf celui de Maldoror, absolument aucun nom propre n'était apparu jusqu'ici, de sorte que l'ouverture du Chant 6 sera en contraste évident avec les chants précédents.

      Peut-on évaluer l'impact de la désignation du narrateur sur le lecteur avant qu'il en soit à la dernière strophe du Chant I, qui lui apprendra, par recoupement, que l'« auteur » est né à Montevidéo ? Qu'est-ce donc qu'un Montévidéen ? Celui (Maldoror montévidéen...) qui a quitté les grandes villes et traversé la mer pour se réfugier là-bas ? On peut également penser que, dans le contexte où on le trouve, le mot en perde largement sa réalité, c'est-à-dire son sens géographique, pour désigner celui qu'on peut imaginer sur un Olympe, dans une région qu'on devine de langue espagnole...

(p) T : Montévidéen ». Enfants, c'est moi qui vous le dis. Alors (P 1869, p. 17: 7-8).

      Les deux premières éditions ne fermaient pas les guillemets ouverts en tête de la réplique : « Ce n'est pas... La troisième édition, comme on le voit à la variante (40), les fermaient après le nom de Montévidéen. L'analyse montre que c'est une erreur, erreur qui peut bien être de Ducasse, mais qui est plus vraisemblablement du typographe qui s'est avisé que les guillemets devaient être fermés et qui, naturellement, les a fermés après la première phrase qui peut à première vue constituer à elle seule la réplique (une phrase étant d'elle-même une unité).

      Étudions d'abord cette hypothèse. Dans ce cas, l'apostrophe « enfants », qui suit alors la réplique, paraît une apposition, une reprise ou une relance de « ô peuples », ceux auxquels le narrateur s'adresse. Et dans cette interprétation de l'hypothèse, le mot ne peut avoir son sens littéral : c'est une évidente désignation affective (mes chéris ou mes petits, niños ou chicos). En revanche, si l'on veut au contraire que le mot puisse avoir son sens littéral, il faut comprendre que c'est toute la strophe qui vient d'être racontée aux enfants ! histoire qui racontait que le narrateur s'adressait pour finir aux peuples... Comme on le voit, c'est assez compliqué. Mais quoi qu'il en soit, c'est ce mot « enfants » qui est représenté ensuite par le pronom dans l'impératif « agenouillez-vous », de sorte qu'on passe curieusement des peuples aux « enfants » et de ceux-ci aux hommes. Mais la difficulté la plus grave est d'ordre syntaxique. Il est difficile d'expliquer sur quoi porte la phrase emphatique ou le pronom « le » dans « c'est moi qui vous le dis ». Difficile n'est d'ailleurs pas le mot : dès que l'on pose cette question, on voit aussitôt que la phrase n'a alors aucun sens et que cette hypothèse doit être rejetée.

      Dès qu'on aborde ensuite l'hypothèse proposée ici, on voit bien qu'il est facile de la prouver juste. Le sens des mots et des pronoms en est évidemment changé, mais sans les curiosités et absurdités de l'hypothèse précédente : l'apostrophe « enfants » doit être prise dans son sens littéral, de sorte que c'est à leurs enfants que les peuples sont sommés d'adresser la réplique, c'est-à-dire d'expliquer le sens des mugissements des vents d'hiver. Dès lors le pronom de l'impératif « agenouillez-vous » trouve son sens naturel, les peuples, auxquels le narrateur s'adresse, d'où découlent les hommes qui sont sommés en conséquence de prier. Le sens de la phrase emphatique ne pose plus aucun problème (c'est la phrase précédente) : « c'est moi qui vous le dis que les gémissements des vents d'hiver ne viennent pas de l'esprit de Dieu, mais des plaintes de la prostitution et du Montévidéen », diront les peuples, les populations, tous les hommes aux enfants.

      La réplique forme alors un tout. Dans cette hypothèse, en effet, l'articulation des phrases concorde avec le contenu de la réplique, qui répète trois fois les morphèmes du présentatif (ce n'est pas... qui : ce n'est que... Enfants, c'est... qui), suivie de la conclusion que le narrateur tire de la réplique proférée : dites [la réplique], alors agenouillez-vous, etc.

