El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition critique interactive
des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse

sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 9 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries

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      Je me propose (1), sans être ému, de déclamer à
grande voix*e la strophe sérieuse et froide que vous
allez entendre. Vous (a), faites attention à ce qu'elle contient,
et gardez-vous de l'impression pénible qu'elle
ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure,
dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que
je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas
encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collée
à mon front. Écartons en conséquence toute idée
de comparaison avec le cygne (2), au moment où son
existence s'envole, et ne voyez devant vous qu'un
monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez
pas apercevoir la figure; mais, moins horrible est-
elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel (3)...
Assez sur ce sujet (4). Il n'y a pas longtemps
que j'ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux (5),
et mes souvenirs sont vivaces comme si je l'avais
quittée la veille (b). Soyez néanmoins, si vous le pouvez,
aussi calmes que moi, dans (c) cette lecture que je
me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à
la pensée de ce qu'est le coeur humain. Ô poulpe, au
regard de soie (d) ! toi, dont l'âme est inséparable de
la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe
terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre
cents ventouses (6); toi, en qui siègent noblement,
comme dans leur résidence*d naturelle, par un commun
accord, d'un lien indestructible, la douce vertu
communicative
et les grâces divines (e), pourquoi n'es-
tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma
poitrine d'aluminium (f), assis tous les deux sur quelque
rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que
j'adore !
  Vieil océan, aux vagues de cristal (7), tu ressembles
proportionnellement (g) à ces marques azurées (h) que l'on
voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un
immense bleu*g, appliqué sur le corps de la terre :
j'aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier
aspect
, un souffle prolongé de tristesse, qu'on croirait
être le murmure de ta brise suave, passe, en
laissant des ineffaçables*f traces, sur l'âme profondément
ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes
amants, sans qu'on s'en rende (i) toujours compte, les
rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance
avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je
te salue, vieil océan !
  Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique,
qui réjouit la face grave de la géométrie (j), ne me
rappelle que trop les petits yeux de l'homme, pareils
à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des
oiseaux de nuit pour la perfection (k) circulaire du
contour. Cependant, l'homme s'est cru beau dans
tous les siècles (l). Moi, je suppose plutôt que l'homme
ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais,
qu'il n'est pas beau réellement (m) et qu'il s'en doute;
car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable
avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan !
  Vieil océan, tu es le symbole de l'identité (n) : toujours
égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une
manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque
part en furie, plus loin, dans quelque autre zone,
elles sont dans le calme le plus complet (8). Tu n'es
pas comme l'homme, qui s'arrête dans la rue, pour
voir deux bouledogues s'empoigner au cou, mais,
qui ne s'arrête pas, quand un enterrement passe;
qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise
humeur; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je
te salue, vieil océan !
  Vieil océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce
que tu caches dans ton sein de futures utilités pour
l'homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne
laisses pas facilement deviner aux yeux avides des
sciences naturelles les mille secrets de ton intime
organisation (9) : tu es modeste. L'homme se vante
sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil
océan !
  Vieil océan, les différentes espèces de poissons
que tu nourris n'ont pas juré fraternité entre elles.
Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et
les conformations qui varient dans chacune d'elles,
expliquent, d'une manière satisfaisante, ce qui ne
paraît d'abord qu'une*s anomalie. Il en est ainsi de
l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs d'excuse. Un
morceau de terre est-il occupé par trente millions
d'êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne
pas se mêler de l'existence de leurs voisins, fixés
comme des racines sur le morceau de terre qui suit.
En descendant du grand au petit (o), chaque homme
vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort
rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement
dans une autre tanière. La grande