      Je sais que la première hypothèse a en sa faveur un argument dont je n'ai pas parlé, puisque c'est précisément l'objet de cette analyse : c'est la version proposée par la troisième et dernière édition parue du vivant de Ducasse. Il s'agit là d'un argument d'autorité, une norme artificielle. La seconde hypothèse, celle qui s'impose au terme de l'analyse, présente justement l'argument contraire, celui de la plus grande simplicité, où tout s'explique et s'intègre sans aucun effort, les éléments lexicaux (peuples, enfants et hommes), morphologiques (les pronoms vous et moi) de même que syntaxiques (le sens de le dans « je vous le dis » et l'articulation des phrases).

      Le sens de la strophe, du point de vue de la forme littéraire, en devient plus clair : voilà une légende populaire, dont les « peuples » feront part des conclusions à leurs enfants.


3. Notes

      On n'avait jusqu'ici trouvé aucune source à cette strophe.

      En cherchant les occurrences de ver luisant au TLF, j'ai d'abord trouvé un rapprochement possible avec l'un des quatorze contes d'Anne Claude Philippe comte de Caylus (1692-1765) intitulé « Mignonnette »; le recueil, Féeries nouvelles a paru en 1741 dans le vol. 24 du Cabinet des Fées (rééd. Paris et Genève, Barde et Mauget / Cuchet, 1786). Je consigne cette première analyse, même si j'ai bien mieux à proposer maintenant, comme on va le voir : Pinçon est sur les traces de Mignonnette qui a été enlevée. La nuit tombe. Il aperçoit à ses pieds une petite lumière qu'il prend d'abord pour un ver luisant. Mais voici qu'elle grossit jusqu'à envelopper une femme vêtue de brun et sûrement bien belle : c'est la fée Prâline, qui va donner au héros les objets magiques qui lui permettront d'accomplir sa mission. Le texte de Caylus ne présente pas d'autres points de comparaison avec la strophe de Ducasse et absolument aucune rencontre textuelle.

      Or, j'ai trouvé exactement le contraire dans Manfred, le drame de George Gordon Byron qui va nous occuper longuement à la prochaine strophe, 1.8. Je veux dire des rapprochements lexicaux nombreux et précis, mais pas du tout de motif d'inspiration ! comme si Ducasse s'était inspiré d'images concrètes pour construire une scène absolument sans rapport avec l'oeuvre qui l'inspire.

      Au début de la pièce, le comte Manfred convoque les sept esprits, « la terre, l'océan, l'air, la nuit, les montagnes, les vents » et l'étoile de sa destinée (trad. Laroche, vol. 3, p. 4). A la fin de l'entretien, Manfred demande que l'un des esprits prenne forme. Voici alors le texte qui inspire Ducasse dans la présente strophe (les italiques sont dans le texte) :

« LE SEPTIÈME GÉNIE (paraissant sous la forme d'une belle femme). Regarde !

» MANFRED. O Dieu ! s'il en est ainsi, et si tu n'es pas l'illusion d'un cerveau en démence, je puis être encore le plus heureux des hommes. Je te presserai dans mes bras, et nous serons encore... (L'apparition s'évanouit). Mon coeur est écrasé !

» Manfred tombe sans mouvement. — On entend une voix qui chante ce qui suit :

» A l'heure où la lune brille sur les vagues, le ver-luisant dans le gazon, le météore dans les tombeaux, le feu follet sur les marécages; à l'heure où les étoiles filent, où l'écho répète la voix du hibou, où les feuilles se taisent dans l'ombre silencieuse de la colline, alors mon âme planera sur la tienne avec un pouvoir et avec un signe » (p. 5-6).