famille universelle des humains est une utopie
digne de la logique la plus médiocre. En outre (p), du
spectacle de tes mamelles fécondes, se dégage la
notion d'ingratitude; car, on pense aussitôt à ces
parents nombreux, assez ingrats envers le Créateur,
pour abandonner le fruit de leur misérable union.
Je te salue, vieil océan !
  Vieil océan, ta grandeur matérielle*e *d ne peut se
comparer qu'à la mesure qu'on se fait de ce qu'il a
fallu de puissance active pour engendrer la totalité
de ta masse (q). On ne peut pas t'embrasser d'un coup
d'oeil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne
son télescope, par un mouvement continu, vers les
quatre points de l'horizon*d, de même qu'un mathématicien,
afin de résoudre une équation algébrique,
est obligé d'examiner séparément les divers cas
possibles, avant de trancher la difficulté. L'homme
mange des substances nourrissantes, et fait d'autres
efforts, dignes d'un meilleur sort (r), pour paraître
gras (s). Qu'elle se gonfle tant qu'elle voudra, cette
adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne t'égalera
pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te
salue, vieil océan !
  Vieil océan, tes eaux sont amères (10). C'est exactement
le même goût que le fiel que distille la critique
sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout.
Si quelqu'un a du génie, on le fait passer pour un
idiot; si quelque autre est beau de corps, c'est un
bossu affreux. Certes, il faut que l'homme sente
avec force son imperfection, dont les trois quarts
d'ailleurs ne sont dus qu'à lui-même, pour la critiquer
ainsi ! (11) Je te salue, vieil océan !
  Vieil océan, les hommes, malgré l'excellence de
leurs méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés
par les moyens d'investigation de la science, à
mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes;
tu en as que les sondes les plus longues, les plus
pesantes, ont reconnu (t) inaccessibles (12). Aux poissons...
ça leur est permis : pas aux hommes (u). Souvent, je
me suis demandé quelle chose était la plus facile à
reconnaître (v) : la profondeur de l'océan ou la profondeur
du coeur humain ! Souvent, la main portée au
front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune
se balançait entre les mâts d'une façon irrégulière,
je me suis surpris, faisant abstraction de tout ce
qui n'était pas le but que je poursuivais, m'efforçant
de résoudre ce difficile problème ! (w). Oui, quel
est le plus profond, le plus impénétrable des deux :
l'océan ou le coeur humain ? Si trente ans d'expérience
de la vie peuvent jusqu'à un certain point
pencher la balance vers l'une ou l'autre de ces
solutions, il me sera permis de dire que, malgré la
profondeur de l'océan, il ne peut pas se mettre en
ligne (x), quant à la comparaison sur cette propriété,
avec la profondeur du coeur humain. J'ai été en
relation avec des hommes qui ont été vertueux. Ils
mouraient à soixante ans, et chacun*s (y) ne manquait
pas de s'écrier*g : « Ils ont fait le bien sur cette terre,
c'est-à-dire qu'ils ont pratiqué la charité : voilà
tout, ce n'est pas malin, chacun*s peut en faire
autant ». Qui comprendra pourquoi deux amants
qui s'idolâtraient la veille, pour un mot mal interprété,
s'écartent, l'un vers l'orient, l'autre vers
l'occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance,
de l'amour et du remords, et ne se revoient
plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire ? (z). C'est un
miracle qui se renouvelle chaque jour et qui n'en
est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi
l'on savoure non seulement les disgrâces générales
de ses semblables, mais encore les particulières
de ses amis les plus chers, tandis que l'on en est
affligé en même temps ? Un exemple incontestable
pour clore la série : l'homme dit hypocritement oui
et pense non. C'est pour cela que les marcassins de
l'humanité*v ont tant de confiance les uns dans les
autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie
beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil
océan !
  Vieil océan, tu es si puissant (13), que les hommes
l'ont appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer
toutes les ressources de leur génie... Incapables
de te dominer (aa), ils ont trouvé leur maître (14). Je
dis qu'ils ont trouvé quelque chose de plus fort
qu'eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est :
l'océan ! La peur que tu leur inspires est telle, qu'ils
te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus
lourdes machines avec grâce, élégance et facilité.
Tu leur fais faire des sauts gymnastiques jusqu'au
ciel, et des plongeons admirables jusqu'au fond de
tes domaines (15) : un saltimbanque en serait jaloux.
Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes
pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour
aller voir, sans chemin de fer (ab), dans tes entrailles
aquatiques, comment se portent les poissons, et surtout
comment ils se portent eux-mêmes (ac). L'homme
dit : « Je suis plus intelligent que l'océan ». C'est
possible; c'est même assez vrai; mais l'océan lui est
plus redoutable que lui à l'océan : c'est ce qu'il n'est
pas nécessaire de prouver. Ce patriarche observateur,
contemporain des premières époques de notre
globe suspendu (16), sourit de pitié, quand il assiste aux
combats navals des nations (17). Voilà une centaine de
léviathans qui sont sortis des mains de l'humanité*v.
Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des
blessés, les coups de canon, c'est du bruit fait exprès
pour anéantir quelques secondes (ad). Il paraît que le
drame est fini, et que l'océan a tout mis dans son
ventre. La gueule est formidable. Elle doit être
grande vers le bas, dans la direction de l'inconnu !
Pour couronner enfin la stupide comédie, qui n'est
pas même intéressante, on voit, au milieu des airs,
quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se met
à crier, sans arrêter l'envergure de son vol :
« Tiens !... je la trouve mauvaise ! Il y avait en bas
des points noirs; j'ai fermé les yeux : ils ont disparu » (18).
Je te salue, vieil océan !
  Vieil océan, ô grand célibataire (19), quand tu parcours
la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques,
tu t'enorgueillis à juste titre de ta magnificence
native, et des éloges vrais que je m'empresse
de te donner. Balancé voluptueusement par les
mous (ae) effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le
plus grandiose parmi les attributs dont le souverain
pouvoir t'a gratifié, tu déroules, au milieu d'un
sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes
vagues incomparables, avec le sentiment calme (af) de ta
puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement,
séparées par de courts intervalles. À peine l'une
diminue, qu'une autre va à sa rencontre en grandissant,
accompagnées (ag) du bruit mélancolique de l'écume
qui se fond, pour nous avertir que tout est écume.
(Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes,
meurent l'un après l'autre, d'une manière monotone;
mais, sans laisser (ah) de bruit écumeux). L'oiseau de
passage se repose sur elles avec confiance, et se
laisse abandonner (ai) à leurs mouvements, pleins d'une
grâce fière, jusqu'à ce que les os de ses ailes*e aient
recouvré leur vigueur accoutumée pour continuer le
pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine
ne fût que l'incarnation du reflet de la tienne.
Je demande beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux
pour toi. Ta grandeur morale*e, image de
l'infini, est immense comme la réflexion du philosophe,
comme l'amour de la femme, comme la
beauté divine de l'oiseau, comme les méditations du
poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi,
océan, veux-tu être mon frère ? (20). Remue-toi avec impétuosité...
plus... plus encore, si tu veux que je te
compare à la vengeance de Dieu (aj); allonge tes griffes
livides, en te frayant un chemin sur ton propre
sein... (21) c'est bien. Déroule tes vagues épouvantables,
océan hideux, compris par (ak) moi seul, et devant lequel
je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de
l'homme est empruntée; il ne m'imposera point (al) : toi,
oui. Oh ! quand tu t'avances, la crête haute et terrible,
entouré de tes replis tortueux comme d'une
cour, magnétiseur (am) et farouche, roulant tes ondes les
unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu
es, pendant que tu pousses, des profondeurs de ta
poitrine, comme accablé d'un remords intense que je
ne puis pas découvrir (an), ce sourd mugissement (22) perpétuel
que les hommes redoutent tant, même quand ils
te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage,
alors, je vois qu'il ne m'appartient pas, le droit insigne
de me dire ton égal. C'est pourquoi, en présence
de ta supériorité, je te donnerais tout mon
amour (et nul ne sait la quantité d'amour que contiennent
mes aspirations vers le beau), si tu ne me
faisais douloureusement penser à mes semblables,
qui forment avec toi le plus ironique contraste, l'antithèse
la plus bouffonne que l'on ait jamais vue
dans la création : je ne puis pas (am) t'aimer, je te déteste.
Pourquoi reviens-je (ao) à toi, pour la millième fois, vers
tes bras amis, qui s'entrouvrent, pour caresser (23) mon
front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur
contact ! Je ne connais pas ta destinée cachée; tout
ce qui te concerne m'intéresse. Dis-moi donc si tu es
la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi...
dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister
ceux qui n'ont encore connu que*s les illusions), et si
le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes
eaux salées jusqu'aux nuages. Il faut que tu me le dises,
parce que je me réjouirais de savoir l'enfer si près
de l'homme (24). Je veux que celle-ci soit la dernière
strophe de mon invocation (ap). Par conséquent, une
seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes
adieux ! (25). Vieil océan, aux vagues de cristal... Mes
yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n'ai
pas la force de poursuivre; car, je sens que le moment est
venu de revenir parmi les hommes (26), à l'aspect brutal;
mais... courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons,
avec le sentiment du devoir, notre destinée
sur cette terre. Je te salue, vieil océan !


1. Variantes

Alinéas ou paragraphes

      Voici la première strophe de plus d'un alinéa, ou plutôt, étant donné la norme qui s'imposera avec les chants suivants, la première strophe divisée en alinéas. La seule d'ailleurs, si l'on considère que les suivantes ont des formes dialoguées (1.11, 1.12 et même 1.13) et que l'alinéa y distingue les répliques et non plus des parties (sauf en 1.13, où les deux fonctions de l'alinéa s'appliquent en même temps).

      Les variantes de cette longue strophe sont regroupées par alinéa : (1), (2), (3), (4), (5), (6), (7), (8), (9), (10) et (11).

      Écartons d'abord deux coquilles de stricte typographie dans la première édition, pour ne pas les confondre avec des variantes :

1) 29: 4 P 1868 quo mis pour que
2) 31: 14 P 1868, en sûreté; tremblants [ce point-virgule inopiné est en réalité une virgule surmontée de l'accent grave].

Premier alinéa

1) 22: 11 P 1868, B 1869 sans être nullement ému > sans être ému

Correction grammaticale : la double négation contredisait évidemment le sens de la restriction : sans être aucunement ému.

2) 22: 11 P 1868, B 1869 d'entonner > de déclamer à grande voix

3) 22: 12 P 1868, B 1869 le chant sérieux et froid > la strophe sérieuse et froide

      Correction lexicale : le « chant » en question est évidemment une strophe à l'intérieur du premier des chants. Toutefois la désignation du genre (le chant comme poème lyrique) reste assez explicite encore dans la dénégation entraînée par les deux éditions originales, « le chant du cygne », moins de dix lignes plus bas. La deuxième variante est entraînée par la troisième : si l'on entonne un chant, on déclame une strophe.

4) 22: 13 P 1868, B 1869 ce qu'il contient > ce qu'elle contient
5) 22: 14 P 1868, B 1869 qu'elle ne > qu'il ne

6) 22: 20 P 1868, B 1869 le cygne au moment > le cygne, au moment

      Ducasse reprend ici l'ajustement de la ponctuation auquel il nous a habitués (la virgulite !). Les deux corrections qu'il vient d'effectuer l'avaient distrait de ce travail typographique, de sorte qu'il a oublié d'encadrer du point-virgule et de la virgule la conjonction « car » au milieu de la phrase précédente : ...mourir; car, je... Ainsi, pour les deux variantes suivantes :

7) 22: 23 P 1868, B 1869 figure, mais > figure; mais
8) 22: 23 P 1868, B 1869 mais moins > mais, moins

9) 22: 24 P 1868, B 1869 que son âme !... > que son âme.

      Les « trois points » ont trois valeurs en français : ce sont des points de suspension, des points d'insistance ou des points de transition. La soustraction de ces points de suspension (à valeur elliptique) renforce la valeur de ceux qui suivent, à la phrase suivante et qu'on désignera sous le nom de « point de transition ». En effet, les « trois points », indiqueront le plus souvent, dans la suite de l'oeuvre, aux chants suivants, un changement de sujet (comme le dit explicitement le fragment qui suit : « Assez sur ce sujet »), équivalent strict de l'alinéa : c'était déjà le cas de la dernière phrase de la strophe précédente dont le « sujet » n'est plus le personnage, mais le narrateur; ici, toutefois, la valeur des points de transition est explicite; et on en trouvera un second exemple, symétrique de celui-ci, à la toute fin de la strophe : cf. n. (ap).

10) 22: 24 P 1868, B 1869 Cependant je > Cependant, je
11) 23: 4 P 1868, B 1869 que moi dans > que moi, dans
12) 23: 6 P 1868, B 1869 humain. Ah ! > humain. Ô

13) 23: 6 P 1868 Dazet (27)  ! toi > B 1869 D...  ! toi > poulpe, au regard de soie ! toi
14) 23: 7 P 1868, B 1869 toi dont > toi, dont
15) 23: 8 P 1868, B 1869 toi le plus beau > toi, le plus beau
16) 23: 8 P 1868, B 1869 le plus beau des fils de la femme > le plus beau des habitants du globe terrestre
17) 23: 9 P 1868, B 1869 femme, quoique adolescent encore; toi > soustraction.
18) 23: 9 P 1868, B 1869 encore; toi dont le nom ressemble au plus grand ami de la jeunesse de Byron/Biron (28); toi > soustraction.
19) 23: 9 P 1868 Byron > B 1869 Biron > soustraction.
20) 23: 9 Addition: terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses;

      Les variantes 13 et 20 forment évidemment un tout (d'où découle les variantes 16 et 17), de sorte que l'addition proprement dite, remplaçant le nom Dazet (51), est : poulpe, au regard de soie [...] (toi) qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses.

21) 23: 10 P 1868, B 1869 toi en qui > toi, en qui
22) 23: 14 P 1868, B 1869 ta poitrine contre ma poitrine > ton ventre de mercure contre ma poitrine d'alluminium
23) 23: 17 P 1868, B 1869 que j'adore. > que j'adore !

Alinéa 2

24) 23: 18 P 1868, B 1869 Océan > océan

      Dans la première et la seconde édition, les 32 occurrences du mot dans la strophe s'écrivaient avec la majuscule : (1) 23: 18; (2) 24: 2; (3) 24: 3; (4) 24: 13; (5) 24: 14; (6) 24: 24; (7) 24: 25; (8) 25: 4; (9) 25: 5; (10) 25: 26; (11) 25: 27; (12) 26: 14; (13) 26: 15; (14) 26: 23; (15) 26: 24; (16) 27: 4; (17) 27: 12; (18) 27: 16; (19) 28: 13; (20) 28: 14; (21) 28: 20; (22) 29: 3; (23) 29: 4; (24) 29: 5; (25) 29: 14; (26) 29: 23; (27) 29: 24; (28) 30: 26; (29) 31: 3; (30) 32: 2; (31) 32: 10; (32) 32: 16.

25) 23: 21 P 1868, B 1869 un immense bleu fait/appliqué>23: 21 > un immense bleu, fait/appliqué
26) 23: 21 P 1868, B 1869 [un bleu] fait sur > appliqué sur
27) 23: 24 P 1868, B 1869 passe en laissant > passe, en laissant
28) 24: 1 P 1868, B 1869 la douleur qui > la douleur, qui

Alinéa 3

29) 24: 8 P 1868, B 1869 Cependant l'homme > Cependant, l'homme
30) 24: 10 P 1868, B 1869 mais qu'il > mais, qu'il
31) 24: 12 P 1868, B 1869 car pourquoi > car, pourquoi

Alinéa 4

32) 24: 16 P 1868, B 1869 et si tes vagues > et, si tes vagues
33) 24: 17 P 1868, B 1869 quelqu'autre > quelque autre
34) 24: 19 P 1868, B 1869 dans la rue pour voir > dans la rue, pour voir
35) 24: 20 P 1868, B 1869 mais qui > mais, qui
36) 24: 21 P 1868, B 1869 ne s'arrête pas quand > ne s'arrête pas, quand

Alinéa 5

Aucune variante, sauf la soustraction de la majuscule à Océan (deux occurrences déjà signalées plus haut).

Alinéa 6

37) 25: 6 P 1868, B 1869 que tu nourris, n'ont pas juré > que tu nourris n'ont pas juré

      La correction, qui s'imposait pourtant, n'est pas faite avant la troisième édition (où on attendrait plutôt l'addition d'une nouvelle virgule devant la relative au lieu de la soustraction de celle-ci).

38) 25: 9 P 1868, B 1869 explique d'une manière > explique, d'une manière
39) 25: 11 P 1868, B 1869 l'homme qui > l'homme, qui
40) 25: 22 P 1868, B 1869 fécondes se dégage > fécondes, se dégage
41) 25: 23 P 1868, B 1869 d'ingratitude, car > d'ingratitude; car
42) 25: 23 P 1868, B 1869 car on pense > car, on pense
43) 25: 24 P 1868, B 1869 parents nombreux assez ingrats > parents nombreux, assez ingrats
44) 25: 24 P 1868, B 1869 envers le Créateur pour abandonner > envers le Créateur, pour abandonner

Alinéa 7

45) 26: 2 P 1868, B 1869 coup-d'oeil > coup d'oeil
46) 26: 3 P 1868, B 1869 se tourne > tourne son télescope

      L'addition n'est manifestement pas justifiée par le sens (regarder > scruter); ni non plus par le style, celui d'un tête-à-queue (« vue télescopique » appartient au langage moderne de la photographie et du cinéma). Pas non plus par l'expérience de l'utilisation du télescope en mer (le fragment n'est nullement autobiographique et n'évoque pas la situation sur un bateau). Reste le discours, celui du langage de la physique, de l'astronomie. Cf. (q).

47) 26: 4 P 1868, B 1869 se tourne/tourne son télescope par un mouvement continu vers > se tourne/tourne son télescope, par un mouvement continu, vers

48) 26: 7 P 1868, B 1869 examine > est obligé d'examiner

      Le semi-auxiliaire explicite le sens du verbe, sans rien lui ajouter. La précision compte donc parmi les rares caprices stylistiques de la réécriture.

49) 26: 8 P 1868, B 1869 possibles avant > possibles, avant

50) 26: 9 P 1868, B 1869 nourrissantes et fait > nourrissantes, et fait
51) 26: 10 P 1868, B 1869 efforts dignes d'un meilleur sort pour > efforts, dignes d'un meilleur sort, pour

      Comme le fait remarquer Ivos Margoni, dans son dépouillement des variantes (dans l'édition accompagnant sa traduction italienne, Turin, Einaudi, 1967 et 1989), cette phrase n'avait aucune virgule dans ses deux premières éditions. Elle illustre fort bien et la virgulite qui caractérise l'oeuvre, et sa cause, l'addition de la virgule ou des paires de virgules étant l'intervention la plus fréquence dans la troisième édition du Chant I.

52) 26: 12 P 1868, B 1869 cette grenouille > cette adorable grenouille.

      L'addition est un renforcement de caractère plaisantin du style collégien. Justement, c'est son principal trait caractéristique. Que Ducasse s'amuse, on se demande bien qui cela pourrait choquer...

53) 26: 13 P 1868, B 1869 je le suppose du moins. > je le suppose, du moins.

      L'alinéa comprend deux variantes lexicales proprement dites, toutes deux ironiques (conformément à l'esprit de toute la strophe), la première (46) produit un tête à queue (le télescope de la vue = vue télescopique, au sens giratoire que l'adjectif peut avoir au XIXe siècle), la seconde (52) est proprement sarcastique (l'adorable grenouille).

Alinéa 8

54) 26: 19 P 1868, B 1869 quelqu'autre > quelque autre

Alinéa 9

55) 27: 1 P 1868, B 1869 les plus pesantes ont > les plus pesantes, ont
56) 27: 1 P 1868, B 1869 Aux poissons ça leur est permis > Aux poissons... ça leur est permis
57) 27: 2 P 1868, B 1869 permis, pas aux hommes > permis : pas aux hommes
58) 27: 2 P 1868, B 1869 Souvent je > Souvent, je

59) 27: 3 B 1869 quelle chose était le plus facile # quelle chose était la plus facile

      La tournure est si peu attendue en français que le typographe de la seconde édition l'a corrigée en comprenant, consciemment ou non, « quelle chose » comme équivalent à la locution de la conjonctive directe : quelle chose = ce qui; ce qui était le plus facile (de même qu'on accorde au masculin plusieurs composés de chose: quelque chose, autre chose, grand chose, etc.).

60) 27: 11 P 1868, B 1869 des deux, l'océan > des deux : l'océan
61) 27: 26 P 1868, B 1869 s'écartent l'un vers > s'écartent, l'un vers
62) 27: 26 P 1868, B 1869 l'Orient [...] l'Occident > l'orient [...] l'occident
63) 28: 2 P 1868, B 1869 chaque jour, et qui > chaque jour et qui
64) 28: 4 P 1868, B 1869 non-seulement > non seulement

65) 28: 6 P 1868, B 1869 chers, même de son père et de sa mère, tandis > chers, tandis
66) 28: 6 B 1869 tandis que l'on est affligé # tandis que l'on en est affligé

      La soustraction de la proposition (65) n'a pas d'explication grammaticale, bien entendu, sauf à considérer que le « superlatif » risquait d'enlever toute crédibilité, par son outrance, aux deux propositions précédentes (se réjouir des disgrâces — et plus généralement des malheurs — de ses semblables, de ses amis..., de ses parents mêmes). En revanche, la soustraction du pronom explétif (66) n'est sûrement pas une coquille de la seconde édition : en effet, son sens est ambigu et le soustrayant, on soustrait également l'ambiguïté. On peut être affligé, attristé de ces disgrâces et malheurs d'autrui; tandis que si l'on en est affligé, on peut être soit attristé pour autrui, soit être également frappé de ces malheurs.

67) 28: 9 P 1868, B 1869 les hommes > les marcassins de l'humanité

68) 28: 11 P 1868, B 1869 dans les autres, et ne sont > dans les autres et ne sont

      La soustraction de la virgule devant la conjonction de coordination, ici en (68), comme plus haut en (63), est évidemment surprenante. J'y reviens plus bas, v. (75).

Alinéa 10

69) 28: 14 P 1868, B 1869 si puissant que les hommes > si puissant, que les hommes
70) 28: 16 P 1868, B 1869 leur génie...; incapables > leur génie... incapables
71) 28: 20 P 1868, B 1869 est telle qu'ils > est telle, qu'ils
72) 28: 21 P 1868, B 1869 Malgré cela tu fais > Malgré cela, tu fais
73) 28: 26 P 1868, B 1869 sont-ils quand tu > sont-ils, quand tu
74) 28: 27 P 1868, B 1869 bouillonnants pour aller > bouillonnants, pour aller

75) 29: 1 B 1869 les poissons et surtout # les poissons, et surtout

      La soustraction de cette virgule devant le conjonction de coordination, dans l'édition de Bordeaux, pourrait servir à montrer que le même automatisme a joué dans les deux soustractions identiques de l'alinéa précédent, (63) et (68), dans la troisième édition. On pourrait alors légitimement les rétablir.

76) 29: 4 P 1868, B 1869 C'est possible, mais > C'est possible; [...]; mais
77) 29: 4 P 1868, B 1869 C'est possible, mais > C'est possible; c'est même assez vrai; mais

78) 29: 4 P 1868 mais l'homme lui est plus redoutable que lui à l'océan > mais l'océan lui est plus redoutable que lui à l'océan

      C'est la deuxième des trois « fautes d'imprimeries » signalées par Isidore Ducasse à Victor Hugo dans son envoi de deux exemplaires de la première édition, le 10 novembre 1868 : « pag. 16 l[igne] 12. Mais l'homme lui est plus redoutable, il faut mais l'Océan ».

79) 29: 8 P 1868, B 1869 sourit de pitié quand > sourit de pitié, quand

80) 29: 9 P 1868 des nations... Voilà > B 1869 des nations.... [quatre points de suspension] Voilà > des nations. Voilà

      Ces points de transition divisaient les deux séquences de l'alinéa. Or, l'alinéa comprenait par ailleurs plusieurs occurrences des points de suspension (il n'en restera que deux dans l'édition définitive). Même si les points de suspension seront fréquents dans cette neuvième strophe, on peut déjà voir ici la règle des Chants suivant, à savoir que Ducasse tend à les économiser le plus possible, avant de s'en moquer dans le dernier alinéa des Poésies, où toute l'oeuvre se brise, de la manière la plus percutante, sur le refus des « trois points terminateurs » !

81) 29: 10 B 1869 leviathans # léviathans 82) 29: 10 P 1868, B 1869 des mains de l'humanité ! > des mains de l'humanité.
83) 29: 13 P 1868 quelque secondes... > B 1869 quelques secondes.... [quatre points de suspension] > quelques secondes.
84) 29: 13 P 1868, B 1869 Le drame est fini, l'océan a > Il paraît que le drame est fini, et que l'océan a
85) 29: 15 P 1868, B 1869 dans son ventre ! > dans son ventre.
86) 29: 15 P 1868, B 1869 Oh ! cette gueule > La gueule
87) 29: 15 P 1868 est formidable !.... [quatre points de suspension]> B 1869 est formidable !... > est formidable.
88) 29: 15 P 1868, B 1869 Combien grande doit-elle être vers > Elle doit être grande vers
89) 29: 17 P 1868, B 1869 Pour couronner la stupide comédie > Pour couronner enfin la stupide comédie
90) 29: 18 P 1868, B 1869 on voit au milieu des airs quelque > on voit, au milieu des airs, quelque
91) 29: 19 P 1868, B 1869 cigogne attardée > cigogne, attardée

92) 29: 21 P 1868, B 1869 Tiens ! je la trouve mauvaise !... > Tiens !... je la trouve mauvaise !

      Le déplacement des points de suspension leur enlève toute fonction sémantique (celle d'annoncer l'explication après l'exclamation de surprise), pour leur donner une fonction strictement phonétique, accentuant ou allongeant l'interjection.

93) 29: 22 P 1868, B 1869 points noirs. J'ai fermé > points noirs; j'ai fermé
94) 29: 22 P 1868, B 1869 les yeux... ils ont disparu. > les yeux : ils ont disparu.

Alinéa 11

95) 30: 11 P 1868, B 1869 Ainsi les êtres > Ainsi, les êtres
96) 30: 12 P 1868, B 1869 après l'autre d'une manière > après l'autre, d'une manière
97) 30: 12 P 1868, B 1869 manière monotone, mais > manière monotone; mais
98) 30: 13 P 1868, B 1869 mais sans laisser > mais, sans laisser
99) 30: 15 P 1868, B 1869 leurs mouvements pleins > leurs mouvements, pleins
100) 30: 18 P 1868, P 1869 pèlerinage # B 1869 pélerinage
101) 30: 19 P 1868, B 1869 la tienne; je demande > la tienne. Je demande
102) 30: 20 P 1868, B 1869 demande beaucoup. Ce souhait > demande beaucoup, [...] ce souhait
103) 30: 20 P 1868, B 1869 beaucoup. Ce > beaucoup, et ce
104) 30: 26 P 1868, B 1869 mon frère ?... Remue-toi > mon frère ? Remue-toi
105) 31: 1 P 1868, B 1869 griffes livides en te > griffes livides, en te
106) 31: 6 P 1868, B 1869 tu t'avances la crête > tu t'avances, la crête
107) 31: 10 P 1868, B 1869 tu pousses des profondeurs > tu pousses, des profondeurs
108) 31: 14 P 1868, B 1869 contemplent en sûreté > contemplent, en sûreté
109) 31: 15 P 1868, B 1869 alors je vois > alors, je vois
110) 31: 19 P 1868, P 1869 si tu ne me faisais # B 1869 si tu me faisais
111) 31: 24 P 1868, B 1869 à toi pour la > à toi, pour la
112) 31: 25 P 1868, B 1869 bras amis qui > bras amis, qui
113) 31: 25 P 1868 s'entrouvrent > B 1869, P 1869 s'entr'ouvrent
114) 32: 6 B 1869 tu me dises. parce # tu me dises, parce
115) 32: 12 P 1868, B 1869 poursuivre, car > poursuivre; car
116) 32: 12 P 1868, B 1869 car je sens > car, je sens
117) 32: 14 P 1868, B 1869 je sens que le moment est venu >je sens que le moment venu [l'auxiliaire manque]
118) 32: 14 P 1868, B 1869 accomplissons avec le sentiment du devoir notre destinée > accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée


     Les transformations capricieuses (variantes 1, 48, 84, 86-89, notamment) sont toujours exceptionnelles. En revanche, les additions ou les soustractions ont d'autant plus d'importance. La soustractions des « pères et mères » (v.  65); les additions du mercure et de l'alluminiun (v.  22), du télescope (v.  46), et des marcassins de l'humanité (v. 67). Deux seules réécritures, mais très significatives, en tête de la strophe, d'abord justement la désignation du chant/strophe (var.  2-5), et surtout de la transformation de Dazet en poulpe (var.  13-20), avec la soustraction en conséquence de la désignation de Byron (v.  18).

      Inutile de dire que les variantes de ponctuation confirment les règles poétiques exceptionnelles des Chants à cet égard.


Suite

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Tables du début de la présente strophe