Les deux personnages, le ver luisant et la belle femme; le lieu initial : les tombeaux; le décor : la lumière dans la nuit. Le météore comme aussi le verbe « écraser » peuvent avoir inspiré la chute et le rebondissement de la pierre, mais il ne fait pas de doute que la belle femme est une « représentation » (le septième génie qui prend la forme d'une si belle femme est l'étoile de la destinée de Manfred). Manfred s'évanouit, notre narrateur est près de défaillir. Non seulement ce sont là trop d'éléments pour que le rapprochement ne soit un hasard, mais le texte de Byron permet d'éclaircir considérablement le texte de Ducasse. Mais sans permettre de l'« expliquer ». En effet, la strophe des Chants de Maldoror ne découle nullement de cette page de Manfred, alors même que Ducasse y emprunte ses éléments fondamentaux pour créer un univers onirique. Tandis que la dernière phrase de la strophe précédente énonce le thème fondamental de Manfred, « le mal de vivre », on ne trouve ici ni les idées, ni la thématique et encore moins les personnages de Byron, tout cela apparaissant à la strophe suivante.

      Le résultat net, c'est l'originalité de ce « personnage » du ver luisant, incomparablement proche des monstres hideux des abîmes de la mer et des poux évoqués par la strophe, comme du requin de la strophe 1.2, avant même qu'ils ne deviennent à leur tour des acteurs des Chants.

      On ne peut tirer de l'étude de la strophe aucun autre renseignement sur sa genèse, sauf pour la dynamique de son sujet (la question du mal) et pour le personnage de l'adolescent (ou plutôt de la désignation d'une victime par ce mot) qui situe, on l'a vu note (e), la strophe dans la continuité des autres et en particulier de la précédente. Ce qui n'empêche pas, paradoxalement, qu'on soit frappé de sa remarquable autonomie, caractéristique évidente des cinq premiers chants.


4. Faurissonneries

1.   Une nouvelle inscription : « une terrible inscription qui rappelait qu'un adolescent capable de nouer avec Prostitution "une dangereuse liaison" pouvait mourir poitrinaire » (p. 60).

2.   Un nouveau défi : « un terrible défi du genre de : "Prends garde à toi; le plus faible, parce que je suis le plus fort » (p. 60). Quel défi ? Il ne s'agit pas d'une mise en garde ?

3.   Une nouvelle grosseur : « Le ver luisant, il faut dire, était grand... grand comme... grand comme une maison. Maldoror prit une grosse pierre, plus grosse que cela » (p. 60). Mais peut-être faut-il comprendre que la pierre est plus grosse que grosse ?

4.   Une réduction caricaturale : « quand vous entendez le vent d'hiver gémir ici, là et ailleurs » (p. 61). La remarque implique que l'énumération des endroits où souffle le vent d'hiver serait disparate, mais le critique n'en fait aucune analyse. C'est comme toujours, dans cette forme d'ironie facile, un simple argument d'autorité. Même pas un argument, en fait.

5.   Un nouveau personnage : « Mais le grand Justicier est apparu, notre Maldoror, notre tranche-montagne, notre matamore. Malheur au ver qui se dresserait sur son chemin... » (p. 59).

      C'est scandaleux d'avoir ainsi complètement changé ce qu'on peut tous lire dans le texte pourtant assez clair de cette strophe.

      Je suis de plus en plus persuadé que Robert Faurisson a été victime d'un terrible canular. Des amis lui auront mis entre les mains une version truquée des Chants de Maldoror et auront si bien fait qu'il aura été victime de la mystification jusqu'à en rédiger de bonne foi cet A-t-on lu Lautréamont ? En tout cas, ses amis n'y sont pas allé de main morte en réécrivant la présente strophe : ils ont changé l'inscription de la pierre tombale, ils ont imaginé un grand défi lancé par le ver luisant, le défi de lever une pierre « grosse comme une maison » peut-être (car je n'ai pas ce texte sous les yeux, évidemment), ils se sont amusés à faire souffler les vents « ici, là et ailleurs » et, pour finir, ils ont introduit le personnage de Maldoror sous les traits d'un grand justicier, tranche-montagne et matamore.

      Ô peuples, quand vous entendrez les ricanements des Ducassiens et les grincements de dents des professeurs de littérature, dites aux générations futures : « Ce n'est pas le Montévidéen qu'étudiait Robert Faurisson, mais l'oeuvre de mauvais plaisantins. Enfants, c'est moi qui vous le dis ».

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe